Horace (Sand)/Chapitre 07

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Horace (Sand)
HoraceJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 18-20).
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VII.

— Vous demandez madame Poisson ? dit-il à Horace, qui n’accueillait pas trop bien en général sa familiarité. Eh bien ! vous ne verrez plus madame Poisson. Absente par congé, madame Poisson. Pas mal fait. M. Poisson ne la battra plus.

— Si elle avait voulu me prendre pour son défenseur, s’écria le petit Paulier, qui n’était guère plus gros qu’une mouche, elle n’aurait pas été battue deux fois. Mais enfin, puisque c’est le président qu’elle a honoré de sa préférence….

— Excusez ! cela n’est pas vrai, répondit le président des bousingots en élevant sa voix enrouée pour que tout le monde l’entendît. À moi, Arsène, un verre de rhum ! j’ai la gorge en feu. J’ai besoin de me rafraîchir.

Arsène vint lui verser du rhum, et resta debout près de lui, le regardant attentivement avec une expression indéfinissable.

« Eh bien, mon pauvre Arsène, reprit Laravinière sans lever les yeux sur lui et tout en dégustant son petit verre : tu ne verras plus ta bourgeoise ! Cela te fait plaisir peut-être ? Elle ne t’aimait guère, ta bourgeoise ?

— Je n’en sais rien, répondit Arsène de sa voix claire et ferme ; mais où diable peut-elle être ?

— Je te dis qu’elle est partie. Partie, entends-tu bien ? Cela veut dire qu’elle est où bon lui semble ; qu’elle est partout excepté ici.

— Mais ne craignez-vous pas d’affliger ou d’offenser beaucoup le mari en parlant si haut d’une pareille affaire ? dis-je en jetant les yeux vers la porte du fond, où nous apparaissait ordinairement M. Poisson vingt fois par heure.

— Le citoyen Poisson n’est pas céans, répondit le bousingot Louvet : nous venons de le rencontrer à l’entrée de la Préfecture de police, où il va sans doute demander des informations. Ah ! dame, il cherche ; il cherchera longtemps. Cherche, Poisson, cherche ! Apporte !

— Pauvre bête ! reprit un autre. Ça lui apprendra qu’on ne prend pas les mouches avec du vinaigre. Arsène ? à moi, du café !

— Elle a bien fait ! dit un troisième. Je ne l’aurais jamais crue capable d’un pareil coup de tête, pourtant ! Elle avait l’air usé par le chagrin, cette pauvre femme ! À moi, Arsène, de la bière ! »

Arsène servait lestement tout le monde, et il venait toujours se planter derrière Laravinière, comme s’il eût attendu quelque chose.

« Eh ! qu’as-tu là à me regarder ? lui dit Laravinière, qui le voyait dans la glace.

— J’attends pour vous verser un second petit verre, répondit tranquillement Arsène.

— Joli garçon, va ! dit le président en lui tendant son verre. Ton cœur comprend le mien. Ah ! si tu avais pu te poser ainsi en Hébé à la barricade de la rue Montorgueil, l’année passée, à pareille époque ! J’avais une si abominable soif ! Mais ce gamin-là ne songeait qu’à descendre des gendarmes. Brave comme un lion, ce gamin-là ! Ta chemise n’était pas aussi blanche qu’aujourd’hui, hein ? Rouge de sang et noire de poudre. Mais où diable as-tu passé depuis ?

— Dis-nous donc plutôt où madame Poisson a passé la nuit, puisque tu le sais ? reprit Paulier.

— Vous le savez ? s’écria Horace le visage en feu.

— Tiens ! ça vous intéresse, vous ? répondit Laravinière. Ça vous intéresse diablement, à ce qu’il paraît ! Eh bien ! vous ne le saurez pas, soit dit sans vous fâcher ; car j’ai donné ma parole, et vous comprenez.

— Je comprends, dit Horace avec amertume, que vous voulez nous donner à entendre que c’est chez vous que s’est retirée madame Poisson.

— Chez moi ! je le voudrais : ça supposerait que j’ai un chez moi. Mais pas de mauvaises plaisanteries, s’il vous plaît. Madame Poisson est une femme fort honnête, et je suis sûr qu’elle n’ira jamais ni chez vous ni chez moi.

— Raconte-leur donc comment tu l’as aidée à se sauver ? dit Louvet en voyant avec quel intérêt nous cherchions à deviner le sens de ses réticences.

— Voilà ! écoutez ! répondit le président. Je peux bien le dire : cela ne fait aucun tort à la dame. Ah ! tu écoutes, toi ? ajouta-t-il en voyant Arsène toujours derrière lui. Tu voudrais faire le capon, et redire cela à ton bourgeois.

— Je ne sais pas seulement de quoi vous parlez, répondit Arsène en s’asseyant sur une table vide et en ouvrant un journal. Je suis là pour vous servir : si je suis de trop, je m’en vas.

— Non, non ! reste, enfant de juillet ! dit Laravinière. Ce que j’ai à dire ne compromet personne. »

C’était l’heure du dîner des habitants du quartier. Il n’y avait dans le café que Laravinière, ses amis et nous. Il commença son récit en ces termes :

« Hier soir… je pourrais aussi bien dire ce matin (car il était minuit passé, près d’une heure), je revenais tout seul à mon gîte, c’était par le plus long. Je ne vous dirai ni d’où je venais, ni en quel endroit je fis cette rencontre ; j’ai posé mes réserves à cet égard. Je voyais marcher devant moi une vraie taille de guêpe, et cela avait un air si comme il faut, cela avait la marche si peu agaçante que nous connaissons, que j’ai hésité par trois fois… Enfin, persuadé que ce ne pouvait être autre chose qu’un phalène, je m’avance sur la même ligne ; mais je ne sais quoi de mystérieux et d’indéfinissable (style choisi, mes enfants !) m’aurait empêché d’être grossier, quand même la galanterie française ne serait pas dans les mœurs de votre président. — Femme charmante, lui dis-je, pourrait-on vous offrir le bras ? — Elle ne répond rien et ne tourne pas la tête. Cela m’étonne. Ah bah ! elle est peut-être sourde, cela s’est vu. J’insiste. On me fait doubler le pas. — N’ayez donc pas peur ! — Ah ! — Un petit cri, et puis on s’appuie sur le parapet.

— Parapet ? c’était sur le quai, dit Louvet.

— J’ai dit parapet comme j’aurais dit borne, fenêtre, muraille quelconque. N’importe ! je la voyais trembler comme une femme qui va s’évanouir. Je m’arrête, interdit. Se moque-t-on de moi ? — Mais, Mademoiselle, n’ayez donc pas peur. — Ah ! mon Dieu ! c’est vous, monsieur Laravinière ? — Ah ! mon Dieu ! c’est vous, madame Poisson ? (En voilà, un coup de théâtre !) — Je suis bien aise de vous rencontrer, dit-elle d’un ton résolu. Vous êtes un honnête homme, vous allez me conduire. Je remets mon sort entre vos mains, je me lie à vous. Je demande le secret. — Me voilà, Madame, prêt à passer l’eau et le feu pour vous et avec vous. Elle prend mon bras. — Je pourrais vous prier de ne pas me suivre, et je suis sûre que vous n’insisteriez pas ; mais j’aime mieux me confier à vous. Mon honneur sera en bonnes mains ; vous ne le trahirez pas. »

« J’étends la main, elle y met la sienne. Voilà la tête qui me tourne un peu, mais c’est égal. J’offre mon bras comme un marquis, et sans me permettre une seule question, je l’accompagne…

— Où, demanda Horace impatient.

— Où bon lui semble, répondit Laravinière. Chemin faisant : — Je quitte M. Poisson pour toujours, me répondit-elle ; mais je ne le quitte pas pour me mal conduire. Je n’ai pas d’amant, Monsieur ; je vous jure devant Dieu, qui veille sur moi, puisqu’il vous a envoyé vers moi en ce moment, que je n’en ai pas et n’en veux pas avoir. Je me soustrais à de mauvais traitements, et voilà tout. J’ai un asile, chez une amie, chez une femme honnête et bonne ; je vais vivre de mon travail. Ne venez pas me voir ; il faut que je me tienne dans une grande réserve après une pareille fuite ; mais gardez-moi un souvenir amical, et croyez que je n’oublierai jamais… Nouvelle poignée de main ; adieu solennel, éternel peut-être, et puis, bonsoir, plus personne. Je sais où elle est, mais je ne sais chez qui, ni avec qui. Je ne chercherai pas à le savoir, et je ne mettrai personne sur la voie de le découvrir. C’est égal, je n’en ai pas dormi de la nuit et me voilà amoureux comme une bête ! À quoi cela me servira-t-il ?

— Et vous croyez, dit Horace ému, qu’elle n’a pas d’amant, qu’elle est chez une femme, qu’elle…

— Ah ! je ne crois rien, je ne sais rien, et peu m’importe ! Elle s’est emparée de moi. Me voilà forcé de tenir ce que j’ai promis, puisqu’on m’a subjugué. Ces diables de femmes ! Arsène, du rhum ! l’orateur est fatigué. »

Je regardai Arsène : son visage ne trahissait pas la moindre émotion. Je cessai de croire à son amour pour madame Poisson ; mais, en voyant l’agitation d’Horace, je commençai à penser que le sien prenait un caractère sérieux. Nous nous séparâmes à la rue Gît-le-Cœur. Je rentrai accablé de fatigue. J’avais passé la nuit précédente auprès d’un ami malade, et je n’étais pas revenu chez moi de la journée.

Quoique j’eusse vu briller de la lumière derrière mes fenêtres, je fus tenté de croire qu’il n’y avait personne chez moi, à la lenteur qu’Eugénie mit à me recevoir. Ce ne fut qu’au troisième coup de sonnette qu’elle se décida à ouvrir la porte, après m’avoir bien regardé et interrogé par le guichet.

« Vous avez donc bien peur ? lui dis-je en entrant.

— Très-peur, me répondit-elle ; j’ai mes raisons pour cela. Mais puisque vous voilà, je suis tranquille. »

Ce début m’inquiéta beaucoup. « Qu’est-il donc arrivé ? m’écriai-je.

— Rien que de fort agréable, répondit-elle en souriant, et j’espère que vous ne me désavouerez pas ; j’ai, en votre absence, disposé de votre chambre.

— De ma chambre ! grand Dieu ! et moi qui ne me suis pas couché la nuit dernière ! Mais pourquoi donc ? et que veut dire cet air de mystère ?

— Chut ! ne faites pas de bruit ! dit Eugénie en mettant sa main sur ma bouche. Votre chambre est habitée par quelqu’un qui a plus besoin de sommeil et de repos que vous.

— Voilà une étrange invasion ! Tout ce que vous faites est bien, mon Eugénie, mais enfin…

— Mais enfin, mon ami, vous allez vous retirer de suite, et demander à votre ami Horace ou à quelque autre (vous n’en manquerez pas) de vous céder la moitié de sa chambre pour une nuit.

— Mais vous me direz au moins pour qui je fais ce sacrifice ?

— Pour une amie à moi, qui est venue me demander un refuge dans une circonstance désespérée.

— Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je, un accouchement dans ma chambre ! Au diable le butor à qui je dois cet enfant-là !

— Non, non ! rien de pareil ! dit Eugénie en rougissant. Mais parlez donc plus bas, il n’y a point là d’affaire d’amour proprement dite ; c’est un roman tout à fait pur et platonique. Mais, allez-vous-en.

— Ah ça, c’est donc une princesse enlevée pour qui vous prenez tant de précautions respectueuses ?

— Non ; mais c’est une femme comme moi, et elle a bien droit à quelque respect de votre part.

— Et vous ne me direz pas même son nom ?

— À quoi bon ce soir ? Nous verrons demain ce qu’on peut vous confier.

— Et, c’est une femme ?… dis-je avec un grand embarras.

— Vous en doutez ? » répondit Eugénie en éclatant de rire.

Elle me poussa vers la porte, et j’obéis machinalement. Elle me rendit ma lumière, et me reconduisit jusqu’au palier d’un air affectueux et enjoué, puis elle rentra, et je l’entendis fermer la porte à double tour, ainsi qu’une barre que j’y avais fait poser pour plus de sécurité quand je laissais Eugénie seule, le soir, dans ma mansarde.

Quand je fus au bas de l’escalier, je fus pris d’un vertige. Je ne suis point jaloux de ma nature, et d’ailleurs, jamais ma douce et sincère compagne ne m’avait donné le moindre sujet de méfiance. J’avais pour elle plus que de l’amour, j’avais une estime sans bornes pour son caractère, une foi absolue en sa parole. Malgré tout cela, je fus saisi d’une sorte de délire, et ne pus jamais me résoudre à descendre le dernier étage. Je remontai vingt fois jusqu’à ma porte ; je redescendis autant de fois l’escalier. Le plus profond silence régnait dans ma mansarde et dans toute la maison. Plus je combattais ma folie, plus elle s’emparait de mon cerveau. Une sueur froide coulait de mon front. Je pensai plusieurs fois à enfoncer la porte : malgré la serrure et la barre de fer, je crois que j’en aurais eu la force dans ce moment-là ; mais la crainte d’épouvanter et d’offenser Eugénie par cette violence et l’outrage d’un tel soupçon, m’empêchèrent de céder à la tentation. Si Horace m’eût vu ainsi, il m’aurait pris en pitié ou raillé amèrement. Après tout ce que je lui avais dit pour combattre les instincts de jalousie et de despotisme qu’il laissait percer dans ses théories de l’amour, j’étais d’un ridicule achevé.

Je ne pus néanmoins prendre sur moi de sortir de la maison. Je songeai bien à passer la nuit à me promener sur le quai ; mais la maison avait une porte de derrière sur la rue Gît-le-Cœur, et pendant que j’en ferais le tour, on pouvait sortir d’un côté ou de l’autre. Une fois que j’aurais franchi la porte principale, soit que le portier fut prévenu, soit qu’il allât se coucher, j’étais sûr de ne pas pouvoir rentrer passé minuit. Les portiers sont fort inhumains envers les étudiants, et le mien était des plus intraitables. Au diable l’hôtesse inconnue et sa réputation compromise ! pensai-je ; et ne pouvant renoncer à garder mon trésor à vue, ne pouvant plus résister à la fatigue, je me couchai sur la natte de paille dans l’embrasure de ma porte, et je finis par m’y endormir.

Heureusement nous demeurions au dernier étage de la maison, et la seule chambre qui donnât sur notre palier n’était pas louée. Je ne courais pas risque d’être surpris dans cette ridicule situation par des voisins médisants.

Je ne dormis ni longtemps ni paisiblement, comme on peut croire. Le froid du matin m’éveilla de bonne heure. J’étais brisé, je fumai pour me ranimer, et quand, vers six heures, j’entendis ouvrir la porte de la maison, je sonnai à la mienne. Il me fallut encore attendre et encore subir l’examen du guichet. Enfin il me fut permis de rentrer.

« Ah ! mon Dieu ! dit Eugénie en frottant ses yeux appesantis par un sommeil meilleur que le mien. Vous me paraissez changé ! Pauvre Théophile ! vous avez donc été bien mal couché chez votre ami Horace ?

— On ne peut pas plus mal, répondis-je, un lit très dur. Et votre hôte, est-il enfin parti ?

— Mon hôte ! » dit-elle avec un étonnement si candide que je me sentis pénétré de honte.

Quand on est coupable, on a rarement l’esprit de se repentir à temps. Je sentis le dépit me gagner, et n’ayant rien à dire qui eût le sens commun, je posai ma canne un peu brusquement sur la table, et je jetai mon chapeau avec humeur sur une chaise : il roula par terre, je lui donnai un grand coup de pied ; j’avais besoin de briser quelque chose.

Eugénie, qui ne m’avait jamais vu ainsi, resta stupéfaite : elle ramassa mon chapeau en silence, me regarda fixement, et devina enfin ma souffrance, en voyant l’altération profonde de mes traits. Elle étouffa un soupir, retint une larme, et entra doucement dans ma chambre à coucher, dont elle referma la porte sur elle avec soin. C’était là qu’était le personnage mystérieux. Je n’osais plus, je ne voulais plus douter, et, malgré moi, je doutais encore. Les pensées injustes, quand nous leur laissons prendre le dessus, s’emparent tellement de nous, qu’elles dominent encore notre imagination alors que la raison et la conscience protestent contre elles. J’étais au supplice ; je marchais avec agitation dans mon cabinet, m’arrêtant à chaque tour devant cette porte fatale, avec un sentiment voisin de la rage. Les minutes me semblaient des siècles.

Enfin la porte se rouvrit, et une femme vêtue à la hâte, les cheveux encore dans le désordre du sommeil et le corps enveloppé d’un grand châle, s’avança vers moi, pâle et tremblante. Je reculai de surprise, c’était madame Poisson.