Honoré de Balzac/VII.

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 215-244).

CHAPITRE VII

LA MORALITÉ DE L’ŒUVRE DE BALZAC

Il était difficile qu’une telle représentation de la vie, si fidèle et si complète, n’attirât pas à Balzac le reproche d’ « immoralité » ; et aussi ne le lui a-t-on pas épargné. Il s’en est plaint, ironiquement, dans la préface de la seconde édition de son Père Goriot, et amèrement, dans l’Avant-propos de sa Comédie humaine. « Le reproche d’immoralité, qui n’a jamais failli à l’écrivain courageux, est le dernier qui reste à faire quand on n’a plus rien à dire à un poète. Si vous êtes vrai dans vos peintures, si à force de travaux diurnes et nocturnes vous parvenez à écrire la langue la plus difficile du monde, on vous jette alors le mot immoral à la face. Socrate fut immoral, Jésus-Christ fut immoral ; tous deux ils furent poursuivis au nom des sociétés qu’ils renversaient ou réformaient. Quand on veut tuer quelqu’un, on le taxe d’immoralité. » Et, quelques pages plus loin, dans son désir d’écarter le reproche, il ajoute : « Il me sera peut-être permis de faire remarquer combien il se trouve de figures irréprochables [comme vertu] dans les portions publiées de cet ouvrage : Pierrette Lorrain, Ursule Mirouët, Constance Birotteau, Eugénie Grandet, Marguerite Claës, Pauline de Villenoix, madame Jules, Ève Chardon, mademoiselle d’Esgrignon, madame Firmiani, Agathe Rouget, Renée de Maucombe, enfin, bien des figures du second plan, qui, pour être moins en relief que celles-ci, n’en offrent pas moins au lecteur la pratique des vertus domestiques, Joseph Lebas, Genestas, Benassis, le curé Bonnet, le médecin Minoret, Pillerault, David Séchard, les deux Birotteau, le curé Chaperon, le juge Popinot, Bourgeat, les Sauviat, les Tascheron, et bien d’autres, ne résolvent-ils pas le difficile problème littéraire qui consiste à rendre intéressant un personnage vertueux ? » Mais on ne l’a point écouté dans sa justification, et, jusque de nos jours, il se trouve encore des critiques ou des historiens de la littérature pour renouveler contre lui ce reproche d’immoralité. Dans quelle mesure l’a-t-il mérité ? C’est ce qu’il nous faut examiner d’un peu près, car je crains, à vrai dire, qu’il ne s’agisse ici d’une méprise assez grave, et que l’on ne se trompe, non seulement sur ce qu’il faut nommer du nom de « moralité dans l’art », chose vague et mal définie, mais sur les conditions elles-mêmes du roman. Une « représentation de la vie » doit-elle être plus « morale » que ne l’est la vie même ; pour quelles raisons, au nom de quels principes ; et si l’on décidait qu’elle dût l’être, que deviendrait alors cette fidélité de reproduction sans laquelle il ne saurait y avoir de « représentation de la vie » ?

En quoi consiste donc cette immoralité, et, avec Sainte-Beuve, la verrons-nous dans ce qu’il appelait « le caractère asiatique » du style de M. de Balzac ? Le passage est trop joli pour que nous ne le citions pas tout entier : « J’aime du style de M. de Balzac, — écrivait Sainte-Beuve en 1850, au lendemain même de la mort du grand romancier, et avant que les professeurs de rhétorique ne s’en fussent emparés pour le confronter avec les “modèles”, — j’aime cette efflorescence (je ne sais pas trouver un autre mot) par laquelle il donne à tout le sentiment de la vie et fait frissonner la page elle-même. Mais je ne puis accepter, sous le couvert de la physiologie, l’abus continuel de cette qualité, ce style si souvent chatouilleux et dissolvant, énervé, rosé, et veiné de toutes les teintes, ce style d’une corruption délicieuse, tout asiatique, comme diraient nos maîtres, plus brisé par places et plus amolli que le corps d’un mime antique. Pétrone, au milieu des scènes qu’il décrit, ne regrette-t-il pas quelque part ce qu’il appelle oratio pudica, le style pudique, et qui ne s’abandonne pas à la fluidité de tous les mouvements ? » [Causeries du Lundi, t. II. Lundi, 2 septembre 1850.]

Je ne trouve pas, pour ma part, qu’en aucun endroit de son œuvre, le style de Balzac, et quoi que d’ailleurs on en pense, ait ces qualités de séduction, de grâce impudique et perverse, de pénétration subtile, et de fluidité savante, que Sainte-Beuve lui prête. Il y a, dans la nature même de Balzac, une indélicatesse ou, si l’on pouvait ainsi s’exprimer, une non-délicatesse native, qui est le contraire de ce que de telles qualités impliqueraient de souplesse et de raffinement. Mais une chose est ici merveilleusement vue, — et surtout pour l’avoir été du vivant même de Balzac, ou peu s’en faut, — qui est la liaison de sa « manière d’écrire » et de son « immoralité », en tant qu’elles sont l’une et l’autre une conséquence nécessaire de sa conception du roman. L’irrégularité de son style et l’immoralité de son œuvre procèdent ensemble, et ne procèdent peut-être, que de la ressemblance même de son roman avec la vie.

C’est ce que je suis tenté de croire quand je vois, sous ce nom d’immoralité, qu’on lui reproche encore des sujets comme celui du Père Goriot, ou de la Rabouilleuse, ou du Cousin Pons, ou de la Cousine Bette, lesquels, je l’avoue, ne sont point des récits

… pour les petites filles
Dont on coupe le pain en tartines ;…


mais qui n’en sont pas moins au premier rang de ses chefs-d’œuvre, et qu’aucun moraliste n’oserait proposer d’en retrancher. Nous conviendrons d’ailleurs que, d’une manière générale, dans la Comédie humaine, les gredins et les scélérats de Balzac, ou ses maniaques, Vautrin lui-même, le Vautrin du Père Goriot, et ses Nucingen, ses Philippe Bridau, ses Grandet, ses Claës, ses du Tillet, ses Gobseck, ses Hulot, ses Marneffe ont une autre allure, et surtout un autre relief que ses « honnêtes gens ». Les honnêtes gens de Balzac ressemblent trop souvent à de pures ganaches : ainsi son David Séchard, — quoique sublime, — ou ses deux Birotteau ; et la vertu de quelques-unes de ses héroïnes, Eugénie Grandet, par exemple, ou Agathe Rouget, ne va pas sans quelque niaiserie. Que dirons-nous encore ? Que son pessimisme « enlaidit la laideur » ; que, dans son œuvre, le crime ou le vice ne sont pas assez souvent punis, ni la vertu toujours suffisamment récompensée ; et que l’humanité, quelque peu d’estime que l’on en fasse, vaut pourtant mieux que l’idée qu’en donne la Comédie humaine ? C’est en effet un peu tout cela que l’on veut dire, quand on parle de l’immoralité du roman de Balzac ; et nous, quand on aurait raison sur tous ces points, ce qui n’est pas du tout prouvé, nous le défendrions pourtant contre ce reproche d’immoralité.

Il faut prendre enfin les choses telles qu’elles sont, et surtout quand il s’agit, comme ici, d’une œuvre et d’un homme qui n’ont eu d’autre ambition que de les représenter. Supposé que l’œuvre de Balzac ne fût qu’une galerie de scélérats ou un asile de maniaques, serait-elle donc plus riche en ce genre de monstres que l’œuvre de Shakespeare, ou que celle même du « grand Corneille » ? Les tragiques du passé jouissent, en vérité, d’un singulier privilège ! Que ce soit un Eschyle en son Agamemnon ou un Sophocle en son Œdipe roi ; un Shakespeare en son Hamlet ou en son Roi Lear ; un Corneille en sa Rodogune, — celle de ses tragédies qu’il préférait à toutes les autres, — ou un Racine en son Bajazet, ils ne mettent communément que d’affreux criminels en scène, et, drame ou tragédie, quand on réduit tous ces chefs-d’œuvre à l’essentiel de leur intrigue, il ne s’agit, à la lettre, que de savoir lequel des deux égorgera l’autre : d’Égisthe ou d’Agamemnon, d’Hamlet ou de sa mère, de Rodogune ou de Cléopâtre ? Cependant on n’accuse d’immoralité ni Corneille, ni Shakespeare, ni Eschyle ; et, au contraire, on s’accorde à reconnaître en eux ce qu’on appelle de nos jours, des « professeurs d’énergie morale ». Pourquoi cela ? Le crime changerait-il de nom quand il est commis par des « personnes souveraines » ? Si jadis on a pu le croire, — et non pas sans quelque raison, — c’est ce qu’on ne croit plus de nos jours, ou du mois c’est ce qu’il serait difficile de nous faire admettre. Seulement, en ce cas, sachons renoncer à des critiques, dont l’apparente solidité, n’étant fondée que sur ces conventions, chancelle ou s’écroule avec elles. Il n’y a pas plus d’immoralité dans le sujet de la Dernière incarnation de Vautrin qu’il n’y en a dans les sujets habituels du drame et de la tragédie classiques : il y a seulement plus d’invraisemblance, et des moyens plus fous, comme d’ailleurs dans Hernani, dans Ruy Blas ou dans les Burgraves.

Mais, dira-t-on, Ruy Blas et Rodogune, Bajazet et Hamlet, Œdipe et Agamemnon, c’est de histoire ! et l’histoire… Oui, je sais, l’histoire a tous les droits, sans en excepter celui de fausser la vérité pour l’accommoder aux besoins des poètes ! Après quoi, sommes-nous bien sûrs que ce soit ici de l’histoire ? Et si oui, c’est alors que cette question de moralité ou d’immoralité prend toute son ampleur. Le roman, description et représentation de la vie contemporaine, réclame les mêmes droits que l’histoire, chronique et restitution de la vie du passé. Au nom de quoi les lui refuserons-nous ? Si cette « représentation de la vie » n’était pas avant Balzac l’objet propre et unique du roman, nous avons montré que, depuis lui, et par lui, elle l’était devenue. Elle est devenue non seulement son objet, mais sa raison d’être. Qui limitera l’étendue de cette représentation ? Car les raisons au nom desquelles on essaierait de la limiter condamneraient d’immoralité l’enseignement de l’histoire — elle-même. Ce que nous permettons à Saint-Simon, pourquoi le refuserons-nous à Balzac ? et, si l’on prétend que les personnages de Saint-Simon ont pour eux d’avoir existé, que nous importe, à nous, qui ne les connaissons que par lui ? La poésie n’est-elle pas souvent « plus vraie » que l’histoire ? et lequel des deux est le « plus romanesque », de Rastignac, ou du fameux Lauzun ?

Qu’est-ce donc à dire ? et sous ce nom d’ « immoralité », ce que l’on dispute ou ce que l’on conteste à Balzac, ne serait-ce pas sa conception d’art ? ce que l’on refuse de reconnaitre au roman, ne serait-ce pas le droit, qu’il réclame depuis Balzac, à la « représentation totale de la vie ? » Nos critiques et nos historiens de la littérature n’ont pas l’air de s’en apercevoir, mais l’art n’est toujours pour eux, comme pour nos maîtres, depuis Boileau jusqu’à Sainte-Beuve, qu’un « choix », et par suite une limitation. Le principe de cette limitation, et la raison de ce choix peuvent d’ailleurs varier d’une école, et surtout d’une époque à une autre ; et la variation peut aller jusqu’à la contradiction. L’objet de l’art, pour nos classiques, a été la détermination des caractères de l’humanité moyenne, et, sur cette base, le perfectionnement de la vie civile. « Homère, et tant d’autres poètes, dont les ouvrages ne sont pas moins graves qu’ils sont agréables, ne célèbrent que les arts utiles à la vie humaine, ne respirent que le bien public, la patrie, la société, et cette admirable civilité que nous avons expliquée. » C’est Bossuet qui s’exprime ainsi ; c’est la leçon qui se dégage de l’Art poétique de Boileau ; c’est une de celles que l’on pourrait tirer de la fable de La Fontaine et de la comédie de Molière ; c’est encore et surtout l’opinion de Voltaire. La littérature a une fonction sociale : l’art est pour nos classiques tout autre chose qu’un jeu. Et, dans une telle conception de l’art, rien n’est plus facile à concevoir, et à définir, que la « moralité » ou « l’immoralité » de l’œuvre d’art.

La définition est moins aisée quand l’objet de l’art est, comme pour nos romantiques, la manifestation de la personnalité de l’artiste, ou la réalisation de la beauté. Ne nous attardons pas à la chercher ! Mais voyons, tâchons de bien voir que, dans l’un comme dans l’autre cas, perfectionnement de la vie civile ou réalisation de la beauté, quel que soit le principe ou la raison du choix, l’art est toujours conçu comme un choix ; et, classique ou romantique, l’artiste est donc toujours celui qui « sépare », qui distingue, et qui choisit. Son modèle, qui d’ailleurs est toujours la nature, étant là devant ses yeux, il n’en imite ou n’en reproduit, ni, dans un cas, ce qui serait d’un mauvais exemple ou d’un fâcheux conseil, comme le trouble ou l’agitation des sens, ni, dans l’autre cas, ce qui pourrait nuire à la beauté ou à l’homogénéité de la représentation, mais, dans l’un comme dans l’autre, il « choisit », puisqu’il rejette et il retient, il exagère ou il atténue, il combine et il arrange, il montre et il ne montre pas ! C’est ce que l’on remarquera, dans la peinture même de ses « monstres » : l’Iago de Shakespeare, ou son Richard III, la Rodogune de Corneille, le Néron de Racine, le Claude Frollo de Victor Hugo ou son don Salluste ; et, à plus forte raison, dans le dessin qu’ils tracent de leurs « personnages sympathiques » : Desdémone ou Cordelia, Chimène, Iphigénie, la Esmeralda ou dona Maria de Neubourg. La fidélité de l’imitation, pour exacte qu’elle soit dans le détail, se subordonne à autre chose, et c’est pourquoi, dans Britannicus et dans Othello, — pas plus que dans Tartuffe et dans le Misanthrope, dans Gil Blas et dans Clarisse Harlowe, — la fidélité de l’imitation n’est la mesure ni le juge de la valeur de l’œuvre d’art ou de l’intention de l’artiste.

Or, précisément, c’est de ce système, comme de tous ceux qui s’y rapportent ou qui s’en rapprochent, — et il y en a plus d’un, — que la conception d’art de Balzac est le contraire. Il n’y a pas lieu de choisir ! Voilà l’enseignement que son œuvre nous donne, attendu que si nous choisissons, nous ne « représentons » plus, puisque nous éliminons, nous corrigeons, et nous mutilons.

Il n’y a pas lieu de choisir entre les sujets ; et, en effet, quelles combinaisons nos romanciers ont-ils inventées, je dis les Victor Ducange et les Ponson du Terrail, dont la complication, ou l’horreur, ou la bizarrerie, n’aient pas été surpassées par la réalité ? C’est ce que l’on voit bien quand éclate, par hasard, dans notre société contemporaine, — et n’ai-je pas tort de dire par hasard ? — une de ces affaires que l’on est convenu d’appeler « scandaleuses », et dont les débats, tout d’un coup, laissent apparaître, comme par une large déchirure du voile qui la dissimulait, toute la laideur de la réalité. Prétendons-nous supprimer cette laideur ? et, si nous en supprimons la représentation, que deviendra la « ressemblance avec la vie » ? C’est pourquoi, pas plus qu’entre les sujets, il n’y a lieu de choisir entre les détails qui concourent à l’expression de cette ressemblance. Est-ce que les naturalistes « choisissent », lorsqu’ils décrivent un animal ou une plante, et n’en retiennent-ils que les organes nobles, tous les autres étant déclarés de moindre ou de nul intérêt ? Non, sans doute ; et la raison en est qu’un détail qui longtemps avait passé pour insignifiant s’est trouvé souvent devenir tout à coup capital ou essentiel. On ne sait ce que sera la science de demain ! mais, en attendant, ce que nous lui devons, c’est de préparer pour elle des descriptions très complètes, et de dresser des inventaires qui épuisent les caractères des choses. Et il ne faut pas même enfin que le romancier choisisse, pour ainsi dire, entre ses personnages, ni qu’il penche trop évidemment pour les uns ou pour les autres ! Car la sincérité de l’observation et la vérité de la « représentation » s’accommoderaient mal de cette partialité déclarée de l’observateur et du peintre ; et puisque tous les êtres, en tant qu’objets de son observation, sont égaux devant la science, ils doivent donc l’être aussi devant l’art, en tant qu’objets de ses « représentations ». C’est ce que George Sand n’a jamais pu admettre.

Il apparaît ainsi clairement qu’en reprochant à Balzac « l’immoralité » de quelques-uns de ses sujets, ou cette « immoralité » plus subtile, qui consiste à décrire les mœurs de ses « monstres », comme il ferait des objets les plus indifférents, avec le même sang-froid et la même « objectivité », c’est sa conception du roman qu’on lui reproche, et ce qu’on dispute au roman lui-même c’est le droit d’être une « représentation de la vie ». « Quand même la vie serait aussi laide que le dit Balzac, — écrit à ce propos M. André Le Breton, son dernier biographe, — ce n’est pas à la misanthropie que l’homme de génie a mission de nous conduire, c’est à la pitié et à la résignation. Ou plutôt, sa mission est de nous réconcilier avec cette pauvre vie tant calomniée, de nous rendre les beaux espoirs, les illusions fécondes ; et j’aurai toujours peine à croire que l’optimisme de Corneille et de Hugo ne soit pas supérieur au pessimisme de Balzac. » Je le veux bien ; quoique d’ailleurs ni Théodore, ni Rodogune, ni Héraclius, ni Pertharite, qui sont bien, je crois, de Corneille, ni les romans ou les drames de Hugo, — Notre-Dame de Paris, le Roi s’amuse, Ruy Blas, les Misérables eux-mêmes — ne respirent tant d’optimisme ! Quant à décider, après cela, si « l’optimisme de Corneille et de Hugo » est ou non « supérieur au pessimisme de Balzac », j’entends bien que c’est une question de morale, mais on ne résout pas un problème d’esthétique par une question de morale ; on s’y dérobe ! et il ne suffit pas à la condamnation de la vérité dans le roman que la vérité soit déplaisante, ou même insupportable à voir.

Je prie le lecteur de vouloir bien y faire attention : nous ne confondons point ici, comme Balzac eût voulu qu’on le fît, la science avec l’art ; et nous ne revendiquons point pour le second tous les droits qu’on passe à la première. L’art est une chose, la science en est une autre, et ni leur objet à tous deux, ni leur méthode, par conséquent, n’est la même. Ils ne relèvent point non plus de la même juridiction. Nous admettons encore que, si l’on ne saurait imposer de limite aux investigations et à la curiosité de la science, on puisse au contraire poser des bornes à l’art, et qu’on l’oblige en quelque sorte au respect de certaines conventions. Et nous ajoutons que ce n’est point une pure convention, — quoi que Balzac en ait pu dire, et Taine depuis lui, — si nous refusons ou si nous disputons au romancier le droit d’affecter, en présence de l’homme, la hautaine indifférence du naturaliste en présence de l’animal. Nous disons seulement que tout cela n’est pas la question. La seule question est de savoir si, comme histoire, le roman a ou n’a pas en principe le droit de représenter la vie dans sa totalité. S’il ne l’a pas, c’est bien ! la cause est entendue ; et il ne reste plus qu’à dire quel sera l’objet du roman, si ce sera « de nous rendre les beaux espoirs et les illusions fécondes », ou de faire briller à nos yeux la virtuosité du romancier ! Mais, s’il a le droit de « représenter la vie dans sa totalité », ses libertés devront alors être les mêmes que celles de l’histoire, à laquelle je ne vois pas que l’on ait jamais reproché de nous dire toute la vérité sur les choses et les hommes du passé. Je dis que c’est ce droit, rien de plus, mais rien de moins, que Balzac a revendiqué ; et il l’a conquis pour toujours au roman. Non seulement le roman a le droit de « représenter », comme l’histoire, « la vie dans sa totalité », mais ce droit, depuis Balzac, est proprement sa raison d’être, et on ne pourrait le lui disputer sans ramener le genre à la médiocrité de sa forme classique.

Si nous acceptons cette définition du roman, le romancier n’aura plus guère que deux manières d’être « immoral », ou même qu’une seule, comme l’historien, et ce sera de se tromper, volontairement ou involontairement, sur l’importance relative des faits dans la vie d’ensemble de l’humanité. Le modèle, à cet égard, d’un historien parfaitement immoral, c’est le vieux Michelet, avec sa manie de ne voir que des « affaires de femmes » dans l’histoire, où, sans doute, il y en a beaucoup, et souvent de très fâcheuses, mais qui ne sont pas pourtant toute l’histoire, et auxquelles on ne saurait uniquement réduire même l’histoire du règne de Louis XV ou de celui de la grande Catherine. Mais précisément, nous l’avons dit, c’est ce que Balzac n’a eu garde de faire, et ce qu’il convient d’admirer dans sa Comédie, ou pour mieux dire, dans le plan de sa Comédie humaine, c’est l’effort qu’il a fait pour essayer de proportionner le nombre et l’importance de ses études à l’importance réelle des choses. S’il s’est trompé sur le nombre ou sur la vraie nature des ressorts qui font mouvoir les hommes ; s’il n’a pas fait la place assez large aux passions de l’amour ; et s’il l’a faite au contraire trop grande à la haine, à l’avarice, à l’ambition, c’est un autre problème ! Mais il a fait effort pour ne pas se tromper ; la question a cessé d’être une question de morale ; et, sans doute, après cela, ce n’est pas sa faute, mais celle de la société de son temps, si, dans la peinture qu’il nous en a laissée, la représentation du vice y est, si je puis ainsi dire, plus copieuse que celle de la vertu.

A-t-il d’ailleurs passé la mesure dans cette représentation du vice ? Et, — ce qui serait encore une manière d’être « immoral », — a-t-il insisté, dans ses romans, avec une complaisance de mauvais goût, sur de certains détails qu’il est convenu qu’on ne doit qu’indiquer ? C’est ce que Taine semble dire quelque part : « La vie animale surabondait en lui, nous dit-il. On l’a trop vu dans ses romans. Il y hasarde maint détail d’histoire secrète, non pas avec le sang-froid d’un physiologiste, mais avec les yeux allumés d’un gourmet et d’un gourmand qui, par une porte entre-bâillée, savoure des yeux quelque lippée franche et friande. » [Nouveaux Essais de critique et d’histoire, 3e édition, 1880, p. 61.] C’est beaucoup dire, et ces détails « d’histoire secrète », où « s’allument les yeux » de Balzac, on voudrait, afin d’en pouvoir juger, que Taine, sans les reproduire, en eût du moins indiqué le lieu. S’il y en a quelques-uns dans les Contes drolatiques, j’en connais de « cyniques » dans la Comédie humaine, mais bien peu que l’on puisse qualifier de « libertins » ; et tout est dans cette nuance. De telle sorte que « l’immoralité » de Balzac, à vrai dire, n’est qu’une forme de sa « grossièreté » ou de sa « vulgarité », Puissent les Balzaciens ne pas trop se récrier sur ces mots, et comprendre qu’il se pourrait que ce fussent encore là deux des conditions sans lesquelles on ne saurait pleinement et complètement « représenter » la vie !

Évidemment, il est facile de n’être ni « grossier », ni « vulgaire », quand on ne met en scène, au théâtre ou dans le roman, que des personnes « très distinguées », qui n’échangent entre elles, dans des mobiliers très somptueux ou dans des paysages très aristocratiques, que des propos très galants ou très nobles. On n’y réussit pas toujours ! Et même il est arrivé à Balzac d’y échouer, précisément quand il lui eût surtout importé d’y réussir, et qu’il n’y a d’ailleurs épargné ni les subtilités de son analyse, ni les efforts ou plutôt les contorsions de son style. Je ne dis pas cela pour ses « gens du monde », ses grands seigneurs et ses « duchesses ». Sainte-Beuve, — qui était du même temps et du même monde, — nous en a garanti la ressemblance. « Qui, mieux que lui, a peint les vieux et les belles de l’Empire ? Qui surtout a plus délicieusement touché les duchesses et les vicomtesses de la fin de la Restauration ?… » Je préfère le témoignage de Sainte-Beuve, qui a connu, sur leur déclin, quelques-unes de ces « vicomtesses » ou de ces « duchesses », madame de Beauséant ou madame de Langeais, à l’opinion de quelques honnêtes universitaires, ou de quelques sévères magistrats, qui n’ont point retrouvé dans ces dames leur idéal d’élégance, de distinction, et d’aristocratie. Mais c’est d’une manière générale que Balzac est « grossier », comme il est « vulgaire », sans presque s’en apercevoir, et tout simplement parce qu’il y a des choses qui lui échappent, ce qui est, en tout art, la vraie manière, et j’oserais dire la bonne, d’être vulgaire et d’être grossier. On ne fait pas du Jordaëns quand on a le tempérament de Van Dyck, encore qu’on soit tous les deux Flamands, et tous les deux de l’école de Rubens. Pareillement, on ne crée ni Gaudissart ni Bixiou sans en avoir soi-même quelques traits ! Mais ne serait-ce pas dommage que nous n’eussions ni Bixiou, ni Gaudissart ; et, si ce sont bien des types de leur temps, voudrions-nous que Balzac les eût écartés de son œuvre, comme n’étant pas des personnes assez distinguées ?

Ici encore, et si l’on accepte le roman comme une « représentation » de la vie, dont le premier mérite est dans sa fidélité, c’est la même question qui revient : « Balzac a-t-il passé la mesure ? et la vie, qui tout à l’heure ne nous est pas apparue plus immorale dans son œuvre qu’elle ne l’est en réalité, nous y apparaît-elle plus “grossière” ou plus “vulgaire” que nature ? » Je réponds encore que je ne le crois point.

Je fais la part de son tempérament, qui n’a rien eu d’aristocratique, en dépit de ses doctrines, et dont on a vu que ni madame de Berny, ni la comtesse Hanska n’avaient pu réussir à modifier un peu profondément la vulgarité native. Mais la véritable explication, que ne donnent point la plupart des critiques, c’est que « la représentation de la vie », étant l’objet du roman, le « modèle », entre l’auteur de Gil Blas et celui de la Cousine Bette, a changé. Ou, en d’autres termes encore, l’évolution dont Balzac a été le grand ouvrier dans l’histoire du roman moderne, n’est elle-même que l’expression d’une évolution qui s’accomplissait en même temps dans les mœurs ; et c’est justement ce qui fait l’incomparable originalité du roman de Balzac. Tandis qu’autour de lui ses rivaux de popularité, quand ils ne sont pas, comme Dumas ou comme Eugène Suë, de simples amuseurs, ou, moins encore que cela, des exploiteurs de leur talent, n’imitent de la vie de leur temps que ce qu’on en avait pour ainsi dire imité de tout temps, — et, par exemple, ce qui nous permet aujourd’hui de comparer Manon Lescaut avec la Dame aux Camélias, — c’est à ce que son temps lui offre de caractères nouveaux, de singularités « non encore vues » que Balzac s’attache ; et précisément c’est ce que des lecteurs nourris dans les classiques éprouvent infiniment de peine à lui pardonner. Ce qui leur déplaît, dans sa manière de concevoir et de représenter la vie, c’est ce qui les choque dans son style, et ils le trouvent, si je puis ainsi dire, scandaleusement « moderne ». Mais les mêmes considérations le justifient toujours, et s’il est « ressemblant », ce n’est pas à lui seul, ni principalement, que nous devrons reprocher sa « grossièreté » ni sa « vulgarité ».

Que l’on dise donc que, depuis cent cinquante ou deux cents ans, de profonds changements se sont opérés dans la structure intime des sociétés modernes ; que le moindre de ces changements n’est peut-être pas celui qui a renversé les rapports des conditions et la hiérarchie des classes sociales ; et que la morale même, toujours immuable en son principe, mais diverse en ses applications, n’a pas pu ne pas subir le contre-coup de ces changements, on peut le dire, il faut le dire, et on aura raison de le dire ! Ce sont ces changements que le roman de Balzac a en quelque sorte enregistrés. Le roman de Balzac est « vulgaire » dans la mesure où la vie s’est elle-même « vulgarisée » depuis deux siècles, en se soumettant à des exigences nouvelles ; et il est « grossier » dans la mesure où, si nous ne sommes pas, un à un, et individuellement, plus « grossiers » que nos pères, on ne saurait nier cependant que la civilisation moderne ait développé, en général, « la grossièreté ».

Est-ce là ce que l’on a quelquefois voulu dire en parlant du caractère « démocratique » de l’œuvre de Balzac ? À quoi je sais bien que l’on a répondu que l’art était toujours « aristocratique » ; mais ce n’est là qu’une équivoque, à moins que ce ne soit une sottise. Il est possible qu’un artiste soit toujours en quelque manière un « aristocrate », et possible aussi que l’existence d’une « aristocratie » soit nécessaire au développement de l’art, — ce n’est pas l’exemple d’Athènes ou celui de Florence qui prouveraient le contraire ! — mais il n’en est pas moins vrai qu’une œuvre d’art peut être marquée d’un caractère plus ou moins « démocratique » ; et c’est le cas des trognes enluminées de Jordaëns par rapport aux bergers enrubannés de Watteau. C’est aussi le cas des romans de Balzac. Je ne parle pas des traits sous lesquels y est représentée l’aristocratie, et qui en sont comme une perpétuelle satire, d’autant plus âpre qu’elle est souvent inconsciente. Voyez, dans la vieille Fille, le personnage du chevalier de Valois, ou, dans Illusions perdues, le tableau de la « haute société » d’Angoulême, sous la Restauration. Voyez aussi tous les Chaulieu dans les Mémoires de deux Jeunes Mariées. Mais les romans, de Balzac sont « démocratiques », par la rencontre et le mélange qu’on y voit de toutes les conditions sociales, y compris celles qu’avant Balzac on ne mettait en scène que pour en faire un objet de risée. Ils sont « démocratiques », par et pour les moyens qu’on y emploie de parvenir, et qui n’ont rien ou presque rien de commun avec ceux dont on use, par exemple, dans les Mémoires de Saint-Simon. Ils sont « démocratiques », par la nature des sentiments qu’y éprouvent les personnages, et aux meilleurs desquels il est rare qu’un peu de cette envie ne se mêle point qui, bien plus encore que la « vertu », quoi qu’en ait dit Montesquieu, est le principe des démocraties. Ils sont « démocratiques », par la défiance qu’on y témoigne de l’ « individualisme », qui est, au contraire, lui, le principe des aristocraties. Ils sont « démocratiques », par les qualités comme par les défauts d’un style, dans le torrent duquel roulent indistinctement des termes empruntés de l’argot de tous les métiers, des métaphores tirées de l’exercice de toutes les professions, des calembours et des plaisanteries ramassés dans tous les milieux. Ils sont encore « démocratiques », par l’air même qu’on y respire, par les promesses de fortune et de succès qu’ils font miroiter aux yeux de la jeunesse, par la manière dont toutes les satisfactions y sont offertes en proie à l’instinct égalitaire, aucune ambition n’y étant interdite à personne, ni contrainte par aucun préjugé. Et ils sont « démocratiques » enfin, par la fidélité avec laquelle ils rendent la puissance de ce mouvement social dont la prodigieuse accélération, en dépit de toutes les oppositions et de tous les obstacles, sera sans doute pour l’avenir le phénomène essentiel et caractéristique du XIXe siècle. Et c’est pourquoi, quand on les appelle « démocratiques », il se peut que le mot déplaise à quelques dilettantes ; qu’il ait besoin d’être expliqué, comme nous essayons de le faire ici même ; qu’il eût étonné et, si l’on le veut, indigné Balzac ; mais on sait ce que l’on veut dire ; on le sait parfaitement ; et on le dit aussi clairement qu’on le puisse dire d’un seul mot.

Concluons donc, sur « la morale » des romans de Balzac, qu’ils ne sont à proprement parler, ni « moraux » ni « immoraux », mais ce qu’ils sont et ce qu’ils devaient être, en tant que « représentation » de la vie de son temps. Ils sont « immoraux » comme l’histoire et comme la vie, ce qui revient à dire qu’ils sont donc aussi « moraux » comme elles, puisque sans doute, à un moment donné de leur évolution, elles ne peuvent être autres qu’elles ne sont. Et il est assurément permis de penser que les « leçons » qu’elles donnent, — si toutefois c’est leur affaire de donner des leçons ; et j’en doute, pour ma part, — ne sont pas les meilleures leçons, ni même de vraies leçons, je veux dire que l’on doive suivre ! Mais je ne vois pas qu’on en puisse faire aucun reproche à celui qui, comme Balzac, s’est borné à les enregistrer ; ou du moins, encore une fois, ce n’est pas sa « moralité » que l’on incrimine, en ce cas, c’est la conception qu’il s’est formée de son art, et ce que l’on conteste c’est la valeur ou la « légitimité » de cette conception. Nous avons essayé de montrer qu’on ne le pouvait guère qu’au nom d’un idéal d’art aboli désormais. Il nous reste maintenant à faire voir que la légitimité de cette conception se prouve d’une autre manière, par la rapidité, l’étendue et l’universalité de l’empire qu’elle a exercé sur les contemporains et les successeurs de Balzac.