Huit femmes/22

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Huit femmesChlendowski (p. 295-308).


XXII

La Fiancée.


À quelque temps de là, madame Thorns, comme la génisse blessée et ruminante, ne pouvait, d’aucun côté qu’elle se tournât dans son magasin colonneux, échapper au malaise d’une imagination bouleversée de nouveau à cause de certains indices reçus la veille sur madame Simpson, qu’elle ne nommait plus que la perverse Simpson ! Elle fut soudain tirée de ses vapeurs de mauvais augure, par les frappemens vivement réitérés du marteau de fer sur la porte marchande. Quelle fut sa surprise et presque son effroi en voyant entrer l’objet de ses terreurs, madame Simpson elle-même.

Elle se hâta de l’introduire au fond du parloir, pour cacher autant que possible les plaques rouges que l’émotion faisait monter à ses joues plus sincères que ses lèvres, qui s’efforçaient de sourire.

L’aspect inopiné, de cette figure de veuve qui la poursuivait comme un songe menaçant, aurait suffi seule pour la surprendre, mais il y avait dans les manières agitées et la contenance défaite de cette veuve mouchetée, je ne sais quoi d’inexplicable qui donnait un intérêt puissant à sa visite inattendue.

— Dieu nous garde ! madame Thorns, s’écria la visiteuse, dès qu’elle put retrouver son haleine entrecoupée par la rapidité de sa course. Avez-vous pu croire… Quand vous avez appris que votre oncle… votre misérable oncle ?… Sa bouche demeura entr’ouverte, sans pouvoir achever l’exclamation.

— Bon Dieu ! se mit à crier à son tour madame Thorns, emportée par l’air d’égarement de la veuve, qu’est-il arrivé ? mon pauvre cher oncle ! que voulez-vous dire ? Il est malade ? il est mourant ? hélas, mourant ! poursuivit-elle, n’obtenant aucune réponse, et atteignant à la hâte son chapeau et son voile pour sortir.

— Ah ! vous n’y êtes pas, vraiment ! glapit madame Simpson. Je pensais, Madame, que vous aviez appris…

— Pauvre oncle ! oncle adoré ! oncle à jamais regretté ! reprend la nièce, ne doutant plus qu’une apoplexie n’eût frappé le propriétaire de la maison blanche.

— Ah ! ça ! mais vous ai-je dit qu’il fût mort ? interrompit tout à coup madame Simpson, vous ai-je dit un mot de cela ?… Lui mourant, pas du tout, je vous assure.

— Vraiment, vous m’en avez fait la peur, répondit la marchande en s’asseyant. Qu’est-ce alors pour crier ainsi ? une jambe ? une épaule ?

— Du tout, madame.

— Quoi ? ni mourant, ni blessé ? Expliquez-vous donc ? Qu’est-il enfin ?

— Marié ! s’écria impétueusement madame Simpson, comme si elle décachetait une lettre d’un poids formidable et la laissa tomber :

— Voilà tout, Madame !

Décrire l’effet que produisirent ces paroles sur madame Thorns est impossible. Peindre l’expression de sa contenance serait hors de tout pouvoir.

— Marié ! hurla enfin sa douleur, aussitôt qu’elle put ressaisir son souffle captif. Marié ! c’est impossible… à qui ?

— Ce que vous en penserez, je ne le sais pas, répartit la veuve sans entendre la question, et recouvrant tout à coup le calme à la vue du désordre de l’héritière qu’elle venait de ruiner. Je pense, pour ma part, que M. Fogrum s’est conduit… je ne dirai pas comment, pour ne pas blesser votre adoration pour lui.

— À qui ? redemande l’autre d’une voix convulsive.

Puis, lançant tout à coup un regard perçant sur la veuve qu’elle soupçonne de vouloir l’éprouver :

— À qui, enfin ? lui jette-t-elle avec toute l’autorité du désespoir.

— À Sally Sadlins, madame, répond la voisine en croisant ses mains sur sa ceinture, comme n’ayant plus rien à voir ni à faire dans ce scandale révélé.

— À Sally Sadlins ! Allons donc, vous vous moquez ! réplique madame Thorns riant du rire sardonique de l’incrédulité et du mépris.

— Je ne suis pas femme à faire de tel jeux, madame, répond madame Simpson avec mesure et toute débarrassée du poids de son secret.

Guérie peut-être de sa propre mystification par celle qu’elle avait causée, et qui, agissant sur elle comme un balancier équitable, lui faisait retrouver son équilibre perdu, elle ajouta tranquillement :

— Je les ai vus moi-même, de mes yeux.

Ici, madame Thorns porta involontairement la vue sur la mouche noire qui cachait le frère perdu de l’œil noir de la veuve.

Il n’y a pas une heure que je les ai vus passer ensemble vis-à-vis de mes fenêtres, en voiture, ma chère dame, groom derrière, suivis de plusieurs pauvres et de vingt petits polissons, comme à tous les mariages. J’ai couru sur ma porte, croyant que mes yeux me trompaient ; c’est alors que j’ai appris toute l’histoire par ceux qui les ont vus entrer, sortir et remonter en voiture au parvis de l’église. Comprenez-vous, madame ? Sally Sadlins avec des gants de soie, fagotée en fiancée, portant son énorme bouquet blanc, lourd comme les plum-puddings qui lui ont valu sans doute son entrée dans le cœur de votre oncle ? on ne pouvait apparemment le séduire que par là !

— Oh ! madame Simpson ! s’écria la nièce en portant vers le ciel deux yeux qui n’étaient pas assez doux pour le lui ouvrir, je suis indignement trahie par cette insinuante et fausse fille ! elle qui semblait si rassise, si humble, si repoussante ! et mon vieux fou d’oncle, miséricorde ! a pu se marier à une chose si vulgaire ! J’étouffe de honte pour lui, je l’étranglerais, cette indigne sirène !

— Ne vous agitez pas ainsi, chère dame, interrompit madame Simpson, commençant à craindre les effets de sa langue trop zélée, et cherchant dans sa tête les moyens de reculer adroitement devant ce torrent de douleur. Elle le fit avec assez de convenance, en voyant entrer M. Thorns, qu’elle accueillit de trois révérences dolentes et discrètes qui voulaient dire :

— Je me sauve ; c’est à votre tour ; je n’ai pas le courage d’assister à la tourmente dont vous menacent le sort et votre femme.

— Ah ! mon mari, cria madame Thorns, il y a d’affreuses nouvelles pour nous !

— Quelles nouvelles ? demanda M. Thorns accouru au ton fêlé des voix de femmes, tenant encore d’une main un sixain de bonnets de coton, et de l’autre un paquet de chandelles qu’il venait de peser au comptoir. Qu’y a-t-il, mon doux cœur ? poursuivit-il épouvanté par la pâleur de sa femme, étant sûr d’avance qu’il ne pouvait l’attribuer qu’à une perte d’argent.

— Vous ne le croirez pas, M. Thorns, car c’est à peine si je le crois moi-même, bien que cette femme qui sort, et qui était, je crois, intéressée à bien voir, l’ait vu de ses propres yeux, comme il lui plaît de le dire. Mon sot oncle est marié d’un bout à l’autre et de tout à l’heure à sa laide servante, à Sally Sadlins ! voilà ce qu’il y a, monsieur Thorns, voilà ce qu’il y a !

M. Thorns laissa tomber ses mains qui laissèrent tomber le paquet de chandelles et le sixain de bonnets de coton, écrasant le tout en marchant dessus pour gagner la muraille contre laquelle il demeura stupéfait et pantelant.

Il est à remarquer que leurs sympathies se trouvaient alors si parfaitement d’accord, que jamais deux cœurs ne palpitèrent mieux ensemble. L’époux rendait à cette vraie moitié de lui-même, soupir pour soupir, pâleur pour pâleur ; tous deux se ressemblaient à force d’harmonie dans les sensations qui tordaient leurs pensées ; ils étaient affreux.

— Eh bien ! eh bien ! dit le marchand après un long silence, et avec une espèce de sanglot qui lui sauva peut-être la vie, s’il n’y a plus à l’empêcher, s’il est tout-à-fait marié, peut-être, mon doux cœur, est-il mieux pour nous qu’il ait choisi ce qu’il a choisi.

— Vous croyez ! répartit-elle en le regardant avec égarement et en réfléchissant tout ensemble. C’était la première fois depuis leur mariage qu’elle regardait les yeux du maître de sa vie ; elle en ignorait jusqu’à la couleur avant cette circonstance où les siens s’y plongèrent pour y chercher une lueur de consolation à ses calculs bouleversés.

— Vous croyez ! répéta-t-elle d’une voix qui crie au secours.

— Parbleu ! répondit M. Thorns d’un air profond.

— Ainsi, mon mari, il vous paraît donc impossible ?…

— Parbleu ! dit-il avec la même conviction ; aussi impossible que de prendre, comme on dit, la lune avec les dents !

Jamais image poétique ne porta en elle-même un charme plus rêveur, ni mieux approprié au besoin pressant qu’en avait l’infortunée marchande. Cette citation, faute de mieux, fut appliquée comme un dictame sur son aigre blessure.