Honoré de Balzac/IX.

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 282-313).

CHAPITRE IX

CONCLUSIONS

Il n’est pas vrai que la beauté parfaite soit « comme l’eau pure », laquelle, à ce que l’on prétend, « n’aurait pas de saveur particulière » ; et, il faut avouer qu’au contraire, dans l’histoire d’aucune littérature, le plus grand écrivain n’est celui qui a le moins de défauts. On ne s’étonnera donc pas qu’au début de ce dernier chapitre, où nous voudrions résumer l’œuvre de Balzac, — et lui faire à lui-même sa place, telle que nous croyons la voir, non seulement dans la littérature du XIXe siècle, mais dans l’histoire générale de la littérature française, — nous en signalions d’abord les imperfections, et que, sans vouloir lui en faire un reproche, mais en simple observateur, nous disions de cette œuvre qu’elle est singulièrement « inégale » et « disproportionnée ».

Elle est « disproportionnée », si la représentation qu’elle nous offre de la vie est manifestement incomplète ; et, par exemple, si trois récits en tout sur une centaine d’ouvrages : le Médecin de campagne, le Curé de village et les Paysans, consacrés à la « vie de campagne », n’expriment certes pas l’importance relative, même à l’heure qu’il est, de nos populations rurales, dans la structure et dans le fonctionnement organique de notre société française. Ils sont tous les trois au nombre des plus beaux de Balzac, mais ils sont insuffisants ! On ne voit pas non plus, ou à peine, figurer l’artisan, dans la Comédie humaine, ni l’ouvrier de la grande industrie, qui n’était pas, à la vérité, très nombreux du temps de Balzac, entre 1830 et 1850, ni surtout caractérisé par des traits bien particuliers ; mais qui existait cependant ; et dont on aimerait que le génie de Balzac eût pressenti la prochaine importance, puisque George Sand, entre les mêmes années 1830 et 1850, l’a bien vue. C’est un aspect de la question sociale qui semble avoir échappé à Balzac. Je ne trouve encore que bien peu d’ « avocats », et de « professeurs », dans les récits du grand romancier, quoique pourtant, si je ne me trompe, l’envahissement de la vie publique par le professeur, — Guizot, Cousin, Villemain, Jouffroy, Saint-Marc-Girardin, Nisard, — et par l’avocat — Berryer, les Dupin, Garnier-Pagès, Marie, Bethmont, Ledru-Rollin, soit un des traits caractéristiques du gouvernement de Juillet. Mais, en revanche, les hommes d’affaires, — notaires, avoués, banquiers, prêteurs sur gages ou à la petite semaine, usuriers et escompteurs, — ne tiennent-ils pas un peu plus de place dans la Comédie humaine qu’ils n’en ont occupé dans la réalité de ce temps ? C’est donc, en ce cas, que Balzac, tout « impersonnel » qu’il soit, n’en aurait pas moins mis un peu trop de lui-même, et de l’histoire de sa vie, dans son œuvre ! On en peut citer un exemple dans son David Séchard, à cet endroit d’Illusions perdues où il nous explique longuement ce que c’est qu’un « compte de retour » en banque, ou du moins ce que c’était au temps de la Restauration ; et rien n’est d’ailleurs plus curieux que d’en faire la comparaison avec les « documents » publiés par MM. Hanotaux et Vicaire dans leur Balzac Imprimeur. Les filles et les criminels avérés sont encore bien nombreux dans cette « société » balzacienne !…

Toutes ces observations, et toutes celles du même genre que l’on y pourrait ajouter, n’auraient aucun intérêt, et on ne songerait seulement pas à les faire, s’il s’agissait d’un autre romancier que Balzac ! Elles en ont un capital dès qu’il s’agit de l’homme qui a voulu nous conter « le drame à trois ou quatre mille personnages que présente une société ». Tout artiste nous est, pour ainsi dire, comptable de la manière dont il a rempli ses intentions, et même, du point de vue de la critique et de l’histoire littéraire toutes pures, c’est la seule chose dont il nous soit comptable. L’intention de Balzac a été d’être complet sur la société de son temps : nous avons donc le droit, et même nous sommes tenus de nous demander s’il l’a été ? Rappelons au surplus qu’il n’a pas ignoré lui-même les lacunes, ou du moins quelques-unes des lacunes de son œuvre ; et, en ce qui touche notamment le problème social de l’éducation, c’est ce que nous déclarent ces quatre titres, ou trois au moins de ces quatre titres que nous avons déjà relevés au programme de la Comédie : les Enfants, un Pensionnat de demoiselles, Intérieur de collège, et Anatomie des corps enseignants. Cette « anatomie » eût sans doute été pathologique.

Un autre défaut des quatre-vingt-dix-sept ouvrages, romans ou nouvelles, qui composent la Comédie humaine, c’en est la prodigieuse et choquante inégalité. La faute en est sans doute aux étranges ou furieux procédés de travail qui furent ceux de Balzac, et aux conditions plus qu’anormales d’improvisation, de hâte, et de fièvre dans lesquelles on a vu qu’il avait mis son œuvre au monde.

Voici, par exemple, la Femme de Trente ans ; c’est un récit d’environ deux cent cinquante pages, qui se compose aujourd’hui de six chapitres. Le premier de ces chapitres, intitulé le Rendez-vous, avait paru dans la Revue des Deux Mondes, aux mois de septembre et octobre 1831, et le second ne s’y est ajouté, sous le titre de Souffrances inconnues, qu’en 1835, dans la troisième édition des Scènes de la Vie privée. Mais, auparavant, le troisième, intitulé À trente ans, avait paru dans la Revue de Paris au mois d’avril 1832 ; le quatrième : le Doigt de Dieu, dans la Revue de Paris également, au mois de mars 1831 ; le cinquième, intitulé : les Deux rencontres, en janvier de la même année ; et enfin, le sixième : la Vieillesse d’une mère, toujours dans la Revue de Paris, en 1832. Quelle espèce d’unité peut offrir un récit composé de la sorte, au hasard d’on ne sait quelles circonstances ? Et le miracle n’est-il pas qu’en de semblables conditions l’un des premiers souvenirs que le seul nom de Balzac évoque dans les mémoires, — à tort d’ailleurs, — ce soit celui de la Femme de Trente ans ?

Prenons maintenant les Employés : « Imprimé pour la première fois dans la Presse, du 1er au 14 juillet 1837, sous le titre de la Femme supérieure, ce roman, nous dit M. de Lovenjoul [Histoire des Œuvres de Balzac, 132, 133] parut pour la première fois en volume chez Werdet, 2 vol. in-8o, en octobre 1838 : il portait ce même titre, mais la version du journal était augmentée d’une conclusion inédite, et de la dédicace actuelle. » Il reparut en 1846, dans la première édition de la Comédie humaine, et Balzac y intercala « quelques fragments de la Physiologie de l’Employé ». Mais il n’en put effacer les traces d’improvisation ; et tout en le regrettant, nous y gagnons que nulle part peut-être, — pas même dans le Cousin Pons ou dans les Paysans, — on ne voit mieux en quoi consiste « la préparation » d’un roman de Balzac : une série de biographies ou de monographies, qui sont la description des « variétés » d’une même « espèce sociale » ; des dialogues, où ces « variétés » essaient de se manifester conformément à leur nature ; et l’ébauche d’une intrigue où, sous la suggestion de leurs intérêts concordants ou contradictoires, les caractères achèvent de se « différencier ». On ne sera pas surpris, après cela, que les Employés soit un roman à peu près illisible, et il convient seulement d’ajouter que quelques écrivains n’ont pas le droit de s’en plaindre : ce sont tous ceux qui ont essayé de mettre l’administration en roman, et qui n’ont guère trouvé d’autres traits pour la peindre que ceux que Balzac avait esquissés.

De pareils procédés de composition expliquent les inégalités dont il est impossible de ne pas être frappé dans la Comédie humaine. Balzac a travaillé trop vite ; et on aura beau dire que « le temps ne fait rien à l’affaire » ! c’est un vers de comédie, qui n’est pas vrai, même d’un sonnet, et à plus forte raison d’un roman. Si Balzac a écrit, — et nous le savons par un témoignage non douteux, — son César Birotteau en quinze jours, c’est qu’il le portait alors dans sa tête, nous l’avons dit, depuis quatre ou cinq ans. Et nous avons dit aussi qu’il y portait ensemble sa Comédie humaine tout entière, mais toutes les parties n’en étaient pas ensemble au même degré d’avancement, et les nécessités de la vie qu’il s’était faite l’ont obligé d’en détacher, et d’en « réaliser » plus d’un fragment avant que le temps en fût venu. C’est le cas de ses Paysans.

On ne saurait non plus se dissimuler qu’ayant conçu l’ambition de faire de son œuvre une représentation totale de la vie, Balzac eût été vraiment plus qu’un homme si son génie s’était trouvé constamment égal à cette ambition. Or, il y avait en lui, nous l’avons vu, un fond de vulgarité qui devait constamment l’empêcher d’exprimer et de peindre certains sentiments dont il savait d’ailleurs tout le prix, et dont la délicatesse l’attirait. Je ne veux pas insister sur la Physiologie du Mariage et les Petites misères de la Vie conjugale qui ne sont, après tout, que l’œuvre d’un assez mauvais plaisant, ou d’un fanfaron de cynisme en gaieté ; mais, le Lys dans la Vallée ou les Mémoires de deux jeunes Mariées ! quelles étranges idées serions-nous réduits à nous faire de l’amour platonique, et de l’amour maternel, s’il nous en fallait voir l’idéale expression dans les aveux de madame de Mortsauf ou dans les lettres de madame de l’Estorade ? La vieille Fille est quelque chose de plus déplaisant encore ; et, réflexion faite, nous avons eu tort de reprocher plus haut à Balzac ce que l’exécution en a de caricatural, si c’est, en y songeant, ce qui sauve uniquement son sujet d’être odieux.

Il n’aimait pas qu’on l’attaquât sur ce point, qu’il sentait ou qu’il savait faible ; et, aux reproches de ce genre, il répondait par Louis Lambert et par Séraphita. Mais l’esprit de mysticisme n’est ni l’esprit de distinction, ni l’esprit de délicatesse, et, s’il est peut-être « aristocratique », ce n’est pas dans le sens ordinaire du mot. L’exception en tout est toujours « une » distinction, elle n’est pas « la » distinction ; et on peut être exceptionnel, ou unique en son genre, comme Balzac précisément, sans en être moins « vulgaire » ou plus « distingué ». Aussi ne sont-ce pas seulement les plaisanteries de Balzac qui sont lourdes, ce sont aussi ses madrigaux ; et c’est encore le galimatias qu’il nous donne, — dans ses Mémoires de deux jeunes Mariées, par exemple, — sous la plume de madame de Macumer, pour l’hymne de l’amour triomphant. Les parties sentimentales sont faibles, très faibles, dans la Comédie humaine, — comme elles le sont dans Molière, mais Molière n’était qu’un auteur comique ! — et, de toutes les passions humaines, celles que ce grand peintre des passions a sans doute le moins bien « représentées », ce sont les passions de l’amour.

Mais qu’importe ? et quand on signalerait d’autres lacunes ou d’autres défauts encore dans la Comédie humaine, ce n’est point ainsi, — par doit et avoir — que s’établit le bilan d’un grand écrivain. La postérité a tôt fait d’oublier les défaillances d’un Balzac pour ne se souvenir que de ses chefs-d’œuvre, et le « réaliser » lui-même en eux, — quand il en a laissé ! Ars longa, vita brevis ! La vie est si courte et l’art si difficile qu’on ne demande même rien moins à un « bel ouvrage » que d’être un « ouvrage parfait » ; et ni les folies sanguinaires au milieu desquelles se déroule l’action du Roi Lear, qui n’est pas « une action », ni les préciosités écœurantes que Shakespeare a mises dans la bouche d’Hamlet, n’empêchent Hamlet et le Roi Lear d’être les chefs-d’œuvre qu’ils sont ! Pareillement, il suffit à la gloire de Balzac qu’il soit l’auteur d’Eugénie Grandet, de certaines parties du Père Goriot, de la Recherche de l’Absolu, de César Birotteau, de quelques pages du Lys dans la Vallée, d’un Ménage de Garçon, d’Une ténébreuse Affaire, d’Ursule Mirouet, de la Muse du département, du Curé de village, des Souffrances de l’Inventeur, du Cousin Pons, de la Cousine Bette pour que ni la critique, ni sans doute le temps ne puissent mordre sur son œuvre. La voilà devant nous, telle que l’ont faite, et comme achevée, plus de cinquante ans écoulés depuis la mort de Balzac ! La voilà, détachée de ses origines et des circonstances de sa production ; dégagée aussi des chicanes de la critique ; établie dans son rang par le jugement de deux générations ! La voilà, telle que l’on peut d’ailleurs l’aimer ou ne pas l’aimer, — ceci est affaire de goût, — mais telle que l’on n’en peut méconnaitre la valeur ni celle de l’homme qui nous l’a léguée ! Il nous reste à tâcher de dire quelle fut la valeur vraie de cet homme, et la place qu’il occupe dans histoire de l’esprit français.

L’écrivain n’est pas de « premier ordre, » ni seulement de ceux dont on peut dire qu’ils ont reçu du ciel, en naissant, le don du « style » ; et à cet égard, nulle comparaison n’est possible entre lui et tel de ses contemporains : George Sand, par exemple, ou Victor Hugo. « En pensant bien, il parle souvent mal », a-t-on dit de Molière ! C’est ce qu’on pourrait dire également de Balzac ; et lui aussi, trop souvent, il n’a réussi à exprimer sa pensée qu’au moyen « d’une multitude de métaphores qui approchent du galimatias ». C’est que, comme Molière, nous venons de le voir, il écrit vite, mais, de plus que Molière, il se corrige ; il refait jusqu’à douze ou quinze fois ses romans sur épreuves ; il ajoute, il retranche, il transpose, il superpose à la première expression de sa pensée ce qui lui semble en être une expression « plus écrite » ; il fait du « style » après coup, comme il fait de l’esprit, parce que, dans un roman, on demande de l’esprit et du style ; et, de même qu’en faisant de l’esprit nous avons dit qu’il négligeait souvent d’avoir du goût, c’est ainsi qu’en faisant du « style », il oublie parfois le sens propre des mots, souvent les règles de la grammaire, et les lois mêmes de la syntaxe française.

Est-ce à dire qu’il « ne sache pas écrire » ? On a vu comment Taine l’avait justifié de ce reproche et, sans lui accorder que Balzac « ait su sa langue aussi bien que personne », ni que ses Contes drolatiques suffisent à en faire la preuve, l’auteur de la Comédie humaine est sans doute un autre « écrivain » que l’auteur des Mystères de Paris, par exemple, ou même — puisqu’en son temps, on a semblé prendre plaisir à le lui opposer, — que le sec et prétentieux auteur de Carmen et de Colomba. Comment donc se fait-il que, de nos jours mêmes, ce reproche d’ « avoir mal écrit » revienne sous la plume, et surtout sur les lèvres de beaucoup de lecteurs, qui l’aiment cependant ; qui ne croient point avoir de « préjugés » sur la question du style ; et qui sans doute n’expriment ainsi que leur ennui d’avoir été gênés dans leur lecture de Balzac, — d’Eugénie Grandet, de César Birotteau, du Cousin Pons, — par quelque chose, ils ne savent quoi, dont ils ne se rendent pas compte, et qu’ils imputent, comme on fait toujours en pareil cas, à l’imperfection de l’écrivain ?

L’une des raisons en est que Balzac lui-même, — non pas tout seul, mais d’accord avec une partie de l’opinion de son temps, — a contribué plus que personne à modifier profondément la notion même du style ; et cette modification n’est pas encore aujourd’hui tout à fait consacrée.

On s’entendait jadis sur les caractères d’un « ouvrage bien écrit », et quelque définition que l’on donnât du style, — car elle pouvait varier d’une époque ou d’une école à une autre, comme la définition de l’art, — elle était commune à la critique et aux auteurs. On écrivait donc bien, quand on écrivait correctement, c’est-à-dire conformément aux lois de la grammaire ; — purement, c’est-à-dire avec des mots dont la ville et la Cour avaient fixé le sens et la nuance ; — et clairement, c’est-à-dire en évitant les amphibologies et les équivoques, les fâcheuses rencontres, ou de sens ou de sons, si faciles à faire en français. À ces qualités si d’autres qualités s’ajoutaient de surcroît, elles étaient particulières ou personnelles à l’écrivain : à celui-ci, le don de penser par images, et, à celui-là, le don de communiquer à sa phrase le mouvement de sa pensée ; l’esprit à l’un, c’est-à-dire une façon légèrement détournée de dire les choses, et le relief ou la couleur à l’autre, c’est-à-dire, en décrivant l’objet, le don de le faire voir. Mais la correction, la pureté, la clarté demeuraient toujours les qualités maîtresses ; et quiconque ne les possédait pas, « écrivait mal » ou « n’écrivait pas ». En ce sens, à ce titre, pour toutes ces raisons, il était entendu que Regnard et Le Sage écrivaient mieux que Molière ; l’auteur de Zaïre et d’Alzire écrivait mieux que l’auteur de Polyeucte et du Cid ; Condorcet écrivait mieux ou aussi bien que Pascal. Je ne parle pas de Saint-Simon, dont les Mémoires firent scandale, quand ils parurent, en 1824, — combien mutilés cependant ! — et que les classiques du temps les accueillirent comme quelques lecteurs de nos jours apprécient encore le style de Balzac.

Mais le romantisme, et surtout Balzac, ont changé tout cela ! La question qui domine toutes les autres est aujourd’hui de savoir ce que s’est proposé l’écrivain, et lorsque, comme Balzac, ce n’est pas « la réalisation de la beauté », mais « la représentation de la vie », nous nous sommes rendu compte que, dans ce cas particulier, nous ne saurions exiger de l’image les qualités qui ne sont pas du modèle. Ce que nous avons donc à nous demander d’abord, ce n’est pas si le style de Balzac est « correct » ou s’il est « pur », mais s’il est « vivant », ou plutôt s’il « fait vivre » ce qu’il représente ; et le reste ne vient qu’à la suite. Veut-on là-dessus que George Sand « écrive mieux » que Balzac ? Nous le voulons donc aussi, et nous avons commencé par le dire ; mais, de tous les personnages qui traversent les romans de George Sand, en connaissez-vous un qui soit aussi « vivant » que les personnages de Balzac ? C’est toute la question ! Et la réponse est devenue facile. Si le style de Balzac anime et vivifie, je ne sais par quels moyens à lui, tout ce qu’il a voulu représenter, il a donc atteint son but, et Balzac, à vrai dire, ni « n’écrit mal », ni « n’écrit bien », mais il écrit « comme il a dû écrire » ; et, on ne saurait, sans contradiction, lui reprocher, je dis même des « irrégularités », qui peut-être sont la condition de la « vie » de son style.

Ce que l’on peut seulement dire, — du point de vue de l’histoire de la langue, — c’est que la Comédie humaine, tout en contribuant à modifier profondément l’idée qu’avant elle on se faisait du style, n’a point marqué ni ne marquera dans l’avenir une époque de l’évolution de la langue ; et c’est précisément en ceci, que, comme écrivain, Balzac n’est pas du « premier ordre ». Les écrivains du premier ordre sont ceux qui, sans troubler le cours d’une langue, ni le détourner de sa direction séculaire, le modifient ; et, d’un instrument consacré par la tradition, nous enseignent à tirer des accents nouveaux. Tel un Ronsard au XVIe siècle ; un Pascal au XVIIe siècle ; et, au XIXe siècle, un Chateaubriand ou un Victor Hugo. Comment cela ? Par quels moyens ? C’est ce qu’il est quelquefois assez difficile de dire, mais surtout un peu long, et si nous le pouvions, ce n’est pas ici que nous le ferions. Mais ce qui est certain, c’est que leur passage fait trace profondément dans l’histoire d’une langue, et on n’écrit plus « après eux », comme on faisait avant qu’ils eussent paru. Balzac, évidemment, n’est pas de cette famille ! Il a pu traiter en quelque sorte la langue à sa manière, et modifier la notion du style en assignant, de fait, à l’art d’écrire un tout autre objet que lui-même : il n’a point agi, à proprement parler, sur l’art d’écrire, et sa manière, comme écrivain, n’a point fait école. Elle manquait pour cela de « puissance », ou du moins d’un certain degré de puissance, et surtout d’ « originalité ». Ses plus belles pages, qui ne sont pas très nombreuses, ou plutôt qu’il n’est pas facile de détacher et d’isoler de leur contexte ou de leur cadre, sont belles, mais ne le sont point pour et par des qualités de style inimitables et uniques. On n’y voit point éclater ce don de l’invention verbale qui est si caractéristique du génie naturel du style. Et, pour achever enfin de bien marquer sa place dans l’histoire de la prose française, il suffira de dire, en terminant, que toutes ces qualités qui lui manquent, — et que nous ne lui reprochons pas de ne pas avoir eues, — sont précisément les qualités d’un Victor Hugo.

Mais si l’écrivain n’est pas du premier ordre, nous avons peut-être le droit de dire, au terme de cette étude, qu’il en est autrement du romancier, et qu’aucune littérature de l’Europe moderne n’en a connu de plus grand. Les temps sont désormais passés où l’on croyait encore pouvoir lui comparer, comme Sainte-Beuve, l’auteur des Trois Mousquetaires ou celui des Mystères de Paris ; et, pour parler de nos contemporains, je ne pense pas que ni l’auteur de Crime et Châtiment, ni celui d’Anna Karénine, qui d’ailleurs lui doivent tant, l’aient surpassé. De quelque point de vue que l’on étudie les romans de Balzac ; et, comme nous venons de le faire, que l’on essaie de montrer ce qu’ils ont en eux que l’on ne trouve qu’en eux, ou, au contraire, et comme on le fait plus souvent, que l’on essaie de reconnaître dans Eugénie Grandet ou dans César Birotteau, dans un Ménage de Garçon ou dans la Cousine Bette, les qualités que l’on considère comme essentielles à tout roman, la valeur en est toujours la même, et on ne peut rien mettre au-dessus d’eux. Ajoutez que ce sont eux qui ont comme déterminé la formule dont le roman ne s’est plus écarté depuis eux qu’à son pire dommage ; et, pour bien sentir le prix de cet éloge, songez que, dans les mêmes années où Balzac donnait Eugénie Grandet et le Médecin de campagne, les romanciers ses émules mettaient au monde, eux, des histoires comme la Salamandre, les Deux Cadavres, ou l’Âne mort et la Femme guillotinée.

Il n’y a pas de gloire plus haute, ni, je le dirai, plus durable pour un grand écrivain, que de s’être ainsi rendu comme inséparable à jamais de l’histoire d’un genre ! Mais, de plus, comme un Balzac et comme un Molière, quand il a fixé les « modèles » de ce genre, il peut sans doute être assuré de vivre dans la mémoire des hommes, et qu’aucun changement de la mode ou du goût ne prévaudra contre son œuvre.

C’est ce qui me fait croire que longtemps encore Balzac demeurera le maître du roman. On ne s’émancipera de l’influence de la Comédie que dans les directions indiquées ou prévues par Balzac, et quand peut-être, un jour, comme il est arrivé aux successeurs de Molière, on trouvera cette influence trop tyrannique ou trop lourde, on ne pourra la secouer qu’en retournant à l’observation et à « la représentation de la vie » ; — ce qui sera rendre encore hommage à Balzac. C’est pourquoi, dans l’ordre littéraire, je ne vois vraiment pas, au XIXe siècle, d’influence comparable ou supérieure à la sienne. Hugo lui-même, dont nous parlions tout à l’heure, partage l’empire du lyrisme avec Lamartine, avec Musset, avec Vigny, avec Leconte de Lisle. Aucun dramaturge, pas même le vieux Dumas, continué par son fils, n’a pu se rendre maître du théâtre, ni seulement s’y faire la situation prépondérante d’un Voltaire au XVIIIe siècle ! Mais Balzac règne dans le roman. Il y règne, non seulement en France, mais à l’étranger même ! Et on peut dire avec vérité que quand on se lassera de le lire, de le relire et de l’admirer, c’est que l’on commencera sans doute à se lasser du roman lui-même. Ces sortes de choses se sont vues, et les genres littéraires ne sont pas éternels ! Mais cela même ne portera pas atteinte à la gloire de Balzac ; et sa réputation, dans l’histoire littéraire, ne souffrira pas plus de la mort du roman, si le roman doit mourir ! que la gloire de Racine n’a souffert de la mort de la tragédie.

Faut-il aller plus loin ? et devons-nous faire une place à Balzac parmi les philosophes ou, comme on dit aujourd’hui, les « penseurs » de son temps ? Je le crois encore. Évidemment, Balzac n’est pas un philosophe de la manière que l’entendent ceux que Schopenhauer appelait « les professeurs de philosophie », et c’était Fichte, Hegel et Schelling ! Il ne l’est pas non plus, en ce sens, et nous l’avons vu, que son absolutisme, son pessimisme, et son catholicisme ne composent pas ensemble un système lié, ni même très fortement raisonné. Mais, si l’œuvre d’un grand écrivain exprime nécessairement, qu’il l’ait d’ailleurs ou non voulu, une conception de la vie, comment douterions-nous que l’auteur de la Comédie humaine ait une philosophie ; et comment, sans avoir essayé de la caractériser, le quitterions-nous ? La philosophie de Balzac, c’est sa conception de la vie, et sa conception de la vie, ce sont les deux ou trois idées les plus générales sur la vie qui se dégagent de son œuvre. Ajoutons qu’à nos yeux, le « pessimisme », ou son contraire « l’optimisme », auxquels on en revient toujours en pareil sujet, ne sont pas des idées générales sur la vie, mais plutôt un refus d’en avoir ou d’en exprimer.

L’idée la plus générale que Balzac ait exprimée sur la vie, c’est donc celle-ci, que la vie est un enchevêtrement de causes et d’effets liés entre eux par des « dépendances mutuelles » ou, si l’on le veut, et pour user du mot à la mode, par « une solidarité nécessaire ». Aux yeux de Balzac, l’existence d’un Rastignac ou d’un de Marsay, celle d’un Grandet ou d’un Bridau, celle d’un Crevel ou d’un Gobseck, ne sont pas des phénomènes isolés, ni spontanés, qui contiendraient en eux les causes de leur développement, mais ces existences sont liées, ou plutôt enchaînées à d’autres existences, et de telle sorte que les modifications qu’elles éprouvent, si légères soient-elles, ont des répercussions à l’infini, jusque dans les milieux où l’on ne connaît pas même de nom Gobseck et Crevel, Grandet et Bridau, Rastignac et de Marsay. Parce que le petit Chardon s’est avisé dans Angoulême de faire des vers à la gloire de madame de Bargeton, née de Nègrepelisse d’Espard, des conséquences en sont résultées dont l’amplitude s’est étendue jusqu’au monde des bagnes ; et parce qu’il fallait cent mille francs au baron Hulot pour meubler madame Marneffe, des centaines de pauvres diables de soldats sont morts en Algérie d’inanition et de désespoir. Il y a d’ailleurs toute une morale, et une très belle morale, à induire de cette liaison des effets et des causes ; et le premier article en est qu’aucun de nos actes n’étant indifférent, aucun d’eux n’est insignifiant, ni ne doit donc, par conséquent, nous échapper à la légère. Nous n’avons pas, hélas ! besoin, pour « tuer le mandarin », de le vouloir ; et il nous suffit de laisser le champ libre à notre égoïsme !

Mais cette solidarité ne se limite pas à la circonférence de la vie sociale, et elle enveloppe l’humanité tout entière, qui sans doute n’est pas située dans la nature, selon le mot célèbre, « comme un empire dans un empire ». De là, les analogies, sinon l’identité, de l’ « histoire naturelle » avec l’ « histoire sociale » ; et de là l’esthétique de Balzac ; mais de là aussi la différence qui distingue cette esthétique de toutes les autres, et, autant qu’une esthétique, en fait une conception ou une philosophie de la vie.

Je n’ai pas besoin de montrer l’importance et surtout la fécondité de cette idée. La critique de Taine en est dérivée tout entière, autant ou plus que des logomachies de Hegel ; et le plus bel épanouissement littéraire que j’en connaisse, après la Comédie humaine, est l’œuvre du plus grand romancier peut-être de l’Angleterre au XIXe siècle, je veux dire l’auteur d’Adam Bede, du Moulin sur la Floss et de Middlemarch. Je n’ai pas non plus ici à la juger, quoique d’ailleurs je n’en fusse nullement embarrassé, et, qu’à la condition d’y pouvoir mettre une seule restriction, je la croie profondément vraie. S’il était prouvé que la solidarité sociale eût son fondement dans la nature, il n’en résulterait pas qu’elle y eût pour cela sa loi. Mais ce que je veux seulement constater, c’est que cette idée est l’âme ou le ressort intérieur de l’œuvre de Balzac. Elle en est aussi la lumière, et, — puisque nous avons dit, puisqu’il est convenu que Balzac n’est pas toujours clair, — c’est par le moyen de cette idée que l’on achèvera de comprendre dans ses nombreuses Préfaces, y compris l’Avant-propos de sa Comédie humaine, ce qu’il voulait dire quand il appuyait sur l’étroite solidarité des parties de son œuvre. « Toutes choses étant causantes et causées, aidantes et aidées, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, ni le tout sans connaître les parties. » Lui, qui aimait les épigraphes, c’est vraiment celle-ci qu’il eût dû mettre à son œuvre.

Considérons encore la fortune que cette idée devait faire et qu’effectivement, depuis cinquante ans, elle a faite. On ne parle aujourd’hui que de « solidarité », et peut-être, en en parlant, ne sait-on pas toujours très bien ce qu’on veut dire ; mais les idées n’ont pas besoin d’être claires pour agir, et on finit tout de même par s’entendre. S’il est donc vrai que personne en son temps n’ait fait plus que Balzac pour la répandre, et de la meilleure manière, en la suggérant et en la persuadant plutôt qu’en l’énonçant ou qu’en la démontrant ; si sa Comédie humaine, en un certain sens, n’est comme qui dirait que le recueil des preuves et la vivante illustration de cette idée ; si c’est elle, en retour, qui depuis cinquante ans nous a aidés à voir en Balzac un tout autre esprit et d’une tout autre portée que les romanciers qu’on lui comparait encore en 1850 ; et enfin, tandis que les systèmes des « philosophes » ses contemporains, — dont le plus illustre s’appelait, je crois, Adolphe Garnier, et dont le chef-d’œuvre est un Traité des Facultés de l’âme, — rentraient dans l’ombre, si ce sont, au rebours, les idées du romancier que le philosophe eût traité de « simple amuseur » qui se répandaient, qui faisaient des disciples, qui s’éprouvaient par la discussion, et qui devenaient finalement l’une des bases de la pensée contemporaine, il faut qu’on s’y résigne ! Balzac a droit au nom de « philosophe » ou de « penseur » ; — et, en vérité, je ne pense pas que personne osât de nos jours lui en disputer le titre.

Il nous apparaît donc, au terme de cette étude, comme l’un des écrivains qui en France, au XIXe siècle, auront exercé l’action la plus profonde, et, à la distance où nous sommes de lui et de ses contemporains, je n’en vois guère plus de quatre ou cinq dont on puisse dire que l’influence ait rivalisé avec la sienne. Il y a Sainte-Beuve, il y a Balzac, il y a Victor Hugo ; il y a Auguste Comte, dans un ordre d’idées moins différent qu’on ne le croirait d’abord de celui où s’est développé le génie de Balzac ; il y a aussi, il doit y avoir deux ou trois savants, — Geoffroy-Saint-Hilaire ou Cuvier, Claude Bernard ou Pasteur ? — qu’il ne nous appartient pas de juger, et qu’aussi ne nommons-nous qu’avec un peu d’hésitation. Les hommes de science nous diront un jour lequel de ces quatre grands hommes, à moins que ce ne soit un cinquième, a opéré dans la conception que nous nous formons du monde la révolution la plus profonde et la plus étendue. J’hésiterais moins, si j’étais Anglais ; — et je nominerais Charles Darwin !

Mais, pour nos Français, je le répète, je n’en vois pas dont l’influence ait été plus active que celle de Balzac, ni qui soit encore aujourd’hui plus « actuelle », ni qui doive, sans doute, en raison de son caractère d’universalité, s’exercer plus longtemps !

Je n’exprime point ici de préférences, et surtout je ne donne pas de rangs ! Je ne fais que des constatations. Chacun de nous garde aussi le droit de préférer, s’il lui plaît, le poète inspiré des Méditations, si naturel, — naturel jusqu’à la négligence, — au poète laborieux et déjà tourmenté des Orientales et des Feuilles d’automne. Combien encore dans les Nuits de Musset, la passion n’est-elle pas plus sincère que dans les poésies amoureuses d’Hugo ! Et combien la pensée du grand poète incomplet de la Colère de Samson et de la Maison du Berger n’est-elle pas plus haute, plus noble, et surtout moins banale, que celle du prodigieux ouvrier de la Légende des Siècles ! Il y a encore d’autres courants ou d’autres veines dont on ne trouve presque pas de trace dans l’œuvre gigantesque ou cyclopéenne d’Hugo. Le grand maître du romantisme n’a pas, si je puis ainsi dire, absorbé tous ses hérétiques ; et, en dehors de son influence, on en pourrait signaler non seulement qui n’ont pas cédé devant la sienne, mais encore qui l’ont contrariée. Cependant, il n’en demeure pas moins vrai qu’à distance, aucune influence littéraire, pendant le cours entier du siècle qui vient de finir, n’aura égalé la sienne ; qu’on la retrouve partout, je veux dire chez ceux-là mêmes qui l’auront subie le plus involontairement ; et que, dans l’avenir, comme dans la réalité du passé, le « romantisme » ce sera Victor Hugo.

À l’autre pôle de la pensée contemporaine, — et de l’expression, — Auguste Comte sera le « positivisme », philosophe aussi profond que le grand poète serait superficiel, si la qualité de l’invention verbale n’avait souvent, chez Hugo, suppléé l’insuffisance de l’idée. Car les mots expriment des idées, encore que plusieurs de ceux qui les entrechoquent ne s’en rendent pas toujours très bien compte ; et on pense, rien qu’en « parlant », quand on parle comme Hugo, avec ce sentiment, qui fut le sien, de la profondeur des vocables, et ce don prodigieux d’en tirer des résonnances inconnues.

Et dirai-je maintenant qu’ « entre » le romantisme et le positivisme, ou « au-dessus » d’eux, Sainte-Beuve et Balzac, frères ennemis réconciliés dans le « naturalisme », représenteront peut-être le meilleur de l’héritage intellectuel que nous aura légué le XIXe siècle ? C’est une manière nouvelle de concevoir l’homme et la vie, libérée de tout a priori, dégagée de toute métaphysique, ou plutôt c’est une méthode, une méthode complexe et subtile, comme les phénomènes eux-mêmes qu’elle se propose d’étudier, une méthode concrète et positive, une méthode laborieuse et patiente, la méthode, en deux mots, dont le Port-Royal de l’un, la Comédie humaine de l’autre, sont deux monuments destinés à durer aussi longtemps que la langue française, ou plus longtemps peut-être ! et une méthode enfin dont il y a lieu de croire que les applications, de jour en jour plus étendues et plus exactes, plus nombreuses et plus pénétrantes, nous feront donc entrer de jour en jour plus avant, comme l’espérait bien Balzac, dans la connaissance de l’homme et des lois des sociétés.

FIN