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Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865/07

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Huit mois en Amérique - Lettres et Notes de voyage - 1864-1865
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 60 (p. 898-946).
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HUIT MOIS
EN AMÉRIQUE
LETTRES ET NOTES DE VOYAGE
1864 — 1865

VII.
BOSTON ET LA NOUVELLE-ANGLETERRE. — LA VIE INTELLECTUELLE AUX ETATS-UNIS.


New-York, 23 novembre 1864.

Tout va bien depuis l’élection[1], et chaque jour voit s’évanouir de plus en plus la menace ridicule d’une insurrection démocratique. La bonne grâce des vaincus égale au contraire la modération des vainqueurs. Au fond, les démocrates honnêtes se félicitent de voir l’Union si chaudement soutenue par le peuple. Ceux qui se consolent moins vite ne respectent pas moins sa décision suprême : ils baissent le ton pour lui plaire, et se bornent à donner au gouvernement des conseils pacifiques. Quelques-uns même (tant la force des choses a courbé leurs préjugés !) proposent des moyens pratiques de trancher la question de l’esclavage par un système d’émancipation progressive. Je ne sais ce que fera M. Lincoln : le voilà bien à son apogée, à ce sommet où le soleil politique des hommes d’état américains ne remonte jamais quand il y a passé. Tout le monde déjà songe à l’élection de 1868, comme les écoliers au jour de la rentrée songent au jour lointain de la délivrance. On se demande quel sera le prochain président des États-Unis ? Butler, Banks, Seward, Grant, Sherman ? Spéculation purement gratuite, car on calcule sur un problème dont on n’a pas les données. Qui sait où en seront dans quatre ans les deux Amériques ?

Le Herald, le journal nomade qui a fini par tourner à Lincoln et ranger Mac-Clellan dans la classe des morts irrévocables que ne ressuscitera même pas la trompette du jugement électoral, propose une solution imprévue et s’offre lui-même aux suffrages. Il suppose la guerre achevée ; lui seul, comme il le démontre dans un article burlesque, lui seul ou le général Grant peut apaiser les rivalités civiles. Son raisonnement équivaut à ceci : les soldats savent manier la force et font de bons présidens, les lawyers ne savent que criailler et susciter des disputes pour avoir le plaisir d’avocasser devant le tribunal de la nation ; mais un journal comme le mien sait danser sur la corde entre tous les partis, et de même qu’il pêche des abonnés partout, il saura pêcher les électeurs et gouverner le peuple.

Le général Grant, malgré tout ce qu’on raconte de sa modestie, de sa droiture, de son respect à l’autorité civile, prend déjà des façons de prince. Depuis longtemps, il fermait très carrément la porte au nez des ministres qui voulaient jeter un coup d’œil indiscret dans son armée. Aujourd’hui il envoie au président un satisfecit et des félicitations sur le ton que prendrait l’empereur de Russie écrivant à son cher cousin d’Autriche. « Faites, dit-il au ministre de la guerre, faites mes complimens au président. » Ces airs protecteurs sont un peu singuliers chez un général d’armée devant le magistrat suprême qui lui donne et lui retire son commandement ; mais la fortune du tanneur de l’Illinois est encore plus haut montée que celle du rail-splitter Lincoln. Il y a toujours eu un président des États-Unis ; mais la charge de lieutenant-général est vacante depuis la guerre de l’indépendance : Grant est le successeur immédiat de Washington. C’est une de ces fortunes immenses, comme la démocratie en élève pour les abaisser le lendemain.

L’Amérique en ce moment célèbre un de ces héros éphémères dont elle change toutes les semaines. Grant a un rival dans l’admiration publique, c’est le capitaine Winslow ; le vainqueur de l’Alabama est littéralement porté en triomphe d’un bout à l’autre des États-Unis. Boston vient de le recevoir en prince. New-York le réclame, et l’esprit d’imitation de ces moutons de Panurge lui promet bien d’autres ovations. Des hommes graves, comme M. Everett, ne dédaignent pas de s’atteler au char du triomphateur. On dirait que le combat de l’Alabama et du Kearsarge est le grand fait d’armes du siècle. Le héros, enflé par cette gloire inattendue, s’en va de banquet en banquet, racontant ses hauts faits ; à l’entendre, on croirait qu’à lui seul, sur son petit bâtiment, il a tenu en échec et en terreur les nations envieuses de l’Europe, qu’il a insulté la marine française, souffleté un amiral anglais, bravé lord Russell jusque dans la Tamise, et fait briller le nom américain comme un glaive de feu aux yeux de l’Europe" effrayée. Cependant il s’étonne un peu de sa gloire. « La défaite de l’Alabama, dit-il, n’est que peu de chose dans mes services. Si je mérite tous ces témoignages d’honneur pour ce seul fait d’armes, j’en mérite bien plus encore pour les services que j’ai rendus sur le Mississipi et devant les ports du sud. » Qui se les rappelle aujourd’hui ? qui se rappellera l’année prochaine la glorieuse croisière du Kearsarge ? Le public américain est vite rassasié de ses idoles. Les gens habiles ne se laissent jamais exploiter ainsi ; ils préfèrent le métier de cornac à celui de bête curieuse, et ne gonflent pas pour eux-mêmes ce dangereux ballon de la popularité qui monte si haut et si vite, mais précipite si tôt ceux qu’il élève.


Boston, 25 novembre.

Je suis venu par mer de New-York à Boston. Avant-hier je descendais à la hâte l’immense rue de Broadway, maudissant les embarras de voitures qui m’arrêtaient à chaque pas. Je ne vous parle ni du prodigieux encombrement des quais, ni de la peine que j’ai eue pour arriver à bord, à travers l’enchevêtrement des chevaux et des charrettes, laissant ma voiture engagée dans la cohue, mon sac à la main, suivi d’un porteur chargé de ma malle, — ni de la foule entassée sur l’immense et magnifique bateau qui sert d’omnibus entre New-York et Boston. Il faut venir en Amérique pour concevoir un pareil mouvement. Le transit de Paris à Londres n’est pas comparable à celui qui se fait quotidiennement entre les deux métropoles rivales des États-Unis : trois chemins de fer, trois lignes de bateaux monstres qui engloutissent chacun de 8 à 900 passagers, suffisent à peine à cette inondation. Il est vrai que c’était la veille du thanksgiving day, jour de prière et d’actions de grâces décrété par le président, et que la moitié du peuple était sur les routes. Il est d’usage immémorial de passer en famille ce jour de fête patriotique. Comme en Angleterre le jour de Noël et chez nous le jour de l’an, on mange l’oie ou la dinde classique au foyer paternel. Nulle part cette coutume n’est plus religieusement observée que dans la Nouvelle-Angleterre, le pays des traditions et des vieux usages. Les églises sonnent les cloches des dimanches, les habitans ont revêtu leurs costumes graves ; on va au prêche écouter un sermon politique, car si les affaires humaines envahissent la chaire aux jours que la religion consacre, elles en sont maîtresses en ce jour de jubilé national. Dans chaque paroisse, dans chaque temple, s’élève une tribune politique où l’on discute ici la guerre, là l’esclavage, là-bas la constitution, mais où tout roule sur la grande question du jour. Les prédicateurs républicains s’inspirent de la proclamation du président ; les démocrates prennent pour texte celle du gouverneur Seymour, qui s’unit aux prières publiques avec des paroles à double sens. On prie pour la confusion des méchans, pour le retour de la justice, pour le salut de la patrie, et chacun est libre d’entendre à sa façon la justice et le patriotisme. Cependant la vie et le mouvement continuent ; on ne se croit pas obligé, comme le dimanche, de prendre un air de deuil. Les jardins publics, les rues populeuses offrent un spectacle à la fois tranquille et animé. C’est un vrai jour de fête, où l’on ose lever la tête et parler tout haut, où l’on se repose de l’activité affairée de la semaine sans s’imposer le recueillement sépulcral du septième jour.

Rien de nouveau d’ailleurs, et absence de journaux ce matin. Ce soir, le bruit court que les trois états de Géorgie, d’Alabama et de Mississipi sont prêts à traiter pour la conservation de l’esclavage, menacé plus dangereusement aujourd’hui par Jefferson Davis que par Lincoln. Pris entre deux feux, les pauvres esclavagistes ne savent à quel diable se vouer. Si la nouvelle est vraie, c’en est fait de la rébellion.

Cette question de l’enrôlement des noirs met la confédération sens dessus dessous. Il y a dans le sud un parti raisonnable qui recule devant les mesures héroïques ; ce parti, accusé bien des fois de pencher vers la trahison, renouvelait récemment ses promesses de fidélité à une cause perdue, mais avec une arrière-pensée d’abandon. Son chef est, vous le savez, le gouverneur Brown, de la Géorgie, l’adversaire et presque l’ennemi personnel de Jefferson Davis, le même qu’on disait avoir engagé avec le général Sherman ces négociations que le bruit public l’a obligé à démentir. Bien qu’il tienne en face du nord un langage haut et ferme, bien qu’il ait lui-même signé la résolution qui livre au président tout pouvoir sur les esclaves des états de Virginie, des Carolines, de Géorgie, d’Alabama et de Mississipi, on le sait secrètement opposé à une mesure qui serait sa propre ruine. À la question même de l’esclavage se mêle l’antagonisme ancien de la Géorgie et de sa rivale. À l’origine de la rébellion, quand les conventions de la Caroline du Sud et de la Géorgie prononcèrent les fameuses ordonnances de sécession, la Virginie hésitait encore à les suivre. Bientôt elle a pris la conduite de la guerre, et la Géorgie au contraire est retombée au second rang. Aussi, quand le président Davis a annoncé au congrès confédéré le projet inouï dans cette enceinte d’affranchir et d’armer les noirs, il s’est élevé entre les députés de la Virginie et ceux des cotton states des discussions violentes qui semblaient présager une scission prochaine. La Virginie, qui n’a plus rien à perdre, soutient avec ardeur cet expédient désespéré ; mais la Géorgie, l’Alabama, le Mississipi, riches encore de leurs troupeaux de nègres, riches surtout en espérance de la vente anticipée de leur coton, sont tentés fortement de demander abri à l’Union contre le radicalisme impitoyable de l’esclavagisme aux abois.

Pauvres sécessionistes ! ils ont suscité une guerre civile, armé un gouvernement pour défendre et propager l’esclavage, et voilà ce gouvernement qui les prend à la gorge et leur dit à son tour : Rends tes esclaves ! Ils se tournent alors vers l’ancien ennemi ; le gouvernement fédéral devient l’espoir des conservateurs de l’esclavage, la ressource dernière de ceux qui voudraient au moins le laisser mourir de sa belle mort. En atténuant, on se dispute au congrès de Richmond, et les députés en viennent quelquefois, dit-on, aux fisticuffs. Les plus décidés dénoncent la mesure comme une confiscation : le sud se déshonorerait, disent-ils, en abaissant le drapeau de l’esclavage ; il renierait son dogme et sa foi. Enrôler le nègre en lui offrant la liberté, c’est reconnaître qu’il n’est pas impropre à la liberté, et que l’esclavage n’est pas la plus haute condition sociale que le Créateur lui destine ; c’est abandonner, comme une imposture usée, le principe même de la société du sud. Ajoutez enfin que ces champions de l’esclavage sont encore maîtres d’esclaves, que leurs adversaires ne le sont plus, et vous aurez le secret des nobles passions qui enflamment de part et d’autre leur zèle chevaleresque.

Le parti du gouvernement répond que ce n’est pas l’heure des scrupules de conscience ni des théories humanitaires, que la guerre a dévore les blancs, qu’il faut lui donner à manger du nègre ou s’avouer vaincu. Les Géorgiens ne se tiennent pas pour battus ; ils répliquent que l’armée n’est pas épuisée, que les noirs ne peuvent être de bons soldats, qu’il faut résister aux artifices d’un gouvernement spoliateur. On leur cite l’exemple des armées du nord. Alors ils se retranchent dans leur dernier et inexpugnable argument : « vous avez dépeuplé les campagnes, il n’y reste plus que des nègres ; c’est leur travail qui nous nourrit. Mettez-leur le fusil à la main au lieu de la pioche et de la faucille, et nous serons affamés demain. L’institution de l’esclavage a été jusqu’à présent la grande force du sud ; elle lui a permis de soutenir quatre ans une guerre qui occupait les bras de tous les citoyens. En la décapitant, vous vous coupez les vivres, et vous tuez du même coup la résistance. » Mais que faire ? Où trouver des ressources ? Il faut des hommes sur le champ de bataille, il faut des hommes sur le corn-field. Lee n’a plus, au dire des Anglais eux-mêmes, qu’une ombre d’armée, il faut opter entre la paix et la famine. Jefferson Davis assure qu’il suffit d’un effort vigoureux pour achever la guerre, et qu’on pourra ensuite à loisir réparer les pertes : c’est le langage officiel. Tout en affichant cette assurance, les confédérés ont la terreur et le désespoir dans l’âme. Ils se voient, après la campagne prochaine, si même ils trouvent dans l’émancipation la force éphémère d’y résister, livrés par la famine à la discrétion du nord, réduits à mendier au nord l’aumône d’un peu de pain. Alors et alors seulement la clémence, la modération, le pardon fraternel, trouveront leur place. Jusque-là, devant ces hommes obstinés à leur propre ruine, le mot de paix me semble une duperie.


28 novembre.

Je vous ai déjà montré la ville de Boston ; il me reste à vous montrer les hommes. Chacun ici m’accueille à bras ouverts. Dîners, soirées, invitations, pleuvent déjà sur moi, sans compter un flot de visites, car c’est la coutume hospitalière du pays d’aller chercher l’étranger chez lui et de prévenir sa politesse.

Pour mon début, j’ai dîné hier à l’Atlantic club avec la fleur de la société littéraire et politique de Boston. Il y avait là bon nombre de réputations transatlantiques : le fameux naturaliste Agassiz, le philosophe et poète Emerson, M. Sumner, qui m’y avait amené, le sénateur Wilson du Massachusetts, M. Richard Dana, jurisconsulte et écrivain distingué, M. Wendell Holmes, poète renommé, auteur d’une ode presque nationale, et beaucoup d’autres plus ou moins célèbres. J’ai dîné entre M. Emerson et M. Agassiz : ce dernier, massif, robuste, avec de grosses mains, une grosse voix, mais un tour d’esprit simple et solide qui rend agréable une élocution un peu lourde et un peu lente ; c’est un homme qui frappe par un air singulier de puissance intellectuelle ; — l’autre, mince, maigre, figure souriante et satirique, un peu poète, très philosophe, très homme d’originalité et d’humour, une sorte d’Ampère plus abstrait, plus profond et moins brillant. En face était assis le sénateur Wilson, homme de grand mérite, sorti, à ce qu’il paraît, des rangs du peuple, et qui a gardé dans son langage un je ne sais quoi de rustique, — bon, modeste, figure qui respire l’honnêteté, timide enfin, comme j’imagine que devait l’être Ballanche ou tout autre de ces hommes naturellement supérieurs qui ont eu peine à trouver leur niveau. L’Atlantic club est une petite académie fermée aux profanes, où l’on n’est admis qu’au double titre du mérite littéraire et de l’amitié. Il y règne, avec un air de distinction extrême, un ton de cordialité simple et de douce camaraderie. On y est à cent lieues du tumulte mercantile de New-York…

Je suis allé passer mon dimanche à la campagne, dans un de ces villages du Massachusetts où l’on ne rencontre pas un seul paysan. Rien de plus propre, de plus paisible, de plus champêtre que ces grosses bourgades de la banlieue qu’on pourrait presque appeler des villes. L’aisance qui y règne fait plaisir à voir. Cependant le sol est pauvre, et se compose de collines granitiques inégales, couvertes de pins maigres et de genévriers grisonnans. Entre ces petites éminences, il y a des prairies entourées de murailles en pierres sèches et de petits chalets servant d’étables. Partout la pierre nue perce la terre osseuse. Dans le lointain, la mer s’étend en longues bandes argentées parmi de brumeux promontoires, et se contourne en mille replis, formant comme un archipel d’îles et de lacs intérieurs. La rade de Boston, sa presqu’île, ses navires, ferment si bien la vue, qu’on ne croit pas être au bord de l’Océan. Ce paysage a une grâce maigre et fluette, avec une grande douceur et une tranquille mélancolie. Il rappelle par le contraste ces grasses vallées de l’ouest avec leurs fleuves limoneux et féconds, leurs bords enrichis des dépouilles de mille générations végétales, leurs dômes de feuillages obscurs élevés sur les hautes colonnes des forêts. Quelle différence entre ces deux natures ! Et cependant la richesse est partout sur ces côtes malingres, et les exubérantes forêts de l’Indiana n’abritent que de pauvres cabanes de troncs d’arbres cimentés avec la boue des rivières. Quel magicien est-ce donc que l’homme, qui crée tant avec si peu !


20 novembre.

J’ai fait deux connaissances nouvelles : celle de M. Wendell Philipps, le célèbre orateur abolitioniste, et celle de M. Quincy, petit-fils d’un homme célèbre dans l’histoire d’Amérique, lui-même un des chefs du parti de l’abolition. Tous deux ont voulu me faire les honneurs de leur ville natale. M. Quincy, homme distingué, d’une expression fine, un peu dédaigneuse, causeur agréable, est connu à Boston pour sa scholarship et sa science des antiquités. Il m’a montré tous les petits souvenirs historiques de la colonie, depuis l’habit que portait Franklin lorsqu’il signa l’alliance française et les épaulettes de Washington jusqu’à l’emplacement de la vieille maison, aujourd’hui détruite, où naquit Franklin, jusqu’au champ de bataille de Bunker-Hill et à l’obélisque de granit élevé à la place où le célèbre Warren a péri. Je ne vous parle que pour mémoire des canons de l’arsenal, des monitors, des batteries flottantes, des blockade-runners en acier pris aux confédérés, et des gros vaisseaux de ligne abandonnés qu’on laisse périr sur les chantiers comme inutiles. Les navires nouveaux qui les remplacent ont des formes tout à fait singulières et très disgracieuses, les uns dépassant à peine de quelques pouces le niveau de flottaison, les autres longs et effilés, presque sans mâture, renflés au milieu et aplatis sous l’eau. Autant les anciens vaisseaux étaient pittoresques, spacieux et agréables, autant ces casemates blindées sont hideuses et semblables à des prisons. Ce qui est remarquable à l’arsenal, c’est l’ouvrier lui-même. Quand on voit passer ces trois cents hommes qui retournent au travail après leur dîner, tous graves et bien vêtus, quelques-uns tout à fait bourgeois, on ne peut se figurer que ce soient là des manœuvres. L’ouvrier de nos villes, dont nous vantons l’intelligence et l’éducation tout en déplorant ses vices, n’est qu’un pauvre diable auprès de ces messieurs. Ce que nous appelons le peuple, c’est-à-dire une classe ignorante et sans avenir, n’existe pas au Massachusetts, et le secret de ce prodige, la baguette de fée qui élève tout le peuple au rang des classes moyennes, c’est l’éducation.

Voulez-vous vous en convaincre, venez voir les trois degrés d’écoles où la ville de Boston instruit gratuitement tous ses enfans, les conduisant de l’instruction élémentaire, s’ils veulent la poursuivre, à l’étude de l’histoire, de la littérature, des langues mortes et vivantes, — latin, français, espagnol, — des sciences mathématiques, physiques, chimiques, naturelles, — les menant en vérité aussi loin qu’il leur plaît d’aller, jusqu’au grec et jusqu’à l’astronomie. Venez voir ces grandes bibliothèques ouvertes à tous venans, fondations pour la plupart individuelles, où tout habitant a le droit d’emprunter des livres sur la seule garantie de sa signature, et dont la principale fait circuler deux cent mille volumes par an dans la seule ville de Boston. Vous croyez peut-être que cette libre circulation des livres donne lieu à des soustractions continuelles ? Eh bien ! les bibliothécaires me disent qu’il arrive très rarement qu’un livre ne soit pas rendu. Rien de plus décent d’ailleurs et de mieux fait pour inspirer confiance que la physionomie des lecteurs. Je les regardais passer presque avec respect, tant il était nouveau pour moi de voir des hommes du commun lire et étudier non-seulement les romans de Wilkie Collins ou d’Alexandre Dumas, mais de gros bouquins qui auraient effrayé ma patience. Le même esprit studieux, sage, honnête, s’observe dans les écoles où M. Phillips me conduisit ce matin. Je n’y ai pas aperçu la moindre trace de punition. Quand les maîtres s’absentent, ils laissent les enfans seuls, avec une tâche préparée, et s’en vont en fermant à clé la porte de leur classe : pas un enfant ne bouge de son siège et de sa petite table. À l’heure de la leçon orale, ils sont si attentifs, si dociles, si désireux de s’instruire, qu’on en est émerveillé. Il y a vraiment chez ce peuple un fonds de gravité et d’honnêteté sérieuse qui,vaut bien la légèreté spirituelle dont nous aimons trop à nous vanter.

Les écoles de Boston sont placées sous la direction d’un comité immédiatement élu par le peuple, mais présidé par le maire et après lui par le président du conseil de la commune, qui en sont membres de droit. Chaque ward ou quartier nomme six députés et en renouvelle un tiers chaque année. Ce comité a le gouvernement absolu de tout ce qui se rapporte aux écoles municipales, fondation des maisons d’école, séparation des classes, choix et traitemens des professeurs, rédaction des programmes de l’enseignement. Un surintendant qu’il nomme chaque année remplit les fonctions d’inspecteur et d’agent exécutif de la petite assemblée. Le comité se subdivise en commissions électives, chargées des branches spéciales de l’enseignement ; elles font chaque année leurs rapports détaillés au comité central, qui lui-même publie à son tour un rapport général adressé au peuple. Il y a trois ordres d’écoles superposées suivant les degrés de l’enseignement, et les élèves subissent des examens pour passer d’un degré à l’autre. Dans les écoles primaires, qui sont au nombre de 250 environ, on apprend à lire, à écrire, à calculera Dans les écoles de grammaire, on apprend la grammaire, la géographie, la tenue des livres, les sciences élémentaires et l’histoire des États-Unis ; enfin, dans les écoles supérieures ou high schools, les langues vivantes, le dessin, les hautes mathématiques, l’histoire et la littérature générales. Il y a encore une classe d’humanités, latin school, toujours gratuite, où les enfans des gentlemen de la ville se préparent souvent aux études universitaires à côté des fils d’ouvriers. Quant à l’école normale supérieure des filles (high and normal school), elles y entrent par ordre de mérite, et en sortent avec des diplômes de capacité pour l’enseignement ; elles y apprennent le français, le latin, le dessin, la musique et les sciences, tout ce qu’il faut pour professer : c’est la pépinière où se forment chaque année les institutrices dont on a besoin.

J’ai vu à l’école supérieure de grandes jeunes filles vêtues en demoiselles prendre une leçon de français que leur donnait le professeur de l’école, — un pauvre réfugié politique. C’étaient les filles des artisans et des petits boutiquiers de la ville. La plupart sont plus savantes que beaucoup de nos jeunes filles riches, l’éducation des femmes n’étant pas moins solide ici que celle des hommes. Elles ressemblent d’ailleurs pour les manières, pour la tournure, pour le langage même, à de véritables dames, et l’on raconte plaisamment que la fondation de cette école fut combattue, dans le conseil de ville, par tous les pères, qui craignaient de voir leurs fils se choisir là des femmes. J’ai vu à l’école des garçons des jeunes gens de quinze ans résoudre des problèmes trigonométriques, ou expliquer couramment du Virgile. Peut-on s’étonner qu’après cela ils gardent toute leur vie cet immense intérêt qu’on remarque ici dans toutes les classes pour les choses littéraires ou scientifiques, que le soir, pour se reposer de leurs affaires, des boutiquiers aillent entendre M. Agassiz parler sur les glaciers, ou M. Emerson faire, avec beaucoup d’esprit sans doute, et même quelque profondeur, mais sur un ton monotone et hésitant, une lecture sur l’éternel sujet de l’éducation ? J’étais au nombre de ses auditeurs, et je dois avouer que j’ai trouvé la séance un peu longue. Le public pourtant semblait charmé, et se pressa après le discours autour du lecturer en manière de félicitation muette. Les femmes étaient venues en grande foule à ce specta.de, qui n’avait rien de frivole. C’est qu’elles ont ici un rôle bien, supérieur ii celui que nous leur attribuons. L’enseignement est leur domaine, les travaux de cabinet leur sont réservés. Sur 600 maîtres environ qu’emploient les écoles de la ville, il y a plus de 500 femmes. Dans les bibliothèques publiques, sauf les chefs, qui ont barbe au menton, le service est fait par des jeunes filles. Dans les administrations publiques, au greffe du palais de justice, aux archives générales, elles sont employées comme expéditionnaires et copistes. Rien de plus étrange pour un Européen que de voir ces petites figures souriantes dans ces lieux austères. À la porte du cabinet de l’attorney de district attaché à la cour fédérale qui siège à Boston, j’ai trouvé assise à un bureau, non pas un huissier, non pas un commis, mais une toute jeune fille qui m’a introduit dans le cabinet du magistrat. Franchement ces choses ne seraient pas possibles chez nous, elles nous paraîtraient scandaleuses, à tout le moins elles nous prêteraient à rire. Tant pis pour nous : personne ici n’y entend malice.

Mais revenons aux écoles publiques. La ville de Boston en est justement fière, et il n’y a, dit-on, que celles de Philadelphie qui puissent soutenir la comparaison. La ville y dépense chaque année 800,000 dollars ; la moyenne des frais par an et par tête d’élève n’était, il y a dix ans, que de 12 dollars environ : elle est à présent de 15 dollars et 77 cents. Cette grande institution n’est d’ailleurs pas la seule que la ville ait fondée ; il faut y ajouter toutes ces écoles spéciales, qui sont en même temps des établissemens de bienfaisance, écoles de réforme, maisons de correction pour les enfans insubordonnés ou vagabonds, asiles d’aveugles et de sourds-muets, enfin prisons où les filles perdues sont moralisées et instruites. Quand on voit ces résultats, on comprend la puissance de l’initiative locale et le bienfait de la liberté.

Il y a longtemps que les Américains ont résolu les problèmes que nous agitons encore en Europe. La gratuité de l’instruction, cette nouveauté révolutionnaire, cet épouvantail de tant d’esprits timides, existe ici depuis deux siècles. Dès l’origine de la colonie, les puritains ordonnaient, sous peine d’amende, l’établissement d’une école dans chaque township ou commune : c’est de là qu’est sorti tout ce vaste et admirable système d’éducation populaire. Je me trompe : ce n’est pas système qu’il faut dire, car les États-Unis n’ont pas de loi systématique et uniforme sur l’organisation de l’instruction publique. Chaque localité a ses lois particulières, chaque institution ses règlemens privés. Il y a des écoles de toute espèce ; les unes dépendent du gouvernement de l’état, les autres de l’administration municipale, d’autres enfin sont des fondations individuelles : il n’y a de général que l’esprit qui les dirige toutes. La même instruction ne peut être donnée partout : les grandes villes ont seules établi ces high-schools qui donnent, pour ainsi dire, un enseignement de luxe. Parfois, dans les petites localités, des particuliers généreux établissent des académies pour y suppléer. Les finances de l’état contribuent souvent à ces fondations : ainsi l’état de Massachusetts distribue annuellement 10 millions de dollars, moitié aux écoles, moitié aux institutions charitables, médicales ou morales. Son rôle est d’encourager, de stimuler, de soutenir, et non pas de régenter lui-même.

Les Américains disent avec raison que leur système d’instruction publique est la clé de voûte de leurs institutions républicaines. Ils ne s’imaginent pas que le peuple perde en obéissance et en sagesse ce qu’il gagne en indépendance et en savoir. Ils pensent au contraire qu’il serait insensé de jeter le pouvoir politique aux mains d’une multitude ignorante, et qu’on ne saurait trop s’appliquer dans une démocratie à former des citoyens. Nous pouvons faire de belles théories sur les limites raisonnables de l’éducation populaire et sur la dose infinitésimale de science qui suffit à un ouvrier ; nous pouvons dire qu’une goutte de plus l’empoisonnerait en lui inspirant une ambition démesurée, qu’il dédaignerait son humble condition, son travail manuel, et se laisserait orgueilleusement mourir de faim. Nous pouvons aussi repousser l’instruction gratuite comme contraire aux principes de l’économie politique égoïste, de celle qui dit : « donnant, donnant, » et fait consister la vie sociale dans un échange intéressé de services rigoureusement égaux. J’admets la rigueur abstraite de cette doctrine, et je consens à voir dans le droit de l’éducation gratuite une charge imposée par le pauvre au riche, un véritable impôt divitiaire. Je veux même appeler cela du nom redoutable dont on fait un épouvantail, de ce terrible nom de socialisme qui suffit chez nous pour discréditer les réformes les plus utiles. Qu’est-ce à dire ? Faut-il regarder en politique aux doctrines ou bien aux résultats ? Que m’importe un calcul abstrait d’idées, quand le bien-être général, quand la moralité, quand la liberté de tout un peuple sont au prix de ce sacrifice d’un syllogisme ou d’une équation ? Il ne s’agit pas ici de systèmes forgés par des rêveurs, auxquels on réponde par l’irrésistible argument de l’impossibilité pratique : c’est au contraire sur la pratique, sur une expérience déjà féconde, que les Américains s’appuient pour nous dire que l’éducation gratuite est non pas seulement un bienfait pour le peuple, mais encore une nécessité première de toute vraie démocratie.

Je suis humilié quand je songe à la misère intellectuelle de mon pays. Je ne m’étonne plus alors de notre étrange manière de pratiquer le suffrage universel. De deux choses l’une : ou bien limitez les droits politiques aux classes riches et éclairées, ce qui est impossible aujourd’hui, ou bien prenez bravement votre parti de l’égalité, et donnez une éducation royale au souverain nouveau de la société. On a dit souvent que les classes moyennes étaient la France, et cela pouvait se dire tant qu’elles participaient seules au gouvernement du pays ; mais, puisque l’écluse est ouverte à la souveraineté populaire, les classes moyennes, pour ne pas tomber au niveau du peuple, n’ont plus qu’à élever le peuple à leur niveau. On demande quel emploi des ouvriers feront de la science : ils s’occuperont des affaires de leur pays ; comment ils se résigneront à leur condition : elle ne leur paraîtra plus si humble quand l’éducation l’aura relevée, et que l’esprit d’un charpentier sera l’égal de celui d’un bourgeois. Assurément l’éducation devient inutile, dangereuse même, si vous retranchez les droits politiques, ou si vous en voulez faire une comédie ; mais elle est indispensable pour que la démocratie ne s’égare pas dans le désordre, ou ne s’endorme pas dans l’arbitraire.

Je ne me dissimule pas les obstacles qui s’opposent chez nous à ces réformes : d’abord notre centralisation, machine trop lourde et trop compliquée pour être active, — ensuite la charge immense qu’une telle œuvre imposerait à l’état, — enfin la nécessité d’ajouter le devoir au droit et l’obligation à la gratuité. Quant aux communes, ce n’est pas au sortir de la tutelle administrative qu’on peut leur demander de grands efforts. Ce sont des éponges qu’une main toute-puissante presse et remplit tour à tour. Elles ont besoin d’être émancipées, et cependant elles ont besoin de guides. Nous tournons, je le sais bien, dans un cercle vicieux, car il nous manque l’impulsion morale du progrès. Les Irlandais émigrés, qui arrivent à Boston dans la rudesse inculte de leur pays natal, sont tous pressés d’envoyer leurs enfans à l’école : ils suivent le courant qui les entraîne, ils sont bien forcés de se mettre au commun niveau. Pour nous, il faut que la loi nous y contraigne.

Les procédés du despotisme sont, je l’avoue, bien plus commodes : un petit nombre d’hommes éclairés suffisent à gouverner le troupeau populaire, à l’aide de quelques chiens de garde qui obéissent sans savoir ce qu’ils font ; mais dans une démocratie le troupeau doit se conduire lui-même et conduire aussi le berger. Les fondateurs de la colonie le comprirent il y a deux siècles, quand ils posèrent en principe la publicité et la gratuité de l’instruction. Le jour où chez nous toute ville de deux cent mille âmes trouvera, comme celle de Boston, quatre millions par an à mettre à ses écoles, nous aurons réalisé à la fois le plus grand progrès politique et le plus grand bienfait moral.

En finissant ma visite aux écoles, je veux vous montrer un peu mon aimable et excellent cicérone, M. Wendell Phillips. La première chose qui frappe en lui, c’est la douceur et la bonté : on a peine à se figurer que cet homme si simple, si affable, soit le fougueux orateur et homme de parti que tout le monde s’accorde à placer au premier rang de l’éloquence américaine. C’est un grand homme au nez cassé, au menton en avant, au front découvert, aux cheveux roux qui grisonnent, à l’œil brun pâle et plein de tranquillité souriante. Il porte toujours un grand chapeau gris à larges bords, qui lui donne l’air d’un vieux botaniste. On le dit possesseur d’une grande fortune qu’il consacre tout entière à la cause de l’abolition. On se demande, en le voyant, où est cachée l’énergie dont il a fait preuve en mainte rencontre périlleuse et la passion convaincue qui le désigne à la haine des esclavagistes.

Voilà les hommes, que je vois à Boston, aussi simples qu’ils sont supérieurs. Promenez-vous dans les bibliothèques, dans les musées, vous trouverez partout ce type du lettré vêtu de noir, d’une physionomie ouverte et douce, courtois de manières, et plein de ce calme aimable que donnent les études élevées. Une pépinière de pareils hommes peut être le salut d’un peuple. Quand je me souviens qu’il y a peu d’années ils étaient injuriés, outragés, frappés même, que s’enrôler dans cette phalange de l’abolitionisme et de la réforme unitaire, c’était se condamner à une proscription certaine de l’opinion publique, — qu’ils ont persévéré cependant, et qu’aujourd’hui ils sont les maîtres, — je prends confiance dans l’avenir de l’Amérique. Il n’y a pas longtemps qu’à Boston, dans ce foyer de l’abolitionisme égalitaire, M. Phillips était menacé jusque dans sa maison par la populace ; ses amis y venaient armés pour le défendre. Une fois, parlant dans l’ouest à un meeting de démocrates, il resta pendant une heure exposé à une grêle de pierres, d’œufs et de pommes, qui pleuvaient de tous les côtés de la salle : il parla pourtant avec un sang-froid intrépide, jusqu’au moment où le président du meeting vint le prier de se retirer pour ne pas exaspérer la foule. Quand j’allai le voir dans sa petite et modeste maison, il me montra une image de marbre aux traits nobles et mâles, et pleine d’une surprenante grandeur : c’était le buste de ce rude fermier du Connecticut, cet héroïque John Brown, missionnaire armé de la liberté humaine, qui déclara à lui tout seul la guerre à l’esclavage, et qui expia sur le gibet son glorieux apostolat Je vis aussi la pique grossière avec laquelle ce guerrier des temps bibliques combattait, à la tête d’une bande à peine armée d’esclaves fugitifs, dans ces montagnes de la Virginie où venaient les traquer leurs persécuteurs. Le sang de John Brown a été fécond comme celui de tous les martyrs. Sa grande figure est déjà pour l’Amérique un souvenir légendaire : quand les régimens noirs vont à la bataille, c’est au chant de l’hymne guerrier du « vieux John Brown. »


30 novembre.

Je suis allé hier chez le poète Longfellow, dont vous devez connaître au moins le nom. M. Longfellow demeure à Cambridge, un des faubourgs champêtres de Boston, dans une grande maison de bois, tout unie, qui a pourtant un je ne sais quoi d’antique et de solennel. Les grands toits en mansardes, les paratonnerres historiés, les lourds pilastres de la façade, les restes de charmilles et de quinconces taillés qui l’environnent, enfin le style rigide de son parterre à la française, tout la distingue des maisonnettes d’opéra qui bordent l’avenue et lui donne, comme on dit en architecture, une époque. Cette maison est en vérité une sorte de monument historique, ayant servi de quartier-général à Washington durant la guerre de l’indépendance. La première fois que j’y pénétrai, il y a deux mois, j’y étais conduit par M. Sumner. Nous ne perdîmes pas notre temps à faire retentir le marteau de fer sur la porte de chêne ; nous entrâmes, nous parcourûmes les appartemens vides, nous déposâmes nos cartes dans un salon simple et de bon goût, puis nous repartîmes comme des voleurs, sans avoir vu ni domestique, ni chien, ni maître. Cependant ces livres, ces tableaux, ces objets d’art, l’air aimable et studieux de cette bibliothèque ornée de fleurs, le goût qui semblait avoir présidé à tous ces arrangemens modestes, — puis ce choix d’une existence retirée à la campagne, dans le voisinage pourtant de la société lettrée de Boston, cette tranquillité du foyer domestique, cette porte ouverte et hospitalière que nous poussions sans cérémonie pour pénétrer jusqu’au sanctuaire de la famille, tout me prévenait en faveur des habitans inconnus de cette maison.

J’y retournai hier, conduit par un proche parent du poète. Depuis trois ans, M. Longfellow, dont une grande, une irréparable douleur a attristé la vie, n’est guère sorti de sa maison et n’a plus voulu voir qu’un petit nombre de vieux amis. Ceux-ci me disaient : « Vous verrez comme il est bon, aimable, gracieux ! » Quelques-uns même ajoutaient : « C’est un ange ! » Et assurément, si jamais la bonté et la beauté morales se sont peintes en traits visibles sur une figure humaine, elles résident dans le visage noble et doux, dans le regard franc et gracieux de l’homme qui s’est levé pour me tendre la main. Ce n’est plus sans doute l’élégant poète dont j’ai vu le portrait chez les marchands d’estampes. Il a terriblement vieilli et changé depuis trois ans. Ses longs cheveux gris, sa grande et épaisse barbe grise lui donnent à présent l’air du vieil Homère, son sourire fin reste noyé d’une tristesse indicible ; mais sur son grave et mâle visage règne encore une sorte de charme féminin. Quelle différence d’ailleurs entre ce père de famille tranquille qui veille à l’éducation de ses enfans et à l’ordre de sa maison et nos poètes fiers-à-bras toujours élevés sur le prétentieux piédestal de leur immense fatuité ! Cela seul me prévient en sa faveur, autant que me dégoûtent d’avance de certains génies le charlatanisme théâtral et l’orgueilleuse bassesse qui les accompagne.

Je ne connais pas encore beaucoup ses ouvrages ; mais à côté de choses peut-être un peu tièdes et de courte haleine j’en ai trouvé, en les feuilletant, de charmantes et toujours marquées à ce coin de discrétion et de délicatesse exquises dont toute sa manière a l’empreinte. Il excelle surtout dans le choix des mots et des images, dans la fraîcheur et la pureté matinale du coloris. La forme, toujours riche et parée, a cependant cette allure naïve, pour ainsi dire homérique, qui est la marque du vrai poète. Il trouve à chaque pas des comparaisons délicieuses, presque enfantines, mais pleines d’une simple et sereine grandeur. Quoi de plus beau par exemple que ce tableau sobre et rapide de « la bénédiction qui tombe des mains du prêtre comme la semence tombe des mains du semeur ? » Quoi de plus ravissant que ces deux vers : « Ces discours tombèrent sur le cœur d’Évangéline comme en hiver la neige tombe dans un nid désert d’où les oiseaux se sont envolés ? » Tout son poème d’Evangéline, essai peut-être risqué d’un système de versification malheureux, n’en est pas moins un bijou comparable à l’Hermann et Dorothée de Goethe. Dans Hiawatha, son inspiration, d’ordinaire mélancolique et tendre, s’élève sans effort à la grandeur épique. Dans la Légende Dorée, il s’est inspiré du symbolisme philosophique de la poésie allemande. Ses odes enfin volent de bouche en bouche, et disputent au larmoyant Tennyson les intimes faveurs des lectrices anglaises. J’ai vu des Américains qui reprochent à sa muse trop de rêverie sentimentale, et préfèrent au tendre Longfellow le lyrique et fougueux Bryant. Génie de seconde ligne, je le veux bien, demi-dieu des régions fleuries de l’olympe poétique, inférieur peut-être aux grands dieux qui trônent sur les sommets parmi les nuées et les tempêtes, mais homme excellent et plein de charme, sa conversation est simple, sans bruit, sans apprêts, revenant de préférence aux sujets littéraires, mais toujours prête à toucher à tout. Il interroge plus qu’il ne tranche, et paraît prendre au mouvement intellectuel de l’Europe, à celui de Paris surtout, un intérêt admiratif et passionné. C’est le sentiment que je rencontre chez la plupart des Américains distingués qui ont goûté de l’Europe. Ceux-là ne nous dédaignent pas, n’ont pas pour eux-mêmes cette naïve et arrogante adoration dont je me plains quelquefois : bien au contraire, ils ont pour l’Européen, pour ses idées, pour ses manières, pour ses traditions, un culte respectueux et exagéré. Ils regardent Paris surtout comme le foyer de toute intelligence, l’école de toute délicatesse, le séjour d’un monde cultivé et supérieur que les peuples parvenus doivent prendre pour modèle. Hélas ! nous ne sommes plus trop dignes de cette espèce de fascination que nous exerçons encore, sur tout ce qui pense et qui écrit…

On annonce aujourd’hui une victoire du général Thomas dans le Tennessee : hier c’était une défaite partielle de Sherman, puis des mesures violentes prises en Géorgie par le gouverneur Brown pour l’enrôlement forcé. Le gouverneur répond à l’invasion par une vraie proclamation de salut public : il appelle aux armes sans exception tous les hommes de quinze à soixante ans ; ceux qui ont des motifs d’excuse en perdent le bénéfice, s’ils ne les déclarent pas sur-le-champ ; quiconque essaiera d’échapper au service sera envoyé immédiatement to the front ; si un chemin de fer refuse de transporter un soldat, ses directeurs seront saisis et expédiés à l’armée. Cependant le World, peu suspect de calomnier les rebelles, fait un tableau détaillé et lamentable des souffrances hideuses, de la vie de pourceaux dans un cloaque, des cruautés gratuites qu’ils infligent à leurs prisonniers. Enfin les bons patriotes qu’afflige l’élection du président Lincoln ont essayé de s’en consoler en brûlant les grandes villes de l’Union. Le ministre de la guerre apprit l’autre jour par ses espions qu’il se tramait un complot incendiaire contre New-York, Washington et Baltimore ; le jour même, le feu était mis à tous les hôtels, à tous les monumens publics et à plusieurs vaisseaux du port de New-York. La veille, une bande de rebelles déguisés s’étaient répandus dans la ville, portant des sacs de nuit (carpet bags) pleins de phosphore, de pétrole et d’autres matières inflammables. On en saisit quelques-uns, les autres s’échappèrent, et la ville en fut quitte pour une vive alerte. Seuls, le World et le Daily-News, journaux du parti copperhead, essaient de tourner la chose en ridicule et d’y voir un tour grossier des abolitionistes ; mais on sait bien à quoi s’en tenir, et je vous laisse à penser l’indignation qui s’amasse centre un ennemi qui ne rougit pas d’employer de tels moyens.


2 décembre.

Je fus invité à dîner avant-hier chez M. Loring, avocat et jurisconsulte distingué, homme excellent, respectable et respecté de tous, Américain de la vieille roche, qui vide son premier verre de vin à la santé du président des États-Unis, et raconte des histoires du temps mythologique et héroïque de la frégate la Constitution, dont la proue, élevée sur une colonne, décore aujourd’hui l’arsenal. Je fus ensuite présenté par M. Quincy à une soirée hebdomadaire donnée à un certain nombre d’hommes distingués de la ville par le chief-justice Bigelow. J’y ai vu le chef du parti démocratique de Boston, M. Winthrop, ancien speaker de la chambre des représentants, qui porte avec honneur le nom d’une des plus anciennes familles de la colonie. C’est un homme lettré, bienveillant, de manières douces et faciles, dont ses ennemis eux-mêmes reconnaissent le caractère loyal et généreux. Le lendemain, j’allai le voir dans sa maison, pleine de souvenirs de famille, tant de l’époque de la vieille colonie puritaine dont ses ancêtres ont été gouverneurs que du temps plus reculé encore où ils n’avaient pas quitté l’Angleterre. Il me les montra non sans fierté, puis me conduisit à l’Athenæum, dans une galerie de tableaux qui ne m’a nullement fait mépriser l’art américain. Quelques vieilles œuvres anglaises ou italiennes, quelques toiles françaises y un robuste Spagnoletto, un pâle Ary Scheffer, un superbe Rembrandt, lui donnent pour ainsi dire le ton et le style. Boston, sans le paraître, est riche en objets d’art : si elle n’a pas de grand musée, il n’y a guère de maison riche où l’on n’aime à s’entourer de belles choses. Ceux qui n’ont point de chefs-d’œuvre ont des croûtes ; mais ils les révèrent avec un culte qui montre l’estime qu’ils font de ces choses. Parmi leurs peintres indigènes, ils comptent un certain Stewart, portraituriste brillant et coloré du dernier siècle, et un certain Copley, sérieux, correct, un peu maigre, mais assez puissant organisateur de scènes et de costumes, qui appartiennent légitimement à cette bonne et solide lignée de l’école anglaise qui n’a laissé aucun descendant dans la foule des vernisseurs qu’on admire aujourd’hui à Londres.

Enfin M. Winthrop m’a présenté à M. Ticknor, une des gloires de Boston, gloire littéraire plus que politique. Tout chez lui rappelle ces intérieurs de maisons anglaises spacieux, comfortables, arrangés avec un luxe simple et sévère. Lui-même est un vieillard encore vigoureux, soigné dans sa mise, teignant sa barbe à la mode anglaise, et semblable trait pour trait à un homme politique anglais : figure intéressante et extrêmement distinguée, quoique peut-être moins sympathique que celle de M. Winthrop. Ils appartiennent l’un et l’autre, M. Ticknor surtout, au parti qu’on appelle ici copperhead. Partisans de l’esclavage dans le pays de l’abolition, un peu aristocrates l’un et l’autre dans le pays le plus égalitaire qu’il y ait au monde, prédisant, lorsqu’ils s’abandonnent, la ruine des institutions libérales et le démembrement de la république, ce sont des noyés politiques mal résignés à leur sort. M. Ticknor surtout, avec une obstination d’ailleurs bien permise à ses soixante-treize ans, a résisté toujours au mouvement qui régénère aujourd’hui l’Amérique. Je vois en lui l’homme du passé, que rien n’a pu plier ni adoucir, et qui, pour imposer à son langage la contrainte qu’exige l’aveuglement du siècle, n’en demeure pas moins au fond du cœur l’ami convaincu de l’esclavage. Réservé par nature, dédaigneux par instinct et contenu par nécessité, il ne parle pas volontiers des affaires de son pays. Un mot méprisant à l’adresse des puissans du jour, un aveu que les institutions américaines avaient dégénéré, un silence découragé plus expressif que beaucoup de paroles, sont tout ce que j’ai pu tirer de lui sur l’Amérique. Son salon, où se rassemble d’ailleurs une société très littéraire est un foyer d’esclavagisme où l’étranger désireux de ne blesser personne ne respire pas très librement. J’y ai fait la connaissance d’un certain M. H… que tout le monde me désigne comme un des coryphées du parti, qui, tout en se disant plus opposé que personne à l’esclavage, en fait la théorie entière, à laquelle il ne manque que la conclusion. Il est remarquable de voir combien ceux qui professent ces tristes opinions rougissent, malgré eux, de les avouer. Quand une idée exerce un tel empire, c’est qu’on sent qu’elle a la force pour elle, et qu’il serait aussi inutile de la combattre que de faire voile contre le vent.

Ce matin, M. E…, vieillard aimable et instruit, m’a conduit à Cambridge, en pays universitaire. Cambridge est surtout une ville d’étudians et de professeurs : c’est là qu’est établi le fameux collège de Harvard, une de ces vastes et florissantes institutions privées que l’Amérique oppose avec orgueil aux établissemens officiels de l’Europe. Toutes les familles riches y envoient étudier leurs fils, comme en Angleterre aux universités d’Oxford ou de Cambridge. Harvard-Collège dans le nord, comme l’université de Virginie dans le sud, a longtemps été la pépinière des hommes les plus distingués de l’Amérique. Soutenu par de riches dotations, il compte parmi ses anciens présidens ou recteurs les hommes les plus considérables de Boston. Les bâtimens de l’université occupent de vastes enclos champêtres, dispersés parmi les prairies qu’ombragent encore des groupes d’ormes et de chênes. Les professeurs vivent dans de jolies maisonnettes, placées à deux pas de leurs laboratoires ou de leurs amphithéâtres, comme le presbytère à côté de l’église. J’y ai vu une spacieuse bibliothèque, réservée aux étudians, admirablement rangée dans un grand édifice de brique et de fer élevé tout exprès, et fort au courant de toutes les nouveautés de l’Europe. Mon guide me mena chez le professeur Asa Gray, nom bien connu de tous les botanistes et porté par un homme doux, sérieux, aimable, enjoué, qui soigne ses herbiers et ses serres avec une affection toute paternelle, jeune encore du reste et n’ayant point du tout les dehors du vieux savant. Enfin nous allâmes voir dans son musée M. Agassiz, à qui par occasion j’ai entendu faire une lecture. Il avait tout au plus une trentaine d’auditeurs venus du dehors, car ce n’était pas une des leçons régulières de l’université ; c’était simplement un cours d’amateurs où l’illustre savant essaie de donner un intérêt positif et pratique à l’enseignement de la zoologie élémentaire. À la fin de la leçon, il mit en délibération et fit voter l’heure des leçons prochaines. L’attention de son petit auditoire de jardiniers et d’artisans de Cambridge n’était pas certainement moins remarquable que la complaisance du professeur lui-même, qui, désireux avant tout d’instruire, se mettait de si bonne grâce aux ordres du public.


4 décembre.

J’ai fait hier une visite au Court-house pour y voir les cours de justice. J’entrai par la porte dérobée d’où sortirent il y a dix ans, entre deux haies de soldats, les esclaves fugitifs Sims et Burns, restitués à leurs maîtres en obéissance à la loi qui régnait alors et malgré la colère du peuple de Boston, qui menaçait de faire résistance ouverte à cet acte de violence légale. Une population immense assiégeait le Court-house, et remplissait les rues par où devait s’acheminer le triste cortège. Les troupes étaient sur pied, les canons chargés au détour des rues. Les prisonniers traversèrent lentement la ville au milieu d’une foule sourdement irritée, et s’embarquèrent à bord du vaisseau qui les ramenait à la servitude. Cette journée est fraîche encore dans la mémoire des Bostoniens. Cette odieuse loi des esclaves fugitifs, qui a eu tant de part dans la guerre civile, sera toujours pour eux un souvenir humiliant et détesté.

Le sud, en ce temps-là, était maître du gouvernement. Il trônait à la Maison-Blanche avec les présidens Polk, Pierce, Buchanan, régnait dans le sénat avec Calhoun, dans la chambre des représentans par une majorité factice due à l’esclavage, siégeait enfin à la cour suprême dans la personne de ce chief-justice Taney, l’auteur de cet infâme arrêt Dredd-Scott, qui étendait l’esclavage dans les états qu’en avaient garantis les lois mêmes du congrès. Alors, si les gens du nord osaient médire de l’esclavage, s’ils protestaient contre l’inique privilège qui en faisait un pouvoir politique[2], s’ils essayaient d’en préserver les territoires, si enfin ils voulaient protéger contre les chasseurs d’hommes les noirs devenus leurs concitoyens[3], le sud n’avait pas pour eux assez de reproches et d’insultes : c’étaient des factieux, des fanatiques, des ennemis de l’Union. Plus il sentait l’opinion lui échapper, plus il aggravait la législation barbare qui protégeait l’esclavage. Quand une fois les fugitifs s’étaient établis dans le nord, leur poursuite, leur extradition devenaient difficiles. Les juges, souvent incertains de leur identité, aimaient mieux, dans le doute, absoudre un coupable que de s’exposer à condamner un innocent. Les gens du sud, irrités de ce qu’ils appelaient un déni de justice, firent enfin voter par le congrès une loi qui retirait aux tribunaux ordinaires le jugement des esclaves fugitifs, et le donnait à des commissions spéciales composées tout exprès : alors, en effet, les acquittemens devinrent rares ; la chasse aux esclaves devint un commerce. On vit de vrais négriers, les slaves-catchers, parcourir en conquérans les états libres, emmenant des troupeaux d’hommes. On vit des artisans, des laboureurs, citoyens paisibles, anciens habitans du pays, saisis dans leurs maisons, traînés dans les ports du sud, vendus à l’enchère comme des bêtes. Le sud avait, sous une autre forme, ressuscité la traite, et il la faisait au nom de la loi dans un pays civilisé. Voilà pourtant les indignités que les états du nord ont patiemment supportées ! Et l’on ose dire qu’ils oppriment les états du sud !

Mais revenons au Court-house. Vous savez comment la justice est élue dans la plupart des états de l’ouest : le peuple, en renouvelant chaque année son gouvernement, renouvelle en même temps la magistrature, soit directement et par un vote explicite, soit indirectement, par l’élection d’un gouverneur qui y loge ses créatures. De toutes façons, la justice n’échappe pas plus que l’administration ou la législature élective à l’influence souveraine des partis politiques, et il n’y a que l’universel usage du jury qui puisse rendre tolérable une aussi mauvaise institution. Il n’en est pas de même dans le Massachusetts ; la justice n’y est pas livrée au hasard des passions populaires et mise comme une conquête à la remorque des partis. On n’y voit point ce scandale ni cette absurdité de juges réélus tous les cinq ou tous les deux ans, quelques-uns même chaque année, par ceux même qu’ils doivent juger. Les magistrats sont nommés par le gouverneur, qui ne peut plus les dépouiller de leur rang. Ils ne sont pas cependant inamovibles, et le principe démocratique a aussi sa part dans ce système ingénieux : c’est d’abord l’approbation nécessaire de la législature qui confirme le choix du gouverneur, ensuite le droit qu’ont les deux chambres de prononcer, après discussion, la déchéance du juge pour cause d’indignité. Le système judiciaire de l’état se compose de quatre degrés hiérarchiques : les justices de paix, les tribunaux correctionnels, qui sont en même temps tribunaux pour dettes, et jugent sans jury, séance tenante, les affaires insignifiantes ; les cours supérieures de comté, qui sont assistées d’un jury ; et jouent le rôle de nos cours d’appel ; enfin la cour suprême de l’état, dont le juge unique siège tour à tour dans les divers comtés, avec l’assistance d’un juge adjoint du comté, qui lui prépare et lui expose les affaires. La cour suprême joue à peu près le même rôle que notre cour de cassation, prononçant sur les questions de droit seulement, sans toutefois que ses décisions soient générales ni qu’elles obligent l’avenir. Les accusations de crime vont droit à la cour suprême, qui s’adjoint alors un jury.

J’entrai d’abord au tribunal correctionnel : on y jugeait une pauvre servante irlandaise, qui avait les yeux rouges, la tête basse et un air de terreur. Sa maîtresse, une lady portant châle et chapeau, l’accusait d’avoir dérobé le prix d’une pièce d’étoffe. Le juge, toujours unique (la cour de comté est la seule qui soit composée de deux juges), siégeait sur son tribunal, à peine élevé d’un pied au-dessus de la salle, simplement vêtu d’un frac noir, comme le premier venu. Nulle affectation de gravité, nulle majesté théâtrale dans son maintien ni dans son langage. Il n’avait pas le mauvais goût de triompher de sa victoire facile sur la pauvre pécheresse humiliée. Il lui parlait familièrement, avec bonté, faisant de son mieux pour contenir la crise de larmes et de sanglots qui allait éclater à toute minute ; puis il se tourna vers l’accusatrice, recueillit brièvement son témoignage et celui d’un marchand qui venait déposer à l’appui. — Ensuite vint un commerçant qui réclamait le paiement d’une grosse dette, plusieurs milliers de dollars. Le juge l’interrogea, recueillit sa plainte, puis, comme l’affaire dépassait le maximum de sa compétence, il la renvoya devant le jury, qui siège à la cour supérieure du comté. En une demi-heure, le juge avait expédié quatre ou cinq affaires ; à chaque minute, les constables amenaient de nouveaux accusés, introduisaient de nouveaux témoins. Il n’y a pas d’instruction secrète. Ce qu’on appelle l’instruction se fait à l’audience devant le juge de ce tribunal, qui interroge, non pas l’accusé, mais les témoins et les plaignans. L’avocat réplique, par un contre-interrogatoire (cross-examination) présente ses conclusions ; le juge alors prononce verbalement son arrêt. Si l’affaire est réservée au jury, il la renvoie à la cour supérieure ; si l’accusation est évidemment erronée, il renvoie le prévenu sans appel et sans autre forme de procès. Tout cela doit se passer dans les vingt-quatre heures avant que le prévenu ait offert bail et obtenu sa mise en liberté provisoire.

Quand une affaire a traversé ces trois degrés de juridiction, la loi de l’état est satisfaite, mais la justice n’a pas dit son dernier mot. À côté des cours de l’état, ou plutôt en face d’elles, siège la cour fédérale, qui juge en appel, suivant la loi des États-Unis. Enfin au-dessus des cours fédérales qui siègent dans chaque district s’élève l’autorité judiciaire souveraine, la cour suprême de l’Union. Ici nous passons de l’ordre judiciaire dans l’ordre politique : la cour des États-Unis, pas plus que la cour suprême de l’état, n’a le droit de rendre des décisions générales et législatives ; mais, comme elle est souveraine et sans appel, elle a en réalité un pouvoir immense dans l’interprétation des lois. La constance de ses décisions dans un certain sens équivaut à un véritable arrêt de règlement. Vous savez d’ailleurs ses attributions : non-seulement elle applique souverainement et en dernier ressort la loi des États-Unis malgré toutes les décisions des lois locales, mais elle évoque directement devant elle certaines affaires qui ne pourraient être soumises à la justice locale ; elle juge tous les procès qui s’élèvent entre des particuliers d’états différens. Enfin elle juge les états entre eux[4]. Elle interprète non pas seulement les lois du congrès, mais encore la constitution, dont elle est gardienne : pouvoir énorme et qui amène à son tribunal tous ces graves débats de souveraineté, de suprématie, d’attributions réciproques, qui ne peuvent manquer de troubler une république fédérative. La cour suprême de Washington se trouve par la mêlée à la politique active et obligée de prendre parti sur toutes les grandes questions du jour ; elle est en un mot l’arbitre officiel de cette grande querelle des states rights qui se vide aujourd’hui par la guerre civile.

Nous comprenons difficilement le rôle immense du pouvoir judiciaire dans le jeu des institutions américaines, ce rôle à la fois conservateur et libéral, qui, tout en maintenant l’équilibre et la hiérarchie des pouvoirs, offre aux libertés individuelles des garanties si puissantes qu’il n’en existe nulle part de semblables. Il fallait la forme du gouvernement fédératif pour que l’autorité judiciaire prît cette importance dont on ne se fait aucune idée dans nos sociétés unitaires et nos gouvernemens centralisés. Chez nous, toutes les lois émanent d’un seul et même pouvoir, déguisé sous des noms divers : elles forment un ensemble unique, homogène, et ne veulent jamais se démentir. Il y a bien dans la constitution certains principes généraux qui ne sont pas toujours d’accord, mais ce sont là des ornemens en quelque sorte purement extérieurs. Allez donc invoquer devant un juge de paix les principes de 89 inscrits dans la constitution ; allez protester au nom de la constitution contre l’arrêté d’un préfet ; allez, si vous êtes habitant de Paris ou de Lyon, refuser au nom des principes de 89 l’impôt que n’ont pas voté vos mandataires ; allez enfin nier la validité d’un article du code civil ou criminel parce qu’il est contraire à la constitution !… Dans l’application, la loi de détail prend le pas sur la loi générale, et il n’est pas jusqu’aux juridictions suprêmes, celles qui doivent interpréter la loi dans son sens le plus large, qui ne préfèrent le moindre règlement d’un commissaire de police ou d’un maire aux principes abstraits de la constitution.

Il n’en est pas de même en Amérique. La constitution des États-Unis est véritablement la loi suprême, celle qui domine toutes les autres lois. Elle ne s’enveloppe pas dans les nuages d’une majesté immobile et inaccessible aux affaires humaines. Mise au sommet de la pyramide, au-dessus de toutes les législations locales qui correspondent aux divers degrés de la justice, ce n’est pas une idole impuissante à qui l’on rend de vains hommages, c’est une autorité souveraine qui exige qu’on lui obéisse. Elle s’élève au-dessus des autres lois par son caractère d’universalité, par le rôle de médiatrice qu’elle joue entre toutes ; elle a son instrument dans la cour suprême des États-Unis. Ce n’est pas tout ; la constitution n’est pas seulement le recours suprême, la ressource lointaine qu’on invoque en dernier ressort ; c’est un principe établi dans le droit américain qu’elle est toujours présente, et qu’elle peut être invoquée, même dans les tribunaux inférieurs. Il ne faut pas croire, par exemple, que le juge de l’état de Massachusetts n’obéisse qu’à la loi du Massachusetts : il est tenu d’obéir tout d’abord à la loi et à la constitution des États-Unis. La constitution, en un mot, est une loi pratique, une loi active, au lieu d’être un recueil de préceptes stériles. Les principes généraux qu’elle énonce sont au service et à la portée de tous.

Ainsi le pouvoir judiciaire intervient chaque jour dans les affaires publiques. Quand un citoyen croit avoir à se plaindre d’un abus de pouvoir, il dénonce, non pas le gouvernement lui-même, mais le fonctionnaire qui le représente, et que la loi a rendu personnellement responsable de tous ses actes. Nous croyons avoir fait merveille en faisant de la machine administrative un être impersonnel et indivisible, en revêtant d’une sorte d’inviolabilité le fonctionnaire qui en fait partie. Les Américains au contraire n’ont pas voulu que le pouvoir fût dans les mains d’agens insaisissables et certains de l’impunité ; ils ont pensé qu’il serait dangereux de laisser remonter jusqu’au gouvernement lui-même la responsabilité des abus commis en son nom. Tout fonctionnaire, lorsqu’il entre en charge, sait qu’il répond devant la justice ordinaire de la bonne exécution des lois : on l’oblige même à verser dans la caisse de l’état un cautionnement qui garantit le paiement des dommages auxquels il peut être condamné. Partout nous retrouvons ce pouvoir judiciaire qui est le vrai contrôle, le vrai contre-poids, le rouage indispensable de la démocratie.

C’est là surtout la différence des institutions américaines et des nôtres. Chez nous, le pouvoir judiciaire est une grande machine administrative, disciplinée comme un régiment ; on aurait beau autoriser la poursuite du fonctionnaire coupable devant la justice du pays : que pourrait la voix d’un citoyen isolé, revendiquant l’application d’une loi qui est une lettre morte ? Quand nous voulons être libres, nous mettons la main sur les chefs du pouvoir exécutif ; nous les assujettissons à nos volontés par une responsabilité sévère. En un mot, nous mettons la liberté au centre pour qu’on la sente aux extrémités. Les Américains, qui la répandent également dans tout le corps politique, n’ont pas besoin d’exercer sur la tête une surveillance aussi jalouse. Leur congrès n’est point, comme en Angleterre, un impérial parliament, un corps qui tienne lui-même les rênes du gouvernement ; mais le pouvoir du président, déjà tenu en bride par l’élection populaire, se heurte encore aux décisions de la cour suprême. Les ministres ne sont que les agens dociles du président ; mais la responsabilité de tous les fonctionnaires, grands et petits, devant la justice commune, remplace avantageusement la responsabilité des chefs du ministère devant l’assemblée. La liberté américaine a un caractère original qui exige que nous mettions de côté pour la comprendre toutes les idées reçues dans notre pays. Il n’est pas plus sage d’appliquer notre expérience à l’Amérique que de vouloir nous-mêmes nous modeler sur elle.


5 décembre.

Hier dimanche, le juge Russel m’a conduit au school-ship, qui est tout à la fois une école navale, une maison de correction pour les enfans rétifs et un asile pour les enfans vagabonds. Les visiteurs, après un court service religieux dit par le capitaine dans la grande salle du bord, ont adressé aux enfans des allocutions moitié religieuses, moitié plaisantes, qui n’auraient pas été d’un goût exquis pour un auditoire raffiné, mais dont la vivacité, la sympathique franchise et l’amicale exhortation valaient mieux que toutes les grandes phrases qu’un Français se serait cru obligé de faire. La faculté de s’adapter à tous les esprits, de parler pour tous les auditoires, de s’abaisser jusqu’à eux sans s’avilir, ne s’acquiert pas moins dans la pratique des mœurs démocratiques que ce grossier charlatanisme dont je vous ai souvent entretenu. Ce n’est pas l’école qui est mauvaise, ce sont bien souvent les hommes qui en reçoivent les leçons. Il y a en Amérique des orateurs populaciers qui ne savent parler que pour un troupeau d’Irlandais ivres ; mais il y en a d’autres qui savent se faire entendre des intelligences les plus bornées sans salir en rien leur caractère, ni diminuer leur dignité.

Ce matin, à son tour, M. Haie, un des magistrats municipaux, m’a mené en nombreuse société à la prison, maison de correction, asile pour les pauvres et école disciplinaire de Deer Island. J’y ai vu sur une moindre échelle la même chose à peu près que dans les grands établissemens de la ville de New-York. Toutefois, les règlemens diffèrent : la ville de New-York ouvre ses asiles au monde entier ; Boston n’y admet les pauvres qu’après dix ans de résidence dans la ville. Comme à New-York, c’est un pénible spectacle que la prison des filles perdues, tristement enveloppées dans leurs robes de bure et leurs sarraux de grosse toile grise. On les traite à la fois avec une extrême sollicitude et une rigoureuse sévérité. Dans le Massachusetts, on classe parmi les délits graves, non-seulement le vagabondage, mais encore la fornication et l’ivrognerie. La vieille austérité puritaine a laissé sa trace dans les lois. — On me parle aussi d’une maison de correction ou reform school pour les très jeunes filles, où elles sont hébergées et moralisées dans des familles privées ; mais cette école est située à vingt milles de Boston, et je n’ai pas le temps d’aller si loin pour la visiter.


7 décembre.

Je ne vous ai pas encore parlé de M. Everett. L’autre jour, je me présente chez lui : un vieillard vêtu de noir, de taille moyenne, les reins un peu courbés, se lève de son fauteuil, et vient au-devant de moi avec les manières simples et courtoises d’un parfait gentleman. L’appartement où il me reçoit est une de ces grandes libraries anglaises qui servent à la fois de salon et de cabinet d’étude. Il y a quarante ans que M. Everett n’a été en France, et pourtant il parle le français avec une correction parfaite. J’étais désireux naturellement de sortir des banalités d’usage, de percer jusqu’à son esprit, de lui parler de son pays et du mien, de sonder un peu ses opinions, de me découvrir avec lui des sympathies et des idées communes ; mais à une politesse pleine de bienveillance et de cordialité M. Everett joint une réserve diplomatique dont il n’est pas facile de venir à bout. Au lieu de me répondre, il m’a exhibé des livres qu’on lui avait envoyés pour la vente de la Sailor’s fair, entreprise à la fois charitable et patriotique dont il s’est beaucoup occupé dans ces derniers temps. Il m’a montré des photographies, des eaux-fortes récemment arrivées de Paris. Ce n’est pas là précisément ce que j’attendais ; mais il semble saturé de politique et désireux d’y songer le moins possible en dehors de la vie publique. Ce n’est point non plus un de ces esprits actifs et curieux qui expriment le suc de tous les esprits qu’ils rencontrent, et se font étaler avidement la pacotille d’idées et de renseignements qu’apporte toujours un voyageur étranger. Il me disait qu’il avait presque oublié et perdu de vue les affaires d’Europe. Il avait un peu l’air d’un homme qui se promène à loisir dans un beau jardin, et qui n’aime pas qu’on jette des pierres inconnues dans ses avenues sablées. Telle est souvent la disposition des littérateurs de profession, et l’on s’aperçoit bientôt que par nature et par éducation M. Everett est avant tout un scholar, un lettré. Il appartient à ce genre académique qui ne trouve pas sa place en Amérique, et qui est forcé de s’y déguiser sous l’habit du politique ou la cravate du clergyman. Du temps où le costume ecclésiastique était à la mode, et où tant d’hommes, qui depuis l’ont abandonné, embrassaient par fashion la sainte profession, M. Everett a été un prédicateur renommé dans l’église unitairienne, un prédicateur fleuri et goûté des femmes. Plus tard, toute la pléiade littéraire de Boston a quitté le service de Dieu pour celui des hommes, et d’orateur sacré M. Everett est devenu facturer et orateur politique. Cette carrière nouvelle et le remarquable talent qu’il déployait partout l’ont conduit au sénat, à l’ambassade de Londres, au ministère enfin après la mort de Daniel Webster, dont il était le disciple et l’ami. Lors de l’avant-dernière élection présidentielle, il n’était pas un des chefs du parti républicain, ni un partisan du sudiste Breckenridge ; il était ancien whig, allié aux démocrates modérés, candidat lui-même à la vice-présidence sur le ticket intermédiaire et conciliateur de Bell et d’Everett. L’événement a montré quelle était la valeur de ces essais malheureux de conciliation : tandis que M. Bell passait au sud le lendemain de l’élection de Lincoln et prenait une part active à la rébellion, M. Everett, fidèle à toute une vie d’honneur et de patriotisme, prenait place parmi les plus chauds défenseurs du drapeau national. Depuis ce jour, il a sans arrière-pensée accepté l’abolition de l’esclavage et interprété constamment les states-rights dans un sens aussi étroit qu’un républicain peut le désirer. Dans l’élection du mois de novembre 1864, il a été l’un des plus fermes soutiens du président Lincoln. Il a su se distinguer résolument de ceux avec lesquels il avait contracté de longue date une fraternité publique, et parmi lesquels il comptait ses meilleures amitiés. Il l’a fait sans aigreur comme sans indulgence, disant aux partis leurs vérités pleines, mais s’abstenant toujours de ces attaques blessantes aux personnes qu’ici la politique semble croire de bonne guerre. Aussi dénué d’ambition que de rancune, il ne songe plus, dans son grand âge, qu’à exercer l’influence de sa parole au profit de la cause nationale et à pousser à la roue dans le mauvais pas. Cependant, comme tous les honnêtes gens, il a excité des haines et des colères implacables chez les anciens alliés qu’il s’est décidé à combattre, sans peut-être rencontrer chez ceux dont il a embrassé la cause la reconnaissance et la sympathie qu’il en devait attendre. De tous ses anciens amis, M. Winthrop est le seul qui lui rende justice et lui soit resté fidèle : tous les autres ne peuvent lui pardonner ce qu’ils appellent sa trahison. Je sais des républicains qui médisent de lui encore plus que les démocrates. Ce n’en est pas moins un des meilleurs citoyens et un des hommes les plus respectés de l’Amérique.

À vrai dire, M. Everett n’est pas populaire. La démocratie américaine préfère à ces raffinés de l’intelligence des hommes de son espèce et plus voisins de son niveau. Parcourez la liste des présidens des États-Unis depuis trente ans, entre Jackson et Lincoln : vous n’y verrez que des noms médiocres. Vous n’y trouverez ni Clay, ni Webster, ni ce Douglas tant surfait qui a pourtant laissé dans le monde politique une impression profonde, ni M. Everett lui-même, dont c’était pourtant l’ambition. Son éloquence, qui est grande, n’est pas du genre qui convient à la multitude. Ses belles harangues, composées d’avance et toujours écrites, sont limées, polies, ornées de longue main. Il me semble le voir (bien que je ne lui aie jamais entendu dire que quelques paroles banales) déroulant ses périodes avec un plaisir d’artiste applaudi, tantôt avec un débit pressé, rapide, entraînant, quoique harmonieux et mesuré, tantôt s’arrêtant sur les pensées graves, — enfin avec un geste de courtoisie gracieuse et un demi-salut distribuant ses remercîmens à ses auditeurs charmés. Pas un mot, pas une intonation, pas un geste qui ne soit étudié. Il reste de M. Everett la même impression que des prédicateurs célèbres : quel admirable parleur ! mais il ne m’a point converti.

Combien différente est l’éloquence de M. Wendell Phillips ! Je viens de l’entendre dans un grand meeting que, suivant la coutume du pays, il avait convoqué à Music-Hall pour dire son avis « sur la situation. » Celui-là n’est pas un littérateur raffiné ; il ne parle pas pour imprimer. Il parle à tout le monde et partout : quand on l’appelle, il est toujours prêt. Il dit lui-même de ses discours : « Ce ne sont que des entretiens. » Il vise au but, non pas à l’effet. Il me disait l’autre jour, comme il revenait d’une tournée oratoire qu’il avait faite dans le Maine : « Nous autres, hommes d’action et de propagande, notre métier est non pas de faire de beaux morceaux, mais de convaincre et d’émouvoir ceux qui nous écoutent. » Il a l’éloquence effective, élevée quand sa pensée s’élève, simple quand il rencontre des idées communes, et toujours au niveau de l’auditoire auquel il s’adresse. Sa manière calme, mais énergique et passionnée, des traits d’esprit fins et mordans décochés de place en place, ici de la causerie familière, là des mouvemens de grande éloquence, et surtout cette parfaite sérénité qui se joint en lui à la conviction, du bien, en font un des parleurs les plus attachans et les plus extraordinaires que j’aie jamais entendus. Voilà le grand orateur de l’Amérique. Je sais que M. Phillips est un révolutionnaire, un fanatique, un agitateur, un radical, l’incarnation même du radicalisme. C’est un de ces penseurs qui se tiennent en dehors de la pratique des affaires, qui peut-être seraient incapables de gouverner eux-mêmes leur pays, et à qui du reste leur nature en interdit l’ambition ; c’est, comme disent les Anglais, un excentrique, un de ces hommes absolus et passionnés dont le rôle est de stimuler sans cesse la conscience endormie des peuples. « Une idée ! s’écriait-il tout à l’heure, une seule idée ! voilà ce qui fait la puissance d’un homme et la grandeur d’une nation. » Vous pouvez médire, si vous voulez, de ces esprits entiers et opiniâtres, à qui manque la dose modérée de scepticisme et d’indifférence qu’on est convenu d’appeler la sagesse pratique. Ce sont pourtant ces esprits aveugles qui ont racheté l’Amérique du crime de l’esclavage, la foi, l’énergie virile, le dévouement d’une vie entière à une noble cause, ne sont peut-être plus des vertus françaises, mais elles sont encore faites pour plaire à un Français.


8 décembre.

Voilà l’hiver américain qui commence. Après un été indien (indian summer) prolongé bien au-delà de la durée ordinaire, et doux, calme, suave comme nos beaux jours de novembre, voilà que tout à coup s’est élevé le vent du nord. Il est temps de quitter cette Sibérie et de descendre un peu vers le sud. N’était la guerre, ce serait la saison de me promener dans l’Alabama et dans la Floride, à Saint-Augustin, cette Nice des États-Unis, dont la rébellion a dépossédé les poitrinaires du nord.

Me voilà d’ailleurs naturalisé à Boston. Du club où j’ai été présenté, je regarde tous les matins les gais reflets du soleil sur la blanche façade du State-house et la verte prairie du parc en lisant mon journal comme un habitué. Le soir, je vais dans le monde, surtout dans le monde littéraire et politique. J’y rencontre la meilleure société de Boston, société distinguée, sinon élégante, qui va parfois au bal en redingote et en robe montante, mais qui a tout le fond, si elle n’a toujours l’extérieur de la bonne compagnie. Une des maisons où je suis le mieux accueilli et où je vais avec, le plus de plaisir est celle du docteur Howe, ancien philhellène, ami et compagnon d’armes de lord Byron, et qui semble un homme de caractère énergique et chevaleresque. Mme Howe, qui est une des muses de Boston, et qui, pour emprunter les paroles d’un juge compétent, « a presque du génie, » est en outre une personne d’un esprit aimable et pénétrant. Elle m’a mené une fois à son club, où j’ai assisté à une scène fort curieuse, car les femmes ont ici leurs clubs tout comme les hommes. Rassurez-vous cependant : ce n’était pas une assemblée de blooméristes ou de vésuviennes, c’était simplement une société littéraire de femmes du monde, qui se réunit toutes les semaines chez une des dames sociétaires, et, d’où les hommes sont en principe rigoureusement exclus. Chaque dame a pourtant le droit d’amener avec elle un cavalier, un seul, et elle doit le choisir parmi les plus dignes d’être introduits dans la docte corporation : c’était pour moi un grand honneur que d’y être admis d’emblée. La séance avait un parfum tout académique. On s’assit en cercle autour des virtuoses : celle-ci, couchée mollement sur une ottomane, lut et laissa pour ainsi dire tomber à demi-voix de ses lèvres un long entretien physiologico-mystique sur les effets moraux de l’opium et du haschisch, dans un style tout pénétré de leurs languissantes vertus ; cette autre vint lire une ode et des poésies légères. Le public garda jusqu’au bout son décorum imperturbable : il ne témoignait sa satisfaction que par ces fins sourires et ces applaudissemens discrets que mesure une politesse exercée à l’observation des convenances. On ne s’émancipa qu’après la séance, en passant dans la salle où le souper était servi : alors les libres causeries, le cliquetis des verres, les éclats de voix joyeuses, tout ce tumulte inattendu ressemblait à l’explosion bruyante d’une bande d’écoliers échappés. Tout d’un coup on fit silence : un des invités prit un air tragique et débita une parade, inter pocula, cette fois parmi les rires sonores et les applaudissemens prolongés. La scène se passait dans une cour de justice, et l’acteur imitait, me dit-on, un célèbre avocat de la ville avec tous les hurlemens, trépignemens, convulsions et cabrioles que j’ai moi-même admirés souvent chez les orateurs populaires. C’était le dessert de la fête, et le menu de ce festin littéraire me rappelait un peu ces dîners chinois où l’on commence par les sucreries, les bonbons parfumés, pour finir par là grosse viande et les ragoûts poivrés…..

C’est aujourd’hui, 8 décembre, que les collèges électoraux des divers états se réunissent dans leurs capitales pour nommer le président des États-Unis, et que l’élection d’Abraham Lincoln va devenir un fait officiel. En même temps le président adressera son message au congrès. Malgré les bruits qui ont couru d’un changement de politique, le peuple américain ne témoigne rien de l’anxiété fébrile avec laquelle nous avons coutume d’attendre le discours de la couronne à l’ouverture des chambres. Les institutions vraiment démocratiques ont ce résultat, que le peuple choisit non pas seulement un homme, mais une politique et une doctrine. C’est sur la plate-forme républicaine que M. Lincoln est élu président des États-Unis, c’est sur la plate-forme républicaine qu’il doit faire la paix ou la guerre. Quant aux paroles qu’il va prononcer, elles ne doivent pas tomber comme un coup de tonnerre sortant du image obscur de la majesté exécutive, elles doivent simplement formuler la politique qui une fois de plus a reçu l’assentiment national.


9 décembre.

Hier encore il m’a fallu prendre ma pitance quotidienne d’établissemens charitables ou philanthropiques, jurant bien cette fois qu’on ne m’y reprendrait plus. Enfin, après une journée de flânerie parmi les prisonniers, les enfans, les vieux pauvres, j’ai dîné, en compagnie des membres du collège électoral de Massachusetts, chez leur président, M. Everett. C’était une réunion officielle des plus graves et des plus cérémonieuses, bien que tous les convives n’eussent pas d’habit noir. On prononça des discours, on porta des toasts peut-être un peu gourmés ; un révérend clergyman improvisa avant et après le repas, sous forme de bénédiction et de grâces, deux prières patriotiques les yeux au ciel, tandis que les convives avaient les yeux baissés. Enfin on se dispersa de bonne heure, et j’allai finir ma soirée au club.

Les opérations du collège électoral ne sont d’ailleurs qu’une pure formalité. Les électeurs ne sont plus, comme autrefois, nommés par district ; ils sont nommés en masse et par liste, dans l’état tout entier. Tandis qu’ils s’appellent encore les uns électeurs at large, représentans de l’état, les autres électeurs de telle ou telle circonscription locale, ils sont tous nommés de la même façon. Cette réforme ou plutôt cette révolution s’est opérée insensiblement par l’usage. Certains états qui n’ont jamais voulu nommer autrement leurs électeurs exerçaient une influence disproportionnée avec leur importance véritable. Tandis que les autres, en se divisant, neutralisaient souvent leur propre vote, ceux-ci jetaient tout leur poids d’un seul côté et restaient maîtres de l’élection. L’équité voulait un régime uniforme. Tous les états se mirent donc à voter en bloc, avec l’unité démocratique des républiques anciennes, ou du peuple français nommant un empereur. La conséquence est d’annuler dans chaque état l’influence des minorités.

Vous comprenez combien ce système a été utile à la sécession. Dans les états rebelles, la loi de la majorité était devenue si puissante qu’on put ne tenir aucun compte de la minorité unioniste qui voulait rester soumise au gouvernement des États-Unis. On n’était plus citoyen des États-Unis, on était citoyen du Massachusetts ou de la Virginie. Le gouvernement de l’Union était une proie dont les états s’emparaient à tour de rôle, un instrument de domination pour les plus forts, ligués entre eux pour opprimer les faibles. Sans rien perdre nominalement de ses attributions souveraines, l’autorité fédérale était réduite à l’impuissance par le pouvoir excessif des majorités locales. C’est ce dont on commence à voir l’inconvénient ; mais peut-on remonter la pente naturelle de la démocratie ? Il serait plus aisé de renverser du coup toutes les barrières pour confondre dix millions d’électeurs dans un vote unique et universel. Cette solution radicale aurait pour elle l’esprit des temps, et il n’est pas impossible qu’elle s’offre un jour ou l’autre au congrès. L’unité administrative en serait, il faut le dire, la conséquence naturelle. L’Amérique verrait s’ouvrir une ère nouvelle de centralisation progressive qui pourrait être fatale à sa liberté. Elle compte sur le pouvoir judiciaire, pour s’en défendre, et le fait est que ce pouvoir joue aux États-Unis un rôle modérateur, qui semble à peine compatible avec l’esprit de la démocratie. Il faut remonter à nos anciens parlemens et supposer incontestées leurs prérogatives pour comprendre la puissance de ce veto de la cour suprême et de ces interprétations souveraines (sans être pourtant législatives), qui dictent au président les ordres de la loi ; mais si pendant plusieurs présidences le courant politique porte le pays uniformément du même côté, la cour suprême elle-même sera envahie et entraînée. M. Chase ne vient-il pas d’être nommé chief-justice en remplacement du juge Taney, de sudiste mémoire, à cause de ses opinions radicales, et les journaux républicains n’ont-ils pas dit que ce choix était nécessaire pour obtenir de la cour des mesures sévères contre les rebelles ? Il est à craindre que le pouvoir judiciaire ne devienne un jour l’appendice docile du pouvoir politique.

Le remède, à mon avis, n’est pas dans l’unité : il est au contraire dans une plus grande division locale. Ce n’est pas l’Union qui est trop faible, ce sont les états qui sont trop puissans.


11 décembre.

C’est aujourd’hui dimanche, jour lugubre dans la vieille colonie puritaine. On raconte qu’un étranger, abordant un dimanche à Boston et voyant l’air désolé de la ville, demanda si l’on ne pleurait pas quelque grande calamité publique. Les rues sont désertes, les maisons silencieuses, les portes fermées. Toute la ville semble gelée avec ses habitans. À l’heure du prêche, les familles défilent en silence, la tête basse, habillées de noir, comme une procession d’enterrement. Cependant les églises sonnent les offices en volées lentes et tristes comme un glas funèbre. — Ce matin, obéissant à leur appel, j’allai à l’église presbytérienne entendre un prédicateur en renom. J’entrai dans une grande salle carrée avec des tribunes, de larges bancs où se prélassait à l’aise un public clair-semé. On chantait des hymnes. Bientôt le ministre, un monsieur à grandes moustaches et vêtu comme vous et moi, ouvre devant lui un gros cahier, et, moitié lisant, moitié déclamant de mémoire, nous débite un sermon fleuri. J’ai rarement vu chez nos prédicateurs parisiens si affectés plus de vaine rhétorique et de préciosité. Le tonnerre, les vagues, les tempêtes, tout le fatras des métaphores banales retentissait à chaque phrase, et pour ainsi dire battait la mesure de chaque période. Rien n’était moins édifiant ni moins solennel. La manière du parleur, qui peut-être aurait pris quelque gravité sous la robe et sous les ornemens sacerdotaux, n’était que ridicule dans son habit étriqué. La pompe extérieure peut quelquefois servir de masque ; mais rien n’est plus dangereux que la simplicité. Il faut au moins être vrai quand on monte sans costume sur la scène.

Une grande ville est toujours un lieu mal choisi pour mesurer la profondeur du sentiment religieux d’un peuple. Ces inspirés qui donnent des séances à tant le billet et mettent dans les journaux des affiches ainsi conçues : « Le révérend docteur X… parlera demain à Tremont-Temple à deux heures ; on, connaît sa science et son talent ; il traitera des moyens d’être heureux ; — 50 cents d’entrée ; » — ces illuminés, qui vendent la grâce divine ne sauraient être de grands apôtres. Combien embrassent le saint ministère comme toute autre profession lucrative et honorée ! Tel avocat est devenu clergyman, tel clergyman est devenu négociant.’ Une congrégation est comme une maison de commerce, une charge d’avoué, de notaire ou d’agent de change, dont le revenu varie suivant le talent du titulaire. Elle se forme ou se disperse comme la clientèle d’un avocat ou d’un médecin. Quelquefois le pasteur lui-même est propriétaire de l’église ; il l’exploite alors comme un théâtre, en louant ou vendant les places aux fidèles. D’habitude il vit d’une rente annuelle que lui font ses paroissiens, et qu’il sait à l’occasion réclamer lui-même, sans fausses prétentions à un désintéressement chimérique. Lorsqu’il veut établir son fils, doter sa fille, se construire une maison, voyager même en Europe, il l’annonce en chaire à ses fidèles et se recommande à leur amitié. Si les souscriptions n’arrivent pas assez vite, il sait leur mettre le marché à la main. M. X…, célèbre prédicateur de Brooklyn, avait obtenu de ses ouailles dix mille dollars pour voyager en Europe. Le dimanche suivant, il daigna les remercier. « Depuis quinze ans, dit-il, je dévoue ma vie au bien de vos âmes ; il est trop juste que vous pourvoyiez à mes besoins temporels ; » et il conclut en leur demandant dix mille dollars de plus pour sa famille, qui en son absence allait rester sans ressources. La somme fut souscrite séance tenante.

Je vous entends pousser les hauts cris. Ne vous indignez pas trop. Êtes-vous bien sûr que sous d’autres prétextes, et avec moins de franchise peut-être, la même chose ne se fasse pas chez nous ? Qu’y a-t-il au fond d’extraordinaire à recevoir le prix de ses peines ? — Direz-vous que c’est trafiquer des choses saintes ? — Le prêtre salarié commet donc une simonie ? Le révérend M. X… et ses pareils ne vendent ni amulettes, ni indulgences, ni élixirs de vie, ni faveurs devant le trône céleste : ils vendent leurs conseils, leurs sermons, l’emploi de leur temps, le travail de leur esprit, marchandise spirituelle qu’ils ne peuvent vous donner pour rien. Les Américains sont des hommes positifs qui voient les nécessités de la vie, et qui aiment mieux les avouer hautement que de chercher à les déguiser. Ils ne prennent pas à la lettre la parole de l’Écriture où il est dit que Dieu nourrit ses saints comme les oiseaux du ciel et les habille comme les lis des champs. S’il y a dans la forme du marché une certaine brutalité mercantile, au moins n’y entre-t-il pas d’hypocrisie, ni de supercherie sacrilège. Ce qui nous choque si fort paraît tout simple aux Américains. Ils ne croient pas la dignité du pasteur humiliée devant ses fidèles pour recevoir immédiatement de leurs mains le salaire qu’il a mérité ; mais ils la croiraient gravement compromise, s’il avait à mendier les faveurs d’un ministre ou d’un chef de bureau : affaire d’usage et de convention !

Vous vous demandez peut-être pourquoi je vous parle si rarement de la religion ? Pour une raison bien simple : c’est que, malgré la multitude des églises, il est fort peu question de religion en Amérique. On ne s’y occupe ni des concordats, ni du pouvoir temporel, ni de la sempiternelle controverse des rapports de l’église et de l’état. La question n’est pas, comme chez nous, pendante ; elle est résolue depuis longtemps, à la grande commodité de tous, dans le sens d’une absolue liberté. Chez nous, les partisans mêmes de cette solution radicale n’entendent rien à la pratique de la liberté qu’ils préconisent. Ils font de la liberté religieuse un droit à part, un privilège de la conscience humaine, autour duquel il s’agit d’élever une barrière immobile. Ils refusent à la politique toute influence sur la religion, à la religion toute influence sur la politique ; c’est la condition de son indépendance. On veut bien que ses ministres soient libres dans l’enceinte de leurs églises et de leurs sacristies ; mais, s’ils tentent jamais d’en sortir, nos libéraux sont les premiers à crier à l’usurpation. La religion et la politique doivent vivre côte à côte sans se rencontrer jamais.

Ce n’est pas ainsi que les Américains entendent la liberté religieuse. Ils pensent qu’on ne peut séparer la religion des choses humaines sans la condamner, pour ainsi dire, à s’éteindre dans le vide. Leur idéal religieux n’est pas un cloître, une nécropole où les âmes aillent mourir d’avance ; c’est une école de morale agissante associée à tous les intérêts de la vie. Leur liberté religieuse a pour abri, non pas un privilège particulier, mais l’ensemble des libertés publiques. Ils ouvrent une église comme ils publient un journal, ils fondent une religion comme une association politique, toutes choses également permises au nom d’un même principe. Aussi écoutez le prédicateur dans sa chaire, il ne se borne pas à développer un lieu commun de morale ni à tourner sur place dans le labyrinthe de la doctrine ; il entre de plain-pied dans la vie pratique. Il prêche sur les devoirs du citoyen, sur l’esclavage, sur l’élection présidentielle ; il fait de la chaire une vraie tribune, et parfois même du soin des âmes un vrai gouvernement. Les populations catholiques surtout, pour la plupart ignorantes et crédules, sont dirigées absolument par les prêtres jusque dans leurs intérêts matériels, et il arrive souvent que le gouvernement invoque l’autorité de leurs évêques. L’an dernier, la population allemande et irlandaise de Boston fut prise d’une panique financière et voulut retirer ses économies des caisses d’épargne, parce qu’elles avaient placé leurs fonds sur l’emprunt national. Les directeurs des caisses d’épargne s’adressèrent alors à l’évêque, et le dimanche suivant, dans toutes les églises de la ville, les catholiques reçurent du haut de la chaire, entre l’Évangile et le Credo, le conseil de ne pas retirer leur argent. Voilà une influence temporelle que peuvent envier tous les clergés du monde : elle n’est due pourtant qu’à la liberté[5].

Pour bien concevoir toute l’étendue de cette liberté, il faut d’abord comprendre la tournure positive et pour ainsi dire protestante de l’esprit religieux en Amérique. Les Américains ne font pas de la religion un sanctuaire impénétrable : ils ne la séparent jamais de la morale et de la raison. Le credo quia absurdum ne serait pour eux qu’une absurdité. Leur foi n’est pas une abdication de la pensée, c’est un assentiment raisonné de l’esprit. L’homme accoutumé en toute chose à se conduire lui-même n’aime pas à se laisser guider aveuglément : il ne veut pas d’intermédiaire entre Dieu et sa conscience. Le pasteur qu’il écoute volontiers n’est pas à ses yeux un être merveilleux, divin, initié à de secrets mystères, un favori de la cour céleste ; c’est simplement un conseiller sage et pieux qu’il a choisi lui-même et qu’il abandonne pour un autre quand il croit devoir en changer. Aussi le premier venu peut-il prêcher la parole de Dieu ; il n’est besoin ni de titre ni de diplôme pour avoir le droit de l’enseigner. Non-seulement les lois ne s’y opposent pas, mais l’opinion publique elle-même n’en est pas offensée. La religion en Amérique est la chose de tous, et non le livre ouvert au petit nombre ; elle est, si j’ose ainsi parler, démocratique comme les institutions et les mœurs. Seul, le catholicisme, quoique profondément modifié par ce climat politique et social, conserve une forte unité, une hiérarchie puissante et un gouvernement pour ainsi dire aristocratique ; mais les catholiques américains sont les premiers à bénir ce régime de liberté protestante auquel ils font la guerre : ils vous diront qu’ici seulement, et à la faveur de la liberté américaine, ils ont pu fonder ces associations puissantes et exercer ces influences politiques qui ailleurs seraient regardées comme un danger public. Entre catholiques et protestans, il y a des antipathies ; il n’y a point de haines profondes, parce que personne n’a de privilèges et que tout le monde respire également le grand air de la liberté. Quant aux presbytériens, épiscopaliens, unitairiens et autres, malgré leurs profondes diversités de doctrines, ils se ressemblent tous. Si parfois une dispute s’élève entre deux des communions protestantes, c’est bien plus une rivalité d’influences locales qu’une querelle de religions. Les sectes s’injurient, se déchirent, s’accusent mutuellement d’hérésie damnable et d’erreur diabolique. Qu’importe au grand public ? Il les laisse se dévorer entre elles pour ne s’attacher qu’au christianisme général qui ressort de leurs enseignemens. Plus elles se divisent et plus la foule se lasse de leurs rivalités stériles, plus le sentiment d’une large unité religieuse grandit dans le cœur de la nation. Rien de plus fréquent en Amérique que de voir des laïques prendre la place du ministre du culte et réciter les prières consacrées, commenter eux-mêmes l’écriture à leurs voisins et à leurs amis. J’ai vu dans les grandes villes ce qui, je crois, ne se voit nulle part, des assemblées religieuses ouvertes à toutes les communions chrétiennes, où « tous sont invités » à venir prier en commun. La moitié des Américains ne tiennent sérieusement à aucune secte, ils ne croient pas qu’on doive embrasser une communion plutôt qu’une autre, on peut même à la rigueur ne faire partie d’aucune église : il suffit qu’on soit chrétien ; mais n’allez pas plus loin, ou vous n’êtes plus qu’un fou, un être immoral et dangereux. Voilà, ce me semble, la mesure générale de la foi religieuse aux États-Unis : le christianisme est une loi, le choix d’une église n’est qu’une affaire de préférence individuelle. Demandez à un Américain quelle est sa religion, il ne vous dira pas : « Je suis méthodiste, baptiste, anglican ; » il vous dira : « J’entends le révérend M. un tel. » Si le révérend l’exploite ou l’ennuie, s’il est mécontent du dernier sermon, il cherche un autre pasteur ou lit lui-même les livres saints à sa manière.

Comment peut-il s’arrêter en chemin ? Comment du libre examen ne passe-t-il pas à la négation ? C’est le secret des Américains. Les hommes de cette race ont l’esprit aussi conservateur qu’indépendant. Ils admettent volontiers sans les discuter certaines autorités établies et certains faits enracinés. Sans doute ils sont raisonneurs, mais ils ne sont pas spéculatifs : ils ont peur des vastes espaces et des horizons vides. Il leur faut un point d’appui ferme et ils le bâtissent à chaux et à sable, de façon que rien ne l’ébranle. En politique, c’est la constitution qu’ils considèrent comme le fondement de tous les droits ; en matière de foi, ils reconnaissent et vénèrent l’Écriture : c’est leur charte religieuse. Leur religion d’ailleurs (il ne faut jamais l’oublier) ne s’impose pas à eux en souveraine, avec ces airs impérieux et menaçans qui révoltent l’esprit indocile. Au contraire elle sollicite leur conscience en amie et leur laisse encore dans la soumission l’illusion de l’indépendance. À quoi bon douter ? Les Américains n’en ont pas le temps.

Ils subissent enfin le joug de l’opinion publique. L’opinion est une puissance invisible et toujours présente, à laquelle on obéit bien plus volontiers qu’à une autorité qui s’impose ; elle nous plie, nous façonne, nous persuade à notre insu. Combien n’a-t-on point parlé de la tyrannie religieuse que l’opinion publique fait régner aux États-Unis ! L’opinion est assurément la grande puissance des démocraties, et elle passe sur le corps à quiconque essaie de lui barrer la voie. Aussi, bien qu’en Amérique il y ait déjà des incrédules, personne n’ose-t-il être ouvertement irréligieux. Voilà maintenant à quoi se borne cette redoutable tyrannie de l’opinion : tout ce qu’elle exige, c’est qu’on la respecte et qu’on ne l’attaque pas ouvertement. Elle permet du reste aux esprits forts beaucoup d’écarts et de caprices. Parmi ces chrétiens excentriques, il en est qui visiblement s’échappent par la tangente. L’un d’eux, me parlant de la Vie de Jésus, de M. Renan, me disait qu’il était singulier que le meilleur exposé qu’il y eût de la doctrine unitairienne eût été écrit en France. Ce livre, que chez nous tant de gens voudraient brûler, est ici fort lu et fort estimé. Cela prouve qu’il règne encore en Amérique une certaine liberté d’opinion. Les idées de la philosophie moderne s’y mêlent au mouvement religieux, réprouvées des uns, adoptées des autres, discutées tranquillement partout. C’est peut-être, aux yeux des fermes croyans, la plus dangereuse forme de l’erreur, un piège caché, insidiœ diaboli ; mais aux yeux du moraliste c’est la plus innocente des philosophies, la plus bienfaisante même, si elle satisfait les doutes de quelques raisons inquiètes sans détruire en elles le sentiment religieux, si elle leur sert d’étape sur la pente de l’incrédulité sans les jeter dans la négation violente et hostile. Ils ne sont plus chrétiens, c’est possible ; mais ils se disent chrétiens, ils croient l’être, et c’est encore l’être à demi.

Vous me demandez ma conclusion : je vais vous la dire en deux mots. Il ne faut pas avoir d’horreur pour ce qu’on a trop souvent appelé l’anarchie religieuse de l’Amérique. Il n’est pas vrai que l’opinion y fasse régner en matière de foi une tyrannie insupportable ; il n’est pas vrai qu’il n’y ait pas en Amérique de religion sérieuse. Le peuple qui mêle la prière à tous les actes de sa vie publique et privée est certainement un peuple religieux. Enfin il ne faut pas, si on l’admire, se figurer que la liberté religieuse à l’américaine puisse être improvisée chez nous par un article de loi. Nous ne pouvons avoir un pied dans la liberté, un pied dans l’arbitraire administratif. Nous n’imiterons pas la liberté religieuse de l’Amérique avant d’imiter aussi toutes ses autres libertés.


12 décembre.

J’ai entendu hier soir, entendu cette fois et compris, car j’étais assis à deux pas de lui, le philosophe Emerson, et je veux enfin lui rendre justice. La gaucherie de sa manière, la monotonie de sa voix disparaissent quand on peut suivre le fil capricieux et fin de sa pensée. Je serais embarrassé de me rappeler ce qu’il a dit : il me semble que sa lecture n’avait ni commencement, ni milieu, ni conclusion ; mais le tout est parsemé d’aperçus si originaux, exprimé dans un langage si plein de saveur personnelle, avec des traits d’imagination si inattendus et si charmants, que je comprends la grande renommée de ce penseur fantasque et profond. C’est un esprit curieux et inquisiteur, plus voisin de Montaigne que de tout autre, comme lui sceptique et souriant, destructeur et optimiste, rassasiant son esprit des doutes qui affament les autres, ne connaissant ni le découragement, ni l’illusion, et heureux dans le seul exercice de sa pensée. Est-il bien vrai pourtant que M. Emerson soit un sceptique ? C’est une accusation bien vite portée contre les esprits libres qui ne s’enchaînent à aucun système et à aucun préjugé. M. Emerson au contraire est un croyant, il a foi dans la recherche de la vérité, dans le progrès moral et matériel du monde, foi surtout dans l’infinie fécondité de la nature humaine. Ce qu’il repousse, ce sont les conventions, les règles surannées, tout ce bagage inutile, tout ce fardeau du passé qui rend l’esprit immobile. Dans son livre de Nature, il insiste particulièrement sur cette idée que rien n’est épuisé, que la nature est aussi neuve qu’au premier jour. « Soyez vous-même, » voilà son précepte favori ; — sachez marcher sans lisières, et vous sentirez en vous la force des âges héroïques. Parlez à la nature sans interprète, exercez-vous tout seul à bégayer son langage, et elle vous répondra comme à vos pères : — doctrine qui convient à un peuple jeune, hardi, vivace, où les traditions du monde ancien sont dédaignées, où l’avenir est encore sans limites. L’Amérique a déjà de ces chercheurs indépendans pour qui le doute est la raison de l’espérance, l’obscurité le chemin de la lumière ; mais elle ne connaît encore ni le scepticisme épicurien, qui se complaît dans la nonchalance, ni le scepticisme découragé, qui engendre le désespoir.


13 décembre.

La constitution des États-Unis, qui livre tous les quatre ans la présidence à la compétition des partis, n’a pas voulu que tous les pouvoirs fussent renouvelés à la fois. Elle a prolongé la durée de l’ancienne présidence et celle de l’ancien congrès pour les six mois qui suivent l’élection. Ainsi l’ancienne administration est soutenue, durant sa demi-année de grâce, par une représentation nationale élue sous son règne. Cette disposition conservatrice peut quelquefois être un retard et un embarras. Lorsque l’élection a confirmé les pouvoirs du président, tout en se prononçant pour une politique plus décidée que celle des années dernières, il peut être embarrassé d’avoir affaire à un corps imbu des préjugés de la veille, et qui, malgré la leçon des événemens, peut encore opposer une longue résistance à des réformes devenues inévitables.

Telle est, en ce moment, la position du président Lincoln devant le congrès. Depuis deux ans, le congrès lui a donné raison sur tous les points, sauf un seul, et cette docilité, devenue proverbiale, exaspérait les démocrates ; mais la question indécise est la question fondamentale de la politique actuelle, celle de l’abolition de l’esclavage. Le congrès a sanctionné toutes les mesures de guerre à la majorité simple ; mais la majorité des deux tiers a toujours manqué pour que la proclamation du président qui émancipait les esclaves des rebelles devînt un amendement constitutionnel abolissant l’esclavage. Il est certain d’avance que le prochain congrès le votera tout d’une voix, Le congrès actuel le devancera-t-il ? se laissera-t-il entraîner par le courant de l’opinion ? C’est la question posée dans le message présidentiel, et dont la session qui s’ouvre va méditer la réponse.

Jamais d’ailleurs congrès ne s’est assemblé dans une paix plus profonde. Les vaincus du 8 novembre s’y font remarquer par leur bonne grâce et leur résignation. M. Pendlelon, l’ex-candidat à la vice-présidence, qui a vu sa propre circonscription se retourner contre lui, a fait, dit-on, le plus chaleureux accueil à Thadœus Stevens, le leader du parti républicain dans la chambre. Le président, tout le premier, donne l’exemple d’une modération généreuse. « Je n’accuse pas, dit-il, ceux qui m’ont combattu, je suis convaincu qu’ils ont agi selon leur conscience. » Il conseille le respect aux vainqueurs comme la soumission aux vaincus. Rien ne troublera bientôt le calme des assemblées que les harangues ordinaires de l’incorrigible sénateur Davis, du Kentucky, demandant avec une héroïque persévérance la paix et la sécession.

Une proposition financière a pourtant failli mettre en feu la chambre des représentans. M. Thadœus Stevens, de Pensylvanie, a découvert un moyen de donner au papier-monnaie la valeur de l’or. Ce secret, bien simple et peu nouveau, consiste tout uniment à déclarer par une loi que le dollar de papier vaut exactement le dollar d’or, et à donner à ce coup de baguette magique la sanction d’un emprisonnement et d’une amende contre les hommes de peu de foi qui douteraient de son pouvoir. L’ingénieux économiste pense que la valeur du papier-monnaie dépend uniquement de l’opinion des hommes, et que pour la maintenir à son taux officiel il suffit de contraindre cette opinion rebelle. Je m’étonne que, profitant de sa découverte et poussant jusqu’au bout sa doctrine, il n’ait pas jugé à propos d’élever le cours du papier au-dessus du cours de l’or. D’autres suggèrent un remède bien plus simple et plus radical encore. Que le congrès fasse une loi pour ordonner que quiconque aura de l’or sera obligé de le vendre au pair contre du papier au premier acquéreur. Voilà les théories financières qui circulent de ce côté de l’Atlantique. Dans ce pays des lumières, il ne manque pas de gens assez fous pour vous dire : « Ce serait une excellente mesure en vérité ! » M. Stevens, qui est un homme considérable, président du comité des voies et moyens (travaux publics), a coutume de dicter ses volontés à la chambre. Cette fois pourtant l’absurdité était trop forte, et sa proposition a été sans cérémonie mise sur la table par une presque unanimité.

Au reste, l’invention n’est pas neuve, et elle ressemble beaucoup aux doctrines financières du gouvernement confédéré. Il y a un mois (novembre 1864), un journal de Richmond, très proche voisin du gouvernement, indiquait, lui aussi, un remède infaillible et péremptoire au délabrement des finances. « Notre peuple, disait-il, est infatué des espèces sonnantes (hard cash). Puisque rien ne peut le guérir de son ridicule aveuglement, faisons une concession au préjugé public. Que le gouvernement s’en procure en vendant aux Anglais quelques balles du coton qui nous encombre, et qu’il fixe une fois pour toutes le rapport de l’or et du papier. Qu’il offre par exemple un dollar en or contre trois en papier, et que ce soit le taux immuable et obligatoire de toutes les transactions. Quiconque résistera sera expédié aux avant-postes. Le parti est héroïque ; mais aux grands maux les grands remèdes ! » — Ici la folie n’est que ridicule ; là-bas, vous le voyez, elle est tragique et sanguinaire. Depuis l’élection de M. Lincoln, l’or a monté, à Richmond, de 1,000 pour 100 : il s’est élevé un moment jusqu’à 6,000 pour 100. Encore ce cours fabuleux est-il factice, entretenu par la spéculation seule, et ne trouve-t-on pas, dans le peuple même, à échanger du papier contre de l’or à aucun prix. Tout le numéraire qui a échappé aux extorsions du gouvernement est recelé on ne sait où. La monnaie légale est si décriée que, malgré les lois sévères qui en ordonnent la circulation forcée, les objets de consommation les plus nécessaires manquent aux acheteurs. On les cache plutôt que de les livrer contre du papier. J’ai vu un réfugié du sud, ancien négociant à Mobile, qui s’est enfui pour échapper à la conscription, qui allait le frapper malgré ses soixante ans sonnés. On s’est réuni un soir à l’Union club pour l’entendre. Il racontait qu’il lui avait été impossible de se procurer, à aucun prix, du porc salé pour sa famille. Les populations du sud vivent en anachorètes sur les produits immédiats de la terre, et bien qu’on dise le pays si fertile qu’avec la moindre culture il est impossible qu’on y manque jamais de maïs et de patates douces, je ne peux pas croire à l’éternité d’un courage aussi mal nourri.

Il y a dans le congrès de Richmond un parti de la paix qui grossit tous les jours. M. Foote, du Tennessee, ayant, avec force réserves et protestations de fidélité à la cause du sud, proposé qu’on accueillît favorablement, qu’on sollicitât presque les propositions pacifiques, a pu réunir une vingtaine de voix. Sa motion, il est vrai, a été mise sur la table à une grande majorité ; mais rappelez-vous les récentes imprécations du président Davis contre quiconque prononcerait le mot, le seul mot de paix ! Il y a dans l’obstination des rebelles quelque chose de forcé et de violent qui trahit la faiblesse cachée sous leurs déclamations stoïciennes. Ils sont sous l’empire d’une terreur et d’une mauvaise honte mutuelles qui poussent le troupeau sans murmure à la boucherie. Ils se font un tyran du faux patriotisme qu’ils ont inventé. Là aussi la loyauté est la vertu indispensable, et l’accusation de tiède inimitié contre les Yankees est la pire qui puisse conduire un homme à la potence, c’est-à-dire (car le sud utilise les supplices) aux avant-postes et aux tranchées. C’est un curieux et triste spectacle que celui de ce peuple poussé malgré lui, par la fatale conséquence de ses fautes, à une ruine volontaire et indigne de pitié. On dirait un homme qui s’est jeté dans un précipice, et qui, en tombant, se cramponne vainement aux pierres et aux broussailles. La longueur et le caractère désespéré de la résistance ont livré les rebelles à une dictature militaire qui aujourd’hui les traîne et les broie jusqu’au dernier sous sa meule. C’est la puissance et le danger du despotisme militaire : il enfonce si profondément ses griffes dans le corps du peuple que rien ne peut lui faire lâcher prise et l’empêcher de boire jusqu’à la dernière goutte de son sang. Vainement tous les citoyens seraient-ils ligués mentalement pour l’abattre ; chacun est enchaîné dans les liens de fer de la discipline, et opprimé lui-même pour servir d’instrument à l’oppression du voisin. Tout un peuple alors marche à sa ruine avec l’énergie désespérée d’une armée que l’on fait combattre sous la menace de la mitraille.

Les gens du sud se sont vantés de leur désintéressement dans la question présidentielle. — Peu nous importe, disaient-ils, que Lincoln ou Mac-Clellan soit élu. Mieux vaut même Lincoln, avec qui nous pouvons compter sur la guerre à outrance et n’avons pas à craindre la honte d’une paix servile. — En revanche le vice-président Stephens écrivait la veille de l’élection une lettre singulière, où il exposait avec une franchise inaccoutumée les raisons qu’il avait de souhaiter que Mac-Clellan fût élu. La neutralité des nations européennes était, disait-il, due à leur infatuation ridicule sur la question de l’esclavage. Que Mac-Clellan fût élu président des États-Unis et leur offrît l’union avec l’esclavage, aussitôt les puissances de l’Europe, dégagées de leur respect humain incommode, s’empresseraient de les reconnaître et de leur prêter appui.

Quel patriote sincère peut reculer maintenant ? Quel Américain dévoué à son pays peut renoncer à l’abolition de l’esclavage, quand, de l’aveu même de l’ennemi, c’est la puissance de cette idée qui fait la force du nord et lui vaut le respect de l’Europe ? Veut-on savoir le secret des progrès rapides de l’opinion abolitioniste, on n’a qu’à écouter les gens du sud. Depuis quatre ans, tous leurs actes, toutes leurs paroles tendent au succès de la doctrine même qu’ils combattent. Je comprends M. Wendell Phillips et ces hommes d’une idée, lorsqu’ils souhaitent que le parti Davis l’emporte à Richmond sur le parti Brown, et que la confédération reste aux mains des plus implacables : les extrêmes die l’esclavage donnent la main, sans le savoir, aux extrêmes de l’abolition…..

Les nouvelles d’Europe nous apportent les échos de la colère suscitée dans la presse anglaise par la capture, déjà ancienne, du corsaire confédéré la Floride, le même qui vient d’être coulé par un transport fédéral au moment où il mouillait dans la rade de Hampton-Roads. Le 6 octobre 186û, le capitaine Collins, commandant le vaisseau Wachusetts, se concerta avec M. Wilson, consul des États-Unis, pour saisir la Floride à main armée dans les eaux neutres du port brésilien de Bahia. Le peuple furieux aurait, dit-on, tué le consul sans la protection du gouvernement brésilien, qui n’en a pas moins demandé réparation de l’outrage. Le gouvernement fédéral l’aurait bien accordée ; mais l’arrogance nationale, comme jadis dans l’affaire du Trent, se révoltait contre toute raison. La presse flétrissait d’avance les humbles démarches qu’on n’avait pas faites ; les copperheads insinuaient, non sans une joie secrète, que la perte de la Floride pouvait bien tourner en définitive à l’avantage des confédérés. Il était bien difficile à M. Seward d’offrir autre chose au Brésil que des excuses verbales : au point où en étaient les choses, la restitution de la prise aux confédérés était devenue humiliante et impossible. C’est alors qu’une merveilleuse intervention de la Providence coupa court au différend par la destruction opportune du corps même du délit : la Floride fut coulée dans son mouillage, et le cabinet de Washington put sans embarras envoyer au cabinet de Rio-Janeiro ses excuses et ses regrets.

Il y a dans cette affaire deux questions distinctes : celle de la légalité et celle de la justice. Les Américains éclairés avouent eux-mêmes qu’il n’était pas plus légal de s’emparer de la Floride dans le port de Bahia que de saisir à bord du Trent les envoyés des rebelles. J’admets encore que les procédés de l’agression, la complicité du consul, enfin cette façon peu fière de sortir d’embarras en invoquant le deus ex machina d’un naufrage, ne font pas grand honneur aux États-Unis ; mais ici doivent s’arrêter les reproches.

Il a plu aux gouvernemens d’Europe, et à quelques gouvernemens d’Amérique à leur exemple, de reconnaître l’autonomie des rebelles comme belligérans : ils avaient leurs raisons ; mais, aux yeux du gouvernement des États-Unis, les confédérés ne peuvent pas être un peuple à qui l’on fait la guerre suivant les règles du droit des gens : ce sont des rebelles et des traîtres poursuivis par la loi. La saisie d’un de leurs navires n’est point un acte de piraterie, c’est au contraire un acte de justice. Le Brésil, dont on a violé la neutralité, a certainement le droit de se plaindre ; mais quand l’Angleterre feint de vouloir relever le défi au nom de la justice outragée, elle devrait avoir devant les yeux sa propre conduite. Ce qu’elle reproche aux États-Unis, elle l’a fait cent fois peut-être dans le cours des cent dernières années. Un homme d’état versé dans l’histoire maritime et diplomatique, mêlé lui-même à la direction des affaires étrangères, a fait le recueil des nombreux actes de violence que la force de l’Angleterre a revêtus de l’apparence du droit. Et aujourd’hui encore, sous le couvert de sa neutralité, n’est-ce pas elle qui fournit des vaisseaux et des armes aux pirates rebelles ? La Floride a été construite, armée, équipée dans un port anglais : elle n’a jamais jeté l’ancre dans un port confédéré. Il y a deux mois, cinq cent mille Anglais insultaient les Américains par une adresse publique, sous prétexte de leur prêcher la concorde ; un peu plus tard, ils organisaient des souscriptions, des ventes au profit des confédérés, cette foire de Liverpool qui avait pour but déclaré le soutien de la rébellion. Aujourd’hui ils demandent qu’on leur permette d’envoyer leurs agens porter des consolations et des aumônes, et qui sait ? fomenter peut-être la révolte parmi les prisonniers rebelles ; En vérité, la mesure est comble, et ces Anglais, que révolte si fort l’orgueil des Américains, devraient se souvenir qu’en fait d’arrogance ils sont leurs aînés et leurs maîtres.


14 décembre.

L’autre jour je rencontrai le juge R…, qui me dit : « Partez-vous avant mardi ? Il y aura ce jour-là un grand meeting de la commission sanitaire auquel assisteront tous les hommes distingués de Boston, M. Everett en tête. Le gouverneur Andrew présidera. » Alléché par cette promesse, je cours hier soir au Tremont-Temple, incertain d’y trouver place. D’abord la grande hall était à peu près vide : j’y trouvai tout au plus un ou deux mille personnes. L’organiste nous servait l’introduction obligée de tous les meetings, le chœur de Judas Machabée, car Boston est une ville artiste, où la musique est en honneur. Bientôt les dignitaires débouchent sur la plate-forme déserte, — une vingtaine de figures ennuyées et frileuses, enveloppées dans leurs manteaux, qui viennent occuper le dernier rang des gradins. Point d’Everett, point d’Andrew. M. Quincy présente au public comme président M. Charles Loring, qui ouvre la séance par un discours correct, sympathique, facile. Après lui, M. Dana se lève et avec plus de froideur encore entonne à peu près la même antienne. Pour varier un peu le thème, il entreprend de prouver doctement comme quoi l’institution fait plus de bien que le gouvernement n’en pourrait faire, et passe une demi-heure à terrasser l’objection que personne ne lui faisait. Puis un petit jeune homme monte à la tribune, un cahier à la main, pour expliquer les détails de l’administration dont il est l’agent. Je me suis tenu pour satisfait, et j’ai gagné la porte, ayant appris que la commission sanitaire fournissait des soins, des vivres, un abri aux soldats malades ou blessés, qu’elle leur envoyait des provisions au camp, et tenait régulièrement de gros livres de comptes-rendus statistiques où la médecine et l’administration pouvaient puiser des renseignemens précieux[6]. J’avais entendu dire aussi que c’était le génie des institutions américaines qui voulait que ces œuvres de bienfaisance fussent librement entreprises en dehors du gouvernement, et que c’était la gloire du peuple américain que cette spontanéité à concevoir et à organiser les choses utiles : leçon que je savais d’avance et que j’aurais pu réciter tout seul…

Il y a longtemps que je ne vous ai parlé de la guerre. Sherman était dernièrement près de Savannah, après avoir fait tomber Augusta, Macon, Milledgeville, et achevé une campagne hardie qui rompt avec les lenteurs accoutumées de la stratégie américaine. Les journaux de Richmond annoncent qu’il est près de la mer (ils ne veulent pas dire où), en face d’une armée confédérée et sur le point de combattre. Voilà donc la confédération coupée en deux. Malgré l’incertitude des bruits qui courent, j’augure bien de cette campagne, et voici pourquoi : l’armée de Sherman est une armée de vétérans aguerris, et celle qu’on lui oppose est composée de milices levées à la hâte et volées, suivant l’expression mélodramatique du général Grant, « au berceau et à la tombe. »

Nashville est en revanche assiégée, mais personne ne s’en émeut dans ce pays, où la guerre est devenue une maladie chronique. Les journaux font de curieuses descriptions de la capitale du Tennessee : jamais, paraît-il, ne s’y est pressée plus grande foule d’étrangers et de spéculateurs. Les rues sont vivantes, le commerce régulier et tranquille, les hôtels bourrés de monde ; les logeurs recueillent la pluie d’or et souhaitent l’éternité de la guerre civile, tandis qu’à trois milles de là les deux armées échangent des coups de canon. Curieux exemple à notre époque de cette existence incertaine des républiques de l’antiquité et des cités du moyen âge, toujours menacées, toujours à la veille du pillage et de la ruine, mais faites au danger et étrangères à ces terreurs pusillanimes qui font plus de mal encore que la guerre !

Le congrès est d’un calme profond. Au sénat, M. Wilson propose d’affranchir, dans les états demeurés fidèles à l’Union, les femmes et les enfans des soldats noirs. M. Sherman fait voter la construction de cinq revenue-cutters, en réalité cinq petits vaisseaux de guerre, pour protéger la frontière des lacs autant contre le brigandage que contre la contrebande. Enfin, chose plus importante, la chambre des représentans vote à vingt voix de majorité une loi générale sur les faillites, qui va venir à l’étude au sénat.

L’événement grave du jour est l’acquittement des raiders de Saint-Albans par la cour criminelle de Montréal. Vous vous rappelez les étranges hésitations des autorités canadiennes à mettre en jugement les coupables. Cette question judiciaire était en même temps une affaire d’état. M. Cartier, ministre de la justice, était venu lui-même à Montréal pour s’entendre avec la cour et lui donner les instructions du cabinet. Les débats s’ouvrent après un mois d’attente : dès la première audience, sans même entendre les parties plaignantes, le juge Coursol donne raison à l’avocat des prévenus. Sous prétexte que l’affaire implique une question internationale et qu’en matière d’extradition le mandat d’arrêt doit porter, pour être valable, la signature du gouverneur-général, il se déclare incompétent et ordonne la mise en liberté des prisonniers. En vain les avocats protestent, en vain l’avocat de la reine fait observer lui-même que sans doute on a mal compris la décision du juge, et qu’il ne peut, sous ce prétexte, prononcer un acquittement général sur les six chefs de l’accusation, lorsque la cour n’a présentement à décider que sur un seul : le juge s’emporte, se plaint que sa décision soit contestée, en ordonne l’immédiate exécution, et les brigands prennent la clé des champs aux applaudissemens de la foule.

Alors les plaignans s’adressent à un autre juge, obtiennent un nouveau warrant. Ils cherchent le high constable, ils ne le trouvent point. Le chef de la police, deux fois sommé de leur prêter main-forte, demande du temps pour réfléchir. L’argent même, l’argent volé dans la banque est rendu aux brigands sur l’ordre du juge, et quand le high constable reparut enfin, on avait perdu la trace des fugitifs. Voilà ce qui s’appelle escamoter la justice. C’est là une folie dont les Canadiens pourraient bien, avant peu, porter la peine. En vérité le gouvernement de Washington est bien doux, s’il ne met pas la main sur la poignée du sabre. Le sentiment national se soulève avec une puissance menaçante et inattendue. C’est l’Angleterre qu’on accuse de faire de ses colonies le quartier-général des brigands rebelles. Les pirateries de l’Océan et celles du lac Érié, l’armement des corsaires confédérés dans les eaux britanniques et celui des raiders sur le sol britannique, ont un air de famille singulier. On se répète que le moment est venu de donner une leçon exemplaire à ce petit Canada qui vient donner le coup de pied de l’âne à l’aigle malade, et que ce gros lion anglais hypocrite qui l’encourage dans son insolence demande aussi quelques boulets des ironsides américains. Si lord Monck et son patron Palmerston ne réparent pas l’outrage, c’est une déclaration de guerre à l’Amérique. Ils comptent peut-être sur ses embarras intérieurs ; mais qu’on y prenne garde, le taureau pris par les cornes peut encore lancer par derrière une ruade qui mette en pièces l’union canadienne et son fragile édifice à claire-voie.


15 décembre.

Nous vivons sous la neige. Boston, avec son manteau de frimas, ses innombrables traîneaux et ses bruits de clochettes, ne s’attriste pas avec l’hiver. Le froid pur et mordant de ce climat pique les oreilles, le nez, les lèvres, rougit et bleuit le visage ; mais il n’a rien de cette saleté lugubre, brumeuse et boueuse de nos hivers européens. Je comprends qu’on préfère cette uniformité de froidure aux continuels changemens de notre ciel. Je vais d’ailleurs descendre vers le sud, et je n’ai plus qu’une journée à demeurer ici. Je pars samedi pour le pays des shaking-quakers, ces derviches dansans, qui sont en même temps, de par la loi religieuse, communistes, buveurs d’eau et célibataires. Je sanctifierai le dimanche en leur compagnie, et je serai lundi à New-York.

On m’avait beaucoup parlé de la tristesse puritaine de Boston, et les New-Yorkais, qui détestent jusqu’à l’ombre de la ville rivale, m’y avaient prédit un rapide ennui. Jusqu’à présent je ne m’y suis pas trouvé un seul instant inoccupé. Sauf l’opéra, qui lui manque, l’Athènes américain offre de bien autres ressources que cette cohue d’émigrans et d’agioteurs qui s’intitule orgueilleusement la métropole. Ici est le véritable centre de la civilisation américaine : c’est d’ici que l’intelligence rayonne et se répand sur ce peuple inachevé. Je comprends que les Bostoniens tiennent à honneur le nom de Yankees, et je suis très sincère quand je leur dis que je divise l’Amérique en couches dont l’intelligence et la moralité décroissent en raison inverse de la distance où elles sont de la Nouvelle-Angleterre. Un regard plus long et plus attentif sur leur société ne modifie en rien la première impression qu’elle m’a faite. Ce petit coin du globe est un modèle pour le monde entier, et si les mœurs, les institutions, les lumières du Massachusetts doivent, avec le temps, pénétrer jusqu’aux couches récentes de la formation humaine du Nouveau-Monde, il faut bien augurer et de la démocratie et de l’Amérique.

Il y a deux choses qui manquent en général aux institutions américaines, parce qu’elles sont ennemies du pouvoir populaire : la stabilité et l’autorité. Le suffrage populaire, avec ses hasards et ses caprices, est l’unique puissance devant laquelle toutes les autres sont abaissées. La loi même qu’il a faite plié à son gré, et si dans certaines grandes manifestations nationales il montre une discipline vraiment imposante, c’est qu’il s’organise lui-même et renonce pour un temps à l’anarchie, qui est sa loi ; mais il faut que ses masses pesantes soient soulevées par quelque grand sentiment patriotique. Dans le détail des affaires et dans le gouvernement de tous les jours, il revient au désordre, qui est sa condition naturelle. On peut attendre de lui ces mouvemens irrésistibles qui impriment une direction générale à la politique du pays ; il n’en faut attendre aucun ordre pratique, à moins que d’anciennes traditions et une longue habitude n’aient mis dans les lois un principe salutaire d’autorité.

Voilà la supériorité, de la Nouvelle-Angleterre. Les générations s’y transmettent l’une à l’autre un héritage de principes respectés qui ont pris corps et pouvoir dans les lois. Le droit public, si vague et si indécis dans les sociétés mouvantes et mal jointes de l’ouest, est fixé ici par deux siècles de traditions. Le gouvernement, tour à tour si hardi et si faible, toujours si mal réglé dans ces républiques improvisées, où sa dépendance absolue du vote populaire est son unique frein, a ici ses attributions établies et ses limites certaines. Il règne dans son plan général une unité qu’aucune fantaisie locale n’ose braver ni rompre. Les pratiques administratives y sont régulières et irréprochables. Dans chaque township, les aldermen dressent et publient leurs budgets imprimés ; les comptes-rendus des séances des corps municipaux sont exacts, détaillés, soigneusement tenus. La ville de Boston imprime autant de papier qu’un ministère. Les registres de l’état civil, ailleurs si négligés, sont ici tenus en double, comme en France, et chaque ministre ou chaque magistrat envoie au chef-lieu du comté la copie des actes qu’il a dressés. Il n’y a pas jusqu’aux mutations, aux testamens, aux donations, aux contrats de vente, qui ne soient collationnés avec un soin merveilleux et copiés tous sur un registre monstre qu’on garde à Boston dans un édifice de granit et de fer, bâti tout exprès par l’état. — Le gouvernement n’est pas élu de toutes pièces, comme dans l’ouest, il est confié annuellement à un seul dépositaire qui choisit lui-même ses ministres et partage avec eux la responsabilité exécutive. Le gouverneur n’est pas inéligible après une ou deux années de pouvoir ; il peut être réélu jusqu’à sept et dix fois. Je vous a dit comment la justice était organisée dans l’état de Massachusetts, et quelle autorité singulière lui donnait le double caractère, si rare dans une démocratie, de l’indépendance et de la durée. En un mot, cette démocratie est aussi conservatrice que libérale, et c’est ici que doivent venir ceux des admirateurs des institutions républicaines qui ont besoin de réchauffer leur enthousiasme.

Voyez combien l’origine des sociétés, comme celle des gouvernemens, pèse sur leur avenir. Que de jeunes branches sont venues se greffer depuis deux siècles sur le tronc vermoulu de la vieille colonie puritaine ! Que d’élémens nouveaux et corrompus sont venus s’y mêler ! Mais il y a dans sa constitution primitive quelque chose d’indélébile qui survit aux hommes, et comme une semence morale qui continue à croître dans la terre étrangère des générations nouvelles. C’est un foyer où l’on jette toute sorte d’alimens étrangers, mais d’où s’élève toujours la même flamme. Les barbares ont passé sur le monde romain sans le détruire : l’invasion des peuples modernes n’a pas étouffé le germe déposé sur cette côte déserte par les cent pèlerins de Plymouth.

Voulez-vous comprendre la société qui en est sortie, rappelez-vous seulement son origine. Ce n’est pas la soif du gain, ni la misère qui l’a formée ; c’est le besoin de cette indépendance morale qu’on y respire encore aujourd’hui. Les premiers citoyens de la vieille république n’étaient point des affamés ni des émancipés de la veille, venant faire au hasard, avec leurs passions plus qu’avec leur raison, l’épreuve orageuse de la démocratie ; c’étaient des hommes riches, éclairés, sévères, qui s’expatriaient pour être libres, et dont le premier soin, avant même de toucher la terre où leurs espérances bâtissaient l’Amérique future, était de proclamer ces principes qui sont encore la loi de leurs descendans. Ils arrivaient égaux, eux aussi, mais égaux d’aisance et de lumières, et non pas d’ignorance et de pauvreté. Rien ne pouvait les attirer sur cette plage sablonneuse, si ce n’est le besoin d’une solitude écartée du monde où rien ne troublât leur liberté. Tandis qu’aujourd’hui le flot des races s’épand à travers les plaines fécondes de l’ouest sur d’immenses étendues qu’un jour civilise, les colons de la Nouvelle-Angleterre ont eu à lutter longtemps contre un sol aride, et le long effort de cet établissement laborieux n’a pas été inutile à la solidité de leur œuvre. Leurs descendans, au milieu du peuple nouveau qui les inonde, conservent encore la double suprématie de l’intelligence et de la richesse. L’ouest n’est pas pour eux un rival ; c’est un chantier dont ils exploitent les produits en même temps qu’un débouché facile au trop-plein de leur peuple. Les Allemands, les Irlandais, y modifient sans doute profondément le caractère de la société ; le gros cependant des populations de l’ouest, ou du moins la race qui domine dans cette mêlée confuse, appartient encore à la Nouvelle-Angleterre par son origine et par ses idées. Cette province est comme une pépinière dont les rejetons peuplent l’Amérique.

À vrai dire, les états de l’ouest n’en sont que les colonies : c’est la Nouvelle-Angleterre qui les a fondés. Eux-mêmes à leur tour font sa richesse ; ce large écoulement toujours ouvert aux générations nouvelles est la raison principale de sa merveilleuse prospérité. Il empêche cette division des fortunes qui est chez nous une cause d’appauvrissement. Les terres ne se morcellent pas en autant de parts qu’il y a d’héritiers : il est d’usage de les laisser toutes à l’aîné. Les cadets vont, comme en Angleterre, chercher fortune aux contrées lointaines, le plus souvent planter leur tente dans les forêts du Nebraska ou les prairies du Kansas. Au lieu de s’encombrer, comme en Europe, jusqu’au jour où l’espace manque et où le trop-plein déborde, ils vont en avant, laissant le fruit de leur travail à ceux qui demeurent et ne permettant jamais aux ressources d’être devancées par les besoins. Ces hardis aventuriers deviennent bientôt des hommes de l’ouest : une fois sortis du pays natal, une fois en dehors du réseau de coutumes et de souvenirs qui les y environne, ils perdent l’esprit d’ordre et de légalité qui semble s’attacher au sol ancien. Le jour doit venir assurément où les peuples de l’ouest, établis plus à demeure sur leur terre enfin conquise, perfectionneront ce qu’il y a d’incomplet dans leur civilisation morale et d’improvisé dans leurs institutions politiques. En attendant, et pour longtemps encore, le nord-est conservera sur eux l’ascendant de sa supériorité. Dans ce grand corps agité de la civilisation américaine, les états de l’ouest sont comme les bras robustes qui le nourrissent de leur travail ; New-York ressemble à l’estomac qui rejette ou digère les alimens des deux mondes. Quant à la Nouvelle-Angleterre, elle est la tête, le siège de l’intelligence et de la pensée.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre.
  2. La représentation des états du sud dans le congrès était fondée, non sur le nombre des électeurs, ni sur le chiffre de la population blanche, mais sur le chiffre total des habitans blancs ou noirs, les esclaves étant comptés pour trois cinquièmes seulement de leur nombre véritable. De cette manière, la population blanche, seule admise aux droits de citoyen, trouvait dans l’esclavage un surcroît de pouvoir politique. — Cette inégalité choquante est mise en question aujourd’hui dans la reconstruction des états du sud. Les démocrates et un certain nombre de républicains sont d’avis, avec le président Johnson lui-même, qu’il faut laisser subsister, au moins temporairement, la coutume établie. Les radicaux au contraire pensent, non sans raison, que ce privilège faisait partie du système de l’esclavage, et que les noirs ne doivent plus être comptés dans la représentation des états du sud jusqu’au jour où ils auront obtenu le droit de suffrage aux mêmes conditions que les blancs.
  3. Dans l’état de New-York, les hommes de couleur ont le droit de suffrage lorsqu’ils ont un revenu de 250 dollars en biens immobiliers. Dans l’état du Massachusetts, ils jouissent du droit commun, c’est-à-dire que le cens électoral ne s’élève pour eux, comme pour les autres citoyens, qu’à 1 dollar 1/2 d’impôts annuels.
  4. Elle jugeait, à l’origine, les procès intentés à un état par les particuliers des autres états ; mais le onzième amendement à la constitution, voté sous l’influence des démocrates, stipule que les états ne peuvent plus être nominalement poursuivis devant la cour suprême.
  5. Voici un fait qui montre encore combien est intime aux États-Unis l’alliance de la liberté religieuse et de la liberté politique. Quand la guerre civile éclata, toutes les communions se divisèrent sur la question de l’esclavage et de la sécession. L’église anglicane, ou (comme on dit on Amérique) l’église épiscopale du sud, se sépara absolument de celle du nord, et forma une organisation nouvelle. Elle a persisté quelque temps à maintenir sa hiérarchie séparée et à rester comme un vivant souvenir de la guerre civile ; elle refusait surtout obstinément de rétablir dans sa liturgie les prières d’usage pour le président des États-Unis. Dans le cabinet de Washington, deux ministres, MM. Harlan et Stanton, voulaient user des droits de la victoire pour l’y contraindre ; mais le président Johnson frappa du pied avec violence. « Cette guerre, dit-il tout en colère, cette guerre a-t-elle été faite pour sauver l’Union ou pour opprimer les églises ? » J’apprends d’ailleurs que les délégués de l’église épiscopale du sud, assemblés en convention nationale à Augusta, dans la Géorgie, viennent de renouer leur ancienne alliance avec les diocèses du nord.
  6. Voyez, sur la commission sanitaire, la Revue du 15 août 1865.