Huit femmes/23

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Huit femmesChlendowski (p. 309-318).
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XXIII.

Le schall blanc.


La nouvelle dont madame Simpson avait été la malencontreuse messagère, était exacte dans toutes ses particularités. M. Fogrum, habitant de la maison blanche, célibataire, jouissant de toute sa raison, en habit familier de campagne, en bas drapés, en gants de fil d’Écosse ; et Sally Sadlins, fille majeure, parée à l’improviste d’un bouquet blanc de fiancée, et d’un schall de mousseline à fleurs, avaient été le matin même unis en légitime mariage, du consentement l’un de l’autre, sans rapt, sans violence sans presque y penser ; car deux jours auparavant, ni l’un ni l’autre n’avait encore le moindre pressentiment d’une telle catastrophe, et ne l’aurait pas jugée plus possible que madame Thorns elle-même.

— Présentement, Sally ! dit le calme épouseur, rentré, comme si de rien n’était, sous son toit silencieux, occupant comme la veille le devant tout entier de son attirante cheminée qu’il emprisonnait dans ses jambes, posant sa main plutôt pesamment qu’amoureusement sur le bras vigoureux de son intacte épouse : Je ne doute pas que ma nièce n’entre dans une grande colère quand elle entendra parler de ceci. Toutefois, il n’importe ; laissez-la, elle et le reste du monde, dire ce qu’elle voudra. Je ne vois pas pourquoi je ne suivrais pas ma fantaisie, comme tous les habitants de la libre Angleterre. Pourvu que j’ôte mon chapeau partout et toutes les fois que j’entends chanter le God save the king, le roi lui-même n’a rien à voir dans ma maison. En outre, Sally, quoique la foule doive penser que j’aurais pu faire un mariage plus avantageux sous les rapports de la fortune comme sous tous les autres, la foule est dans l’erreur, Sally, dans une profonde erreur. Vous ne comprenez pas vous-même comment je peux vous le prouver ? parions, Sally, que vous en êtes à mille lieues ?

Sally le regarda, voyant que c’était son heure d’écouter, ce qu’elle fit comme d’habitude, sans sourciller.

— Vous ressouvenez-vous, fille, de ce lambeau de banque, comme vous l’appeliez, apporté par votre oncle la veille de son départ, en forme de testament ? Sally fit signe qu’elle s’en ressouvenait. Eh bien ! en passant, il y a deux jours, l’heureux coin de la loterie royale, qui, grâce au ciel, n’est pas encore réformée, je vis placardé à la fenêtre, au milieu d’un filet de rubans de toutes couleurs, gros comme ma tête, Sally, le nombre 1, 2, 3 ! produisant net 20 000 livres !  !  ! Ah ah ! Sally ! je me rappelais si bien ces numéros, 1, 2, 3, qui se suivent l’un l’autre, aussi naturellement que, A B C ! Après les avoir regardés de près, de loin, après avoir vu et entendu tous ceux qui regardaient comme moi, se les montrer et dire entre eux : 1, 2, 3 ; 20 000 livres !!! je rentrai paisiblement au logis, résolu de ne pas en souffler un mot, avant d’avoir couronné votre honnêteté de servante, en vous épousant à l’église, pour toujours. Ah ! ah ! Sally ! que dites-vous de cela ?

Bien que Sally fût la plus flegmatique personne de son sexe, on pourra supposer qu’une révélation si importante dut au moins exciter en elle quelque altération de couleur ; attirer hors de ses lèvres une exclamation de surprise ou de plaisir : il n’en fut rien. Sally, avec un immuable acquiescement à tous les coups du sort, se contenta de répliquer :

— C’est curieux, monsieur.

— Curieux ! oui ; mais c’est, je vous assure, tout-à-fait vrai.

— Quelle singulière tournure les choses prennent quelquefois.

— Singulière, en effet, fille ! car qui aurait pensé que ce malheureux nombre 1, 2, 3 dut vous amener, je peux dire en ce moment, nous amener, Sally, une dot de 20 000 livres, sans avoir d’autre peine que d’étendre la main pour la prendre ?

— Mais, monsieur, je pense que vous vous êtes trompé.

— Pas du tout trompé, ma chère. Je suis certain de les avoir lus, comme je vous regarde, de les avoir transcrits dans mon portefeuille. Voyons ici ? tenez ; voyez-vous même : le nombre 1, 2, 3, a gagné 20 000 livres ! C’est bien, j’espère, le nombre de votre billet ? ah ! ah ! Sally ?

— Oui, mais vous…

— Quoi, mais vous ?…

— Vous devez m’entendre, M. Fogrum, vous parlez toujours, dit Sally, calme comme le néant. J’ai oublié de vous dire que, depuis deux mois, j’ai vendu le morceau.

— Comment, vendu ! vendu depuis deux mois ! murmura M. Fogrum à demi-mort, cherchant d’une main tremblante à se retenir pour ne pas glisser à côté de sa chaise.

— N’y pensez plus, M. Fogrum, poursuivit Sally, le soutenant sans la moindre émotion visible et du même ton qu’elle avait dit : Oui ! à l’église. Vous aviez assuré qu’il ne valait pas la peine d’être regardé ; je n’en ai point fait de cas. Monsieur doit en savoir plus que moi, ai-je pensé toute seule, et je l’ai changé pour ce schall blanc, que l’homme m’a dit être un bon marché. Tâtez comme il est fin, monsieur !

— Et l’homme, l’homme, où est l’homme ? demanda M. Fogrum, repoussant avec horreur le schall que Sally étendait sous sa main.

— Je ne sais pas, monsieur. Il passait un jour que j’étais sur la porte ; il s’est mis à m’offrir je ne sais combien de choses qu’il colportait sur son dos ; nous sommes tombés d’accord de ce beau mouchoir pour le chiffon que j’avais là dans mon étui, et qui épointait toutes mes aiguilles.

Une rumeur sourde sortit de l’âme de M. Fogrum, qui demandait peut-être à Dieu de ne pas faire un malheur. Il paraît pourtant que c’est mal présumer de lui, car après s’être enfoncé sur sa chaise de manière à n’en pas tomber, il s’écria :

— Femme !… un schall pour vingt mille livres ! Sally ! faites-moi du thé, j’étouffe !

Et il demeura perdu dans ses sensations tumultueuses.

Il rester à révéler qu’après l’application de cinquante sangsues, que Sally Sadlins posa longtemps avec l’aplomb de l’innocence, M. Fogrum se rétablit peu à peu d’un coup de sang, qui lui laissa des éblouissemens pendant six mois.

De plus, n’ayant rien changé à ses mœurs célibataires, et avec l’aide du temps, qui amène à tous maux leur guérison, il arriva insensiblement à ce degré de composition et de bonne humeur qui lui permit de raconter quelquefois à Sally elle-même, entre le plum-pudding et un verre d’excellent wiskey, cette histoire, comme l’anecdote la plus saillante de son immobile existence.

Sally l’écouta toujours avec une portion d’intérêt et de surprise, satisfaisante pour le narrateur consolé.

Le mariage n’apporta aucun changement sensible dans la maison blanche. La seule différence qu’on y introduisit que Sally, toujours forte de son utilité silencieuse, s’assit à table au lieu de rester debout à côté, et qu’elle fût dès-lors appelée, madame Fogrum, au lieu de : Sally Sadlins.