Humain, trop humain/Avant-propos (tome II)
Mercure de France, 1902 [deuxième édition] (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 6, p. 7-17).
Il ne faut parler que lorsque l’on n’a pas le droit de se taire, et ne parler que de ce que l’on a surmonté — tout le reste est bavardage, « littérature », manque de discipline. Mes écrits ne parlent que de mes victoires : j’y suis, « moi », avec tout ce qui m’était contraire, ego ipsissimus, oui même, s’il m’est permis d’employer une expression plus fière, ego ipsissimum. On le devine : j’ai beaucoup de choses — au-dessous de moi… Mais il fallut toujours du temps, de la santé, de l’espace, de la distance jusqu’à ce que naquît en moi le désir d’utiliser, en vue de la connaissance, un fait personnel que j’avais laissé derrière moi, une fatalité que je voulais après coup dévoiler, dépouiller, « représenter » (ou quelle que soit l’expression que l’on veuille employer). Dans ce sens, tous mes écrits, avec une seule exception il est vrai, doivent être antidatés — ils ne parlent toujours que de ce que j’ai derrière moi — : quelques-uns même, comme par exemple les trois premières Considérations inactuelles, remontent plus loin encore, en deçà de la période d’incubation d’un livre publié antérieurement (je veux parler de l’Origine de la Tragédie, un
subtil observateur ne saurait l’ignorer). Cette explosion
irritée contre le faux patriotisme allemand, la
complaisance et l’avachissement de la langue chez
David Strauss vieilli, un sentiment qui provoqua la
première Inactuelle et me soulagea de pensées venues
longtemps auparavant, lorsque, jeune étudiant,
je vivais au milieu de la culture allemande, de la
culture des philistins (je revendique la paternité de
cette expression « philistin de la culture », dont on
use et abuse aujourd’hui —) ; et ce que j’ai dit contre
la « maladie historique », je l’ai exprimé comme
quelqu’un qui avait appris à en guérir lentement
et avec peine, et qui n’avait nullement l’intention de
renoncer dorénavant à « l’historisme » parce que
jadis il en avait souffert. Lorsque, par la suite, je
voulus, dans la troisième Considération inactuelle,
exprimer la vénération que je portais à mon premier
et seul éducateur, le grand Arthur Schopenhauer
— je le ferais aujourd’hui encore, bien plus
fortement et d’une façon plus personnelle — je me
trouvais déjà, pour ma part, au milieu du scepticisme
et de la décomposition morale, c’est-à-dire
autant occupé à la critique qu’à l’approfondissement
de tout pessimisme — je ne croyais plus « à rien
du tout », comme dit le peuple, pas non plus à
Schopenhauer : c’est à cette époque que naquit un
mémoire, tenu secret jusqu’ici, sur la vérité et le
mensonge au sens extra-moral. Mon discours
solennel, mon apologie victorieuse en l’honneur de
Wagner, à l’occasion de son triomphe de Bayreuth
en 1876 — Bayreuth signifie la plus grande victoire que, jamais artiste ait remportée —, un ouvrage qui
possède au plus haut point l’apparence de « l’actualité »,
n’était encore au fond qu’un hommage de
reconnaissance à l’égard d’une tranche du passé,
à l’égard de la plus belle période de calme, calme
dangereux aussi, que j’aie rencontrée pendant mon
voyage en mer… et c’était effectivement une séparation,
un adieu. (Richard Wagner s’y est-il peut-être
trompé lui-même ? Je ne le crois pas. Tant
que l’on aime encore, on ne peint certainement pas
de pareilles images ; on ne « considère » pas,
on ne choisit pas un poste d’observation
à distance, tel que le contemplateur doit le choisir.
« Pour la contemplation, un mystérieux antagonisme,
celui des regards qui se croisent, est indispensable »
— est-il dit à la page 46 de l’ouvrage
indiqué, avec un tour de phrase traître et
mélancolique qui ne s’adressait peut-être qu’à un
petit nombre de personnes.) Le sang-froid qu’il fallait
pour pouvoir parler de ces longues années intermédiaires,
passées dans la solitude de l’âme et dans
la privation, ne me vint qu’avec l’ouvrage Humain,
trop humain, à quoi cette seconde introduction doit
encore être consacrée. Il plane au-dessus de lui —
attendu que c’est un livre dédié « aux esprits libres »
— quelque chose de cette froideur presque
sereine et pleine de curiosité qui est le propre du
psychologue, cette froideur qui lui fait retenir une
foule de choses douloureuses qui se trouvent déjà
derrière lui, au-dessous de lui, pour les collectionner
après coup et les fixer en quelque sorte d’une
pointe d’épingle. Quoi d’étonnant si, durant un travail aussi piquant et aussi méticuleux, il coule à
l’occasion un peu de sang, si le psychologue y garde
du sang aux doigts, et peut-être pas seulement —
aux doigts ?…
Les Opinions et Sentences mêlées, comme le
Voyageur et son Ombre, ont été publiées tout
d’abord séparément, en continuation et appendice
de ce livre humain, trop humain que je viens de
nommer, « livre dédié aux esprits libres » : c’était
en même temps la continuation et le redoublement
d’une cure intellectuelle, je veux dire du traitement
anti-romantique, tel que l’avait imaginé et administré
mon instinct demeuré sain, pour combattre
la maladie intermittente dont j’étais atteint : le
romantisme sous sa forme la plus dangereuse.
Puisse-t-on goûter maintenant, après six ans de
guérison, les mêmes écrits réunis comme deuxième
volume de Humain, trop humain : peut-être, ainsi
réunis, présentent-ils leur enseignement avec plus
de force et de précision, — une doctrine de la santé
que je permettrai de recommander aux natures plus
intellectuelles de la génération montante, comme
disciplina voluntatis. Un pessimiste y prend la parole,
un pessimiste qui souvent voulut jeter le manche
après la cognée et qui toujours s’est remis à
l’ouvrage, un pessimiste donc, avec la bonne volonté
du pessimisme, et certainement plus un
romantique : comment ? un esprit qui s’entend à
cette ruse de serpent qui consiste à changer de
peau, n’aurait-il pas le droit de donner une leçon aux pessimistes d’aujourd’hui, qui tous se trouvent
encore en danger de romantisme ? Et, en tous les
cas, de leur en indiquer la manière ?…
Il était, en effet, grand temps de prendre
congé : cela me fut démontré de suite. Richard
Wagner, le plus victorieux en apparence, en réalité
un romantique, caduc et désespéré, s’effondra soudain,
irrémédiablement anéanti devant la sainte
croix… Aucun Allemand n’avait-il donc alors d’yeux
pour voir, de pitié dans la conscience, pour déplorer
cet horrible spectacle ? Ai-je donc été le seul
qu’il ait fait — souffrir ? N’importe, l’événement
inattendu me jeta une lumière soudaine sur l’endroit
que je venais de quitter, — et me donna aussi
ce frisson de terreur que l’on ressent après
avoir couru inconsciemment un immense danger.
Lorsque je continuai seul ma route, je me mis à
trembler. Peu de temps après je fus malade, plus
que malade, fatigué, — fatigué par la continuelle
désillusion au sujet de tout ce qui nous enthousiasmait
encore, nous autres hommes modernes ; de la
force, du travail, de l’espérance, de la jeunesse, de
l’amour inutilement prodigués partout ; fatigué par
dégoût de tout ce qu’il y a de féminisme et d’exaltation
désordonnée dans ce romantisme, de toute
cette menterie idéaliste et de cet amollissement de
la conscience, qui de nouveau l’avaient emporté là
sur l’un des plus braves ; fatigué enfin, et ce ne fut
pas ma moindre fatigue, par la tristesse d’un impitoyable
soupçon, — je pressentais qu’après cette désillusion j’allais être condamné à me défier plus
encore, à mépriser plus profondément, à être plus
absolument seul que jamais. Ma tâche — qu’était-elle
devenue ? Comment ? n’était-ce pas maintenant
comme si ma tâche se retirait de moi ?
comme si, pour longtemps, je n’avais plus droit à
elle ? Que faire pour supporter cette privation, la plus
grande de toutes ? — Je commençai par m’interdire,
radicalement et par principe, toute musique
romantique, cet art ambigu, fanfaron, étouffant, qui
prive l’esprit de sa sévérité et de sa joie et qui fait
pulluler toutes sortes de désirs vagues et d’envies
spongieuses. « Cave musicam », c’est aujourd’hui
encore mon conseil à tous ceux qui sont assez virils
pour tenir à la netteté dans les choses de l’esprit.
Une pareille musique énerve, amollit, effémine,
son « éternel féminin » nous attire en bas !…
Mes premiers soupçons se sont alors dirigés contre
la musique romantique, je pris mes précautions ; et
si j’espérais encore quelque chose de la musique,
c’était dans l’attente d’un musicien assez audacieux,
assez méchant, assez méditerranéen et débordant
de santé, pour prendre sur cette musique une immortelle
vengeance. —
Solitaire désormais et me méfiant jalousement de
moi-même, je pris alors, et non sans colère, parti
contre moi-même, et pour tout ce qui justement me
faisait mal et m’était pénible : — c’est ainsi que
j’ai retrouvé le chemin de ce pessimisme intrépide
qui est le contraire de toutes les hâbleries romantiques, et aussi, comme il me semble, le chemin
vers moi-même, — le chemin de ma tâche. Ce
quelque chose de caché et de dominateur qui longtemps
pour nous demeure innommé, jusqu’à ce
qu’enfin nous découvrions que c’est là notre tâche,
— ce tyran prend sur nous et en nous une terrible
revanche, à chaque tentative que nous faisons pour
l’éviter et pour lui échapper, à chaque décision
prématurée, à chaque essai pour nous assimiler à
ceux dont nous ne faisons point partie, chaque fois
que nous nous adonnons à une occupation, si estimable
soit-elle, qui nous détourne de notre objet
principal, — et il se venge même de chacune de
nos vertus qui voudrait nous protéger contre la
rigueur de notre responsabilité la plus intime. La
maladie est chaque fois le contre-coup de nos doutes,
quand notre droit et notre tâche nous paraissent
incertains, — quand nous commençons à nous
relâcher quelque peu. Chose étrange et terrible en
même temps ! Ce sont nos allègements qu’il nous
faut expier le plus durement ! Et si, plus tard, nous
voulons revenir à la santé, il ne nous reste pas de
choix : nous devons nous charger plus lourdement
que nous ne l’avons jamais été…
— C’est alors seulement que j’appris ce langage
d’ermite, à quoi ne s’entendent que les plus silencieux
et les plus souffrants : je parlai sans témoins,
ou plutôt avec l’indifférence vis-à-vis des témoins,
pour ne pas souffrir du silence, je parlai de choses
qui ne me regardaient pas, mais sur le ton que j’aurais pris si elles m’avaient regardé. J’appris l’art
de me donner pour joyeux, objectif, curieux, et
avant tout bien portant et méchant, — c’est là, me
semble-t-il, du « bon goût » chez un malade. Un
œil plus subtil cependant, animé d’une sympathie
particulière, s’apercevra peut-être de ce qui fait le
charme de cet écrit : — entendre parler un homme
qui souffre et se prive, comme s’il ne souffrait et
ne se privait pas. Ici l’équilibre en face de la vie,
le sang-froid et même la reconnaissance à l’égard
de la vie doivent être maintenus, ici domine une
volonté sévère, fière, toujours en éveil, sans cesse
irritable, une volonté qui s’est imposé la tâche de
défendre la vie contre la douleur et d’extirper toutes
les conclusions qui naissent comme des champignons
vénéneux sur le sol de la douleur, de la
déception, du dégoût, de l’esseulement et d’autres
terrains marécageux. Un pessimiste trouverait
peut-être là des indications précieuses pour s’examiner
soi-même, — car c’est alors que j’ai pu m’arracher
cette phrase : « Un homme qui souffre n’a
pas encore droit au pessimisme ! » Alors je livrais
en moi-même une campagne pénible et patiente
contre le penchant foncièrement antiscientifique de
tout pessimisme romantique, qui veut transformer
quelques expériences personnelles en jugements
universels, les amplifiant jusqu’à vouloir condamner
le monde… en un mot, je fis faire un tour à mon
regard. L’optimisme en vue d’une guérison, pour
avoir le droit de redevenir pessimiste une fois ou
l’autre — comprenez-vous cela ? Pareil à un médecin
qui place son malade dans un entourage absolument étranger, pour l’écarter de tout ce qu’il laisse derrière
lui — ses soucis, ses amis, ses lettres, ses devoirs,
ses sottises, les tourments de sa mémoire — pour lui
apprendre à tendre les mains et les sens vers une
nourriture nouvelle, un nouveau soleil et un nouvel
avenir ; ainsi je me suis forcé, médecin et malade
tout à la fois, à un climat de l’âme, contraire à
mon âme ancienne, et non encore expérimenté ;
je me suis forcé surtout à une excursion lointaine
à l’étranger, dans ce qui est étrange, à une
curiosité tendue vers toute espèce de choses étranges…
Il s’en suivit un long vagabondage, fait de
recherches et de changements, une répugnance
contre toute espèce d’arrêt, contre les lourdes affirmations
et négations ; de même une diététique et
une discipline qui rendraient aussi facile que possible
à l’esprit de courir au loin, de voler haut et,
avant tout, de s’envoler toujours à nouveau. De
fait, c’était là un minimum de vie, une séparation
de toute convoitise grossière, une indépendance au
milieu de toutes sortes de disgrâces extérieures,
avec la fierté de pouvoir vivre au milieu de ces disgrâces ;
un peu de cynisme peut-être, quelque chose
du fameux « tonneau », mais certainement aussi le
bonheur du grillon, la sérénité du grillon, beaucoup
de silence, de lumière, de folie très subtile, d’exaltation
cachée — tout cela finit par produire un
grand affermissement intellectuel, une joie et une
plénitude grandissantes dans la santé. La vie elle-même
nous récompense de notre volonté opiniâtre
vers la vie, de cette longue guerre, telle que je l’ai
menée alors, contre le pessimisme de la lassitude ; elle nous récompense déjà de tout regard attentif que
lui jette notre reconnaissance, qui ne laisse échapper
aucune offrande de la vie, fût-ce même la plus
petite et la plus passagère. Elle nous rend en retour
la plus grande offrande qu’elle puisse donner, —
elle nous rend notre tâche. ——
— Cet événement de ma vie — l’histoire d’une
maladie et d’une guérison, car cela finit par une
guérison — n’a-t-il été qu’un événement à moi personnel ?
Cela n’a-t-il été que mon « humain, trop
humain » ? Je suis tenté de croire aujourd’hui le
contraire ; je commence à penser et je pense toujours
plus que mes livres de voyage n’ont pas été
rédigés pour moi seul, comme il me semble parfois.
— Puis-je, après six ans d’une conviction toujours
grandissante, les envoyer à nouveau s’essayer en
route ? Puis-je recommander particulièrement de les
prendre à cœur, à ceux qui s’affligent d’un « passé »
et qui ont assez d’esprit de reste pour souffrir aussi
de l’esprit de leur passé ? Mais avant tout à vous, qui
avez la tâche la plus dure, hommes rares, intellectuels
et courageux, vous les plus exposés de tous,
qui devez être la conscience de l’âme moderne et,
comme tels, posséder sa science, vous chez qui se
rassemble tout ce qu’il peut y avoir aujourd’hui de
maladies, de poisons, de dangers, — vous dont
c’est la destinée d’être plus malades que n’importe
quel individu, parce que vous n’êtes pas seulement
des « individus »…, vous, dont c’est la consolation
de connaître le chemin d’une santé nouvelle, et hélas ! de suivre ce chemin, d’une santé de demain
et d’après-demain, prédestinés et victorieux comme
vous l’êtes, vainqueurs du temps, vous les mieux
portants et les plus forts, vous autres bons Européens ! ——
— Qu’il me soit permis, pour finir, de résumer
encore dans une formule mon opposition contre le
pessimisme romantique, c’est-à-dire le pessimisme
des indigents, des mal-venus, des vaincus : il existe
une volonté du tragique et du pessimisme qui est
un signe de sévérité tout autant que de vigueur intellectuelle
(goût, sentiment, conscience). Avec cette
volonté au cœur on ne craint pas ce qu’il y a de
redoutable et de problématique dans toute espèce
d’existence ; on y recherche même ces qualités.
Derrière une pareille volonté il y a le courage, la
fierté, le désir d’un grand ennemi. Ce fut là d’abord
ma perspective pessimiste, — une nouvelle
perspective, comme il me semble ? une perspective
qui, aujourd’hui encore, est nouvelle et étrange ?
Jusqu’à présent, je m’en tiens à elle, et, si l’on
veut m’en croire, tant pour moi que (à l’occasion
du moins) contre moi… Voulez-vous que cela soit
démontré ? Mais quoi encore, si ce n’est cela, aurait
été démontré dans cette longue préface ?
- Sils-Maria, Engadine supérieure.