Huit femmes/28

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XXVIII

L’adolescence.


» Edwin et Sarah grandissaient ; ils s’élevaient comme deux arbrisseaux arrosés d’une eau salutaire. Déjà, pendant leurs leçons, Edwin, souvent distrait, au lieu d’écouter son père, regardait Sarah ; mais, quand ils étaient seuls, il lui faisait redire tout ce qu’elle avait retenu, et les plus sérieuses instructions se gravaient dans le cœur d’Edwin. Il en était ainsi de tout ce qui sortait de la bouche de Sarah. La sécurité de l’innocence rendait leurs jours aussi beaux qu’eux-mêmes. Dans les jardins, dans les plantations, ou sur la haute montagne, partout où ils couraient ensemble, l’imagination d’Edwin se nourrissait de Sarah ; il trouvait partout le reflet de ses grâces ; tout était l’objet d’une comparaison avec elle.

» — Vois, lui dit-il un soir, ces deux ruisseaux qui sortent de deux sources cachées : ils se rencontrent là-bas dans la vallée des ombres ; leurs flots s’y joignent, ils murmurent, ils voyagent ensemble autour de notre île paisible ; ils vont circuler lentement, sans turbulence, parce qu’ils ne trouvent en chemin qu’un sable uni et des plantes flexibles. Aucun obstacle ne s’oppose à leur cours ; ils arrivent purs au grand rivage où la mer les reçoit dans son sein ; mon père dit que c’est la destinée de tous les ruisseaux. Toi, tu y trouves un miroir pour regarder ta belle image. Quand j’y regarde, je t’y vois avec moi : Eh bien ! comme eux, nous serons toujours ensemble ; nos ames couleront de même à travers des jours rians ; puis tous deux nous irons nous jeter dans une autre vie plus belle, plus grande que cette mer inconnue, dont nous ne voyons pas les bornes.

» — Oui, répondit Sarah, Dieu nous le promet dans les leçons de ton père. Mais comment retiens-tu ces leçons ? À peine tu les écoutes. Je devine souvent que tu veux courir, car tu me regardes ! tu voudrais que je fusse moins à mon livre. Tes pieds brûlent de m’entraîner avec toi ; je t’entends respirer plus vite comme pour avancer l’heure. Puis, quand nous sommes libres de chanter, de courir, tu me demandes tout ce qu’a lu ton père ; et le lendemain tu le lui répètes mieux que je n’ai su le retenir. C’est bien étonnant, Edwin, comment l’as-tu donc compris ?

— O Sarah ! je retiens tout ce que tu dis : les moindres paroles me jettent dans l’ame une foule d’idées nouvelles qui s’y développent, comme quelques grains jetés au hasard font éclore, de la terre qui les recueille, mille fois plus qu’elle n’a reçu. Oui ! mes idées naissent des tiennes ; je les attends ; oui, Sarah, parle-moi, sans cesse, rappelle-moi les leçons de mon père ; j’apprendrai tout ce qu’il voudra !

Sarah touchait à sa treizième année, qu’elle ne savait encore si elle devait commander ou obéir un jour. Mais, quoi : l’ignorance profonde où on la laissait sur son sort en faisait peut-être le charme. Elle était en ce monde pour aimer, voilà ce qu’elle savait d’elle-même ; pour se faire chérir, c’était tout ce qu’elle souhaitait des autres, et ceux qui l’ont connue disent qu’ils l’ont aimée. Ils racontent que son visage ne semblait si beau que parce qu’il était le voile transparent de son ame ; que la blancheur de son teint se confondait avec la mousseline dont elle était vêtue ; qu’un regard céleste animait sa figure angélique, et que les nègres l’appelaient : doux zombi la montagne (le doux génie de la montagne).

M. Primerose descendait chaque soir jusqu’au pied des mornes, où l’attendait toujours, à la même heure, un vieux nègre dans sa pirogue, qui le passait en silence à l’île du Cimetière ; cette heure était, depuis quinze ans, la plus belle de ses longues journées. Il croyait entendre sa femme répondre aux regrets qu’il portait dans ces religieux rendez-vous. Il revenait ensuite retrouver le vieux nègre, qui l’attendait dans sa barque pour le repasser à l’autre rive. Demain était le seul mot prononcé dans ces mystérieuses promenades.

» Pendant son absence régulière, Edwin, Sarah et le fidèle Arsène, l’attendaient à la porte de l’habitation, respirant la fraîcheur d’une brise légère qui agitait les larges feuilles des bananiers sous lesquels ils étaient assis. Un jour, le livre de M. Primrose resta près d’eux, Edwin l’ouvrit : bientôt ses yeux y parurent attachés, comme ils s’attachaient souvent aux regards de Sarah. Surprise de le voir si long-temps pris à sa lecture, elle forçait un peu la voix en chantant, pour ramener son attention, tandis qu’Arsène, à quelque distance, jouait sourdement du bamboula, instrument délicieux à l’oreille d’un nègre.

Edwin s’écria tout à coup :

« — Que ce livre est beau ! qu’il apprend de choses ! quelle lumière y est répandue ! Ecoute, Sarah : Le ciel veut que l’homme ait une compagne et qu’il lui donne le nom d’épouse ; il veut qu’alors l’homme devienne tout pour elle, comme elle est tout pour lui. » C’est dans le livre ! Quelle joie de t’avoir pour compagne, pour épouse, ô Sarah !

» — Et pour sœur, ajouta timidement Sarah.

» — Tu n’es pas ma sœur, reprit-il dans son transport, j’en mourrais.

» — Quoi ! ce nom si cher autrefois te ferais mourir aujourd’hui, dit-elle avec surprise.

» — Autrefois, Sarah, tu n’étais pas ce que je le vois devant mes yeux. Oui ! tu es plus grande à présent, plus belle qu’une sœur ! Ecoute encore : La compagne de l’homme est pour lui mille fois plus qu’une sœur à laquelle il ne peut jamais donner le nom d’épouse. Oh ! Sarah, je suis bien heureux de n’être pas ton frère !

» Sarah livrait avec un doux étonnement sa main que le jeune homme pressait en relisant haut cette page qui contenait son sort. Arsène ne jouait plus, il écoutait.

» Il écoutait parce que l’amour se fait entendre des êtres les plus simples, parce qu’il porte avec lui l’étincelle qui trouble leur indifférence, et que les yeux de deux jeunes amans ont un langage dont la douceur pénètre ceux même qui n’ont jamais aimé.

» Sylvain l’éprouve aussi : il a vu dans le regard de la jeune Créole un autre amour que l’amour de l’or. Ce regard tendre, qui ne cherche et n’appelle qu’Edwin, a rencontré, par malheur, l’œil hardi de l’intendant ; il le trouve très beau ; l’expression dont il est rempli porte une espérance passionnée dans son sang qu’elle enflamme. Il croit aimer ; il calcule rapidement que son intérêt l’engage à plaire. — Mais la naissance mystérieuse de Sarah lui permet-elle d’y prétendre ? N’est-elle qu’une esclave protégée ?… Il y pense ; il se dit : « Sa blancheur parfaite semble attester qu’elle est d’un sang libre ; aucun mélange n’en altère la pureté ; je le vois courir fièrement sur ses joues quand je corrige Arsène. N’est-elle donc, en effet, qu’une orpheline étrangère ? Les bienfaits de M. Primrose n’amènent-ils pas à penser qu’il y tient par quelque lien secret ?… Mais, s’il n’ose l’avouer et la reconnaître, qui la mérite plus que moi ? Peut-il mieux assurer son bonheur, qu’en me l’accordant avec une riche dot ? Il me récompense par là d’avoir veillé sur des biens qu’il néglige et que j’ai le droit de partager. Peut-il mieux justifier les nouvelles largesses qu’il lui destine, qu’en les versant sur elle par les mains d’un homme d’un grand mérite qui lui donne un état et son nom ? un homme qui, depuis quinze ans, se fait haïr pour lui, tandis qu’il lui laisse tout le temps de se faire aimer ?

» Ces pensées ne le quittent plus. Elles lui reviennent dans le sommeil ; elles le suivent dans ses tournées, dans la revue qu’il fait trois fois le jour des vastes plantations, et le rendent plus actif à châtier, à compter les esclaves, qui peuvent devenir les siens. D’abord ce projet fermente et mûrit dans le silence ; puis, il se hasarde un jour à le laisser entrevoir à son maître. Il le presse avec adresse, lui rappelle ses services, les exalte, et nomme enfin le prix qu’il ose en attendre.

» Aveuglé par son indicible bonté, soumis, sans s’en douter, à l’ascendant d’un mercenaire envieux qui usurpe sa confiance par l’éclat d’un faux zèle, ruse grossière dont se contente une ame abattue dans sa vague distraction, M. Primrose accueille ce projet comme une source de bonheur pour sa chère orpheline.

» — Hé bien ! dit-il, qu’elle y consente, et je vous la donne ; il me semble en effet, Sylvain, que vous la méritez.

» Dès-lors Sylvain se croit l’époux de Sarah. Il s’éloigne triomphant, la tête haute ; il brûle de la protéger et s’y prépare avec dignité. Quelle surprise ! pense-t-il, quelle reconnaissance il va lire dans les grands yeux de la jeune fille ! L’impatience qu’il en éprouve lui donne des ailes pour gravir plus rapidement la montagne, il semble dire en courant à ceux qu’il rencontre :

» — Ne m’arrêtez pas ; une belle fille m’attend pour être heureuse et pour me rendre riche.

» Il cherche Sarah ; il la voit presque penchée sur le cœur d’Edwin lisant à ses côtés. Il surprend son regard plus tendrement animé qu’il ne l’avait osé croire pour lui-même, et ses idées se bouleversent. La jalousie entre en lui plus promptement que l’espoir. D’une voix forte il appelle Arsène, qu’il injurie et qu’il frappe pour la première fois ; il épouvante Sarah, qui demande grâce pour la faute ignorée d’Arsène. L’intendant irrité la regarde elle-même plein de colère, et ne répond à sa supplication qu’en repoussant le nègre stupéfait de cette étrange fureur.

» Edwin se lève alors saisi d’indignation, et commande au nègre de rester.

» — Sylvain, dit-il, garde-toi de repousser Arsène ; Sarah veut qu’il soit près d’elle ; obéis à Sarah ! Elle est ici tout, après mon père ; car elle a été ma sœur, et sera ma femme. Je suis son appui contre les méchans, et contre toi !

» La foudre n’eut pas plus promptement que ces paroles abattu l’audace de l’intendant. Il reste pétrifié du ton de maître qui les accompagne, et sa rage n’éclate plus que dans ses yeux. Humilié pour la première fois, et par un enfant, il dévore cet affront, d’autant plus amer qu’il a pour témoin la mystérieuse jeune fille qu’il regardait déjà comme sa femme, c’était dire sa servante.

» On peut juger de l’affreux sourire que cette idée parvient à faire naître sur ses lèvres qui tremblent. À l’heure même descendant la montagne plus rapidement qu’il ne l’a montée, il se jette, en frémissant, sur les pas de M. Primrose.

» D’abord il peut à peine parler ; son front, qu’il essuie pour y rappeler les idées qui s’y heurtent, lui semble prêt d’éclater. Il croit soupirer, il rugit ; il essaie de flatter son maître, quand il voudrait le déchirer dans son fils. Enfin, la passion qu’il appelle de l’amour, et qui n’est déjà plus que de la haine, envenime ses gestes et ses révélations que M. Primrose écoute en rêvant profondément. Ce visage noble, toujours doux et grave, prend une teinte de douleur nouvelle. S’il ne partage pas la colère du méchant, il est au moins frappé d’une amère surprise. Sylvain croit y lire la preuve de ces soupçons pervers sur la naissance de Sarah ; il croit pouvoir insister sur la promesse qu’il a reçue le jour même ; il augmente aux yeux du planteur le danger d’en retarder l’effet ; et la tenacité de ses instances arrache à M. Primrose l’arrêt de l’innocente Sarah. Elle sera malheureuse ; elle sera la femme de Sylvain.