Huit femmes/27

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Huit femmesChlendowski (p. 35-58).
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XXVII

La pirogue.


« Un soir, l’air était tranquille comme aujourd’hui ; rien ne troublait le silence du rivage ; la mer était unie et bleue comme le ciel qu’elle réfléchissait, et devant la porte que vous voyez d’ici, un enfant de notre île, Edwin Primrose, dont le père lisait sous les palmiers verts, regardait cette vaste étendue d’eau qui semblait immobile, et cherchait à découvrir au loin un aliment à sa curiosité. Croyant à la fin apercevoir quelque chose s’approcher, il regarda toujours, jusqu’à ce qu’il reconnut une pirogue doucement portée par la mer. Un nègre y ramait sans effort, et voyageait ainsi dans cet arbre creux, avec un autre enfant paisiblement endormi. Edwin n’osant parler, de peur de troubler son père, tendit en silence les bras vers la pirogue, et, les agitant avec vivacité, semblait l’appeler à lui. Le nègre, qui l’aperçut, le regarda longtemps d’un air craintif. Cédant enfin à l’invitation muette du petit habitant, il se dirigea vers lui. Bientôt il aborda au pied du rocher, prit avec précaution la petite Sarah qui sommeillait encore, et, l’ayant couchée sur la mousse marine, enleva sa pirogue légère, pour qu’elle ne fût pas entraînée par le flot. Alors, reprenant l’enfant endormi sur la mousse, il gravit la montagne, et parvint à cette habitation où la Providence paraissait le conduire.

» Le petit blanc, curieux, suivait tous les mouvemens du nègre avec inquiétude. Quand il le voyait s’incliner en heurtant quelque pierre, il s’inclinait de même. Dès qu’il l’aperçut enfin sur un terrain uni, à quelques pas de lui, il mit une main sur sa bouche, et leva l’autre en signe de victoire. Son père, qui l’observait en feignant de lire, attendait avec quelque intérêt la fin de cette aventure.

» Il vit son fils s’avancer sur la pointe des pieds, sourire à Sarah que ses caresses réveillaient, et qui lui souriait à son tour. On eût cru voir deux anges se rencontrer sur la terre et se saluer avec joie.

» Le nègre voyageur, sérieux et réfléchi, semblait méditer profondément. Cette scène muette fut interrompue tout à coup par la voix éclatante d’Edwin, qui s’écria :

» — Regarde ! regarde, mon père ! donne-moi ce beau petit enfant, donne-moi ce bon nègre qui me l’apporte. Je les veux ; ô mon père, qu’ils ne s’en aillent jamais !

Et, plein d’impatience, il courait à l’enfant, voulait le prendre dans ses bras, puis sautait sur les genoux de son père, qui, l’embrassant avec bonté, fit signe au nègre de s’approcher.

» — Nègre ! quel est ton maître ! lui demanda-t-il.

» — Je suis libre, dit tristement le noir

» Et il tira de son sein l’acte de son affranchissement.

» M. Primrose le lut avec attention. L’air pensif du nègre, la blancheur de l’enfant qu’il portait dans ses bras, l’étonnaient et le touchaient à son tour.

» — Où vas-tu donc ainsi ?

» — Me vendre, répliqua l’affranchi : le prix de ma liberté nourrira la petite Sarah, qui n’a jamais connu son père, et que sa mère mourante a laissée au pauvre Arsène. Je suis Arsène ; je cherche un asile pour elle, et un maître pour moi.

» Des larmes roulaient dans ses yeux ; elles émurent l’ame compatissante de M. Primrose. Le petit Edwin le regardait lui-même en pleurant, les mains jointes, ne pouvant parler.

» — Ne pleurez pas, mon fils, lui dit son père ; vous savez que j’ai du plaisir à vous rendre heureux. Toi, nègre, ne va pas plus loin chercher un asile pour cette enfant ; je l’accueille avec toi ; elle grandira sous tes yeux. Sois au nombre de mes serviteurs ; je ne les appelle pas mes esclaves ; j’ai besoin d’en être aimé.

Arsène se prosterna. Ses regards éloquens parlèrent, tandis qu’il bégayait dans sa joie des mots sans ordre ; et le petit Edwin poussait des cris, dansait autour de Sarah, comme un jeune chevreuil sur l’herbe des collines.

M. Primrose appela Silvain, le régisseur de l’habitation, remit Arsène à ses soins, et l’instruisit en peu de mots de sa volonté. Silvain écouta sans répondre, regardant si le nègre était jeune et fort : Arsène était dans la fleur de l’âge et de la santé. Silvain, l’ayant observé, ne blâma pas son maître d’avoir été trop charitable ; et la grâce enfantine de Sarah fit presque naître un sourire sur la bouche sévère de ce gardien d’esclaves.

Voilà comment l’orpheline Sarah fut recueillie chez le plus riche Anglais de notre colonie. Sans savoir ce qu’elle lui devait de reconnaissance, elle la lui témoigna bientôt par mille actions intelligentes, charmant la solitude du père et les jeux d’Edwin, dont elle partagea l’éducation et les premiers penchans. Par degrés moins vive et moins bruyante que lui, elle écoutait avec attention les leçons de M. Primrose, qui se plaisait à les instruire, à distraire ainsi l’ennui de son veuvage et le deuil où ses esprits étaient plongés par la perte récente d’une jeune femme aimée. Tout ce qu’il pouvait dérober à ses tristesses solitaires, aux regrets d’un bonheur perdu, à l’impatient espoir d’un avenir qui devait lui rendre son adorée Jenny, il le donnait à son fils, qui lui faisait supporter une vie désenchantée par la mort ; il l’avait écrit lui-même au tombeau de sa femme. Ce tombeau s’élève dans une petite île dont vous voyez d’ici la rive ; elle est consacrée aux tristes monumens.

» L’abattement du planteur Anglais l’avait livré depuis longtemps à l’intelligence mercenaire de Silvain, insouciant qu’il était de sa fortune et de ses vastes propriétés.

» Silvain le représentait partout ; et, comme il arrive souvent aux serviteurs investis de l’autorité de leurs maîtres, il s’enrichissait et se faisait redouter, quand son maître se faisait plaindre et chérir.

» Cette autorité, dont il abusait jusqu’à la barbarie, que les esclaves, effrayés de sa puissance, n’osaient révéler, s’étendit immédiatement sur Arsène. D’abord il lui avait demandé le secret de la naissance de Sarah ; il finit par l’exiger. Choqué de son refus, il le menaça d’obtenir par la rigueur ce secret dont il croyait son maître instruit. Cette idée allarmait sa jalouse ambition. Un secret de son maître, dont il n’était pas possesseur, lui semblait un trésor qu’il brûlait d’acquérir. La constante fermeté du nègre à lui résister irritait son orgueil, et l’excitait à se venger par de durs traitemens. Arsène ne se plaignait pas ; mais, malgré les promesses et la bonté de M. Primrose, il sentait qu’il était esclave. Toutefois, l’espoir d’avoir acquis un protecteur à Sarah le soutenait dans sa captivité volontaire. C’était en la regardant de loin courir librement avec Edwin qu’il retrouvait son courage, au milieu des tristes pensées que la servitude traîne après elle. Leurs jeux, leur âge, les éclats d’une innocente gaîté que n’osait troubler le farouche Silvain, étaient la seule récompense du nègre, qui, souvent absorbé par la fatigue et la chaleur, s’écartait de ses compagnons pour respirer un moment, pour oser penser à lui-même, à ses parens qu’il avait à peine connus, à son rivage aride, mais libre, dont, malgré ses cris et ses larmes, des blancs, des hommes ! l’avaient arraché depuis plus de vingt ans. Ses souvenirs couraient dans sa mémoire ; ils réveillaient en lui ce qui n’est jamais qu’endormi dans le cœur, l’amour d’une patrie, le besoin de la liberté. Du haut de la montagne, il plongeait ses regards dans l’île où les blancs s’enferment avec tant de soin pour éviter les rayons perçans du jour. Ses yeux erraient sur les bords de la mer, où quelque nègre, traînant un fardeau à l’ardeur du soleil, paraissait y succomber comme lui, et comme lui, peut-être, envoyer à sa patrie absente un soupir de regret et d’adieu. Il plaignait l’esclave, tous les esclaves ; alors comme sortant d’un sommeil ou d’une léthargie, il criait :


Pays des noirs ! berceau du pauvre Arsène,
Ton souvenir vient-il chercher mon cœur ?
Vent de Guinée, est-ce ta douce haleine
Qui me caresse et charme ma douleur ?
M’apportes-tu les baisers de ma mère,
Ou la chanson qui console mon père ?…
Jouez, dansez, beaux petits blancs ;
Pour être bons, restez enfans !

Nègre captif, courbé sur le rivage,
Je te vois rire en songeant à la mort ;
Ton ame libre ira sur un nuage,
Où ta naissance avait fixé ton sort.
Dieu te rendra les baisers d’une mère,
Et la chanson que t’apprenait ton père !…
Jouez, dansez, beaux petits blancs ;
Pour être bons, restez enfans !

Pauvre et content, jamais le noir paisible,
Pour vous troubler n’a traversé les flots ;
Et parmi nous, sous un maître inflexible,
Jamais d’un homme on n’entend les sanglots.

Pour nous ravir aux baisers d’une mère,
Qu’avons-nous fait au dieu de votre père ?…
Jouez, dansez, beaux petits blancs ;
Pour être bons, restez enfans !

Sarah l’aperçut un jour qu’il se plaignait ainsi ; elle crut qu’il chantait comme elle, et vint pour l’entendre, passant ses petites mains au cou du nègre, qu’elle regardait en riant : lui pleurait. C’était la première fois qu’elle voyait ses larmes.

» — Tu pleures, dit-elle ; eh pourquoi pleures-tu ?

» Ne voulant ni tromper Sarah, ni se plaindre de Silvain, il lui répondit :

» — Je pensais à ma mère.

» — Qu’est-ce qu’une mère ? demanda vivement l’enfant.

» Cette question imprévue troubla le pauvre noir ; il resta indécis.

» — Dis-moi donc ce que c’est qu’une mère ? reprit-elle encore.

» Arsène, après avoir hésité quelques momens, lui dit :

» — C’est celle qui nous porte tout petits sur son sein, qui nous suspend à son cou jusqu’à ce que nous puissions marcher ; qui chante pour nous endormir quand nous pleurons ; qui nous cherche des fruits avant même que nous les demandions ; qui oublie d’en manger pour nous les donner tous, et qui meurt quelquefois de douleur de n’en plus trouver pour nous rendre contens.

» Ses yeux se fixèrent sur la petite fille avec l’expression d’un triste souvenir.

» — Je t’appellerai donc ma mère, s’écria-t-elle, puisque tu as fait tout cela pour moi.

» Arsène n’osait plus rien dire. Sarah, dont les idées se succédaient avec rapidité, poursuivit :

» — Mais toi, qui pleures ta mère, tu as donc été petit, bon Arsène ?

» — Oui, dit-il, j’étais faible comme un chevreau qui n’a qu’un jour. Alors une tendre mère me portait sur son sein, me couvrait de baisers et m’apprenait à marcher. Quand je sus marcher, je courus autour d’elle, puis je m’aventurai tout seul pour aller chercher moi-même des fruits, afin de lui en donner à mon tour. Des hommes, qui ressemblaient à Silvain, abordèrent sur le sable où je courais joyeux ; j’en eus peur d’abord, car ils étaient blancs, et je me mis à fuir. En retournant la tête, je les vis encore près de moi : ils m’offrirent, par signe, tout ce que je désirais trouver, et plusieurs choses curieuses, que je voulus porter à ma mère. Quand mes mains furent pleines de leurs présens, ils m’enlevèrent dans leurs bras, et m’emportèrent à leur vaisseau, où je trouvai quelques enfans noirs qu’ils avaient enlevés comme moi. Nous nous mîmes tous à crier après nos mères, que nous voulions revoir ; mais les hommes blancs, qui parlaient un autre langage, ne savaient sûrement ce que nous leur demandions, car ils se mirent à rire, et lièrent nos mains que nous tendions vers eux. J’appris depuis que c’était pour nous vendre. Je fus vendu ; je grandis dans les chaînes, où souvent, comme aujourd’hui, je me rappelais mon rivage. Ma mère, peut-être, va tous les jours m’y chercher, en m’appelant à haute voix. Je crois l’entendre quand les flots accourent, quand le vent balance les grands palmiers, quand un oiseau de mer vole rapidement sur ma tête.

» Oui, petite blanche, tout ce qui est doux et plaintif, tout ce qui forme un murmure à mon oreille, une caresse sur mon front et sur mes joues, tout cela est le souffle et la voix d’une mère… Oh ! que j’aimais sa voix !

» L’étonnement et la tristesse se peignirent sur la figure de Sarah. Edwin, qui la cherchait partout pour jouer, la trouva le cœur gonflé des larmes d’Arsène. D’abord, il ne vit qu’elle et son chagrin, dont il voulut connaître la cause.

» — Il pleure, dit-elle en montrant le bon nègre. Oh ! Edwin, si tu savais ce que c’est qu’une mère ! le sais-tu ?

» — Non, dit Edwin, qu’est-ce donc ?

» Alors elle lui raconta tout ce qu’elle venait d’entendre. Edwin l’écoutait avec la même surprise. Ce récit d’Arsène, animé de la douce voix et des regards de Sarah, le pénétrait d’une émotion profonde ; il n’avait plus envie de courir ; il était triste comme elle. Sa poitrine s’élevait, ses yeux la contemplaient avec une expression nouvelle ; elle cessa de parler. Tous trois se regardèrent en silence ; puis, tous trois tressaillirent en même temps. La voix de Silvain venait de tonner dans l’air. Il parut tout à coup, en rappelant Arsène au travail.

» Arsène se leva pour obéir, et s’éloigna. Sarah, d’un air pleurant, le suivit longtemps des yeux, puis elle ramena ses regards craintifs sur Silvain qui les observait curieusement.

» — De quoi se plaint cet esclave, dit-il ? on le ménage, votre père le protége.

» — Et je l’aime, répartit Edwin, car il nous a donné Sarah ; mais ne dis donc pas qu’il est esclave, je ne t’aimerais plus.

» — Silvain ne sait pas qu’il est malheureux, dit Sarah.

» — Est-ce ma faute, répliqua brusquement l’intendant ?

» — Non, non, reprit-elle, c’est qu’il est loin de sa mère, et qu’il croit l’entendre l’appeler quand les flots accourent vers lui, quand le vent balance les grands palmiers !

» — Silvain leva froidement les épaules, et s’éloigna en sifflant.

» — Silvain n’a jamais eu de mère, vois-tu ; il ne plaint pas ceux qui les pleurent.

» — Faut-il souffrir soi-même pour plaindre la souffrance ? oh ! je trouve Silvain bien dur. Tu n’as jamais eu de mère, toi ; pourtant tu pleurais.

» — Oui, dit-elle, ce nom m’étonne ; ce qu’Arsène raconte des mères est bien beau ! Edwin, j’en voudrais une !

» — Et je n’en ai pas à te donner, s’écria-t-il ; je n’en ai pas ! tu désires ce que je n’ai pas !

» Dans son agitation, il embrassait Sarah, qui l’embrassait à son tour. Leurs visages se touchèrent comme deux fleurs que le vent rapproche quand le ciel est triste.

» — Viens avec moi, dit Edwin, frappé d’une idée soudaine.

» Et dans une agitation qui ne peut se décrire il l’entraîne en courant jusqu’auprès de son père, lui saisit les mains d’un air suppliant, les presse, et dit :

» — Sarah veut une mère ; peux-tu nous en donner une ?

Ce mot inattendu porta l’atteinte la plus sensible à l’ame de M. Primrose. Il pâlit et cacha quelques momens Edwin sur sa poitrine.

» — Je voudrais, dit-il enfin d’une voix altérée, je voudrais, mon enfant, au prix de tous mes biens, te donner… te rendre une mère. J’ai souffert seul du coup qui t’en a privé ; car le ciel et ton père t’avaient choisi la plus tendre, la plus aimable mère !

» — Qu’en a-t-on fait ? s’écria l’enfant effrayé.

» — Vous le saurez un jour, ajouta M. Primrose, en essayant un ton plus calme. Un jour, Edwin, vous sentirez le mal que m’a fait votre prière. Je n’y puis répondre aujourd’hui ; ne la renouvelez jamais ! Que votre enfance ne soit troublée d’aucun chagrin : soyez heureux, mon fils, par ma tendresse infinie, et par l’amitié de Sarah. Il n’est pas temps que vous connaissiez la douleur ; votre âge ne lui appartient pas encore.

» Après avoir embrassé son fils d’un air profondément troublé, il s’éloigna. Les enfans n’osèrent le suivre, et se perdirent en mille jeunes raisonnemens qu’ils conclurent par la résolution d’obéir, en gardant le silence qui leur était ordonné.

» Si le temps affaiblit l’impression de cette journée, si les jeux revinrent, quand les graves leçons de M. Primrose n’occupaient pas leur attention, elle laissa dans leur tendresse une mélancolie qui atténua la turbulence de leur âge. Silvain, par prudence peut-être, s’adoucit envers le pauvre Arsène qui, dès lors, plus admis au service intérieur de l’habitation, plus libre d’approcher des petits blancs, de leur parler et de les entendre, se crut heureux, et respira.