Honoré de Balzac/I.

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 1-27).

HONORÉ DE BALZAC

1799 — 1850

CHAPITRE PREMIER

DU ROMAN MODERNE AVANT BALZAC

Lorsque le jeune Honoré de Balzac, en 1819, ayant à peine terminé ses études, commença bravement, dans une mansarde de la rue Lesdiguières, son apprentissage de la vie littéraire, sans autre vocation, plus précise ou plus impérieuse, que celle de se faire un nom par le moyen de sa plume et une fortune par le moyen de son nom, deux formes de roman se partageaient la faveur du public : c’étaient le roman « personnel », et le roman historique.

Les origines prochaines du roman personnel, — je dis : prochaines, car le lecteur ne s’attend pas que nous remontions jusqu’à l’Odyssée, — dataient, dans la littérature européenne, du Gil Blas de Le Sage, et, par delà Le Sage, de cette veine espagnole du roman picaresque, qui s’était ouverte avec le Lazarille de Tormes [1554] et tarie avec le Marcos d’Obregon [1648]. Il consiste essentiellement dans le récit d’aventures dont le narrateur a commencé par être le héros, et ces aventures ayant moins pour objet de mettre ses qualités ou ses vertus en lumière, que de retracer le dessein d’une vie humaine, et la fortune plus ou moins singulière d’une condition privée.

« L’histoire, a-t-on dit de nos jours, — et le mot passe la portée des frères de Goncourt, qui l’ont dit, — est du roman qui a été ; le roman est de l’histoire qui aurait pu être. »

On ne s’en rend compte nulle part mieux que dans le Gil Blas de Le Sage, à moins que ce ne fût dans les Mémoires de d’Artagnan, de Courtils de Sandras, un de ses contemporains. Rendons à chacun ce qui lui est dû, et faisons honneur à ce pauvre diable d’avoir mis au monde les personnages fameux d’Athos, d’Aramis et de Porthos ! Mais ce que n’a pas vu Courtils de Sandras — qui d’ailleurs est illisible, tandis que Le Sage est un de nos bons écrivains, — c’est que, des aventures très particulières ou extraordinaires, qui nous intéressent à cause de leur singularité même, ne nous intéressent qu’une fois, et nous les oublions promptement. Elles ne font pas trace en nous, et elles ne s’y confondent point avec les leçons de l’expérience. Notre connaissance de la vie commune n’en est pas accrue. Car, elle ne l’est que par le récit d’aventures qui auraient pu être les nôtres ; et, comme c’est justement ce que nous ne saurions dire ni de celles de d’Artagnan, ni de celles de Lazarille de Tormes, c’est donc cette raison qui fait la supériorité de Gil Blas. Le roman picaresque peut avoir d’autres mérites, et nous convenons qu’il les a. Les mœurs y sont plus caractérisées ; le goût de terroir en est plus prononcé ; c’est l’Espagne tout entière offerte à notre curiosité, l’Espagne de Charles-Quint et de Philippe II. Mais le Gil Blas de Le Sage est plus voisin, lui, de la définition du roman, et peut-être l’eût-il réalisée dès 1715, si deux choses ne l’en avaient perpétuellement détourné : l’intention comique ou satirique, et la prétention au style. L’auteur de Gil Blas n’a jamais oublié qu’il était celui de Turcaret ; et se trouvant réduit, d’autre part, à faire, pour de l’argent, une besogne qui n’était qu’à demi dans ses goûts, il a tenu du moins à prouver que, si les dieux l’eussent permis, il était capable de mieux faire, ou autre chose. Le Sage, en imitant quelquefois la vie, songe bien moins à l’imiter qu’à rivaliser avec l’auteur des Caractères et celui de Tartuffe.

Quoi qu’il en soit, et pendant une cinquantaine d’années, — à la suite et sur les brisées de l’auteur de Gil Blas, — le roman affecta presque universellement, en France, et en Angleterre, où déjà quelques-uns de ses chefs-d’œuvre se préparaient, la forme du récit personnel. Robinson Crusoé [1719] ; les Voyages de Gulliver [1727] ; Manon Lescaut [1732] ; Marianne [1735], et généralement tous les romans de Marivaux et de l’abbé Prévost, sont des récits personnels. « J’étais là, telle chose m’advint… » Pour différents qu’ils soient à tous autres égards, tous ces romans se ressemblent en ceci que les héros de l’aventure s’y racontent eux-mêmes ; et il ne faut point douter que, dans l’évolution du genre, cette prédilection pour la forme du récit personnel ne tienne à l’intention de rendre le roman plus conforme à la réalité. Ces conteurs d’eux-mêmes sont comme autant de « témoins » de leur temps, qui déposent. Leur parole authentique le récit de leurs aventures. On discuterait peut-être avec l’abbé Prévost, on épiloguerait, on révoquerait tel détail en doute ! mais, le moyen de contredire Marianne, la Marianne de Marivaux, ou le chevalier Des Grieux ? et si quelqu’un doit ou peut savoir avec exactitude ce qui leur est arrivé, n’est-ce pas eux ? C’est ainsi que, par l’intermédiaire du récit personnel, s’introduit dans le roman un accent de réalité qui le rapproche de sa définition. En essayant de lui communiquer le genre d’intérêt qui plaisait dans les Mémoires, on donnait au roman personnel quelque chose de cet air vécu, qui est tout ce qu’on trouve quelquefois dans les Mémoires eux-mêmes, et qui suffit à les faire lire. De quelque façon que l’histoire soit écrite, on s’y plaît, parce qu’elle est l’histoire.

Le succès du roman par lettres, — de la forme de Clarisse Harlowe [1748] ou de la Nouvelle Héloïse [1762] — n’interrompit ni ne contraria la vogue du roman personnel, et, tout au contraire, on peut dire, il faut même dire qu’il ne contribua qu’à la favoriser. Et, en effet, si la « correspondance », n’étant pour ainsi dire qu’un journal à deux, n’est donc aussi qu’une forme de la « confession », ou de la « confidence », on voit comment le « roman par lettres » continue et prolonge, en l’élargissant et en la diversifiant, la forme du récit personnel. C’est bien elle-même que Clarisse Harlowe analyse, comme faisait Marianne ; et Saint-Preux, sous ce rapport, ne diffère du chevalier Des Grieux que pour s’anatomiser plus complaisamment.

Seulement, et à cause de ceci que, plus on met de complaisance à s’anatomiser, et plus on se découvre d’originalité, le « roman par correspondance », tout en continuant le roman personnel, le détourne de son objet, en le détournant de la représentation de la vie commune, pour le diriger vers l’analyse psychologique. Rappelons-nous à ce propos le début des Confessions de Rousseau. Il a, dit-il, la prétention de n’être fait, lui, Rousseau, comme personne… C’est pourquoi, dans la Nouvelle Héloïse, et bientôt dans Werther [1774], ce que l’on va s’efforcer de noter, comme aussi bien dans les Liaisons dangereuses, c’est en combien de manières un homme peut différer d’un autre homme, une femme d’une autre femme ; et le roman personnel se transforme en une représentation des cas exceptionnels. Chacun désormais va chercher en soi, et ne trouvera qu’en lui, la matière de son observation. Ce qu’il y croira voir de commun avec les autres hommes, il le négligera, pour ne retenir que ce qu’il s’attribuera de propre et de particulier, ou d’unique, pour mieux dire. Ce quelque chose d’unique, il n’écrira qu’afin de le mettre en lumière. Et, comme notre originalité, quelque idée que nous nous en formions, n’est jamais aussi rare, ni surtout aussi complète que nous le voudrions, c’est ce qui explique ce que l’on va voir s’introduire de révolutionnaire, en même temps que d’orgueilleux, dans le roman personnel. « Voilà mon histoire, et telle qu’elle est, ne ressemblant sans doute à celle de personne, ne concevez-vous pas l’estime que je m’inspire ? Mais combien cette histoire ne serait-elle pas plus originale encore, si j’avais pu me développer plus librement, c’est-à-dire dans un monde où les conventions ne fussent pas un constant et perpétuel obstacle à la libre expansion du Moi ! » Ainsi s’expriment et vont s’exprimer tour à tour Werther [1774], René [1802], Delphine [1802], Corinne [1807], Adolphe [1816], Indiana [1831], Valentine [1832], l’Amaury de Volupté [1833] ; — et, sous l’influence du romantisme, le roman personnel va devenir l’apothéose du Moi.

On sait que le « romantisme » consiste essentiellement dans cette apothéose. On sait aussi que, sans aller jusqu’à l’apothéose, l’exaltation du Moi par lui-même est en tout temps le principe du « lyrisme ». C’est l’explication du caractère universellement lyrique de la littérature romantique, en Angleterre comme en France, en Italie comme en Allemagne ! Mais par là s’explique aussi la déviation du roman personnel, et comment, — par quelle oscillation d’une égale amplitude, — autant que, de 1715 à 1760, il s’était approché de la définition générale du roman, autant, de 1760 à 1820, il s’en est écarté.

Heureusement que, des deux grands écrivains, — fort inégaux, — qui deviennent sous le Consulat les maîtres de la littérature, l’un, l’auteur de Delphine, est aussi l’auteur de Corinne ; et, quelle que soit l’importance de René dans l’œuvre du second, les Martyrs n’en ont pas une moindre. Corinne et les Martyrs ! Il n’y a rien de plus « démodé » dans l’histoire des littératures modernes, et rien surtout de plus « décoloré ». Et cependant !… Cependant, sans compter que, jusque de nos jours, il ne s’écrit pas un roman sur l’Italie qui ne procède à quelques égards de Corinne, et que, quand des millions de lecteurs dévorent un roman du genre de Quo Vadis ? c’est du Chateaubriand qu’ils lisent, — des Martyrs à peine moins « poncifs », ou « poncifs » d’une autre manière, à la manière de 1895 au lieu de l’être à celle de 1809 ; — il y avait, dans ces livres fameux, deux choses capables de contrebalancer ce qu’ils ont par ailleurs de trop personnel : il y avait le sens de l’exotisme, et celui de l’histoire. C’est ce que sut parfaitement discerner un Écossais, Walter Scott, que la jeune critique, d’une manière générale, traite assez dédaigneusement ; — et j’ajoute : assez injustement. Car elle ne saurait faire que son rôle dans l’évolution du roman moderne n’ait été considérable, et nul, précisément, nous aurons à le dire, ne l’a mieux vu que Balzac. Ceux qui s’en sont étonnés : — tel, Émile Zola, — n’avaient pas le sens de l’histoire ; et il est certes permis à un romancier de n’avoir pas le sens de l’histoire, mais ce qui ne saurait l’être à l’historien de la littérature, ce serait d’oublier dans l’évolution du roman la part de Walter Scott et du roman historique.

Ce n’était pas du tout qu’il y eût disette ou rareté de « romans historiques », avant Walter Scott ; et, pour ne rien dire de ceux de La Calprenède, dans le goût de sa Cléopâtre ou de son Pharamond, nous venons nous-mêmes d’indiquer ce qu’il y avait d’historique dans des romans comme le Gil Blas de Le Sage, et même comme ces Mémoires d’un homme de qualité, de l’abbé Prévost, dont on sait que Manon Lescaut n’est qu’un épisode. Les femmes surtout, — madame de La Fayette au xviie siècle, avec Zayde et la Princesse de Clèves, et au xviiie siècle mademoiselle de La Force, madame de Fontaine, madame de Tencin, mademoiselle de Lussan, — s’étaient exercées dans ce genre de roman. Mais, romanciers ou romancières, leur dessein n’avait été que de « vulgariser » ou de « romancer » les données de l’histoire, quand encore l’histoire ne leur avait pas servi d’un facile prétexte à s’épargner le labeur de l’invention. Ajoutez qu’on trouve tout dans l’histoire, et que, tout ce qu’on y trouve étant… historique ou réel, on défie commodément, du fond d’une vieille « chronique », le reproche d’invraisemblance. Inversement ou réciproquement, quand on a le goût de l’invraisemblable ou du simple romanesque, il n’est que le « situer » dans l’histoire ; et, de là, tant de Mémoires apocryphes et d’Anecdotes suspectes, dont les littératures modernes sont presque toutes encombrées. Mais, si le sens de l’histoire consiste dans la perception des différences qui distinguent les époques ; dans la connaissance intime du détail caractéristique ; et surtout dans celle des rapports que « les mœurs » soutiennent avec les coutumes, avec les usages, avec les lois, c’est vraiment ce qu’on peut dire que les romanciers, avant Walter Scott, et les historiens eux-mêmes n’avaient pas possédé avant Chateaubriand.

On le comprendra mieux si l’on se reporte aux Lettres sur l’Histoire de France [1820-1825] d’Augustin Thierry, et que l’on y relise les raisons de son égale admiration pour Chateaubriand et pour Walter Scott, pour l’auteur des Martyrs, — non d’Atala ni de René, — et pour le romancier d’Ivanhoe. Elles sont les mêmes ; et elles se ramènent toutes à celle-ci qu’ils se sont avisés l’un et l’autre, les premiers, de cette chose bien simple, que les sentiments ou les idées d’un contemporain de Louis XIV différaient en plusieurs points des idées ou des sentiments d’un contemporain de Dagobert ou de Chilpéric. Et, en effet, je suis obligé de le redire, il ne paraît point qu’on le soupçonnât avant eux. La « couleur locale », — dont on devait tant abuser, — est une acquisition littéraire du romantisme ; et, laissant de côté la question de savoir quel profit en ont tiré finalement l’histoire ou la littérature, on ne saurait nier que la recherche de la « couleur locale » ait marqué un moment, ou une phase capitale de l’évolution du roman.

Car, quels motifs l’avaient empêché jusqu’alors de se proposer d’être une exacte imitation de la vie ? Il y avait d’abord le caractère aristocratique de la littérature. La dignité des genres littéraires se mesurait à l’idéal tragique, et on croyait, — à tort d’ailleurs, — que le premier caractère de la tragédie fût la condition royale ou souveraine des personnes. Mais, surtout, et par suite, il y avait des détails que l’on considérait comme vulgaires, dont la transcription littéraire passait pour indigne de l’artiste, avec lesquels d’ailleurs on croyait être si familier qu’ils ne pouvaient que paraître fastidieux au lecteur ; et, précisément, c’était tous les détails que nous tenons pour expressifs de la vie, et qui le sont : le mobilier, le costume, les usages de la vie journalière, la manière de manger ou de se divertir…

Insistons un peu sur ce point, qui peut-être a quelque importance, puisqu’il ne s’agit de rien de moins que de l’introduction dans le roman du plein sens de la réalité. Si nous nous proposons d’imiter fidèlement la vie, nous ne nierons certes pas qu’elle ait des parties nobles, et qu’elle en ait de vulgaires ou de basses, mais nous reconnaîtrons qu’aucun détail n’est « méprisable », ni surtout « inutile », dès qu’il peut contribuer à nous donner, de quelque manière que ce soit, la sensation de la vie. C’est précisément ce que l’on voyait dans les romans de Walter Scott, et on y aimait justement ce genre de détails. Mais alors, comment et pourquoi, par quelle étrange contradiction, des détails qui semblaient essentiels à la résurrection du passé seraient-ils inutiles à la représentation du temps où nous vivons ? Le « costume, dit-on, ne fait pas l’homme » ; et c’est une question qui vaudrait la peine d’être examinée. Sous le lourd équipement d’un haut baron du moyen âge, un homme de guerre n’est pas le même qu’un élégant marquis de Fontenoy. Et, les « coutumes », à défaut du « costume », croit-on qu’elles n’influent pas sur les mœurs et sur les caractères ?

S’il plaît donc à l’art de ne s’attacher, pour le représenter, qu’à ce que ces habitudes ont de plus général ou de plus universel, et s’il lui convient ainsi de réaliser « le type », par l’élimination de la différence, il le peut, c’est assurément son droit : le droit de la sculpture grecque, de la peinture italienne, et du théâtre français classique ! Mais il a le droit aussi de ne s’attacher qu’à ces différences ; et on ne voit vraiment pas pourquoi la notation en serait réputée moins esthétique que l’élimination ? Cela dépendra du genre que l’on traitera, d’abord, et de la manière dont on s’y prendra. Ou, en d’autres termes : l’art a un droit de représentation sur la vie tout entière, et la vie, c’est la vie dans sa beauté, dans sa grandeur, dans son intensité, mais aussi, — et pourquoi non ? — dans sa complexité, dans sa diversité, dans sa vulgarité ! Et si ces détails vulgaires sont justement ceux qui peuvent, et qui peuvent seuls, en caractérisant la figure du passé, la ranimer, ils ne sont donc point si « vulgaires » qu’on les avait crus ; le mot même de « vulgarité » devra prendre un sens qu’il n’avait point, il deviendra synonyme d’une sorte de vérité plus humble ou plus intime ; et, surtout, ce qui fut un élément de vie dans le passé n’en deviendra pas un d’insignifiance dans le présent.

C’est ce que le roman moderne devait apprendre à l’école du roman historique ; et, en même temps, c’est ce qui peut servir à classer, dans l’histoire littéraire, un genre dont il semble que la critique ait jusqu’ici mal déterminé la place.

Le roman historique proprement dit, à la manière de Walter Scott, — le roman dont les modèles ou les chefs-d’œuvre sont Ivanhoe, Quentin Durward, l’Abbé, le Monastère, Rob Roy, ou les Fiancés de Manzoni, ou encore le Dernier des Barons, d’Edward Bulwer Lytton, et l’Henry Esmond de Thackeray, — ce roman est nécessairement, et ne pouvait être qu’un genre de transition. Son rôle a été, dirai-je de préparer l’avènement du roman réaliste ? mais plutôt d’en débrouiller et d’en préciser les conditions. Le roman historique, n’ayant de moyen propre et légitime d’attirer et de retenir l’intérêt que la littéralité de son imitation du passé, si je puis ainsi dire, et un scrupule d’exactitude que l’on pourrait comparer à celui des peintres de l’école hollandaise, il a comme imposé ce scrupule, par un choc en retour, à la représentation de la réalité contemporaine ; et, de cette littéralité de l’imitation, il a fait comme une loi du genre. Ce qu’il ressuscitait était ce qui jadis avait fait vivre ; ce qui fait vivre aujourd’hui est donc ce qui fera durer dans l’avenir. Voilà la leçon du roman historique ; et voilà pourquoi la fortune de Walter Scott ne pouvait avoir qu’un temps. Il y a ainsi, dans l’histoire littéraire, comme dans la nature, des genres ou des espèces dont la fortune et l’existence même sont liées aux circonstances, à un moment précis de leur évolution, et qui meurent de leur victoire. On ne les fera pas revivre ; le fleuve ne refluera pas vers sa source ; le roman historique n’est pas une espèce fixe de son genre. Mais il a eu son heure et son rôle ; et cette heure, si l’on peut ainsi dire, a duré quinze ou vingt ans en France ; et ce sont les quinze ou vingt ans pendant lesquels s’est élaborée la définition du roman dans l’œuvre d’Honoré de Balzac.

Ce n’est cependant ni par de vrais « romans historiques », ni par des « romans personnels », que débuta l’ambitieux jeune homme, en dépit de l’exemple, ni par des romans que l’on puisse appeler « balzaciens », puisqu’il les a lui-même expressément exclus de son œuvre. Et aussi devrait-on rayer du catalogue de ses romans l’Héritière de Birague [1822], le Vicaire des Ardennes [1822], Argow le Pirate [1824] et Jane la Pâle [1825], si ces récits bizarres ne jetaient quelque lumière, à la fois, sur les origines du talent de Balzac, et sur un élément trop oublié de l’évolution du roman moderne. C’est ce qu’a très bien montré, dans une récente et excellente Étude, un de ses biographes ou critiques, M. André Le Breton, à qui nous ne ferons qu’une querelle : c’est d’avoir nommé du nom de « roman populaire », un genre de roman contemporain du mélodrame de Guilbert de Pixerécourt, mais qui n’a vraiment de populaire que de n’être pas littéraire ; — et peut-être n’est-ce pas assez ! Il n’est pas prouvé, du moins, que ce qui n’est pas littéraire soit, et pour cette seule raison, populaire ; et si je crois devoir en faire la remarque, ce n’est pas qu’en assignant au roman de Balzac des origines populaires, je craignisse de lui manquer de respect, ni qu’en distinguant le « populaire » de l’ « antilittéraire », je veuille flatter les prétentions de la démocratie, mais il faut s’entendre sur le sens des mots ; et le mot de « populaire », qui n’exprime que très imparfaitement le caractère des romans de Ducray-Duminil ou de Pigault-Lebrun — Victor ou l’Enfant de la Forêt, Monsieur Botte, Mon oncle Thomas, — n’exprime pas mieux la nature de la dette de Balzac envers ces devanciers oubliés.

Si ce genre de roman, — que caractérisent la complication de l’intrigue, l’atrocité des événements, et je ne sais quelle vibration ou quel tremolo du style, — procède en France de l’école anglaise de Lewis, l’auteur du Moine [1797], d’Anne Radcliffe, l’auteur des Mystères du Château d’Udolphe [1797] et du révérend Maturin, l’auteur de Melmoth le Vagabond, — c’est ce que je n’examinerai point. Je ne crois pas, d’autre part, avec certains historiens de la littérature, que ce « goût de l’atroce » ait été favorisé ni développé par les événements de la Révolution française. Il faudrait, en effet, pour le croire, n’avoir pas lu les longs romans de Prévost, son Cléveland, qui est de 1734, et son Doyen de Killerine, qui est de 1736. Il faudrait aussi ne pas connaître, ou avoir oublié l’histoire du Théâtre Français, et de quelles horreurs, quand on réduit, même les tragédies de Corneille et de Racine, Rodogune ou Iphigénie, au principal de leur intrigue, l’imagination de nos pères s’est délectée pendant deux cents ans. Il y a encore Atrée et Thyeste, Rhadamiste et Zénobie. Le théâtre de Shakespeare, et celui de Dryden, ne sont assurément pas moins riches en péripéties sanglantes. D’où je conclus que le « goût de l’atroce », est malheureusement intérieur à l’humaine nature ; et j’ai souvent pensé qu’en admirant la tragédie de « purger les passions » Aristote avait voulu la louer de donner le change à nos instincts de férocité. Le mélodrame de Guilbert de Pixerécourt et le roman de Ducray-Duminil n’ont donc, à cet égard, apporté rien de nouveau ; et il faut chercher ailleurs la raison de leur succès.

Je la trouve dans le caractère de l’intrigue, prodigieusement naïve et en même temps extrêmement compliquée ; je la vois encore dans la part que le dramaturge ou le romancier, pour peu qu’ils ne soient pas trop inexpérimentés en leur art, ont toujours soin d’y faire à l’intervention du hasard ou de la fortune ; et je la vois enfin dans la sincérité communicative de l’émotion que l’auteur éprouve lui-même en présence de son œuvre. La question qui se pose est de savoir ce que la critique doit penser de la légitimité de ces moyens.

Si vis me flere dolendum est
Primum ipsi tibi

c’est une opinion d’Horace, et Boileau l’a prise à son compte en ce vers :

Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez.

mais il n’y a rien de plus contraire à la pratique de l’art classique, en général ; et je montrerais aisément que, de cette émotion personnelle de l’auteur, on ne trouve pas trace, avant Voltaire et avant Prévost, avant Zaïre et avant Cléveland, dans l’histoire du drame ou du roman français. De quel côté penche l’auteur d’Andromaque, du côté de Pyrrhus ou du côté d’Oreste, du côté d’Hermione ou du côté d’Andromaque ? et de quel côté l’auteur même du Misanthrope, du côté de Philinte ou du côté d’Alceste ; j’oserai demander : du côté de Célimène ou du côté d’Éliante ? Un classique ne « prend parti » que quand les lois du genre l’y obligent, comme Molière dans son Avare ou dans Tartuffe, qui n’auraient plus de raison d’être, s’ils n’étaient une satire, et donc une dérision non douteuse de l’avarice et de l’hypocrisie ; ou quand la donnée morale du sujet l’exige absolument, comme Racine dans Phèdre ou dans Britannicus. On n’a guère vu qu’Ernest Renan qui inclinât du côté de Néron, et Renan ne faisait pas de théâtre. Pour l’intervention du hasard dans l’intrigue, elle est toujours, aux yeux des grands classiques, la négation même de l’art. Mais elle n’en est pas moins un moyen d’action très puissant, et, de toutes les sources du « pathétique », l’une des plus abondantes. Prévost, dans ses longs romans, et même dans Manon Lescaut, en a tiré le parti le plus habile ; et avec quel succès ! nous le savons par le témoignage de cette grande enamourée de Julie de Lespinasse. Aussi bien, le hasard joue son rôle dans les affaires humaines ! Il a donc le droit de l’occuper aussi dans la littérature. On se demande même à ce propos si le « romanesque » ne serait pas un autre nom du hasard, plus littéraire ? et, en effet, ce qui est « nécessaire » est rarement romanesque. Un roman est, sans doute, et doit être autre chose, mais il est d’abord un récit d’événements qui pouvaient ne pas arriver. Il n’est pas bien bon s’il n’est que cela, mais il faut qu’il soit cela ! Gil Blas est cela ; Manon Lescaut est cela ; Clarisse Harlowe est cela ; le Père Goriot sera cela. Et quant à la complication de l’intrigue, je ne me bornerai pas à dire qu’elle est un puissant moyen de soutenir l’intérêt, mais elle en est le principal. Ne faisons pas les dégoûtés, et ne nous piquons pas d’un sot dilettantisme ! Il n’y a guère roman sans « intrigue », et il n’y a point d’ « intrigue » sans quelque complication d’événements. Qu’on ne nous objecte point les Adolphe ou les René, ni surtout un Obermann. Adolphe et René ne sont point des romans : René, c’est un poème, et Adolphe n’est qu’une « étude analytique » ! Mais Delphine, Corinne, Indiana, Valentine sont des romans, parce qu’une intrigue en fait le lien. Et il est d’ailleurs possible que cette intrigue soit faible ; que les péripéties n’en aient rien d’assez imprévu ; que le dénouement au contraire en soit trop attendu ; mais c’est une intrigue, et, sans cette intrigue, il ne demeurerait de ces quatre récits inégalement célèbres qu’une revendication passionnée du droit de la femme à l’indépendance et à l’amour. Je le dis tout de suite : c’est ici le profit que Balzac a tiré de son apprentissage du roman qu’on appelle « populaire », et de ses premiers essais. En écrivant le Vicaire des Ardennes ou Argow le Pirate, il s’est rendu compte, un peu confusément, que, quelle que soit l’originalité des « modèles » découverts par son observation ou conçus par son imagination ; quelle que soit la singularité psychologique des « cas de conscience » ou de passion, que pouvait offrir à notre curiosité le spectacle mouvant de la vie ; quelque côté des mœurs contemporaines qu’il prétendît mettre en lumière et quelque thèse, morale ou sociale, qu’il voulût soutenir ; quelque préjugés ou conventions qu’il se proposât d’attaquer, et de détruire, s’il le pouvait ; et quelque talent enfin d’expression ou de style dont il se sentît capable et impatient de faire preuve, il fallait « un nœud » dans un roman, et que ce « nœud » ne pouvait être que celui d’une intrigue. Il faut, dans un roman « qu’il se passe quelque chose » et que, de ce quelque chose, dépendent une ou plusieurs destinées humaines. C’est à ce « quelque chose » qu’il faut qu’on ait l’art d’intéresser le lecteur ; et nous discuterons ensuite la légitimité de notre émotion, nous examinerons la qualité des moyens dont l’auteur a usé pour nous intéresser, nous les accepterons ou nous les repousserons, nous les jugerons d’un emploi trop facile ou d’une trop forte invraisemblance ; mais il faut que le romancier nous « intéresse » ! et il n’y saurait réussir qu’en nous racontant des « aventures ». C’est ce que tant de romanciers ont oublié depuis Balzac, et aussi, pour préciser davantage, qu’il n’y avait pas d’ « aventures », à moins du risque de la fortune, du bonheur, de l’honneur ou de la vie. Il se pourrait que Balzac lui-même ne se le fût pas toujours rappelé.

Pour le moment, il nous suffit d’avoir vu où en était le roman, et particulièrement le roman français, quand Balzac va commencer d’écrire. Ajoutons qu’à cette date aucune réputation acquise ne faisait obstacle à sa jeune ambition ; et elle avait le champ libre devant elle. Littérairement, le roman était considéré comme un genre « inférieur » et, aussi bien, en France, dans le cours entier de l’âge classique, aucun écrivain de marque n’avait-il songé au roman comme à un moyen d’atteindre la célébrité. Si l’on faisait dans le passé quelque cas de l’auteur de Gil Blas, c’était comme satirique ; Manon Lescaut était fort éloignée d’être au rang où nous l’avons placée depuis lors, et l’auteur de Cléveland et du Doyen de Killerine, qu’on lisait beaucoup, ne passait dans l’histoire de la littérature que pour un besogneux ouvrier de lettres. On n’avait point découvert les Liaisons dangereuses. Si l’on faisait une exception pour l’auteur de la Nouvelle Héloïse, c’est qu’il était Rousseau, l’auteur du reste de son œuvre, et de cette Héloïse, on ne retenait guère, pour les discuter, que les dissertations d’un caractère moral, politique ou social. Symptôme caractéristique et témoignage éloquent de la mince estime où l’on tenait le roman : aucun romancier, comme tel, à titre unique de romancier, ne faisait, ni, depuis 1635, n’avait fait partie de l’Académie française ! Jules Sandeau sera le premier ; et si je ne me trompe, Octave Feuillet — en 1862 seulement, — le second. C’est assez dire quel élan le roman attendait de l’homme qui serait capable de le lui donner, — comme notre comédie française avant Molière, ou le drame anglais avant Shakespeare ; — et quelle carrière s’ouvrait devant cet homme. Essayons de voir en quelles circonstances, et à quelles conditions, Balzac l’est devenu.