Honoré de Balzac/VI.

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 184-214).

CHAPITRE VI

LA PORTÉE SOCIALE DU ROMAN DE BALZAC

On n’ « observe » pas pour l’unique satisfaction d’ « observer », — quoique d’ailleurs le plaisir puisse en être extrêmement vif, — et, même dans l’ordre scientifique, ou surtout dans l’ordre scientifique, aucune « observation » n’est à elle-même sa fin. C’est ce que ne savent pas toujours ceux qui se décorent ou qu’on honore de ce nom d’ « observateurs » ; gens qui confondent communément la science avec la statistique, l’érudition avec un système de fiches ; et dont on pourrait dire qu’ils « observent » les faits comme les philatélistes collectionnent les timbres-poste. Il n’y en a jamais assez ! et si quelqu’un, un beau jour, tire quelque parti de leur collection, ils ne lui en voudront pas ; mais, en attendant, ils ne se soucient, eux, et ils ne s’enorgueillissent que de l’avoir formée.

L’ « observation » de Balzac est quelque chose de plus, et de très différent. « J’ai été pourvu d’une grande puissance d’observation, — écrivait-il à madame Hanska, tout au début de leur liaison, au commencement de 1833, — parce que j’ai été jeté à travers toutes sortes de professions, involontairement. Puis, quand j’allais dans les hautes régions de la société, je souffrais par tous les points où la souffrance arrive, et il n’y a que les âmes méconnues et les pauvres qui sachent observer, parce que tout les froisse, et que l’observation résulte d’une souffrance. La mémoire n’enregistre rien que ce qui est douleur. À ce titre elle vous rappelle une grande joie, car un plaisir [un grand plaisir] touche de bien près à la douleur. Ainsi la société dans toutes ses phases, du haut en bas, ainsi que les législations, les religions, les histoires, le temps présent, tout a été analysé et observé par moi ! » Il y a là un peu d’exagération et même de charlatanisme. « Les législations ; les religions ; les histoires » ; c’est beaucoup : et Balzac les a peut-être devinées, mais « analysées » ! ou sérieusement, consciencieusement étudiées, c’est une autre affaire, et le correspondant de l’ « Étrangère » ne se moque-t-il pas un peu d’elle ? Si les législations, les religions, les histoires ne sont peut-être pas l’arcane qu’en voudraient faire quelques-uns de ceux qui les étudient, — et qui les monopoliseraient volontiers, s’ils le pouvaient, — elles ne se laissent pourtant pas surprendre en moins de temps que l’on n’en met à écrire Clotilde de Lusignan ; et, de fait, on ne voit que trop, quand il prétend toucher à de certains sujets, combien l’érudition de Balzac est superficielle. C’est ce que Sainte-Beuve lui prouvera [Cf. Port Royal, édit. in-18, I, 549-559] ; et c’est ce que jamais ils ne se pardonneront l’un à l’autre…

Mais ce qui est intéressant ici, c’est l’idée que Balzac se forme de l’observation. Tâchons en effet de le bien entendre. Que veut-il dire quand il se vante « d’avoir tout observé » ? Il n’a point pris de « notes », ni constitué de dossiers » ! Où en eût-il trouvé le temps ? Au sens où l’on entend communément le mot, Balzac n’a pas eu le loisir d’ « observer » ; et, d’ailleurs, il n’en eût pas eu la patience. Mais il a « observé » tout ce qu’il lui fallait connaître pour pouvoir « réaliser » le monde qu’il portait dans sa tête, et lui communiquer ce principe ou ce souffle de vie sans lequel des « dossiers » et des « notes », quel qu’en soit le contenu, ne sont de leur vrai nom que d’inutiles paperasses. Avant sa vision à lui, complète, sinon précise, — ou confuse, mais totale, — d’ « une société dans toutes ses phases », il n’a demandé à l’ « observation » que les moyens actuels de donner un corps à sa vision. Et, pour la ressemblance de cette vision avec la réalité, ce n’est point du tout en les confrontant, ou en les contrôlant l’une par l’autre, qu’il s’en est assuré, mais en les rapportant l’une et l’autre à leurs causes génératrices, et en observant, de même qu’il inventait, si je puis ainsi dire, dans la direction de la nature. Naturaliste, de fait, l’observation de Balzac est sociale d’intention ; et peut-être devrions-nous dire qu’elle est sociale en tant que naturaliste, si précisément l’homme naturel est l’homme social, et non pas celui que l’on commence par isoler ou par abstraire de la société pour le mieux observer.

Quand nous parlons de la portée sociale du roman de Balzac, nous n’avons donc point d’égard à ses opinions politiques ou religieuses, qui n’ont rien eu de très profond, ni de très original ; et surtout qui n’ont que d’assez lointains rapports avec la qualité de son œuvre, et la nature de son génie. Je veux dire par là que, si Balzac, au lieu de se déclarer « catholique » et « royaliste », avait professé des opinions exactement contraires, je ne vois pas bien ce qu’il y aurait de changé dans la conception de son Père Goriot, ou dans le dessin de son Cousin Pons. Nous voyons parfaitement ce que ne serait pas Delphine si madame de Staël était née « catholique » ; mais le critique ou l’historien serait assurément très subtil, qui retrouverait dans Atala le « royalisme » de Chateaubriand. C’est ce qu’il faut dire de Balzac. S’il lui est arrivé d’écrire un roman tout exprès, comme le Médecin de campagne, pour y exprimer son idéal religieux et politique à la date de 1833, on l’y retrouve, naturellement ; et, dans une analyse du Médecin de campagne, il faudrait donc discuter les opinions que Balzac a mises dans la bouche du docteur Benassis. Mais, d’une manière générale, l’art de Balzac, sa conception de l’art et de la vie, la représentation qu’il nous en a donnée dans sa Comédie humaine, ne sont ni nécessairement, ni même très étroitement solidaires de ses opinions politiques ou religieuses.

Il a essayé, je le sais bien, de se persuader le contraire à lui-même, et il l’a essayé persévéramment et obstinément, dans les Préfaces que nous avons vu qu’il dictait à Félix Davin, et dans l’Avant-propos de la Comédie humaine ; — et je pense qu’il y a réussi. Il ne l’a pas persuadé à ses contemporains, qui, tout en l’admirant, ont semblé faire assez peu de cas de sa politique ou de sa « sociologie ». Les opinions politiques ou religieuses de Balzac, — quoi que d’ailleurs nous en pensions, et que nous les partagions ou non, — ne font pas corps avec son œuvre. Elles s’en distinguent, et on les en détache. Et elles peuvent d’ailleurs avoir leur intérêt, mais cet intérêt n’est pas d’une autre nature que celui que nous inspirent les opinions de George Sand ou de Victor Hugo.

On nous excusera d’insister sur ce point. Mais ce serait gravement altérer la physionomie vraie de Balzac que de se le représenter sous le bonnet, si j’ose ainsi dire, d’un docteur ès sciences sociales. La compétence et l’autorité ne s’improvisent pas plus en matière politique ou religieuse qu’en matière scientifique ; et, pas plus que les romanciers ou les dramaturges ses contemporains, Balzac, avant de toucher aux choses de la politique et de la religion, n’a pris la peine ou ne s’est donné le loisir de les étudier. C’est pourquoi, lorsqu’il affirme, par exemple, que « le christianisme, et surtout le catholicisme, étant un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme, est le plus grand élément d’ordre social », nous entendons bien ce qu’il veut dire, — et il se peut qu’il ait raison, comme il se peut qu’il ait tort, — mais on serait étonné si nous discutions sérieusement son affirmation ! Il ne faut pas non plus nous le dissimuler : une apologie du christianisme sera toujours suspecte sous la plume de l’auteur de Splendeurs et Misères des Courtisanes, pour ne rien dire des Petites Misères de la Vie conjugale ou de la Physiologie du Mariage, qui sont des livres parfaitement indécents. Mais quand Balzac ne serait pas l’auteur de quelques-uns de ses romans, il nous suffirait de connaître l’histoire de sa vie, pour être bien assurés qu’entre la négociation de deux traités de librairie, ou l’achat de deux meubles de Boulle, n’ayant jamais sans doute étudié sérieusement le catholicisme ou le christianisme, ce qu’il en a pu dire ne saurait donc passer la portée d’une boutade ; et son autorité n’en est vraiment pas une.

Laissons donc de côté les dissertations dont il a pu remplir son Curé de village ou son Médecin de campagne ! Laissons de côté les observations qu’il a pu faire, en passant, sur le « système des concours », ou sur le « pouvoir de l’association ». Ce que l’on veut dire, quand on parle de la portée sociale des romans de Balzac, c’est que, comme nous venons d’en faire tout à l’heure la remarque, la société qu’il a représentée dans son œuvre est « une société complète », ou presque complète, pourvue de tous ses organes, dont aucun n’est considéré dans son indépendance, et pour lui-même ou pour lui seul, mais dans son rapport avec les autres et avec l’ensemble. On veut dire encore que, dans un genre tel qu’était avant lui le roman, dénaturé, faussé, déséquilibré par la prépondérance qu’y occupait la peinture des passions de l’amour, Balzac, en introduisant la représentation des autres passions, en a fait une image représentative de la société tout entière, dont la préoccupation principale, en aucun temps, quoi qu’on en dise, n’a été d’ « aimer ». Elle ne l’a jamais été qu’en littérature, et surtout depuis les romantiques. Et on veut dire encore, — si l’on se rappelle ici ce que nous avons dit de la « valeur historique » du roman de Balzac, — que, dans la description ou la représentation de cette société, il a eu l’art d’en faire pressentir les modifications prochaines, et ainsi, de nous montrer à l’œuvre, dans le mécanisme de leur fonctionnement quotidien, les ressorts dont il avait commencé par mettre les principes à nu.

Une « société complète », avec tous ses organes, ou, ainsi qu’il dit lui-même « avec sa généalogie et ses familles… ses nobles, ses bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses politiques et ses dandys », et on pourrait ajouter : ses magistrats et ses diplomates, ses gens de lettres et ses hommes d’affaires, ses avoués, ses médecins, ses commerçants, ses militaires, c’est effectivement ce qui ne s’était point vu dans le roman, avant Balzac, et depuis lui, nous pouvons le noter dès à présent, c’est ce qui ne s’est point revu. Les héros de Balzac ne vivent, pour ainsi parler, qu’en « fonction » les uns des autres, d’une vie qu’on peut appeler « sociale » par excellence, et dont les accidents ne dépendent, pour ainsi dire, pas d’eux, mais des circonstances, et par conséquent des influences qui les façonnent.

« Il n’y a qu’un animal, écrivait-il dans l’Avant-propos de la Comédie humaine. Le créateur ne s’est servi que d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés. L’animal est un principe qui prend sa forme extérieure, ou, pour parler plus exactement, les différences de sa forme, dans les milieux où il est appelé à se développer. Les espèces zoologiques résultent de ces dilférences. » Et plus loin : « Il a donc existé, il existera donc de tout temps des espèces sociales comme il y a des espèces zoologiques. » L’analogie est sans doute plus apparente que réelle. Quoi que Balzac en dise, il n’est pas vrai que « les différences qui existent entre un soldat, un ouvrier, un administrateur… » soient « aussi considérables » que celles qui distinguent « le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin et… le veau marin ». Les « espèces zoologiques » varient-elles ? C’est un point dont nos savants, en dépit de Lamarck et de Darwin, ne tombent pas encore d’accord, un demi-siècle après Balzac. Mais il semble pourtant plus facile de faire, avec un ouvrier, un soldat et même un maréchal de France, — il y en a des exemples dans l’histoire et dans le roman de Balzac, — qu’un lion avec un âne ou qu’un loup avec un veau marin ; et les « espèces sociales » ont une tout autre plasticité que les espèces de la nature.

La formule n’en est pas moins celle des personnages de Balzac. Ils prennent vraiment « leur forme » ou « les différences de leur forme », dans les milieux où « ils sont appelés à se développer » ; et c’est ainsi qu’un soudard, comme Philippe Bridau, un vermicellier, comme le père Goriot, un soldat sorti du rang, comme le commandant Genestas, des femmes comme la duchesse de Langeais, madame de Nucingen, madame Camusot de Marville, deviennent dans sa Comédie l’expression d’une condition sociale tout entière, avec, si je puis ainsi dire, ses « tenants » et ses « aboutissants », les circonstances de sa formation, l’enchevêtrement de ses effets et de ses causes, sa valeur individuelle et typique à la fois. « Non seulement les hommes, a dit encore Balzac, mais encore les événements principaux de la vie se formulent par des types. Il y a des situations qui se représentent dans toutes les existences, des phases typiques, et c’est là l’une des exactitudes que j’ai le plus cherchées. » À sa place, dans l’Avant-propos de la Comédie humaine, cette phrase est un peu obscure. On ne voit pas bien comment « les événements principaux de la vie se formulent par des types ». Mais pour l’entendre, nous n’avons qu’à la rapprocher de cette autre phrase : « Mayenne et Charleville ont leur Grandet, comme Saumur » ; et n’est-il pas vrai qu’aussitôt tout s’éclaire ? Les romans de Balzac sont des romans sociaux en ce sens que les individus n’y existent réellement pas en dehors et indépendamment de la classe dont ils sont les représentants, ni conséquemment, de la « société » dont ils sont les créatures.

Ils sont encore « sociaux » pour la persistance avec laquelle, dans la plupart d’entre eux, sans chercher d’ailleurs à établir aucune thèse, Balzac a essayé de reconnaître et de mettre, disions-nous, à nu les ressorts essentiels de cette société.

C’est ainsi qu’il s’est complu à étudier, dans une série d’ « arrivistes », qui va de son Rastignac à son Vautrin, ce déchaînement d’énergie brutale provoqué par l’exemple de Napoléon et de sa prodigieuse fortune, et dont la critique s’obstine, je ne sais pourquoi, à vouloir voir le modèle ou l’incarnation dans le Julien Sorel de Stendhal. [Le Rouge et le Noir, 1830.] Mais, en comparaison de ce que sont les héros de l’énergie dans le roman de Balzac, ce Julien Sorel n’est qu’un fantoche, en qui je ne voudrais pas décider ce qu’il convient d’admirer le plus, de l’incohérence du personnage, ou de la fatuité de son auteur. Le seul Rastignac de Balzac est plus vrai dans un de ses gestes, que Julien Sorel dans toute sa personne ; et, si l’on veut des modèles de cette énergie suscitée dans les imaginations de la jeunesse d’alors par l’émulation de Napoléon, c’est dans la Comédie humaine que l’on les trouvera. On sait que l’un de leurs caractères est l’absence de toute espèce de scrupule, et c’est ce que l’on a quelquefois appelé l’immoralité de Balzac. Nous reviendrons dans un instant sur ce point, mais ici, où il ne s’agit que de la vérité humaine de l’imitation, nous nous bornerons à demander quels scrupules, de quelle nature, ont donc arrêté dans leurs entreprises un Napoléon, un Talleyrand ou un Fouché ?

Ce que Balzac n’a pas mis en une moindre lumière, c’est, dans la société nouvelle, issue de la Révolution, la désorganisation de la famille par la poussée de l’individualisme. Ici encore nous ne discutons pas, et nous nous défendons d’aborder le fond de la question. Si c’est la famille ou si c’est l’individu qui doit être considéré comme la « cellule » primitive de l’organisme social, les romans de Balzac n’apportent aucun argument dans l’un ou dans l’autre sens. Nous n’avons pas davantage à nous étendre en considérations sur le droit d’aînesse, ou sur nos lois successorales, puisque Balzac, dans ses récits, n’a jamais traité l’un et l’autre sujet que par manière de digression. Mais tout ce qu’il suffit de dire, c’est que, si la dissociation des anciennes coutumes familiales est en partie l’œuvre du temps, sans aucun doute, mais en partie aussi l’œuvre de la Révolution française, nul ne l’a mieux vu que Balzac ; et sa Comédie humaine est comme imprégnée de cette conviction. Il a le nouvel individualisme en haine, et, en un certain sens, contre ce grand ennemi de toute abnégation, comme de tout esprit de solidarité, son œuvre n’est qu’une espèce de réquisitoire, ou plutôt de croisade. C’est en quoi je la tiens pour éminemment sociale. Elle ramène constamment sous le regard de notre attention ce problème social entre tous, de l’organisation de la famille dans son rapport avec la société. Eugénie Grandet, le Père Goriot, un Ménage de Garçon, Modeste Mignon, la Muse du Département, les Souffrances d’un Inventeur, le Cousin Pons, la Cousine Bette sont essentiellement des « drames de famille ». Et s’il s’en dégage une leçon, c’est celle-ci, que, par la désorganisation de la famille, les sociétés modernes s’acheminent vers un état de choses où, la tyrannie de la loi s’exerçant universellement, sans obstacle et sans intermédiaire, il n’y aura pas de milieu entre l’individualisme anarchique, d’une part, et l’écrasement de l’individu par la collectivité anonyme et impersonnelle.

« La famille sera toujours la base des sociétés. Nécessairement temporaire, incessamment divisée, recomposée pour se dissoudre encore, sans liens entre l’avenir et le passé, la famille d’autrefois n’existe plus en France. Ceux qui ont procédé à la démolition de l’ancien édifice ont été logiques en partageant également les biens de la famille, en amoindrissant l’autorité du père, en faisant de tout enfant le chef d’une nouvelle famille, en supprimant les grandes responsabilités ; mais l’État social reconstruit est-il aussi solide avec ses jeunes lois, encore sans longues épreuves, que la monarchie l’était avec ses anciens abus ? En perdant la solidarité des familles, la société a perdu cette force fondamentale que Montesquieu avait découverte et nommée l’honneur. Elle a tout isolé pour mieux dominer, elle a tout partagé pour affaiblir. Elle règne sur des unités, sur des chiffres agglomérés comme des grains de blé dans un tas. Les intérêts généraux peuvent-ils remplacer les familles ? Le temps a le mot de cette grande question. » [Le Curé de village.]

En attendant qu’on en vienne à cette extrémité, ce que Balzac a encore admirablement vu et montré dans son œuvre, c’est le développement d’une forme d’égoïsme qui s’oppose en quelque mesure à cette tyrannie de la collectivité. Les égoïstes de Balzac sont d’une espèce particulière, dont le trait distinctif consiste en ceci que leur conscience n’a jamais hésité, — et en admettant qu’ils aient une conscience, — sur la légitimité de leur droit à la vie et au succès. Et, en effet, leur égoïsme, celui d’Eugène de Rastignac ou de Célestin Crevel, par exemple, fait partie, pour ainsi dire, d’un système social à la conservation et au maintien duquel il concourt. Si nous en voulions croire quelques économistes, « la concurrence » serait « l’âme du commerce », et on sait que peu leur importe au prix de quelles ruines et de quels désastres elle s’exerce ! Qu’importe à la société la déconfiture d’un César Birotteau, si l’on fabrique toujours plus d’ « huile de macassar », et que, de jour en jour, l’industrie nous la livre à meilleur marché ? Ainsi, les égoïstes de Balzac estiment que leur succès n’est pas seulement le leur, mais celui de toute une clientèle, qu’ils traînent avec eux, et même celui de toute une classe. C’est ce qui leur donne en eux-mêmes une confiance dont la sécurité n’a d’égale que l’énormité de leurs appétits. En s’appliquant à réussir, et dans la mesure où ils y parviennent, ils donnent l’exemple du succès ! Leur histoire, à eux autres, devient ce que Balzac appelle « une formule de vie » ! On dirait de ces milliardaires américains qui, n’ayant jamais eu d’autres préoccupations que de gagner de l’argent, se trouvent, en le gagnant et pour le gagner plus vite, avoir transformé toute une industrie et, par la transformation de cette industrie, la manière dont vivaient des milliers de leurs semblables. C’est encore en ceci que le roman de Balzac a vraiment une portée sociale.

Aussi, conçoit-on aisément que, préoccupé de reconnaître, de saisir et de fixer tous ces traits, Balzac n’ait donné dans son œuvre qu’une place tout à fait secondaire à la peinture des passions de l’amour, tandis qu’au contraire il en faisait une considérable à la question d’argent. Nous n’avons pas à revenir sur ce point. Mais nous pouvons ajouter quelques mots à ce que nous en avons déjà dit ; et, sans doute, il n’est pas inutile de bien voir comment la portée sociale des romans de Balzac résulte, pour une part, de cette subordination des passions de l’amour.

J’ai tâché d’expliquer ailleurs, et plus d’une fois, les raisons du prestige universel qu’exerçait, au théâtre ou dans le roman, la représenlation des passions de l’amour. Les passions de l’amour sont les plus « universelles » de toutes, et chacun de nous peut se flatter d’avoir en lui de quoi les ressentir, ou au moins de quoi les comprendre. Mais, après cela, l’amour, le grand amour, l’amour passion, celui qui se déploie dans les drames de Shakespeare, ou dans les tragédies de Racine, ce genre d’amour est assez rare ; — et peut-être faut-il nous en féliciter ! La race du chevalier Des Grieux, et des Valentine ou des Indiana n’est pas de celles dont on doive encourager la multiplication. Il y en aura toujours assez ! Mais ce qui est surtout vrai, c’est qu’en semblant faire de l’amour l’unique préoccupation de ses héros, le roman, jusqu’à Balzac, a faussé la représentation de la vie. L’humanité, en général, est préoccupée de tout autre chose que d’amour ; d’autres intérêts la sollicitent, et d’autres nécessités lui font sentir leur poids. L’amour n’est et n’a jamais été, ni ne peut être la grande affaire que de quelques désœuvrés, dont le temps n’est ni de l’argent, ni du travail, ni de l’action, ni quoi que ce soit qui se puisse transformer en utilité sociale. C’est pourquoi les amoureux auront donc leur place dans la représentation du drame de la vie ; mais ils n’y auront que leur place ; et, de leur amour même, aussi souvent que la vérité du récit l’exigera, des préoccupations étrangères à cet amour les en détourneront.

Complète, en ce sens que tous les éléments qui forment la société contemporaine de Balzac y figurent en leur rang, la représentation l’est donc en ce sens aussi qu’aucun des ressorts n’y est omis qui actionnent cette société. « Social » par la nature des préoccupations, je ne dirai pas qui le dominent, mais qui le remplissent, et même qui s’y font quelquefois jour comme à l’insu de l’auteur, le roman de Balzac est « social » par la nature des moyens qui lui servent à manifester ces préoccupations. On remarquera que c’est précisément ce qui manque aux romans de George Sand, qui tous ou presque tous, de 1830 à 1848, ont eu des prétentions « sociales ». — « Nous préparons une révolution pour les mœurs futures », disait-elle à Balzac lui-même en 1838, — mais dont les moyens sont demeurés purement « littéraires » ou « oratoires », et dont les personnages n’ont pensé, pourrait-on dire, qu’en fonction de leur amour ! Les romans de George Sand, je dis les meilleurs, sont des romans à prétentions sociales, mais de peu de portée sociale, et que la « beauté du style » n’empêche pas d’être aujourd’hui généralement illisibles : les romans de Balzac ont d’autant plus de portée qu’ils ont moins de prétentions ; — et le meilleur à cet égard n’en est pas le Médecin de campagne.

Je consens d’ailleurs que, dans la mesure où il n’est pas indifférent à une doctrine de pouvoir se réclamer ou s’autoriser de l’adhésion d’un grand esprit, on étende un peu au delà de ces conclusions, la « portée sociale » des romans de Balzac. S’il est donc une fois bien entendu qu’avec tout son génie — qui, par ailleurs, l’élève si fort au-dessus d’un M. de Bonald ou d’un Joseph de Maistre, — Balzac n’est cependant ni l’un ni l’autre de ces deux grands esprits, il y a lieu, non pas de discuter, nous l’avons dit, mais de relever, ou d’enregistrer quelques-unes de ses opinions. Elles ne sont dénuées ni de quelque justesse, ni même, et en dépit de la manière dont il les a formées, c’est-à-dire sans grande étude ni réflexion, de quelque profondeur.

C’est ainsi qu’il est intéressant de le voir, en toute occasion, lui, Balzac, le contemporain de George Sand et de Victor Hugo, — non moins incapable qu’eux, je ne dis pas de subir personnellement aucun joug, mais de s’astreindre à aucune discipline, — dénoncer l’individualisme comme l’origine à peu près unique des maux qui travaillent la société de son temps. Il en accuse ailleurs « le manque de religion » et « la toute-puissance de l’argent ». Mais le grand ennemi, c’est l’individualisme ; et, en effet, ce sont de dangereux personnages que des « individualistes » comme son Rastignac, son Vautrin, ou son Bridau. L’accuserons-nous, à ce propos, de contradiction, et feindrons-nous, avec une ironie facile et banale, de nous étonner que ses principes ne soient pas d’accord avec son « tempérament » ? En aucune manière ! nous surtout qui croyons que les « principes » nous ont été donnés pour contredire et régler les « tempéraments ». Mais, ce qui sera beaucoup plus juste, et conforme à la réalité, nous verrons dans la guerre que Balzac n’a pas cessé de faire à l’individualisme, — depuis le Médecin de campagne jusqu’à la Cousine Bette, — une conclusion de son enquête sur la société de son temps, et une conclusion dont la vraisemblance se fortifie, pour ainsi dire, de tout ce qu’elle a de contraire au tempérament du romancier. Pour qu’une telle conclusion s’imposât à Balzac n’a-t-il pas fallu qu’elle lui parût d’une évidence ou d’une clarté bien aveuglante ? — et ceci vaut sans doute la peine d’être noté.

Voici maintenant sur le suffrage universel une page que j’emprunte au Médecin de campagne ; c’est le docteur Benassis qui parle :

« Le suffrage universel, que réclament aujourd’hui les personnes appartenant à l’opposition dite constitutionnelle, fut un principe excellent dans l’Église, parce que, comme vous venez de le faire observer, cher pasteur, les individus y étaient tous instruits, disciplinés par le sentiment religieux, imbus du même système, sachant bien ce qu’ils voulaient et où ils allaient. Mais le triomphe des idées à l’aide desquelles le libéralisme moderne fait imprudemment la guerre au gouvernement prospère des Bourbons serait la perte de la France et des libéraux eux-mêmes. Les chefs du côté gauche le savent bien. Pour eux, cette lutte est une simple question de pouvoir. Si, à Dieu ne plaise, la bourgeoisie abattait, sous la bannière de l’opposition, les supériorités sociales contre lesquelles sa vanité regimbe, ce triomphe serait immédiatement suivi d’un combat soutenu par la bourgeoisie contre le peuple, qui, plus tard, verrait en elle une sorte de noblesse, mesquine, il est vrai, mais dont les fortunes et les privilèges lui seraient d’autant plus odieux, qu’il les sentirait de plus près. Dans ce combat, la société, je ne dis pas la nation, périrait de nouveau, parce que le triomphe toujours momentané de la masse souffrante implique les plus grands désordres. Ce combat serait acharné, sans trêve, car il reposerait sur des dissidences instinctives ou acquises entre les électeurs, dont la portion la moins éclairée, mais la plus nombreuse, l’emporterait sur les sommités sociales dans un système où les suffrages se comptent et ne se pèsent pas.

 

» Telles sont les raisons qui m’ont conduit à penser que le principe de l’élection est un des plus funestes à l’existence des gouvernements modernes. Certes, je crois avoir assez prouvé mon attachement à la classe pauvre et souffrante, je ne saurais être accusé de vouloir son malheur ; mais, tout en l’admirant dans la voie laborieuse où elle chemine, sublime de patience et de résignation, je la déclare incapable de participer au gouvernement. Les prolétaires me semblent les mineurs d’une nation, et doivent toujours rester en tutelle. Ainsi, selon moi, le mot élection est près de causer autant de dommage qu’en ont fait les mots conscience et liberté, mal compris, mal définis, et jetés aux peuples comme des symboles de révolte et des ordres de destruction. »

Je ne voudrais pas encore traiter trop négligemment quelques-unes des vues qu’il a exprimées sur le catholicisme, et qui font de lui, avec Lamennais, un des précurseurs de ce que l’on a depuis lors appelé le « catholicisme social ». Même, il a évité l’écueil où s’est brisé l’auteur des Paroles d’un Croyant, et tandis que celui-ci finissait, dans son ardeur démocratique, par faire des deux mots de « catholicisme » et de « démocratie » deux termes toujours convertibles, — et, de tout ce qu’ils représentent, deux choses constamment adéquates, — Balzac a très bien vu qu’on pouvait être un excellent chrétien, sans être un « démocrate », et surtout un parfait « démocrate », sans être aucunement chrétien. « Ce prêtre, dit-il de l’un de ceux qu’il a mis en scène dans son Curé de village, l’abbé Dutheil, appartenait à cette minime portion du clergé français qui penche vers quelques concessions, qui voudrait associer l’Église aux intérêts populaires pour lui faire reconquérir, par l’application des vraies doctrines évangéliques, son ancienne influence sur les masses, qu’elle pourrait alors relier à la monarchie. » Il revient sur la même idée, dans un autre endroit du même récit, par la bouche de l’abbé Bonnet, — c’est le « curé de village » : — « Initié peut-être par mes peines aux secrets de la charité, comme l’a définie le grand saint Paul dans son adorable Épître, je voulus panser les plaies du pauvre dans un coin de terre ignoré, puis, prouver par mon exemple, si Dieu daignait bénir mes efforts, que la religion catholique, prise dans ses œuvres humaines, est la seule vraie, la seule bonne et belle puissance civilisatrice. » C’est, on le voit, tout un programme ; et ce n’est pas à Balzac que les Ketteler, les Manning et les Gibbons ont emprunté, mais c’est pourtant le leur ; et il l’a formulé avant eux.

Encore moins méconnaîtrons-nous qu’à défaut d’une connaissance approfondie des vérités de la religion — qu’il ne semble pas que Balzac ait possédée, — ce même programme implique une singulière intelligence des conditions qui étaient aux environs de 1840 les conditions nécessaires de la rénovation sociale du catholicisme. Et si ces conditions n’ont été discernées par personne plus nettement que par le romancier de la Comédie humaine, qu’est-ce à dire, sinon que la philosophie sociale de ses romans, décidément, a enfoncé plus avant, plus profondément qu’on ne croyait dans l’analyse de la « société » de son temps, d’une part ? et, d’autre part, qu’on ne saurait négliger, sous prétexte qu’elle est d’un romancier, une opinion qui depuis lors, à mesure même qu’on la discutait, a paru se rapprocher davantage de la vérité ? Me permettra-t-on de faire observer à ce propos, qu’en ce point, comme en plusieurs autres, que nous avons signalés plus haut, la rencontre est singulière des opinions de Balzac, dans son Curé de village, dont la rédaction définitive est de 1845, avec Auguste Comte, en son Cours de philosophie positive, que celui-ci professait en 1842. Là aussi, comme on sait, dans le Cours de philosophie positive, se trouve une très belle apologie de la « vertu sociale du christianisme », et j’ajoute : une trace de l’influence de Joseph de Maistre sur Auguste Comte aussi profonde que l’influence de Bonald sur Balzac. Il en faudra tenir compte quand on essaiera d’ébaucher l’histoire des idées au XIXe siècle, et, pour l’écrire, de démêler les courants et les contre-courants qui se sont confondus, divisés, opposés, contrariés, réunis tour à tour, et dont personne encore, pas même M. Georges Brandes, — le critique danois dont le grand ouvrage ne tient pas les promesses de son titre, — n’a déterminé la direction, la force, ni le nombre.

Ce qu’en tout cas on ne saurait nier, c’est l’accord d’un Balzac et d’un Comte en plus d’un point de leur philosophie. Ce qui est intéressant, c’est de voir cet accord s’engendrer, pour ainsi dire, de l’application de la même méthode. L’auteur de la Comédie humaine, lui aussi, est un « positiviste » ; et tous les deux, Comte et Balzac, Balzac et Comte, c’est un peu de la même manière qu’ils ont entendu « l’observation ». Ennemis non moins acharnés l’un que l’autre de tout ce qui se nomme des noms d’ « individualisme » ou de « subjectivisme », c’est la « valeur objective » de la chose qu’ils se sont l’un et l’autre efforcés de mettre hors de doute, et de maintenir contre les interprétations toujours arbitraires, en tant que personnelles, de l’éclectisme et des romantiques. Non seulement il n’est pas vrai, en fait, que chaque chose apparaisse à chacun de nous sous un aspect différent, que déterminerait son « idiosyncrasie » ; et il n’y a là qu’une prodigieuse et impertinente illusion de l’orgueil ; mais la même réalité s’impose à toutes les intelligences ; et, de chaque chose, il n’y a qu’une vision qui soit exacte et « conforme à l’objet, » de même que, de chaque fait, il n’y a qu’une formule qui soit scientifique. Le père Grandet « ressemble » ou il « ne ressemble pas » ; madame de Mortsauf est « vraie » ou elle n’est pas « vraie » ; on ne saurait formuler deux jugements sur Célestin Crevel ou sur César Birotteau ; et contre cette évidence il n’y a ni sophisme, — ni infirmité, — qui puisse prévaloir.

Encore une fois, il est curieux qu’une pareille leçon se dégage, avec la même clarté, de deux œuvres aussi diverses que la Comédie humaine et le Cours de philosophe positive, conçues et réalisées dans des milieux si différents, séparées l’une de l’autre, si je puis ainsi dire, par une telle distance morale ; mais le fait n’est pas douteux ; et sans doute on pensera qu’il méritait d’être mis en lumière, pour lui-même d’abord, en raison de son intérêt propre ; pour les clartés qu’il peut contribuer à jeter sur le mouvement des idées aux environs de 1840 ; et enfin pour l’autorité qu’en peuvent recevoir de certaines idées, à la vraisemblance ou à la probabilité desquelles il n’est pas indifférent d’avoir été soutenues par des esprits aussi différents et aussi puissants qu’un Comte et qu’un Balzac.