Opinions et Sentences mêlées
Mercure de France, 1902 [deuxième édition] (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 6, p. 19-206).
PREMIÈRE PARTIE
OPINIONS ET SENTENCES MÊLÉES
À ceux que la philosophie a déçus. — Si jusqu’à présent vous avez cru à la valeur supérieure de la vie et si vous vous voyez déçus maintenant, faut-il donc vous débarrasser de la vie au plus vil prix ?
Être gâté. — On peut aussi être gâté pour ce qui concerne la clarté des idées. Combien vous dégoûtent alors les rapports avec ces gens obscurs et nébuleux, qui aspirent et qui pressentent ! Combien paraît ridicule, sans être réjouissant, leur éternel papillonnement, leur chasse perpétuelle, sans qu’ils parviennent véritablement à voler et à attraper quelque chose !
Les prétendants de la réalité. — Celui qui finit par s’apercevoir combien et combien longtemps il a été dupé, embrasse, par dépit, la réalité même la plus laide : en sorte que, si l’on considère le monde dans son ensemble, c’est à la réalité que sont échus au cours des siècles les meilleurs prétendants, — car ce sont les meilleurs qui ont été dupés le mieux et le plus longtemps.
Progrès de la pensée libre. — Il n’y a pas de
meilleur moyen pour rendre intelligible la différence
qu’il y a entre la libre pensée de jadis et la pensée
libre d’aujourd’hui que de se souvenir d’un axiome
célèbre. Pour l’imaginer et le formuler il fallut toute
l’intrépidité du siècle dernier, et pourtant, mesuré
selon notre expérience d’aujourd’hui, il devient une
naïveté involontaire, — je veux parler de l’axiome
de Voltaire : « Croyez-moi, mon ami, l’erreur
aussi a son mérite. »
Un péché originel des philosophes. — Les philosophes
se sont emparés de tous temps des axiomes
de ceux qui étudient les hommes (moralistes) ;
il les ont corrompus, en les prenant dans un sens
absolu et en voulant démontrer la nécessité de ce
que ceux-ci n’avaient considéré que comme indication
approximative, ou même seulement comme la
vérité particulière à une ville ou à un pays pendant
une dizaine d’années — ; mais par là les philosophes
croyaient s’élever au-dessus des moralistes.
C’est ainsi que l’on trouvera, comme bases des célèbres
doctrines de Schopenhauer concernant la primauté
de la volonté sur l’intellect, l’invariabilité du
caractère, la négativité de la joie — qui toutes, telles
qu’il les entend, sont des erreurs — des principes
de sagesse populaire érigés en vérités par des
moralistes. Le mot « volonté » que Schopenhauer
transforma pour en faire une désignation commune à plusieurs conditions humaines, l’introduisant dans
le langage là où il y avait une lacune, à son grand
profit personnel, pour autant qu’il était moraliste
— dès lors il put parler de la « volonté » le mot de la
même façon dont Pascal en avait parlé —, le mot
« volonté » chez Schopenhauer dégénéra entre les
mains de son inventeur, à cause de sa rage philosophique
des généralisations, pour le plus grand
malheur de la science : car c’est faire de cette
volonté une métaphore poétique que de prétendre
attribuer à toutes les choses de la nature
une volonté ; enfin, on en a abusé par une fausse
objectivation, en vue de l’utiliser à toutes sortes
d’excès mystiques — et tous les philosophes à la
mode répètent et semblent savoir exactement que
toutes choses n’ont qu’une seule volonté et qu’elles
sont même cette seule volonté (ce qui voudrait dire,
d’après la description que l’on donne de cette volonté
une et universelle, que l’on veut absolument
avoir pour Dieu le stupide démon).
Contre les imaginatifs. — L’imaginatif nie la
vérité devant lui-même, le menteur seulement devant
les autres.
Inimitié contre la lumière. — Si l’on fait comprendre
à quelqu’un qu’au sens strict il ne peut
jamais parler de vérité, mais seulement de probabilité
et des degrés de la probabilité, on découvre
généralement, à la joie non dissimulée de celui que l’on instruit ainsi, combien les hommes préfèrent l’incertitude de l’horizon intellectuel, et combien, au fond de leur âme, ils haïssent la vérité à cause de sa précision. — Cela tient-il à ce qu’ils craignent tous secrètement que l’on fasse une fois tomber sur eux-mêmes, avec trop d’intensité, la lumière de la vérité ? Ils veulent signifier quelque chose, par conséquent on ne doit pas savoir exactement ce qu’ils sont ? Ou bien n’est-ce que la crainte d’un jour trop clair, auquel leur âme de chauve-souris crépusculaire et facile à éblouir n’est pas habituée, en sorte qu’il leur faut haïr ce jour ?
Scepticisme chrétien. — On présente maintenarnt volontiers Pilate, avec sa question « qu’est-ce que la vérité ? » comme avocat du Christ, et cela pour mettre en suspicion tout ce qui est connu et connaissable, le faire passer pour apparence, afin de pouvoir dresser sur l’horrible fond de l’impossibilité-de-savoir : la Croix !
La « loi de la nature » une superstition. — Si vous parlez avec tant d’enthousiasme de la conformité aux lois qui existent dans la nature, il faut que vous admettiez soit que, par une obéissance librement consentie et soumise à elle-même, les choses naturelles suivent leurs lois — en quel cas vous admirez donc la moralité de la nature — ; soit que vous évoquiez l’idée d’un mécanicien créateur qui a fabriqué la pendule la plus ingénieuse en y plaçant, en guise d’ornements, les êtres vivants. — La
nécessité dans la nature devient plus humaine par
l’expression « conformité aux lois », c’est le dernier
refuge de la rêverie mythologique.
Échu à l’histoire. — Les philosophes voilés et
les obscurcisseurs du monde, donc tous les métaphysiciens
d’un sel plus ou moins gros, sont
pris de douleurs, aux yeux, aux oreilles ou aux
dents, lorsqu’ils commencent à soupçonner qu’il y
a quelque réalité dans cet axiome affirmant que
toute la philosophie est tombée maintenant dans
le domaine de l’histoire. On peut leur pardonner
à cause de leur chagrin, s’ils jettent des pierres et
des immondices à celui qui parle ainsi : mais il se
peut que la doctrine elle-même en devienne pour
un temps malpropre et insignifiante et perde de
son effet.
Le pessimiste de l’intellect. — L’homme véritablement
libre par l’esprit pensera aussi très librement
au sujet de l’esprit lui-même et ne se cachera
pas ce qu’il peut y avoir de grave dans les sources
et la direction de celui-ci. C’est pourquoi les autres
le considéreront peut-être comme le pire ennemi
de la libre pensée et lui appliqueront ce terme
de mépris « pessimiste de l’intellect » qui doit
mettre en garde contre lui : habitués comme ils
sont à ne point nommer quelqu’un d’après sa force et sa vertu dominante, mais d’après ce qui leur paraît le plus étrange en lui.
Besace des métaphysiciens. — Il ne faut pas répondre du tout à ceux qui parlent avec tant de fanfaronnade de ce que leur métaphysique a de scientifique ; il suffit de farfouiller dans le paquet qu’ils dissimulent derrière leur dos avec tant de pudeur ; si l’on réussit à le défaire quelque peu on amènera à la lumière, à leur plus grande honte, le résultat de ce scientifisme : un tout petit bon Dieu, une aimable immortalité, peut-être un peu de spiritisme et certainement tout l’amas confus des misères d’un pauvre pécheur et de l’orgueil du pharisien.
La connaissance nuisible à l’occasion. — L’utilité qu’apporte une recherche absolue de la vérité est sans cesse démontrée au centuple, tellement qu’il faut s’accommoder sans hésiter des choses nuisibles, légères et rares, en somme, dont l’individu peut avoir à souffrir à cause de cette recherche. Il est impossible d’éviter les risques que court le chimiste qui peut se brûler ou s’empoisonner à l’occasion de ses expériences. — Ce que l’on peut dire du chimiste s’applique à toute notre civilisation : d’où il résulte clairement, soit dit en passant, combien il importe, pour celle-ci, d’avoir toujours en réserve des baumes pour les blessures et des contre-poisons.
Ce dont le philistin a besoin. — Le philistin croit que ce qui lui est le plus nécessaire c’est un chiffon de pourpre ou un turban de métaphysique, et il ne veut absolument pas se les laisser arracher : et pourtant on le trouverait moins ridicule sans ces oripeaux.
Les exaltés. — Par tout ce que les exaltés disent en faveur de leur évangile ou de leur maître il se défendent eux-mêmes, bien qu’ils aient l’air de s’ériger en juges (et non point en accusés), car involontairement on leur fait souvenir, presque à chaque instant, qu’ils sont des exceptions qui ont besoin de se légitimer.
Le bien induit à la vie. — Toutes les choses bonnes sont de forts stimulants en faveur de la vie, c’est même le cas de tout bon livre, écrit contre la vie.
Bonheur de l’historien. — « Lorsque nous entendons parler les métaphysiciens subtils et les hallucinés de l’arrière-monde, nous comprenons, il est vrai, que nous autres, nous sommes les « pauvres d’esprit », mais aussi que c’est à nous qu’appartient le royaume du changement, avec le printemps et l’automne, l’hiver et l’été, et que c’est à ceux-ci qu’appartient l’arrière-monde avec ses brouillards sans fin, ses ombres grises et froides. » — C’est ce que se prit à dire quelqu’un qui se promenait sous le soleil du matin : quelqu’un qui, en étudiant l’histoire, sentait se transformer sans cesse, non seulement son esprit, mais encore son cœur, et qui, en opposition avec les métaphysiciens, est heureux d’abriter en lui, non pas une âme immortelle, mais beaucoup d’âmes mortelles.
Trois espèces de penseurs. — Il y a des sources minérales qui jaillissent, il y en a d’autres qui coulent, et d’autres encore qui ne viennent que goutte par goutte ; dans le même sens il y a trois espèces de penseurs. Le profane les évalue selon la capacité de l’eau, le connaisseur en examine la teneur, et les juge par conséquent d’après ce qui en eux n’est pas de l’eau.
L’image de la vie. — Vouloir peindre l’image de la vie, cette tâche, bien que présentée par les poètes et les philosophes, n’en est pas moins insensée : sous la main des plus grands peintres et penseurs il ne s’est jamais formé que des images et des esquisses tirées d’une vie, c’est-à-dire de leur propre vie — et il ne saurait en être autrement. Dans une chose qui est en plein devenir, une autre chose qui devient ne saurait se refléter d’une façon fixe et durable, comme « la » vie.
La vérité ne tolère pas d’autres dieux. — La foi en la vérité commence avec le doute de toutes les « vérités » en quoi l’on a cru jusqu’à présent.
Sur quoi l’on exige le silence. — Si l’on parle de la libre pensée comme d’une expédition très dangereuse au milieu des glaciers et des mers polaires, ceux qui ne veulent pas s’engager dans la même voie sont offensés, comme si on leur avait reproché leur hésitation ou leurs jambes trop faibles. Quand nous ne nous sentons pas à la hauteur d’une chose difficile, nous ne tolérons pas qu’elle soit mentionnée devant nous.
Historia in nuce. — La parodie la plus sérieuse que j’aie jamais entendue est celle-ci : Au commencement était le non-sens, et le non-sens était, par Dieu ! et Dieu (divin) était le non-sens.
Incurable. — L’idéaliste est incorrigible on le jette hors de son ciel il s’arrange avec l’enfer un idéal. Créez-lui une déception et vous verrez qu’il ne met pas moins d’ardeur à embrasser sa déception qu’il n’en mettait il y a peu de temps à se draper de son espérance. Dans la mesure où son penchant appartient aux grands penchants incurables de la nature humaine, il peut provoquer des destinées tragiques et devenir plus tard l’objet de tragédies : en cela il touche à ce qu’il y a d’incurable, d’inévitable, d’irrémissible dans la destinée et le caractère humains.
Les applaudissements sont une continuation du spectacle. — L’air radieux et le sourire bienveillant, c’est la façon d’approbation que l’un donne à la grande comédie du monde et de l’existence, — mais c’est en même temps une comédie dans la comédie qui doit entraîner les autres spectateurs au « plaudite, amici ».
Courage de l’ennui. — Celui qui n’a pas le courage de permettre que l’on trouve ennuyeux son œuvre et lui-même, n’est certainement pas un esprit de premier ordre, que ce soit dans les arts ou dans les sciences. — Un esprit moqueur qui, par exception, serait aussi un penseur, en jetant un regard sur le monde et l’histoire, pourrait ajouter : « Dieu n’a pas ce courage ; il a voulu rendre toutes choses intéressantes et il les a faites ainsi. »
De la plus intime expérience du penseur. — Rien n’est plus difficile pour un homme que de saisir une chose d’une façon impersonnelle : je veux dire d’y voir précisément une chose et non pas une personne : on peut même se demander si, d’une façon générale, il lui est possible de suspendre, ne fût-ce que pendant un instant le mécanisme de son instinct qui crée et imagine des personnes. Dans ses rapports avec les pensées, même les plus abstraites, il se comporte comme si elles étaient des individus avec lesquels on est forcé de lutter ou de prendre partie, des individus que l’on garde, soigne et élève. Écoutons ou guettons-nous nous-mêmes dans la minute où nous entendons ou trouvons un axiome nouveau pour nous. Peut-être nous déplaît-il parce qu’il se présente avec tant de hauteur et d’orgueil : inconsciemment nous nous demandons si nous ne devons pas lui opposer un ennemi ou bien lui adjoindre un « peut-être » ou un « parfois » ; le petit mot « probable » nous donne même satisfaction, parce qu’il brise la tyrannie personnelle de l’absolu qui nous importune. Lorsque, par contre, cet axiome nouveau nous apparaît sous une forme plus atténuée, tolérant et humble comme il convient, se jetant, en quelque sorte, dans les bras de la contradiction, nous avançons un autre exemple de notre souveraineté : car comment saurions-nous ne pas venir en aide à cet être faible, le caresser et le nourrir, lui donner de la force et de la plénitude et même une apparence de vérité et d’absolu ? Nous est-il possible de nous comporter à son égard d’une façon naturelle, chevaleresque ou compatissante ? — Ailleurs encore nous voyons d’une part un jugement et d’autre part un autre jugement, éloignés l’un de l’autre, sans qu’ils soient liés et sans qu’ils tendent à se rapprocher : alors une idée nous chatouille, nous nous informons s’il n’y aurait pas un mariage à faire, une conclusion à tirer, nous avons le sentiment vague qu’au cas où cette conclusion aurait une suite l’honneur en reviendrait non seulement aux deux jugements unis par le mariage, mais encore à l’auteur de ce mariage. Si, par contre, on ne peut s’attaquer à cette idée ni par l’entêtement et le mauvais vouloir, ni par la bienveillance (si on la tient pour vraie —), on s’y soumet, et on lui rend hommage comme à un guide et un chef, on lui accorde une place d’honneur et on n’en parle pas sans pompe et fierté ; car son éclat rejaillit sur vous. Malheur à celui qui voudrait l’obscurcir ! Mais il arrive aussi que cette autorité devienne un jour scabreuse pour nous : — alors, nous qui sommes des infatigables faiseurs de rois (king-makers) dans le domaine de l’esprit, nous chassons du trône l’idée élue et y élevons en hâte son adversaire. Considérez cela et faites un pas de plus dans votre pensée : certes, personne ne parlera plus d’un « besoin de connaissance en soi » ! Pourquoi donc l’homme préfère-t-il le vrai au non vrai, dans cette lutte secrète avec les idées-personnes, dans ce mariage des idées, mariage demeuré le plus souvent caché, dans cette fondation d’États sur le domaine de la pensée, dans cette éducation et cette assistance de la pensée ? Pour la même raison qui lui fait rendre justice dans ses rapports avec des personnes véritables : maintenant par habitude, héritage et éducation, primitivement parce que le vrai — comme aussi l’équitable et le juste — est plus utile et rapporte plus d’honneurs que le non-vrai. Car, dans le domaine de la pensée, il est difficile de maintenir la puissance et la réputation, lorsque celles-ci s’édifient sur l’erreur et le mensonge : le sentiment qu’un pareil édifice pourrait s’effondrer une fois est humiliant pour la conscience de son architecte ; l’architecte a honte de la fragilité de son matériel, et, parce qu’il se considère lui-même comme plus important que le reste du monde, il ne voudrait rien exécuter qui ne fût plus durable que le reste du monde. Dans son désir de la vérité, il embrasse la foi en l’immortalité personnelle, c’est-à-dire la pensée la plus orgueilleuse et la plus altière qu’il y ait, car elle est liée intimement à l’arrière-pensée « pereat mundus, dum ego salvus sim ! » Son œuvre est devenue pour lui son ego, il se transforme lui-même en une chose impérissable, qui affronte toute autre chose ; c’est sa fierté incommensurable qui ne veut se servir, pour son œuvre, que des pierres les meilleures et les plus dures, donc de vérités, ou de ce qu’il tient pour tel. À bon droit, on a de tous temps appelé l’orgueil « le vice de ceux qui savent », — mais la vérité et son prestige seraient en mauvaise posture, sur la terre, sans ce vice fécond. C’est dans le fait que nous craignons nos propres idées, nos propres paroles, mais aussi que nous nous y vénérons nous-mêmes, leur attribuant involontairement la faculté de pouvoir nous récompenser, nous mépriser, nous louer et nous blâmer, donc dans le fait que nous sommes en relation avec elles, comme avec des personnes libres et intellectuelles, des puissances indépendantes, d’égal à égal — c’est dans ce fait que le singulier phénomène que j’ai appelé « conscience intellectuelle » a ses racines. C’est donc encore une chose morale, d’un ordre supérieur, qui est sortie d’une racine vulgaire.
Les obscurantistes. — L’essentiel, dans la magie noire des obscurantistes, ce n’est pas qu’elle veut troubler les cerveaux, mais qu’elle tend à noircir l’image du monde et à obscurcir notre idée de l’existence. Il est vrai que, pour arriver à cette fin, l’obscurantisme s’applique souvent à empêcher l’émancipation des esprits, mais, dans certains cas, il use précisément du moyen opposé et cherche, par l’extrême affinement de l’intelligence, à engendrer la satiété. Les métaphysiciens subtils qui préparent le scepticisme et qui, par leur extrème sagacité, invitent à la méfiance envers la sagacité, sont d’excellents instruments d’un obscurantisme plus raffiné. Est-il possible de pouvoir faire servir à cette fin Kant lui-même ? Je dirai plus est-il possible que, d’après sa propre déclaration demeurée tristement fameuse, il ait voulu lui-même quelque chose de semblable, du moins d’une façon passagère : ouvrir une route à la foi, en assignant ses limites à la science ? — Il est vrai qu’il n’y a pas réussi, lui pas plus que ses successeurs dans les sentiers de loup et de renard de cet obscurantisme très raffiné et très dangereux — c’est même le plus dangereux de tous : car la magie noire apparaît ici avec une auréole de lumière.
Quelle espèce de philosophie fait périr l’art. — Si les brumes d’une philosophie métaphysicomystique réussissent à rendre opaques tous les phénomènes esthétiques, il s’en suit qu’il est impossible d’évaluer ces phénomènes en les jugeant les uns
par les autres, car chacun séparément est inexplicable. Mais s’il n’est plus possible de comparer, pour
aboutir à une estimation/il finit par en résulter une
absence complète de critique, un aveugle laisser-aller ; il en résulte de plus un affaiblissement continuel de la jouissance que procure l’art (cette
jouissance qui ne se distingue de la brutale satisfaction d’un besoin que par un goût raffiné à l’extrême et un sens aigu de la nuance). Mais plus la
jouissance diminuera, plus se transformera le désir
de l’art, pour s’abaisser de nouveau à un simple
appétit, à quoi l’artiste cherche, dès lors, à subvenir par une nourriture toujours plus grossière.
À Gethsémané. — Ce qu’un penseur peut dire de
plus douloureux à un artiste c’est : « Ne pouvez-vous pas veiller pendant une heure avec moi ? »[1]
Au métier à tisser. — Il y a un petit nombre de
gens qui prennent plaisir à débrouiller le tissu
des choses et à défaire les mailles, mais un grand
nombre travaille à l’encontre de cette tâche (par
exemple tous les artistes et les femmes). Ils s’appliquent à refaire les nœuds à l’infini et à embrouiller les fils, de telle sorte que les choses comprises deviennent incompréhensibles. Quoiqu’il advienne,
les mailles et les tissus auront toujours l’air un peu
malpropres, parce que trop de mains y travaillent et
arrachent les fils.
Dans le désert de la science. — À l’homme
scientifique apparaissent, durant ses marches humbles et pénibles qui sont, hélas ! fort souvent des
marches à travers le désert, ces merveilleux mirages que l’on appelle « systèmes philosophiques » :
ils montrent, à portée de la main, avec la force magique de l’illusion, la solution de toutes les énigmes
et la coupe rafraîchissante de la véritable boisson de
vie ; le cœur palpite de joie et l’homme fatigué touche déjà presque des lèvres la récompense de sa
peine et de sa persévérance scientifiques, en sorte
qu’il va presque involontairement, toujours de
l’avant. Il est vrai que certaines natures s’arrêtent
comme étourdies par le beau mirage : alors le désert les engloutit et elles sont mortes pour la science.
D’autres natures encore, celles qui ont souvent
fait l’expérience de ces consolations subjectives,
sont prises d’un extrême découragement et maudissent le goût de sel que ces apparitions laissent
à la bouche et d’où il résulte une soif ardente —
sans que seulement un pas vous rapproche d’une
source quelconque.
La prétendue « vérité vraie ». — Le poète fait semblant de connaître à fond les différentes professions,
comme par exemple celle de général, de tisserand,
de marin et toutes les choses qui les concernent.
Il se comporte comme s’il savait. En expliquant
les destinées et les actes humains, il a l’air
d’avoir été présent, lorsque fut tissée la trame du
monde : en ce sens c’est un imposteur. Il accomplit
ses duperies devant des ignorants — c’est pourquoi
elles lui réassissent : ceux-ci le louent de son
savoir réel et profond et l’induisent enfin à croire
qu’il connaît véritablement les choses aussi bien
que les spécialistes, qui les connaissent et les exécutent,
et même aussi bien que la grande Araignée du monde. L’imposteur finit donc par être de
bonne foi et par croire en sa véracité. Les hommes
sensibles vont même jusqu’à lui dire en plein visage
qu’il possède la vérité et la véridicité supérieures,
— car il arrive parfois à ceux-ci d’être momentanément
fatigués de la réalité ; ils prennent alors le
rôve poétique pour un relai bienfaisant, une nuit
de repos, salutaire au cerveau et au cœur. Ce que
le poète voit en rêve leur paraît maintenant d’une
valeur supérieure parce que, comme je l’ai dit, ils
en éprouvent un sentiment bienfaisant, et toujours
les hommes ont cru que ce qui semblait être plus
précieux était ce qu’il y avait de plus vrai, de plus
réel. Les poètes qui ont conscience de ce pouvoir,
à eux propre, s’appliquent avec intention à calomnier
ce que l’on appelle généralement réalité et à
lui donner le caractère de l’incertitude, de l’apparence,
de l’inauthenticité, de ce qui s’égare dans le
péché, la douleur et l’illusion ; ils utilisent tous les doutes au sujet des limites de la connaissance, tous
les excès du scepticisme, pour draper autour des
choses le voile de l’incertitude : afin que, après
qu’ils ont accompli cet obscurcissement, l’on interprète,
sans hésitation, leurs tours de magie et
leurs évocations comme la voie de la « vérité vraie »)
de la « réalité réelle ».
Vouloir être juste et vouloir être juge. —
Schopenhauer, dont la grande expérience dans les
choses humaines et trop humaines, dont le sens
instinctif des faits ont été plus ou moins entravés
par la peau de léopard de sa métaphysique (cette
peau qu’il faut d’abord lui enlever, pour découvrir
en-dessous un véritable génie de moraliste) :
Schopenhauer, dis-je, fait cette excellente
distinction qui lui donnera raison bien plus qu’il
n’osait se l’avouer à lui-même : « La connaissance
de la sévère nécessité des actes humains est la ligne
qui sépare les cerveaux philosophiques des autres. »
Il entrava lui-même cette compréhension profonde
qu’il s’ouvrit une fois, par ce préjugé commun aux
hommes moraux (non point aux moralistes) et qu’il
exprime ainsi, sur un ton candide et fervent :
« L’éclaircissement ultime et véritable sur le sens
intime de l’ensemble des choses est nécessairement
en étroite corrélation avec la signification éthique
des actes humains. » — Cette nécessité ne saute nullement
aux yeux : bien au contraire, elle est réfutée
par cet axiome de la sévère nécessité des actions
humaines, c’est-à-dire de l’absolue contrainte et irresponsabilité de la volonté. Les cerveaux philosophiques
se distingueront donc des autres par leur
incrédulité pour ce qui en est de la signification
métaphysique de la morale : et cela créerait un
gouffre profond et infranchissable qui ne ressemblerait
en rien à celui qui sépare les « gens instruits »
des « ignorants » et dont on se plaint tant
de nos jours. Il est vrai qu’il faudra que l’on reconnaisse
encore pour inutiles maintes portes de sortie
que se sont ménagées à eux-mêmes des « cerveaux
philosophiques » comme Schopenhauer : aucune de
ces portes ne mène au grand air, dans l’atmosphère
du libre arbitre ; chacune de celles par où l’on s’est
échappé jusqu’à présent, s’ouvre sur un espace
fermé : le mur d’airain de la fatalité : nous sommes
en prison, nous ne pouvons que nous rêver libres
et non point nous rendre libres. On ne pourra plus
résister longtemps à cette certitude, les attitudes
désespérées et incroyables de ceux qui l’attaquent
et font de vaines contorsions pour continuer la
lutte le démontrent. — Voilà, à peu près, ce qui se
passe maintenant dans leur esprit : « Personne ne
serait responsable ? Et partout il y a le péché et le
sentiment du péché ? Mais il faut bien que quelqu’un
soit le pécheur : s’il est impossible et s’il n’est plus
permis d’accuser et de juger l’individu, cette pauvre
vague dans le flot nécessaire du devenir, — eh bien !
que ce soit le flot lui-même, le devenir, que l’on
considère comme coupable : car là il y a libre arbitre,
là on peut accuser, condamner, expier et faire
pénitence : que ce soit donc Dieu, le pêcheur et
l’homme son sauveur : que l’histoire soit à la fois culpabilité, condamnation et suicide ; que le malfaiteur
devienne son propre bourreau ! » — Ce christianisme placé la tête à l’envers — que serait-ce,
si ce n’était cela ? — est la dernière reprise dans la
lutte de la doctrine de la moralité absolue avec
celle de la contrainte absolue, — et ce serait là une
chose épouvantable si c’était autre chose qu’une
grimace logique, le geste horrible d’une idée qui.
succombe, — peut-être le spasme d’agonie du cœur
désespéré, avide de salut, à qui la folie murmure :
« Voici, tu es l’agneau qui porte les péchés de Dieu. »
— Il y a une erreur, non seulement dans le sentiment :
« je suis responsable », mais encore dans
cette opposition : « je ne le suis pas, mais il faut
pourtant que ce soit quelqu’un ». — Mais c’est cela
qui n’est pas vrai ! Il faut donc que le philosophe
dise comme le Christ : « Ne jugez point ! » Et la
dernière distinction entre les cerveaux philosophiques
et les autres, ce serait que les premiers veulent
être justes tandis que les seconds veulent être
juges.
Sacrifice. — Vous considérez le sacrifice comme
le signe distinctif de l’action morale ? — Réfléchissez
donc s’il n’y a pas un côté de sacrifice dans
chaque acte effectué d’une façon réfléchie, qu’il soit
bon ou mauvais.
Contre les inquisiteurs de la morale. — Il faut
savoir tout ce dont un homme est capable, en bien et en mal, dans l’idée qu’il se fait des choses et
dans leur exécution, pour pouvoir apprécier le
développement et l’aboutissant desa nature morale.
Mais connaître cela est impossible.
Dent de serpent. — Nous ne savons pas si nous
avons une dent de serpent avant que quelqu’un ait
placé son talon sur nous. Une femme ou une mère
dirait : avant que quelqu’un ait placé son talon sur
ce qui nous est cher, sur notre enfant. — Notre
caractère est déterminé plus encore par l’absence
de certains événements que par ce que l’on a vécu.
La duperie en amour. — On oublie volontairement
certaines choses de son passé, on se les sort
de la tête avec intention : on a donc le désir de voir
l’image qui reflète notre passé nous mentir à nous-mêmes
et nous flatter — nous travaillons sans cesse
à cette duperie de nous-mêmes. — Et vous pensez,
vous qui parlez tant de « l’oubli de soi en amour »,
de « l’abandon du moi à une autre personne », vous
qui vous vantez de tout cela, vous pensez que c’est
là quelque chose d’essentiellement différent ? On
détruit donc le miroir, on se transforme par l’imagination
en une autre personne que l’on admire,
et l’on jouit, dès lors, de la nouvelle
image de son moi, bien qu’on la désigne du nom
d’une autro personne — et tout ce processus ne
serait pas de la duperie de soi, de l’égoïsme —
vous m’étonnez ! — Il me semble que ceux qui se cachent quelque chose devant eux-mêmes et ceux
qui, dans leur ensemble, se cachent devant eux-mêmes,
se ressemblent en cela qu’ils commettent
un vol au trésor de la connaissance. D’où il faut
induire de quel méfait l’axiome « connais-toi toi-même »
met en garde.
À celui qui nie sa vanité. — Celui qui nie
chez lui-même la vanité la possède généralement
sous une forme si brutale qu’il clôt instinctivement
les yeux devant elle, pour ne pas être forcé de se
mépriser.
Pourquoi les gens bêtes deviennent si souvent
méchants. — Aux objections de notre adversaire
contre lesquelles notre cerveau se sent trop faible,
notre cœur répond en mettant en suspicion les
motifs de ces objections.
L’art des exceptions morales. — Il ne faut pas
trop souvent prêter l’oreille à un art qui montre et
glorifie les cas exceptionnels de la morale
ceux-là même où le bon devient méchant et l’injuste
juste : de même que l’on achète bien de temps en
temps quelque chose à un bohémien, mais avec la
crainte que, dans son marché, il ne vole plus
qu’il ne gagne.
L’absorption et la non-absorption des poisons.
— Le seul argument définitif qui, de tous temps,
ait empêché les hommes d’absorber un poison, ce
n’est pas la crainte de la mort qu’il pourrait occasionner,
mais son mauvais goût.
Le monde privé du sentiment du péché. — Si
l’on n’exécutait que les actions qui n’engendrent
pas la mauvaise conscience, le monde humain serait
encore assez laid et fourbe : mais il serait moins
maladif et pitoyable qu’il ne l’est aujourd’hui. — Il
y eut de tous temps assez d’hommes méchants sans
conscience, mais il y eut aussi beaucoup de braves
et bonnes gens à qui manquait le sentiment de joie
que procure la bonne conscience.
Les consciencieux. — Il est plus commode
d’obéir à sa conscience qu’à sa raison : car, à
chaque insuccès, la conscience trouve en elle-même
une excuse et un encouragement. C’est pourquoi
il y a encore tant de gens consciencieux et si peu de
gens raisonnables.
Moyens opposés pour éviter l’amertume. —
Pour certain tempérament, il est utile de pouvoir
exprimer son dépit par des paroles : les discours
l’assagissent. Un autre tempérament n’atteint toute son amertume qu’en voulant l’exprimer : pour lui
il sera plus salutaire de rentrer l’expression de sa
colère : la contrainte que s’imposent les hommes
de cette espèce, devant leurs ennemis ou leurs supérieurs,
adoucit leur caractère et empêche celui-ci
de devenir cassant ou amer.
Ne pas prendre trop à cœur. — Il est désagréable
de se meurtrir à force de rester couché, mais
ce n’est pas encore une preuve contre l’efficacité du
traitement qui vous détermina à vous mettre au lit.
— Les hommes qui ont longtemps vécu en dehors
et qui se sont enfin tournés vers la vie intérieure
et l’isolement philosophique savent qu’il y a aussi
une façon de se meurtrir l’esprit et le sentiment à
force de les coucher dans le même cercle. Ce n’est
donc pas là un ’argument contre l’ensemble du
genre de vie que l’on a choisi, mais cela exige de
petites exceptions et des récidives apparentes.
L’humaine « chose en soi ». — La chose la plus
vulnérable et pourtant la plus invincible, c’est la
vanité humaine : sa force grandit même par la blessure
et peut finir par devenir gigantesque.
Ce qu’il y a de comique chez beaucoup de gens
laborieux. — Par un surcroît d’efforts, ils arrivent
à se conquérir des loisirs et, lorsqu’ils sont arrivés
à leurs fins, ils ne savent rien en faire, sinon de compter les heures jusqu’à ce que le temps soit
passé.
Avoir beaucoup de joie. — Celui qui a beaucoup
de joie doit être un homme bon : mais peut-être
n’est-il pas le plus intelligent, bien qu’il atteigne ce
à quoi le plus intelligent aspire de toute son intelligence.
Dans le miroir de la nature. — Ne connaît-on
pas assez exactement le caractère d’un homme
lorsque l’on entend qu’il aime à se promener parmi
les grands blés blonds, qu’il préfère, à toutes
autres, les nuances éteintes et jaunies que prennent
à l’automne les forêts et les fleurs, car ces nuances
indiquent quelque chose de plus beau que ce que
la nature est capable de faire, — qu’il se sent très
à l’aise sous les grands noyers au gras feuillage,
comme si c’étaient là ses proches parents, — que
c’est sa grande joie d’être dans les montagnes, de
rencontrer ces petits lacs écartés, d’où la solitude
elle-même semble lui jeter un regard, — qu’il
aime cette grise tranquillité d’un crépuscule de
brume, se glissant, aux soirs d’automne et de printemps,
jusque sous les fenêtres, comme pour isoler,
avec des rideaux de velours, de toute espèce de bruit
insolite,— qu’il considère toute roche brute comme
un témoin du passé, avide de parler, vénérable pour
lui dès son enfance, — et qu’enfin la mer, avec
sa mouvante peau de serpent et sa beauté de fauve, lui est toujours demeurée et lui demeurera toujours
étrangère ? — En effet, par là quelque chose de la
caractéristique de cet homme est donné, mais le
reflet de la nature ne dit pas que ce même homme,
avec tous ses sentiments idylliques (et je ne dis
pas « malgré eux »), pourrait fort bien être peu charitable,
parcimonieux et présomptueux. Horace,
qui s’entendait, à pareilles choses, a placé le sentiment
le plus tendre pour la vie de campagne dans
la bouche et dans l’âme d’un usurier romain avec
le célèbre : « beatus ille qui procul negotiis ».
Puissance sans victoires. — « La conviction la
plus forte (celle de l’absolue non-liberté de la volonté
humaine) est pourtant celle qui aboutit aux
résultats les plus pauvres : car elle a toujours eu
l’adversaire le plus fort, la vanité humaine.
Joie et erreur. — L’un fait involontairement du
bien à ses amis par toute sa nature, l’autre volontairement
par des actes particuliers. Si le premier
cas est considéré comme supérieur, c’est au second
seulement que s’allie une bonne conscience et un
sentiment de joie, — je veux dire la joie que procurent
les bonnes œuvres, un sentiment qui repose
sur la croyance que nous pouvons à volonté faire
le bien ou le mal, c’est-à-dire sur une erreur.
On a tort d’être injuste. — Une injustice que l’on a faite à quelqu’un est beaucoup plus lourde
à porter qu’une injustice que quelqu’un d’autre
vous a faite (non pas précisément pour des raisons
morales, il faut le remarquer —) ; car, au fond,
celui qui agit est toujours celui qui souffre, mais
bien entendu seulement quand il est accessible au
remords ou bien à la certitude que, par son acte, il
aura armé la société contre lui et il se sera lui-même
isolé. C’est pourquoi, abstraction faite de tout ce
que commandent la religion et la morale, on devrait,
rien qu’à cause de son bonheur intérieur,
donc pour ne pas perdre son bien-être, se garder
de commettre une injustice plus encore que d’en
subir une : car, dans ce dernier cas, on a la consolation
de la bonne conscience, de l’espoir de la vengeance,
de la pitié et de l’approbation des hommes
justes, et même de la société tout entière, laquelle
craint les malfaiteurs. — Quelques-uns, et ils ne
sont pas un petit nombre, s’entendent à la ruse
malpropre de transformer toute injustice qu’ils ont
commise en une injustice qui leur a été faite, et à
se réserver, pour excuser ce qu’ils ont fait, le droit
exceptionnel de la légitime défense : pour porter
ainsi plus facilement leur fardeau.
Jalousie, avec ou sans porte-parole. — La jalousie
ordinaire a l’habitude de caqueter dès que la
poule enviée a pondu un œuf. C’est une façon de se
soulager et de se calmer. Mais il existe une jalousie
plus profonde encore : dans ce cas, celle-ci ne dira
pas un mot et elle souhaitera que l’on ferme la bouche à tout le monde, furieux qu’il n’en soit justement
pas ainsi. La jalousie qui se tait grandit par
le silence.
La colère comme espion. — La colore épuise
l’âme jusqu’à la lio, en sorte que le fond paraît à la
lumière. C’est pourquoi, si l’on n’arrive pas à voir
clair d’une autre façon, il faut s’entendre à faire
mettre en colère son entourage, ses partisans et ses
adversaires, pour apprendre ce que l’on pense et ce
qui se fait secrètement contre vous.
La défense est moralement plus difficile que
l’attaque. — Le vrai coup de maître, le véritable
trait héroïque de l’homme bon, ne consiste pas à
attaquer la cause, tout en continuant à aimer la
personne, mais en quelque chose de beaucoup plus
difficile, à savoir : défendre sa propre cause, sans
faire de peine, et sans vouloir en faire, à la personne
qui attaque. La lame de l’attaque est franclie
et large, celle de la défense s’effile généralement en
pointe d’aiguille.
Honnête contre l’honnêteté. — Celui qui est
publiquement honnête à l’égard de lui-même finit
par avoir une haute idée de son honnêteté ; car il
ne sait que trop bien pourquoi il est honnête, —
pour la même raison qu’un autre met à préférer
l’apparence et la simulation.
Charbons ardents. — On interprète généralement
mal la démarche qui consiste à amasser des
charbons ardents sur la tête de quelqu’un, parce
que l’autre se sait également en possession de son
bon droit et a, lui aussi, songé à amasser des charbons.
Livres dangereux. — Quelqu’un dit : « Je le
remarque sur moi-même : ce livre est dangereux. »
Mais qu’il attende un peu, et il s’apercevra certainement
un jour que ce livre lui a rendu un grand
service, en mettant à jour la maladie cachée de son
cœur, la rendant ainsi visible. — Les changements
d’opinion ne changent pas le caractère d’un homme
(ou du moins fort peu) ; ils éclairent cependant
certains côtés de la configuration de sa personnalité
qui, jusqu’à présent, avec une autre constellation
d’opinions, étaient restés obscurs et méconnaissables.
Compassion feinte. — On feint de la compassion
lorsque l’on veut se montrer au-dessus du
sentiment d’inimitié : mais c’est généralement en
vain. On ne s’en aperçoit pas sans que ce sentiment
d’inimitié n’augmente beaucoup.
La contradiction ouverte est souvent conciliante. — Au moment où quelqu’un manifeste ouvertement
les différences d’opinions qui le séparent
d’un célèbre chef de parti ou d’un maître, tout le
monde croit qu’il en veut à celui-ci. Mais il arrive
que c’est justement à ce moment-là qu’il cesse de
lui en vouloir : il ose se présenter à côté de lui
et il est débarrassé de la torture occasionnée par
la jalousie muette.
Voir luire sa lumière. — Dans un état d’obscurcissement
comme la tristesse, la maladie, la
contrition il nous est agréable de voir que nous
pouvons encore faire de la lumière pour d’autres,
et qu’ils perçoivent chez nous une sphère lumineuse
produite de la même façon que celle de la lune. Par
ce détour nous participons de notre propre faculté
d’éclairer.
Joie partagée. — Le serpent qui nous mord croit
nous faire du mal et s’en réjouit ; l’animal le pliis
bas peut imaginer la douleur d’autrui. Mais imaginer
la joie d’autrui et s’en réjouir, c’est là le plus
grand privilège des animaux supérieurs, et, parmi
ceux-ci, il n’y a que les exemplaires les plus choisis
qui y soient accessibles, — c’est-à-dire un humanum
rare : en sorte qu’il y a eu des philosophes
qui ont nié la joie partagée.
Grossesse ultérieure. — Ceux qui sont parvenus à leurs œuvres et à leurs actions, sans savoir
comment, en sont d’autant plus pleins après coup :
comme pour, démontrer ultérieurement que ce sont
leurs enfants à eux et non point ceux du hasard.
Dur par vanité. — De même que la justice est
souvent le manteau de la faiblesse, de même les
hommes bien pensants, mais faibles, ont parfois recours
à la dissimilation et prennent visiblement une
attitude injuste et dure — pour donner l’impression
de la force.
Humiliation. — Si quelqu’un trouve dans un
sac plein d’avantages qui lui a été offert un seul
grain d’humiliation, il fera quand même mauvaise
mine à bon jeu.
Hérostratisme extrême. — Il pourrait y avoir
des Hérostrate qui incendieraient leur propre temple
où l’on adore leurs images.
Le monde des diminutifs. — Tout de qui est faible
et a besoin de secours parle au cœur. C’est ce
qui a amené l’habitude de désigner, par des amoindrissements
et des affaiblissements dans l’expression,
tout ce qui parle à notre cœur — donc, de le
rendre faible et pitoyable, selon notre sentiment.
Défaut de la pitié. — La pitié est accompagnée
d’une insolence particulière : elle voudrait aider à
tout prix, ce qui fait qu’elle ne s’embarrasse ni du
remède ni du genre et de l’origine de la maladie,
elle drogue courageusement sur la santé et la réputation
de son malade.
Indiscrétion. — Il y a aussi une sorte d’indiscrétion
à l’égard des œuvres, et c’est une preuve d’un
manque absolu de pudeur si, dès son jeune âge, on
veut se mêler en imitateur aux œuvres les plus
sublimes de tous les temps, avec la familiarité du
tu et du toi. — D’autres ne sont importuns que par
ignorance : ils ne savent pas à qui ils ont affaire —
c’est assez souvent le cas des philologues, jeunes
et vieux, dans leurs rapports avec les œuvres des
Grecs.
La volonté a honte de l’intellect. — Nous
faisons froidement les plans les plus raisonnables
contre nos passions : mais nous commettons
ensuite les plus graves fautes, parce que, souvent,
au moment où le projet devrait être exécuté, nous
avons honte de la froideur et de la circonspection
que nous avons mis à le concevoir. On fait alors
justement ce qui est déraisonnable, à cause de cette
façon de générosité altière que toute passion amène
avec elle.
Pourquoi les sceptiques déplaisent à la morale.
— Celui qui place très haut sa moralité et la prend
très au sérieux, en veut à celui qui est sceptique sur
le domaine de la morale : car quand il met toute
sa force en jeu on doit s’extasier, et non point
examiner et douter. — Il y a encore des natures
chez qui tout ce qui reste de moralité est précisément
la foi en la morale : celles-ci se comportent de
la même façon à l’égard des sceptiques, au besoin
avec plus de passion encore.
Timidité. — Tous les moralistes sont timides,
parce qu’ils savent qu’ils sont confondus avec les
espions et les traîtres, dès que l’on remarque leur
penchant ; ils ont, de plus, conscience que, d’une
façon générale, ils sont faibles dans l’action : car, au
milieu de leur œuvre, les motifs qui les poussent à
agir détournent presque entièrement leur attention
de l’œuvre.
Un danger pour la moralité universelle. —
Les hommes qui sont à la fois nobles et loyaux
parviennent à diviniser la moindre diablerie que
leur honnêteté fait éclore, et à faire s’arrêter, pour
un moment, la balance du jugement moral.
L’erreur la plus amère. — On est irréconciliablement offensé lorsque l’on découvre que, là où l’on
était convaincu d’être aimé, on n’était considéré que
comme ustensile d’appartement et comme pièce de
décoration, sur quoi le maître de maison exerce sa
vanité devant ses hôtes.
Amour et dualisme. — Qu’est donc l’amour si ce
n’est de se comprendre et de se réjouir en voyant
quelqu’un d’autre vivre, agir et sentir d’une façon
différente de la nôtre et opposée à celle-ci ? Pour
que l’amour aplanisse les contrastes par la joie, il ne
faut pas qu’il supprime et qu’il nie les contrastes.
L’amour de soi contient, comme condition, un dualisme
absolu (ou une multiplicité) en une seule
personne.
Interpréter selon le rêve. — Ce que l’on ignore
parfois à l’état de veille, ce que l’on est incapable
de sentir — à savoir, si l’on a une bonne ou une
mauvaise conscience à l’égard de quelqu’un — le
rêve nous le fait savoir sans aucune équivoque.
Débauche. — La mère de la débauche n’est pas
la joie, mais l’absence de joie.
Punir et récompenser. — Personne n’accuse
sans avoir l’arrière-pensée de la punition et de la
vengeance, — il en est même ainsi lorsque l’on accuse sa destinée ou bien lorsque l’on s’accuse soi-même.
— Toute plainte est une accusation, toute
joie est une louange : que nous fassions l’une ou
l’autre chose, toujours nous rendons quelqu’un
responsable.
Deux fois injuste. — Nous favorisons parfois la
vérité par une double injustice, c’est le cas lorsque,
nous voyons et représentons, l’une après l’autre,
les deux faces d’une chose que nous ne sommes pas
capables de voir à la fois, mais de façon à méconnaître
ou à nier chaque fois l’autre face, avec
l’illusion que ce que nous voyons est toute la vérité.
La méfiance. — La méfiance de soi n’a pas toujours
des allures farouches et incertaines, elle est
parfois comme frénétique : elle s’enivre pour ne
pas trembler.
Philosophie du parvenu. — Si l’on veut à toute
force être quelqu’un, il faut aussi vénérer sa propre ombre.
S’entendre à se laver proprement. — Il faut
s’entendre à sortir plus propre encore de conditions
malpropres et à se laver aussi avec de l’eau sale, si
cela est nécessaire.
Se laisser aller. — Plus quelqu’un se laisse
aller, moins le laissent aller les autres.
Le gredin innocent. — Il y a une voie lente et
graduelle pour arriver au vice et à la canaillerie
sous toutes leurs formes. Au bout de cette voie,
celui qui la suit a été complètement abandonné
par l’essaim de mouches de la mauvaise conscience,
et, bien que d’une scélératesse parfaite, il garde
cependant son innocence.
Faire des plans. — Faire des plans et prendre
des résolutions cela procure beaucoup de sentiments
agréables ; et celui qui aurait la force de
n’être, durant toute sa vie, qu’un forgeur de plans
serait un homme très heureux : mais il lui faudra,
de temps en temps, se reposer de cette activité, en
exécutant un plan — et alors viendront pour lui la
colère et la désillusion.
Ce qui nous sert à voir l’idéal. — Tout homme
capable se bute à sa capacité et ne peut pas s’appuyer
sur celle-ci pour juger librement les choses.
S’il n’avait pas, en outre, une bonne part d’imperfection,
sa vertu l’empêcherait de parvenir à la
liberté intellectuelle et morale. Nos défauts sont
les yeux par lesquels nous voyons l’idéal.
Louanges déloyales. — Les louanges déloyales
occasionnent après coup beaucoup plus de remords
que le blâme déloyal, probablement pour cette raison
que, par des louanges exagérées, notre faculté
de jugement découvre beaucoup mieux ses faiblesses
que par le blâme violent et même injuste.
Il est indifférent comment on meurt. — Toute
la façon dont un homme pense à la mort, à l’apogée
de sa vie et durant qu’il possède la plénitude de
sa force, est très parlante et significative pour ce
que l’on appelle son caractère ; mais l’heure de sa
mort par elle-même, son attitude sur le lit d’agonie,
n’entrent presque pas en ligne de compte. L’épuisement
de la vie qui décline, surtout quand ce sont
des vieilles gens qui meurent, l’alimentation irrégulière
et insuffisante du cerveau pendant cette
dernière époque, ce qu’il y a parfois de très violent
dans les douleurs, la nouveauté de cet état maladif
dont on n’a pas encore l’expérience, et trop fréquemment
un accès de crainte, un retour à des impulsions
superstitieuses, comme si la mort avait une
grande importance et s’il fallait franchir des ponts
d’espèce épouvantable, — tout cela ne permet pas
d’utiliser la mort comme un témoignage concernant
la vie. Aussi n’est-il point vrai que, d’une façon générale,
le mourant soit plus loyal que le vivant : au
contraire, presque chacun est poussé par l’attitude
solennelle de son entourage, les effusions sentimentales, les larmes contenues ou répandues, à une
comédie de vanité, tantôt consciente, tantôt inconsciente.
Le profond sérieux que l’on met à traiter
chaque mourant a certainement été, pour bien des
pauvres diables, méprisés durant toute leur vie, la
jouissance la plus subtile, une espèce de compensation
et d’acompte pour bien des privations.
Les mœurs et leurs victimes. — L’origine des
mœurs doit être ramenée, à deux idées : « la communauté
a plus de valeur que l’individu », et « il
faut préférer l’avantage durable à l’avantage passager » ;
d’où il faut conclure que l’on doit placer,
d’une façon absolue, l’avantage durable de la communauté
avant l’avantage de l’individu, surtout
avant son bien-être momentané, mais aussi avant
son avantage durable et même avant sa persistance
dans l’être. Soit donc qu’un individu souffre d’une
institution qui profite tà la totalité, soit que cette
institution le force à s’étioler ou même qu’il en
meure, peu importe, — la coutume doit être conservée,
il faut que le sacrifice soit porté. Mais un
pareil sentiment ne prend naissance que chez ceux
qui ne sont pas la victime, — car celle-ci fait valoir,
dans son propre cas, que l’individu peut-être d’une
valeur supérieure au nombre, et de même que la
jouissance du présentée moment dans le paradis,
pourraient être estimés supérieurs à la faible persistance
d’états sans douleur et de conditions de
bien-être. La philosophie de la victime se fait cependant
toujours entendre trop tard, on s’en tient donc aux mœurs et à la moralité : la moralité n’étant
que le sentiment que l’on a de l’ensemble des coutumes,
sous l’égide desquelles on vit et l’on a été
élevé — élevé, non en tant qu’individu, mais comme
membre d’un tout, comme chiffre d’une majorité.
— C’est ainsi qu’il arrive sans cesse qu’un individu
se majore lui-même au moyen de sa moralité.
Le bien et la bonne conscience. — Vous pensez
que toutes les bonnes choses ont eu de tout temps
une bonne conscience ? — La science, qui est certainement
une très bonne chose, a fait son entrée
dans le monde, sans celle-ci et sans aucune espèce
de pathos, secrètement, bien au contraire, passant
le visage voilé ou masqué, comme une criminelle, et
toujours affligée du sentiment de faire de la contrebande.
Le premier degré de la bonne conscience
est la mauvaise conscience — l’une ne s’oppose pas
à l’autre : car toute bonne chose commence par
être nouvelle, par conséquent inusitée, contraire
aux coutumes, immorale, et elle ronge, comme un
ver, le cœur de l’heureux inventeur.
Le succès sanctifie les intentions. — Il ne faut
point craindre de suivre le chemin qui mène à une
vertu, lors même que l’on s’apercevrait que l’égoïsme
seul, — par conséquent l’utilité et le bien-être
personnels, la crainte, les considérations de santé,
de réputation et de gloire, sont les motifs qui y
poussent. On dit que ces motifs sont vils et intéressés : mais s’ils nous incitent à une vertu, par exemple
le renoncement, la fidélité au devoir, l’ordre,
l’économie, la mesure, il faut les écouter, quelle que
soit la façon dont on les qualifie. Car, lorsque l’on
a atteint ce à quoi ils tendent, la vertu réalisée anoblit
à tout jamais les motifs lointains de nos actes,
grâce à l’air pur qu’elle fait respirer et au bien-être
moral qu’elle communique ; et, plus tard, nous n’accomplissons
plus ces mêmes actes pour les mêmes
motifs grossiers qui autrefois nous y incitaient,
L’éducation doit donc, autant que cela est possible,
forcer à la vertu, conformément à la nature de
l’élève : mais que la vertu elle-même, étant l’atmosphère
ensoleillée et estivale de l’âme, y fasse sa propre œuvre et y ajoute la maturité et la douceur.
Christianistes, et non pas chrétiens. — C’est
donc là votre christianisme ! — Pour mettre des
hommes en colère vous louez « Dieu et ses saints » ;
et quand vous voulez louer des hommes vous poussez
vos louanges si loin qu’il faut que Dieu et ses
saints se mettent en colère. — Je voudrais que
vous apprissiez du moins à avoir les allures chrétiennes,
puisque les douceurs d’un cœur chrétien
vous font défaut.
Impression de la nature chez les hommes pieux
et irréligieux. — Un homme pieux et complet doit
être pour nous un objet de vénération ; mais il dqit
en être de même pour un homme complet, sincèrement et entièrement irréligieux. Si, avec des hommes
de la dernière espèce, on se sent dans le voisinage
des hauts sommets, où les fleuves puissants
ont leur source, avec les hommes pieux on se croirait
sous des arbres tranquilles et pleins de sève,
aux larges ombrages.
Assassinats légaux. — Les deux plus grands.
assassinats légaux de l’histoire universelle sont,
pour parler sans détour, des suicides masqués et
bien masqués. Dans les deux cas on voulait mourir,
dans les deux cas on se fit enfoncer l’épée dans la
poitrine par la main de l’injustice humaine.
« Amour ». — Le plus subtil artifice qui donne
au christianisme l’avantage sur les autres religions
se trouve dans un seul mot : le christianisme parle
d’amour. C’est ainsi qu’il devint la religion lyrique
(tandis que, dans ses deux autres créations, le
sémitisme avait donné au monde des religions héroïco-épiques).
Il y a dans le mot amour quelque
chose de si ambigu qui stimule, qui parle au souvenir
et à l’espérance que l’éclat de ce mot rayonne
sur l’intelligence même la plus basse et le cœur le
plus froid. La femme la plus rusée et l’homme le
plus vulgaire songent à ce moment qui, de toute
leur vie, a peut-être été relativement le plus désintéressé,
Éros n’eût-il pris chez eux qu’un vol fort bas ;
et ces êtres innombrables qui sont privés d’amour,
privés soit de leurs parents, soit de leurs enfants ou de tout ce qu’ils ont aimé, mais surtout les êtres
dont la sexualité s’est sublimée, ont trouvé leur
bonheur dans le christianisme.
Le christianisme accompli. — Il y a même, dans
le sein du christianisme, un sentiment épicurien
qui part de l’idée que Dieu ne peut demander à
l’homme, sa créature faite à son image, que ce que
celui-ci est à même d’accomplir, que, par conséquent,
la vertu et la perfection chrétiennes peuvent
être atteintes et le sont souvent. Si donc on croit,
par exemple, que l’on aime ses ennemis — quand
même ce ne serait qu’une croyance, un jeu de l’imagination
et nullement une réalité psycholpgique
(donc pas de l’amour) — on devient parfaitement
heureux tant que persiste cette croyance. (Pourquoi
en est-il ainsi ? le psychologue et le chrétien ne
seront certainement pas d’accord à ce sujet). Il se
pourrait donc que la vie terrestre devînt, par la foi,
je veux dire par l’imagination, par l’idée que l’on
satisfait non seulement à cette revendication d’aimer
ses ennemis, mais encore à toutes les autres
prétentions chrétiennes et que l’on s’est vraiment
approprié et assimilé la mise en demeure chrétienne
« soyez parfait comme votre père qui est âux cieux
est parfait », que la vie terrestre devînt, en effet,
une vie bienheureuse. L’erreur peut donc transformer
en vérité la promesse du Christ.
De l’avenir du christianisme. — On peut faire des suppositions sur la façon dont disparaîtra le
christianisme et sur les contrées où il cédera le pas
le plus lentement, si l’on examine pour quelles
raisons et où le protestantisme se propagea avec
le plus d’impétuosité. On sait qu’il promit de rendre
les mêmes services que ceux rendus par l’église
ancienne, mais à bien meilleur compte, c’est-à-dire
sans messes coûteuses, sans pèlerinages, sans
pompes et richesses ecclésiastiques ; il se répandit
surtout chez les nations septentrionales, ancrées
moins profondément que celles du midi dans le
symbolisme etle plaisir des formes, propres à l’église
ancienne : dans (le christianisme de celles-ci persistait
un paganisme religieux beaucoup plus puissant,
tandis que, dans le nord, le christianisme
signifiait une opposition et une rupture avec les
vieilles coutumes domestiques et fut, dès l’abord,
à cause de cela, plus intellectuel que porté vers les
sens, et aussi, pour la même raison, plus fanatique
et plus opiniâtre aux époques de danger. Si l’on
parvient à déraciner le christianisme en l’attaquant
par l’esprit, on peut prévoir où il commencera à
disparaître : là précisément où il se défendra avec
le plus d’âpreté. Ailleurs, il pliera, mais il ne se
brisera point, il se dépouillera de ses feuilles, mais
il lui en viendra de nouvelles, — parce que ce sont
les sens et non point l’esprit qui ont pris parti. Mais
ce sont les sens qui entretiennent aussi l’idée que,
malgré tous les frais qu’exige l’église, on s’en tire à
meilleur compte et plus facilement qu’avec les rapports
sévères qui existent du travail au salaire :
car à quel prix n’évalue-t-on pas les loisirs (ou la demi-paresse) quand une fois on s’y est habitué !
Les sens font à un monde déchristianisé l’objection
qu’il y faudrait trop travailler et que l’on ne bénéficierait
pas d’assez de loisirs : ils prennent le parti
de la magie, c’est-à-dire qu’ils préfèrent — laisser
à Dieu le soin de travailler pour eux (oremus nos !
deus laborabit !)
Historisme et bonne foi des incrédules. — Il
n’y a pas de livre qui contienne avec plus d’abondance,
qui exprime avec plus de candeur ce qui peut
faire du bien à tous les hommes — la ferveur bienheureuse
et exaltée, prête au sacrifice et à la mort, dans
la foi et la contemplation de sa « vérité » — que le
livre qui parle du Christ : un homme avisé peut y
apprendre tous les moyens par quoi l’on peut faire
d’un livre un livre universel, l’ami de tout le monde
et avant tout le maître-moyen de présenter toutes
choses comme trouvées et de ne pas admettre que
quelque chose soit encore imparfait et en formation.
Tous les livres à effet tentent à laisser une
impression semblable, comme si l’on avait ainsi
décrit le plus vaste horizon intellectuel et moral,
comme si toute constellation visible, présente ou
future, devait tourner autour du soleil que l’on
voyait luire. — La raison qui fait que de pareils
livres sont pleins d’effets ne doit-elle pas rendre
d’une faible portée tout livre purement scientifique ?
Celui-ci n’est-il pas condamné à vivre obscurément
parmi les gens obscurs, pour être enfin crucifié, pour
ne jamais plus ressusciter. Comparés à ce que les hommes religieux proclament au sujet de leur « savoir »,
de leur « saint » esprit tous les hommes
probes de la science ne sont-ils pas « pauvres d’esprit » ?
Une religion, quelle qu’elle soit, peut-elle
exiger plus de renoncement, exclure avec moins de
pitié les égoïstes que ne fait la science ? — Voilà
à peu près comme nous pourrions parler, nous
autres, et certainement avec quelque fondement historique,
lorsque nous avons à nous défendre devant
les croyants ; car il n’est guère possible de mener
une défense sans un peu de cabotinage. Mais, lorsque
nous sommes entre nous, il faut que le langage
soit plus loyal : nous nous servons alors d’une liberté
que ceux-ci ne sauraient comprendre, fût-ce
même dans leur propre intérêt. Foin donc de la
calotte du renoncement ! Foin de ces airs d’humilité !
Bien mieux et tout au contraire : c’est là notre
vérité ! Si la science n’était pas liée à la joie de la
connaissance, à l’utilité de la connaissance, que nous
importerait la science ? Si un peu de foi, d’amour et
d’espérance ne conduisait pas notre âme à la connaissance,
que serait-ce qui nous attirerait vers la
science ? Et, bien que, dans la science, le « moi » ne
signifie rien, le « moi » inventif et heureux, et même
déjà tout « moi » loyal et appliqué, importe beaucoup
dans la république des hommes de science :
l’estime de ceux qui confèrent l’estime, la joie de
ceux à qui nous voulons du bien, ou de ceux que
nous vénérons, dans certains cas la gloire et une
modique immortalité de la personne : c’est là le prix
que l’on peut atteindre pour cet abandon de la personnalité…
pour ne point parler ici de résultats et de récompenses moindres, bien que ce soit justement
à cause de ceux-ci que la plupart des hommes
ont juré fidélité aux lois de cette république, et en
général à la science, et qu’ils continuent toujours à
y demeurer attachés. Si nous étions restés, en une
certaine mesure, des hommes non scientifiques,
quelle importance pourrions-nous encore attacher
à la science ! Somme toute, et pour exprimer mon
axiome dans toute son ampleur : pour un être purement
connaisseur la connaissance serait indifférente.
— Ce n’est pas la qualité de la foi et de la
piété qui nous distingue des hommes pieux et
croyants, mais la quantité : nous nous contentons
de peu. Mais, nous répondront ceux-ci, — s’il en
est ainsi soyez donc satisfaits et donnez-vous aussi
pour satisfaits ! — À quoi nous pourrions facilement
répondre : « En effet, nous ne faisons pas
partie des mécontents ! Mais vous, si votre foi vous
rend bienheureux, donnez-vous aussi pour tels !
Vos visages ont toujours nui à votre foi, plus que
nos arguments! Si le joyeux message de votre
bible était écrit sur votre figure vous n’auriez pas
besoin d’exiger, avec tant d’entêtement, la croyance
en l’autorité de ce livre : vos paroles, vos actes
devraient sans cesse rendre la bible superflue, une
nouvelle bible devrait sans cesse naftre de vous !
Mais ainsi toute votre apologie du christianisme a
sa racine dans votre impiété ; par votre défense
vous écrivez votre propre accusation, Si pourtant
vous désirez sortir de cette insuffisance de votre
christianisme, l’expérience de deux mille ans devrait
vous amener à une considération qui, revêtue d’une discrète forme interrogative, pourrait être la
suivante : « Si le Christ a vraiment eu l’intention
de sauver le monde n’a-t-il pas manqué son entreprise ? »
Le poète comme indicateur de l’avenir. — Il
reste, en une certaine mesure, parmi les hommes
d’aujourd’hui un excédent de vigueur qui n’est pas
employé à la formation de la vie. Cet excédent
devrait, dans la même mesure, être voué, sans
déduction, à un seul but, non peut-être à dépeindre
le présent, à évoquer et à faire revivre le passé,
mais à donner une indication de l’avenir : — et cela
ne doit pas être entendu dans ce sens que le poète,
semblable à un économiste imaginatif, devrait anticiper,
en images, les conditions sociales plus favorables
pour le peuple et la société, et la réalisation
de ces conditions. Il devra, au contraire, comme
firent jadis les artistes avec l’image des dieux, exercer
sans cesse son invention sur l’image des hommes
et deviner les cas où, au milieu de notre monde moderne
et de sa réalité, sans aucune mise en garde
ou restriction artificielles devant la réalité, la belle
grande âme est encore possible, les cas où, aujourd’hui
encore, cette âme saura se présenter sous des
conditions harmoniques et proportionnées, devenant
durable et prototype, par sa visibilité, et aidant,
par conséquent, à créer l’avenir, en excitant la
jalousie et l’esprit d’imitation. Les œuvres de pareils
poètes se distingueraient par le fait qu’elles apparaîtraient
isolées et garanties contre l’atmosphère et l’ardeur de la passion : la méprise incorrigible,
la destruction de toute la lyre humaine, les moqueries
et les grincements de dents, et tout ce qu’il y
a de tragique et de comique, au sens ancien et habituel,
dans le voisinage de cet art nouveau, serait
considéré comme un fâcheux grossissement archaïque
de l’image humaine. La force, la bonté, la douceur,
la pureté, une mesure involontaire et innée
dans les personnes et leurs actes : un sol aplani
qui procure ay pied le repos et la joie : un ciel lumineux
qui se reflète sur les visages et les événements :
le savoir et l’art fondus en une unité nouvelle : l’esprit
cohabitant, sans présomption et sans jalousie,
avec sa sœur, l’âme, et faisant nattre dans l’opposition,
la grâce de la sévérité et non pas l’impatience
du désaccord : — tout cela serait l’enveloppe, le
fond d’or général, sur quoi maintenant les subtiles
distinctions des idéals incarnés peindraient le
tableau véritable — celui de la toujours grandissante
dignité humaine. — Certains chemins partent
de Gœthe pour mener à cette poésie de l’avenir :
mais il faut de bons indicateurs et, avant tout, une
puissance beaucoup plus grande que celle que possèdent
les poètes d’aujourd’hui, c’est-à-dire les
représentants inconscients de la demi-bête, du défaut
de maturité et de mesure qui se confond avec
la force et la nature.
La muse en Penthésilée. — « Plutôt cesser d’être,
que d’être une femme qui ne charme pas. »
Quand la muse commencera à penser ainsi, la fin de son art sera de nouveau proche. Mais cela peut finir
en tragédie ou en comédie.
Ce qui est le détour vers le beau. — Si le
beau est identique à ce qui réjouit — et c’est ce que
chantaient jadis les muses —, l’utile est le détour
souvent nécessaire, vers le beau, et il peut repousser
le blâme à vue courte des hommes du moment
qui ne veulent pas attendre et qui croient parvenir
à tout ce qui est bien, sans détour.
Pour excuser mainte faute. — Le désir incessant
de créer, propre à l’artiste, et son besoin de quêter
l’extérieur, l’empêchent de devenir plus beau et
meilleur dans sa personne, c’est-à-dire de se créer
lui-même — à moins que son ambition ne soit
assez grande pour le forcer à se montrer toujours,
dans ses rapports avec les autres, l’égal de la beauté
grandissante et de la sublimité de son œuvre. Dans
tous les cas il ne possède qu’une mesure déterminée
de forces : ce qu’il en emploie pour sa propre personne,
— comment pourrait-il en faire bénéficier
son œuvre ? — Et vice versa.
Satisfaire les meilleurs. — Si, au moyen de
son art, on a « satisfait les meilleurs de son époque »,
on peut prévoir que, par le même art, on ne
satisfera pas les meilleurs des époques suivantes :
il est vrai que l’on aura « vécu pour tous les temps ». — L’approbation des meilleurs assure la gloire.
D’une même étoffe. — Si l’on est fait d’une même
étoffe qu’un livre et une œuvre d’art on est intimement
persuadé que ceux-ci doivent être parfaits, et
l’on est offensé si d’autres les trouvent laids, exagérés
ou fanfarons.
Langage et sentiment. — Le langage ne nous a
pas été donné pour communiquer nos sentiments,
on s’en rend compte à ce fait que tous les hommes
simples ont honte de chercher des mots pour leurs
émotions profondes : ils ne les communiquent que
par des actes et rougissent de voir que les autres
semblent deviner leurs motifs. Parmi les poètes, à
qui généralement la divinité refuse ce mouvement
de pudeur, les plus nobles sont monosyllabiques
dans le langage du sentiment et laissent deviner la
contrainte : tandis que les véritables prêtres du
sentiment sont le plus souvent insolents dans la vie
pratique.
Erreur au sujet d’une privation. — Celui qui
n’a pas su se déshabituer complètement d’un art,
mais à qui cet art continue à demeurer familier,
ne se doute pas, de loin, combien petite est la privation
de vivre sans cet art.
Les trois quarts de la force. — Une œuvre qui
doit produire une impression de santé doit être exécutée
tout au plus avec les trois quarts de la force
de son auteur. Mais si l’auteur a donné sa mesuré
extrême, l’œuvre agite le spectateur et l’effraye par
sa tension. Toutes les bonnes choses laissent voir
uri certain laisser-aller et elles s’étalent à nos yeux
comme des vaches au pâturage.
Ne pas accepter comme hôte la faim. — Celui
qui a faim absorbe la bonne nourriture tout comme
la grossière, et il n’y voitaucune différence. L’artiste
qui a certaines prétentions ne songera donc pas à
inviter l’affamé à sa table.
Vivre sans art et sans vin. — Il en est des
œuvres d’art comme du vin ; il vaut mieux n’avoir
besoin ni de l’un ni des autres, et transformer
sans cesse, soi-même, par le feu et la douceur intérieure
de l’âme, le vin en eau.
Le génie de proie. — Le génie de proie dans les
arts, qui s’entend même à tromper les esprits subtils,
naît quand quelqu’un considère comme butin,
dès son plus jeune âge, toutes les bonnes choses
qui ne sont pas précisément protégées par les lois
et attribuées comme propriété à une seule personne. Or, toutes les bonnes choses des temps passés et
des maîtres anciens gisent librement, entourées et
gardées par la crainte vénératrice du petit nombre
qui les connaît : ce génie donc ose braver le petit
nombre et accumuler une richesse qui engendre,
de son côté, la vénération et la crainte.
Aux poètes des grandes villes. — À regarder
les jardins de la poésie d’aujourd’hui, on s’aperçoit
que les cloaques des grandes villes se trouvent
situés trop près : le parfum des fleurs est mêlé
d’émanations qui laissent deviner le dégoût et la
pourriture. — Je demande avec douleur : avez-vous
un si grand besoin, ô poètes, de prendre pour
marraines la plaisanterie et la boue, lorsque vous
voulez baptiser quelque sentiment innocent et sublime ?
Faut-il absolument que vous mettiez à votre
nôble déesse un masque grimaçant et diabolique ?
Mais d’où viennent ce besoin et cette nécessité ? —
Justement de ceci que vous habitez trop près du cloaque.
Le sel du discours. — Personne n’a encore expliqué
pourquoi les écrivains grecs ont fait un usage
si singulièrement parcimonieux des moyens d’expression,
dont ils disposaient en une si extraordinaire
mesure, au point que tout livre post-grec apparaît
à côté criard, bariolé et exalté. — On s’est
laissé dire que, près des glaces du pôle nord, tout
aussi bien que sous les tropiques, l’usage du sel se raréfiait, que, par contre, les habitants des côtes
et des plaines, dans les zones tempérées, en faisaient
un usage plus abondant. Les Grecs, pour une double
raison, parce que, leur intellect étant plus froid
et plus clair, le fond de leur nature passionnée par
contre beaucoup plus tropical que le nôtre, n’auraient-ils
pas eu besoin de sel et d’épices dans la
même mesure que nous ?
L’écrivain le plus libre. — Comment, dans un
livre pour les esprits libres, ne nommerais-je pas
Laurent Sterne, lui que Gœthe a vénéré comme l’esprit
le plus libre de son siècle ! Qu’il s’arrange ici
de l’honneur d’être appelé l’écrivain le plus libre
de tous les temps. Comparés à lui, tous les autres
apparaissent guindés, sans finesse, intolérants et
d’allure vraiment paysanne. Il ne faudrait pas louer
chez lui la forme claire, limitée, mais la « mélodie
infinie », si, par là, on pouvait donner un nom à un
style dans l’art, où la forme déterminée est sans
cesse brisée, déplacée, replacée dans l’indéterminé,
en sorte qu’elle signifie en même temps telle chose
et telle autre chose. Sterne est le grand maître de
l’équivoque, — le mot pris, bien entendu, dans un
sens beaucoup plus large que l’on a coutume de
faire, lorsque l’on songe à des rapports sexuels. Le
lecteur eslperdu, lorsqu’il veut connaître exactement
l’opinion de Sterne sur un sujet, et savoir si l’auteur
prend un air souriant ou attristé : car il s’entend
à donner les deux expressions à un même pli de
son visage ; il s’entend de même, c’est là son but, à avoir à la fois tort et raison, à entremêler la profondeur
et la bouffonnerie. Ses digressions sont à
la fois des continuations du récit et des développements
du sujet ; ses sentences contiennent en même
temps une ironie de tout ce qui est sentencieux,
son aversion contre tout ce qui est sérieux est liée
au désir de pouvoir tout considérer platement et
par l’extérieur. C’est ainsi qu’il produit chez le lecteur
véritable un sentiment d’incertitude : on ne
sait plus si l’on marche, si l’on est debout ou
couché ; cela se traduit par l’impression vague de
planer. Lui, l’auteur le plus souple, transmet aussi
au lecteur quelque chose de cette souplesse. Sterne
va même jusqu’à changer les rôles, sans y prendre
garde, il est parfois lecteur tout aussi bien qu’auteur,
son livre ressemble à un spectacle dans le
spectacle, à un public de théâtre devant un
autre public de théâtre. Il faut se rendre à discrétion
à la fantaisie de Sterne — et l’on peut
d’ailleurs s’attendre à ce qu’elle soit bienveillante,
toujours bienveillante. —
Il est singulier, en même
temps qu’instructif, de voir comment un grand écrivain
tel que Diderot s’est comporté en face de
l’équivoque universelle de Sterne : il fut équivoque
lui aussi — et cela précisément est de véritable
humour supérieur, à la Sterne. A-t-il imité celui-ci
dans son Jacques le fataliste, imité, admiré, bafoué,
parodié ? — On n’arrive pas à le savoir exactement,
et peut-être est-ce là précisément ce qu’a
voulu l’auteur. Ce doute rend les Français injustes
à l’égard de cette œuvre de l’un des maîtres de
leur littérature (qui peut se montrer à côté de tous ceux d’autrefois et d’aujourd’hui). Mais les Français
sont trop sérieux pour l’humour — surtout
pour cette façon humoristique de prendre l’humour.
— Est-il besoin d’ajouter que, parmi tous
les grands écrivains, Sterne est le plus mauvais modèle,
l’auteur qui peut le moins servir de modèle,
et que Diderot lui-même a dû pâlir de sa témérité ?
Ce que veulent les bons auteurs français, en tant que
prosateurs, et ce que voulurent, avant eux, quelques
Grecs et quelques Romains (et ils y sont arrivés),
c’est exactement le contraire de ce que veut Sterne.
Et celui-ci s’élève, comme une exception magistralement
exécutée, au-dessus de ce qu’exigent d’eux-mêmes
les écrivains artistes de tous les temps : la
discipline, la limitation du cadre, le caractère, la
persistance dans les intentions, la possibilité de dominer
le sujet, la simplicité, l’attitude dans le développement,
l’allure. — Malheureusement, l’homme
Sterne semble avoir été trop parent de l’écrivain
Sterne : son âme d’écureuil bondissait de branche
en branche, avec une vivacité effrénée ; il n’ignorait
rien de ce qui existait entre le sublime et
la canaille ; il s’était perché partout, faisant toujours
des yeux effrontés et voilés de larmes et
prenant sans cesse son air sensible. Si la langue
ne s’effrayait d’une pareille association, on pourrait
affirmer qu’il possédait un bon cœur dur, et,
dans sa façon de jouir, une imagination baroque
et même corrompue, — c’était presque la grâce
timide de l’innocence. Un tel sens de l’équivoque,
entré dans l’âme et dans le sang, une telle liberté
d’esprit remplissant toutes les fibres et tous les muscles du corps, personne peut-être ne possédait ces
qualités comme lui.
Réalité choisie. — De même que le bon écrivain
en prose ne se sert que des mots qui appartiennent
à la langue de la conversation, mais se
garde bien d’utiliser tous les mots de cette langue
— c’est ainsi que se forme précisément le style choisi,
— de même le bon poète de l’avenir ne représentera
que les choses réelles, négligeant complètement
tous les objets vagues et démonétisés, faits
de superstitions et demi-franchises, en quoi les
poètes anciens montraient leur force. Rien que la
réalité, mais nullement toute la réalité ! — bien
plutôt une réalité choisie !
Espèces bâtardes de l’art. — À côté des espèces
véritables de l’art, celle de la grande tranquillité et
celle du grand mouvement, il existe des espèces
bâtardes — l’art blasé et avide de repos et l’art
agité : les deux espèces souhaitent que l’on prenne
leur faiblesse pour de la force et qu’on les confonde
avec les espèces véritables.
La couleur manque pour faire le héros. — Les
poètes et les artistes véritables du temps présent
aiment à appliquer leur peinture sur un fond
éclatant de rouge, de vert, de gris et d’or, sur le
fond de la sensualité nerveuse : les enfants de ce siècle s’entendent à cela. Mais on s’aperçoit d’un
inconvénient, lorsque ce n’est pas avec les yeux de
ce siècle que l’on regarde ces peintures, — on
s’aperçoit que les personnages exécutés par ces
artistes semblent avoir quelque chose de papillotant,
d’hésitant et d’agité : de sorte qu’au fond on
n’a pas confiance en leurs faits héroïques, ce sont
tout au plus des méfaits de hâbleurs qui veulent
simuler l’héroïsme.
Style de la surcharge. — Le style surchargé
dans l’art est la conséquence d’un appauvrissement
de la puissance organisatrice, accompagnée d’une
extrême prodigalité dans les moyens et dans les
intentions. — Dans les commencements d’un art
on trouve quelquefois précisément l’opposé de ce fait.
Pulchrum est paucorum hominum. — L’histoire
et l’expérience nous disent que la monstruosité
particulière qui excite mystérieusement l’imagination
et transporte celle-ci au-dessus de la réalité de
la vie quotidienne, est plus ancienne et croît plus
abondamment que le beau dans l’art et la vénération
du beau — et qu’elle se remet de nouveau à
foisonner, dès que s’obscurcit le sens du beau. Elle
semble être, pour la majorité des hommes, pour le
plus grand nombre, un besoin supérieur au goût
du beau : probablement parce qu’elle contient un
narcotique plus grossier.
L’origine du goût pour les œuvres d’art. — Si
l’on songe aux germes primitifs du sens artistique
et si l’on se demande quelles sont les différentes
espèces de plaisir engendrées par les premières
manifestations de l’art, par exemple chez les peuplades
sauvages, on trouve d’abord le plaisir de
comprendre ce que veut dire un autre ; l’art est ici
une espèce de devinette qui procure à celui qui en
trouve la solution le plaisir de constater la rapidité
et la finesse de son propre esprit. — Ensuite
on se souvient, à l’aspect de l’œuvre d’art la plus
grossière, de ce que l’on sait par expérience avoir
été une chose agréable, et l’on se réjouit, par exemple,
quand l’artiste a indiqué des souvenirs de
chasses, de victoires, de fêtes nuptiales. — On peut
encore se sentir ému, touché, enflammé en voyant
d’autre part des glorifications de la vengeance et du
danger. Ici l’on trouve la jouissance dans l’agitation
par elle-même, dans la victoire sur l’ennui. —
Le souvenir d’une chose désagréable, si elle est
surmontée, ou bien si elle nous fait paraître nous-même,
devant l’auditeur, intéressant au même degré
qu’une production d’art (quand, par exemple, le
ménestrel décrit les péripéties d’un marin intrépide),
ce souvenir peut provoquer un grand plaisir que
l’on attribue alors à l’art. — D’espèce plus subtile
est la joie qui naît à l’aspect de tout ce qui est
régulier, symétrique, dans les lignes, les points et
les rythmes ; car, par une certaine similitude, on
éveille le sentiment de tout ce qui est ordonné et régulier dans la vie, à quoi l’on doit seul toute
espèce de bien-être : dans le culte de la symétrie,
on vénère donc inconsciemment la règle et la belle
proportion, comme source de tout le bonheur qui
nous est venu ; cette joie est une espèce d’action de
grâce. Ce n’est qu’après avoir éprouvé une certaine
satisfaction de cette dernière joie que naît
un sentiment plus subtil encore, celui d’une jouissance
obtenue en brisant ce qui est symétrique et
réglé ; si ce sentiment incite, par exemple, à chercher
la raison dans une déraison apparente : par
quoi il apparaît alors comme une espèce d’énigme
esthétique, catégorie supérieure de la joie artistique
mentionhée en premier lieu. — Celui qui poursuit
encore cette considération saura à quelle
espèce d’hypothèses, pour l’explication du phénomène
esthétique, on renonce ici par principe.
Pas trop rapproché. — Il y a désavantage pour
les bonnes pensées à se suivre de trop près ; elles
se cachent réciproquement la vue. — C’est pourquoi
les plus grands artistes et les plus grands
écrivains ont fait un usage abondant du médiocre.
Brutalité et faiblesse. — Les artistes de tous
les temps ont fait la découverte que dans la brutalité
réside une certaine force et que celui qui le
voudrait ne peut pas toujours être brutal ; de
même que certaines catégories de la faiblesse agissent
profondément sur le sentiment. On s’est servi de tout cela pour déduire des équivalents à des
procédés d’art et il est difficile, même aux artistes
les plus grands et les plus consciencieux, de s’en
abstenir complètement.
La bonne mémoire. — Certains ne parviennent
pas à devenir des penseurs parce que leur mémoire
est trop bonne.
Affamer au lieu de rassasier. — De grands
artistes s’imaginent qu’au moyen de leur art ils ont
totalement pris possession d’une âme et que dès lors
ils l’occupent entièrement : en réalité — et souvent
à leur grande déception — cette âme n’en est devenue
que plus vaste et plus vide, en sorte que dix
grands artistes pourraient se jeter au fond sans la
rassassier.
Crainte de l’artiste. — De crainte de se voir
objecter que leurs figures ne sorit pas vivantes,
certains artistes, pourvus d’un goût qui va en s’affaiblissant,
peuvent être induits à former celles-ci
de façon à leur donner des apparences de folies :
de même que, d’autre part, par une crainte semblable,
les artistes grecs des origines, prêtèrent
même à des mourants et à des hommes dangereusement
blessés ce sourire qu’ils savaient être le signe
le plus certain de la vie, — sans se préoccuper de la façon dont la nature présente les derniers
vestiges de la vie.
Le cercle doit être décrit. — Celui qui a suivi
une philosophie ou une manière d’art jusqu’à la fin,
de sa carrière et encore au delà de cette fin, comprendra,
par son expérience intérieure, pourquoi les
maîtres et les prophètes qui survivent s’en sont
détournés d’un air dédaigneux, pour suivre une autre
voie. Certes, il faut que le cercle soit décrit, —
mais l’individu, fût-il des plus grands, s’arrête sur
un point de la perspective, avec un air d’obstination
implacable, comme si le cercle ne pouvait jamais
être fermé.
L’art ancien et l’âme du présent. — Parce que
tout art trouve, pour l’expression des états d’âme,
des moyens toujours plus flexibles, plus doux,
plus violents, plus passionnés, et y est toujours
plus apte, les maîtres venus plus tard, gâtés par ces
moyens d’expressions, ressentent un malaise en
face des œuvres d’art des temps plus anciens,
comme si les maîtres d’autrefois n’avaient manqué
que des moyens indispensables à faire parler distinctement
leur âme, peut-être même de quelque
préparation technique ; et ils pensent devoir leur
venir en aide, car ils croient à l’égalité et même à
l’unité de toutes les âmes. Mais, en réalité, l’âme
de ces maîtres eux-mêmes était encore une autre,
elle était plus grande peut-être, mais plus froide et opposée aussi à ce qui veut faire de l’effet : la
mesure, la symétrie, le mépris de tout ce qui charme
et ravit, une inconsciente rudesse et une fraîcheur
du matin, une fuite devant la passion, comme si la
passion provoquait la destruction de l’art, — voilà ce
qui composa le sentiment et la moralité des maîtres
anciens, qui nécessairement, et non point seulement
par hasard, choisirent leurs moyens d’expression et
les animèrent de la même moralité. — Faut-il
donc, après être arrivé à cette connaissance, refuser,
à ceux qui viennent plus tard, le droit de faire
revivre leur propre âme dans l’âme des œuvres anciennes ?
Non, car ce n’est qu’en leur donnant notre
propre âme que nous les rendons capables de vivre
encore ; c’est notre sang qui les amène à nous parler.
L’exécution vraiment « historique » serait une
exécution fantasmagorique présentée à des fantômes.
On honore les grands artistes du passé moins
par cette crainte stérile qui laisse à sa place, sans
y loucher, chaque note, chaque parole, que par
d’actifs efforts pour leur procurer sans cesse une
vie nouvelle. — Il est vrai que, si l’on imaginait
Beethoven revenant soudain et entendant l’une de
ses œuvres, dirigée en conformité avec l’état d’âme
et la subtilité des nerfs modernes qui font la gloire
de nos maîtres de l’exécution, il demeurerait probablement
longtemps muet, ne sachant pas s’il doit
élever la main pour maudire ou pour bénir, mais il
finirait peut-être par dire : « Eh bien ! Ce n’est pas
moi que je retrouve ici, mais ce n’est pas non plus
un non-moi, c’est une troisième chose, — cela me
semble être aussi parfait, bien que ce ne soit pas la chose parfaite. Mais c’est à vous de veiller à ce que
vous faites, comme c’est vous qui devez écouter,
— et c’est la vie qui a raison, comme dit Schiller.
Ayez donc raison et laissez-moi redescendre
dans la tombe. »
Contre ceux qui blâment la brièveté. — Quelque
chose qui est dit brièvement peut être le fruit
et le résultat de quelque chose de longuement
médité ; mais le lecteur qui est novice sur ce terrain,
et qui n’y a pas autrement réfléchi, voit quelque
chose d’embryonnaire dans tout ce qui est dit brièvement,
non sans un blâme à l’adresse de l’auteur
qui a osé lui présenter un mets qui n’était pas cuit à
point.
Contre les myopes. — Croyez-vous donc que
c’est de l’ouvrage décousu parce qu’on vous le présente
en morceaux (et qu’il faut vous le présenter ainsi) ?
Lecteurs de sentences. — Les plus mauvais lecteurs
de sentences ce sont les amis de l’auteur,
pour peu qu’ils s’appliquent à conclure du général
au particulier, à quoi les sentences doivent leur origine :
car, en faisant ainsi lesflaireurs de cuisine, ils
mettent à néant toute la peine que s’est donnée l’auteur
et n’ygagnent, comme ils le méritent d’ailleurs,
au lieu d’un aperçu ou d’un enseignement philosophique, au meilleur cas ou au pire, que la satisfaction
d’une vulgaire curiosité.
Inconvenances du lecteur. — Pour le lecteur il
y a double inconvenance à l’égard de l’auteur.
louer le second ouvrage de celui-ci aux dépens du
premier (ou vice versa), et à prétendre à la reconnaissance
de l’auteur.
Ce qu’il y a de troublant dans l’histoire de
l’art. — Si l’on poursuit au point de vue historique
le développement d’un art, par exemple de
l’éloquence grecque, allant de maître en maître,
on finit par arriver en face de cette sobriété toujours
grandissante qui s’applique à obéir à toutes les lois
et restrictions anciennes et nouvelles, et enfin à une
contrainte pénible : on comprend alors que l’arc
devra se briser nécessairement et que, ce que l’on
appelle la composition inorganique, drapée et masquée
d’extraordinaires moyens d’expression —
dans ce cas le style baroque de l’asiatisme[2] — a
été une nécessité et presque un bienfait.
Aux héros de l’art. — Cet enthousiasme pour
une cause que les grands hommes apportent dans
le monde fait s’étioler l’intelligence d’un grand
nombre d’hommes. Il est humiliant de savoir cela. Mais l’enthousiaste porte sa bosse avec joie
et fierté : c’est une consolation de savoir que, par
le héros, le bonheur a augmenté dans le monde.
Le manque de conscience esthétique. — Dans
une école d’art, les véritables fanatiques sont ces
natures complètement inartistiques qui n’ont pas
pénétré même dans les éléments de l’esthétique et
du savoir-faire, mais qui sont empoignées violemment
par les effets élémentaires d’un art. Pour elles
il n’y a point de conscience esthétique — et, par
conséquent il n’y a rien qui pourrait les détourner
du fanatisme.
Comment l’âme doit se mouvoir d’après la musique
nouvelle. — L’intention artistique que poursuit
la musique nouvelle dans ce que l’on désigne
aujourd’hui d’un terme fort, mais sans précision, par
« mélodie infinie » peut être comprise clairement, si
l’on descend dans la mer, perdant peu à peu l’assurance
de la marche sur le fond incliné, pour s’abandonner
enfin à la merci de l’élément agité : on est
forcé de nager. La musique ancienne, celle que l’on
faisait jusqu’à présent, dans un va et vient, tantôt
maniéré, tantôt solennel, tantôt fougueux, allant
soit plus vite soit plus lentement, vous forçait à
danser : tandis que la mesure nécessaire, l’observation
de certains degrés équivalents de temps et
de force, exigeaient, dans l’âme de l’auditeur, une
continuelle circonspection : le charme de cette musique reposait sur le jeu réciproque de ce courant
froid que produisait la circonspection avec l’haleine
chaude de l’enthousiasme musical. — Richard
Wagner voulut une autre espèce de mouvement de
l’âme, une espèce voisine de la nage et du balancement
dans les airs. Peut-être est-ce là l’essentiel
dans toute son innovation. Son célèbre procédé d’art,
né de cette volonté et adapté à celle-ci, — la « mélodie
infinie » — s’applique à briser toute proportion
mathématique de temps ou de forces, il va
parfois jusqu’à les narguer et il est fécond dans
l’invention d’effets qui sonnent à l’oreille ancienne
comme des paradoxes rythmiques et des propos
calomnieux. Il craint la pétrification, la crystallisation,
le passage de la musique dans les formes
architecturales, — et c’est pourquoi il oppose au
rythme à deux temps un rythme à trois temps, et il
n’est pas rare qu’il introduise la mesure à cinq et à
sept temps, qu’il répète immédiatement la même
phrase, mais avec un allongement, pour qu’elle
atteigne à une durée double et triple. D’une imitation
facile de pareils artifices peut naître un grand
danger pour la musique : à côté d’une trop grande
maturité du sentiment rythmique guettait toujours,
à la dérobée, la décomposition, la dégénérescence
du rythme. Ce danger devient surtout très grand
lorsqu’une pareille musique s’appuie toujours plus
étroitement sur un art théâtral et un langage des
gestes tout à fait naturaliste, que nulle plastique
supérieure ne guide et ne domine, un art et un
langage qui, par eux-mêmes, ne possèdent aucune
mesure et qui ne sont, par conséquent, nullement à même de communiquer la mesure à l’élément qui
s’adapte à eux, à l’essence trop féminine de la
musique.
Poète et vérité. — La muse du poète qui n’est
pas amoureux de la vérité ne sera pas précisément
la vérité et elle lui mettra au monde des enfants
aux yeux cernés,aux membres trop délicats.
Moyens et but. — En art le but ne sanctifie pas
les moyens ! mais les moyens sacrés peuvent sanctifier
le but.
Les plus mauvais lecteurs. — Les plus mauvais
lecteurs sont ceux qui procèdent comme les
soldats pillards : ils s’emparent çà et là de ce
qu’ils peuvent utiliser, souillent et confondent le
reste et couvrent le tout de leurs outrages.
Caractère des bons écrivains. — Les bons écrivains
ont deux choses en commun : ils préfèrent
être compris que regardés avec étonnement ; et
ils n’écrivent pas pour les lecteurs aigres et trop
subtils.
Les genres mêlés. — Les genres mêlés dans les
arts témoignent de la méfiance que leurs auteurs ont eue à l’égard de leur propre force ; ils ont cherché
des puissances alliées, des intercesseurs, des
couvertures, — tel le poète qui appelle à son aide
la philosophie, le musicien qui a recours au drame
et le penseur qui s’allie à la rhétorique.
Se taire. — L’auteur doit se taire lorsque son
œuvre se met à parler.
Insignes du rang. — Tous les poètes et écrivains
qui sont amoureux du superlatif veulent plus qu’ils
ne peuvent.
Livres froids. — Le bon penseur compte sur
des lecteurs qui ressentent après lui la joie qu’il y
a à bien penser : en sorte qu’un livre qui a l’air
froid et sobre, s’il est vu par un œil juste, caressé
par le rayon de soleil de la sérénité intellectuelle,
peut apparaître telle une véritable consolation de
l’âme.
Artifice du balourd. — Le penseur lourd choisit
généralement comme alliés la loquacité ou la
solennité : au moyen de la première il croit s’approprier
de la mobilité et de la limpidité ; au moyen
de la seconde, il fait croire que sa qualité est
l’effet d’un libre choix, d’une intention artistique, en vue d’arriver à la dignité qui exige la
lenteur des mouvements.
Du style baroque. — Celui qui, en tant que penseur
et écrivain, sait qu’il n’a été ni créé ni élevé pour
la dialectique et le déploiement des pensées, aura
involontairement recours à la rhétorique et au style
dramatique : car, en fin de compte, il lui importe,
avant tout, de se rendre intelligible et de gagner
ainsi de la puissance, quelle que soit la façon dont il
attire à lui le sentiment, que ce soit sur les routes
frayées ou par surprise — comme berger ou comme
brigand. Cela èst vrai dans tous les arts, où le sentiment
d’un défaut de dialectique ou d’une insuffisance
dans l’expression et le récit, allié à un instinct
de la forme, dont l’abondance tend à se
déverser, engendre cette catégorie du style que
l’on appelle style baroque. — Il n’y a d’ailleurs
que les gens prétentieux et mal informés chez qui
se mot évoquera une idée d’abaissement. Le style
baroque naît chaque fois que dépérit un grand art,
lorsque dans l’art de l’expression classique les
exigences sont devenues trop grandes, il se présente
comme un phénomène naturel à quoi l’on
assistera peut-être avec mélancolie — parce qu’il
précède la nuit —, mais en même temps avec admiration,
à cause des arts de compensation, dans l’expression
et le récit, qui lui sont particuliers. Il faut
noter avant tout le choix du sujet et la donnée
d’un extrême intérêt dramatique, où l’on frémit
déjà, sans l’aide d’aucun artifice de l’art, parce que le ciel et l’enfer sont trop près du sentiment ; puis l’éloquence
des passions et des attitudes violentes, de
la laideur sublime, des grandes masses et en général
de la quantité — comme on en voit déjà les
traces chez Michel-Ange, le père ou le grand-père
des artistes du style rococo italien — : les lumières
du crépuscule, de la transfiguration, ou de l’incendie
sur les formes très accentuées ; avec cela sans cesse
de nouvelles audaces, dans les moyens et les intentions,
fortement soulignées par l’artiste, pour les artistes,
tandis que le profane croit voir le perpétuel débordement
involontaire de toutes les cornes d’abondance
d’un art naturel et primesautier. Toutes ces
qualités qui font la grandeur de ce style, ne sauraient
se retrouver aux époques antérieures, classiques
ou préclassiques, d’une manière d’art, et n’y
seraient pas tolérées ; car des choses aussi exquises
demeurent longtemps suspendues à leur arbre
comme des fruits défendus.— Maintenant surtout,
la musique étant en train de passer dans cette dernière
phase, on peut apprendre à connaître, ce phénomène
du style baroque qui se présente avec une
splendeur particulière et, par comparaison, éclairer
le passé d’une lumière nouvelle : car, depuis le
temps des Grecs, il y a souvent eu un style baroque,
dans la poésie, l’éloquence, la sculpture — et
chaque fois ce style, bien que la plus haute noblesse
lui fît défaut, de même qu’une perfection
innocente, inconsciente et victorieuse, a exercé une
influence salutaire sur de nombreux artistes de son
temps, les meilleurs et les plus sérieux : — c’est
pourquoi il y aurait quelque témérité à vouloir le condamner sans plus, quoique chacun puisse s’estimer
heureux si, par là, son jugement n’a pas été
fermé aux œuvres plus pures et de plus grand
style.
La valeur des livres honnêtes. — Les livres
honnêtes rendent le lecteur honnête, du moins en
ce sens qu’ils provoquent chez lui la haine et la
répugnance, qu’il cache généralement par une subtile
rouerie. Vis-à-vis d’un livre on se laisse aller,
quelle que soit la retenue que l’on montre en face
des hommes.
Par quoi l’art crée un parti. — Quelques beaux
passages, un développement qui émotionne, une
conclusion entraînante qui dispose favorablement
— voilà ce qui, dans une œuvre d’art, pourra être
accessible à la plupart des profanes : et, dans
une période artistique, où l’on veut attirer du côté
des artistes la grande masse profane, donc créer
un parti qui devra peut-être servir à la conservation
de l’art en général, le créateur fera bien de
ne pas donner davantage, car autrement il épuiserait
sa force sur des domaines où personne ne
lui saurait gré de son zèle. Faire le reste — c’est-à-dire
imiter la nature, dans ses fonctions organiques
et son développement — ce serait, dans ce
cas particulier, comme si on semait dans l’eau.
Devenir grand aux dépens de l’histoire. —
Tout maître moderne qui entraîne dans son orbite
le goût de l’amateur d’art provoque involontairement
un choix parmi les œuvres des maîtres anciens et
une nouvelle évaluation : ce qu’il y a, dans celles-ci,
de conforme à sa nature, de parent à son génie,
ce qui le prévoit et l’annonce apparaît dès lors
comme ce qu’il y a de véritablement significatif
dans les œuvres anciennes. — Et c’est un fruit où
se cache généralement le ver d’une grosse erreur.
Comment on peut gagner une époque pour l’art.
— Que l’on apprenne aux hommes, au moyen de
toutes les séductions des artistes et des penseurs,
à avoir de la vénération pour leurs défauts, leur
pauvreté intellectuelle, leur aveuglement insensé
et leurs passions — et cela est possible —, que l’on
ne montre que le côté sublime du crime et de la
folie, de Ia faiblesse des gens sans volonté, et de
ceux qui se soumettent aveuglément que le côté
touchant — cela aussi a été fait assez souvent — :
et l’on aura employé le moyen qui peut inspirer à
une époque, fût-elle des plus anti-artistiques et
anti-philosophiques, l’amour enthousiaste de la
philosophie et de l’art (surtout l’amour des artistes
et des penseurs), et, dans des circonstances critiques,
peut-être la seule façon de conserver l’existence
d’organismes aussi tendres et aussi exposés.
Critique et joie. — La critique, tant l’exclusive
et l’injuste, que l’intelligente, fait à celui qui l’exerce
un plaisir tel que le monde doit de la reconnaissance
à toute œuvre, tout acte qui provoquent
beaucoup de critiques de la part de nombreuses personnes :
car la critique laisse sur son sillage une
traînée étincelante de joie, d’esprit, d’admiration
de soi, de fierté, d’enseignements, de bonnes résolutions. —
Le dieu de la joie créa le mauvais et le
médiocre pour la même raison qui lui fit créer le
bien.
Au delà des limites. — Lorsqu’un artiste
veut être plus qu’un artiste, par exemple le prophète
du réveil moral de son peuple, il finit par
s’enticher — c’est là sa punition — d’un monstre
de sujet moral — et cela fait rire sa muse : car la
jalousie peut aussi rendre méchante cette déesse
au bon cœur. Que l’on songe plutôt à Milton et à
Klopstock.
Œil de verre. — L’inclination du talent vers
des sujets, des personnages, des motifs moraux,
vers la belle âme de l’œuvre d’art ne provient souvent
que d’un œil de verre que se met l’artiste qui
manque d’âme : cette substitution produit parfois ce
résultat très extraordinaire que cet œil finit par devenir
la nature vivante, bien qu’avec un aspect un peu étiolé, — et tout le monde croit généralement
voir la nature où il n’y a que du verre froid.
Écrire et vouloir vaincre. — Le fait d’écrire
devrait toujours annoncer une victoire, une victoire
remportée sur soi-même, dont il faut faire part
aux autres pour leur enseignement. Mais il y a des
auteurs dyspepsiques qui n’écrivent précisément
que lorsqu’ils ne peuvent pas digérer quelque
chose, ils commencent même parfois à écrire
quand ils ont encore leur nourriture dans les
dents : ils cherchent involontairement à communiquer
leur mauvaise humeur au lecteur, pour lui
donner du dépit et exercer ainsi un pouvoir sur
lui, c’est-à-dire qu’eux aussi veulent vaincre, mais
les autres.
« Bon livre sait attendre ». — Tout bon livre a
une saveur âpre lorsqu’il paraît : il a le défaut de
la nouveauté. De plus son auteur lui est nuisible,
parce qu’il est encore vivant et que l’on parle de
lui, car tout le monde a l’habitude de confondre
l’écrivain et son œuvre. Ce qu’il y a en celle-ci d’esprit,
de douceur, d’éclat devra se développer avec
l’âge, grâce à une admiration toujours grandissante,
à une vieille vénération qui finit par être
traditionnelle. Mainte heure doit avoir passé là-dessus,
et bien des araignées devront y tisser leur
toile. De bons lecteurs rendent un livre toujours
meilleur et de bons adversaires l’éclaircissent.
L’excessif comme procédé d’art. — Les artistes
savent bien comment on se sert de l’excessif pour
produire l’impression de richesse. C’est là un des
moyens de séduction les plus innocents, à quoi
doivent s’entendre les artistes ; car, dans leur
monde, où l’on vise à l’apparence, les moyens de
l’apparence ne seront pas forcément vrais.
L’orgue de barbarie caché. — Les génies s’entendent
mieux que les talents à cacher leur orgue
de barbarie, parce qu’ils savent se draper dans des
plis plus abondants ; mais, au fond, eux aussi, ne
savent que jouer sans cesse leurs sept morceaux,
toujours les mêmes.
Le nom sur la page de titre. — Il est vrai que
c’est maintenant un usage et presque un devoir de
mettre sur un livre le nom de son auteur ; mais
c’est une des raisons qui fait que les livres portent
si peu. Car, s’ils sont bons, ils valent plus que les personnes,
étant la quintessence de celles-ci ; mais dès
que l’auteur se fait connaître par le titre, le lecteur
se plaît à diluer la quintessence par ce qu’il voit de
personnel, de plus personnel, et il met ainsi à néant
le but du livre. C’est l’orgueil de l’intellect de ne
plus paraître individuel.
La critique la plus violente. — On critique le
plus violemment un homme, une œuvre, lorsque
l’on en dessine l’idéal.
Peu et sans amour. — Tout bon livre est écrit
pour son espèce et c’est pourquoi tous les autres
lecteurs, c’est-à-dire le plusgrand nombre, l’accueillent
fort mal ; sa réputation repose sur une base
étroite et ne peut être édifiée que lentement. Le
livre médiocre et mauvais l’est tout bonnement
parce qu’il cherche à plaire au grand nombre et
qu’il lui plaît.
Musique et maladie. — Le danger de la musique
nouvelle, c’est qu’elle nous présente la coupe
des délices et du sublime avec un geste si captivant
et avec une telle apparence d’extase morale que le
plus modéré et le plus noble finit toujours par en
absorber quelques gouttes de trop. Mais cette minime
débauche, répétée à l’infini, peut amener finalement
une altération de la santé intellectuelle plus
profondeque celle qui résulterait des excès les plus
grossiers : en sorte qu’un jour il ne restera plus
autre chose à faire qu’à fuir la grotte des nymphes,
pour retourner, à travers les flots et les dangers,
vers l’ivresse d’Ithaque et les baisers de l’épouse,
plus simple et plus humaine — bref de retourner au foyer…
Avantage pour les adversaires. — Un livre plein
d’esprit en communique aussi à ses adversaires.
Jeunesse et critique. — Critiquer un livre —
chez les jeunes gens, c’est seulement tenir à distance
toutes les idées productives de ce livre et se
défendre contre elles des pieds et des mains. Le
jeune homme vit sur la défensive à l’égard de
tout ce qui est nouveau, lorsqu’il ne peut pas l’aimer
en bloc, ce qui lui fait chaque fois, et tant qu’il
peut, commettre un crime inutile.
Effet de la quantité. — Le plus grand paradoxe
dans l’histoire de la poésie, c’est d’affirmer
qu’un homme peut être un barbare dans tout ce
qui faisait la grandeur des poètes anciens — un
barbare, c’est-à-dire un être défectueux et contrefait
de pied en cap, et demeurer quand même le
plus grand poète. C’est le cas de Shakespeare qui,
mis en parallèle avec Sophocle, ressemble à une
mine inépuisable d’or, de plomb et d’éboulis, en
face d’un trésor d’or pur, d’or d’une qualité si
précieuse qu’il fait presque oublier sa valeur en
tant que métal. Mais la quantité, à sa plus haute
puissance, agit comme qualité — et c’est ce dont
Shakespeare profite.
Tout commencement est danger. — Le poète a
le choix, ou d’élever le sentiment d’un degré à
l’autre et de le hausser ainsi très considérablement
— ou d’essayer d’agir par surprise et de tirer, dès
le début, très fortement à la cloche. Les deux choses
sont dangereuses : dans le premier cas l’ennui
fera peut-être prendre la fuite à l’auditeur, dans le
second cas la peur.
En faveur des critiques. — Les insectes piquent,
non par méchanceté, mais parce que, eux
aussi, veulent vivre : il en est de même des critiques ;
ils veulent notre sang et non pas notre douleur.
Succès des sentences. — Les gens inexpérimentés
croient toujours que du moment qu’une
sentence leur paraît évidente à première vue, par sa
vérité simple, cette sentence est vieille et connue, et
ils se prennent à en regarder l’auteur de travers,
comme s’il avait voulu voler le bien commun de
tous : tandis que, lorsqu’ils entendent des demi-vérités
bien épicées, ils s’en réjouissent et font connaître
leur joie à l’auteur. Celui-ci sait apprécier
une pareille indication et devine facilement ce qui
lui a réussi et ce qu’il a mal fait.
Vouloir vaincre. — Un artiste qui, dans tout
ce qu’il entreprend, dépasse ses forces, finira par
entraîner la foule avec lui, par le spectacle même
de la lutte formidable qu’il lui offre : car le succès
n’est pas toujours seulement dans la victoire, mais
parfois déjà dans le désir de vaincre.
Sibi scribere. — L’auteur raisonnable n’écrit pas
pour une autre postérité que la sienne, c’est-à-dire
pour sa propre vieillesse, car il pourra, alors, se
réjouir sur lui-même.
Éloge de la sentence. — Une bonne sentence
est trop dure pour la mâchoire du temps, et des
milliers d’années ne suffiront pas à la dévorer,
quoique tentes les époques s’en nourrissent : par
cela elle est le grand paradoxe dans la littérature,
l’impérissable au milieu du changement, l’aliment
toujours apprécié, comme le sel, mais qui ne perd
pas sa saveur.
Besoins artistiques de second ordre. — Le peuple
possède bien quelque chose que l’on peut appeler
des aspirations artistiques, mais celles-ci sont minimes
et faciles à satisfaire. Au fond, les déchets de
l’art y suffisent : il faut se l’avouer sans ambages.
Considérez, par exemple, quelles sont les mélodies et les chansons qui font maintenant toute la
joie des couches vigoureuses de la population, les
moins gâtées et les plus naïves, vivez parmi les
bergers, les métayers, les paysans, les chasseurs,
les soldats, les matelots, et vous serez édifiés sur ce
sujet. Dans les petites villes encore, dans les maisons
où est le siège des héréditaires vertus bourgeoises,
n’aime-t-on et ne cultive-t-on pas la plus
mauvaise musique qui aitjamais été produite ? Celui
qui parle de besoins profonds, d’aspirations inassouvies
qui poussent le peuple vers l’art, le peuple
tel qu’il est, celui-là radote ou veut faire des dupes.
Soyez donc francs ! Ce n’est que chez l’homme
d’exception qu’existe aujourd’hui le besoin d’un
art de style supérieur, — et cela parce que, d’une
façon générale, l’art est de nouveau pris dans un
mouvement rétrograde et que les forces et les espérances
humaines se sont jetées, pour un temps,
sur autre chose. — Il est vrai qu’il existe en outre,
c’est-à-dire à l’écart du peuple, un besoin d’art
vaste et considérable, mais de second ordre. On
trouve ce besoin chez les classes supérieures de la
société : là quelque chose comme une communauté
artistique de bonne foi est possible. Mais regardez
donc de plus près les éléments de cette communauté !
Ce sont en général les mécontents plus distingués
qui, par eux-mêmes, ne peuvent s’élever
à une joie véritable : l’homme cultivé qui ne s’est
pas assez libéré pour pouvoir se passer des consolations
de la religion èl qui pourtant ne trouve pas
assez odorants les baumes de celle-ci ; le demi-noble
qui est trop faible pour briser le vice fondamental de sa vie ou le penchant néfaste de son caractère,
en renonçant héroïquement ou en changeant de
vie ; l’homme richement doué qui a de lui-même
trop haute opinion pour être utile par une activité
modeste, et qui est trop paresseux pour un grand
travail désintéressé ; la jeune fille qui ne sait pas se
créer un cercle de devoirs assez étendu ; la femme
qui s’est liée par un mariage léger ou criminel et
qui ne se sait pas assez liée ; le savant, le médecin,
le commerçant, le fonctionnaire qui s’est spécialisé
trop tôt et n’a jamais laissé libre cours à toute sa
nature, mais qui, à cause de cela, accomplit son
travail, d’ailleurs excellent, avec un ver rongeur au
cœur ; et enfin tous les artistes incomplets : — ce
sont là tous ceux qui ont aujourd’hui encore de
véritables besoins d’art ! Et qu’exigent-ils en somme
de l’art ? Il doit chasser chez eux, pendant quelques
heures ou quelques instants, le malaise, l’ennui,
la conscience vaguement mauvaise, et interpréter,
si possible, dans un sens élevé, le défaut de
leur vie et de leur caractère, pour le transformer
en un défaut dans la destinée du monde, — très
différents des Grecs qui voyaient, dans leur art,
l’expansion de leur propre bien-être et de leur propre
santé, et qui aimaient à voir leur propre perfection,
encore une fois, en dehors d’eux-mêmes :
— ils ont été conduits à l’art par le contentement
d’eux-mêmes, nos contemporains y sont venus —
par le dégoût d’eux-mêmes.
Les Allemands au théâtre. — Le véritable talent dramatique des Allemands a été Kotzebue ; lui et
ses Allemands, tant ceux desclasses supérieures que
ceux des classes moyennes, sont inséparables, et
ses contemporains auraient pu dire sérieusement
de lui : « En lui nous vivons et nous agissons ».
Il n’y avait là rien de forcé, rien qui fût inculqué,
dont la jouissance fut imposée, artificiellement
imposée : ce qu’il voulait et savait dire était compris,
et, aujourd’hui encore, le franc succès sur la
scène allemande est entre les mains des héritiers
honteux ou éhontés de ces moyens et de ces
effets qui étaient le propre de Kotzebue, surtout
sur le domaine où la comédie reste quelque peu
florissante ; d’où il résulte qu’une bonne part
de ce qui était le tgermanisme d’alors continue à
subsister, surtout à distance des grandes villes.
Bonasse, sans sobriété dans les petites jouissances,
avide de larmes, avec le désir de pouvoir se défaire,
du moins au théâtre, de la sévère frugalité
traditionnelle, pour exercer une indulgence souriante
et même pleine de rires, confondant le bien et la
compassion, les identifiant même — comme c’est
le propre de la sentimentalité allemande —, exultant
à l’aspect d’une belle action généreuse ; pour
le reste soumis à ce qui vient d’en haut, envieux à
l’égard du voisin et pourtant plein de contentement
intérieur — toutes ces qualités, tous ces défauts, ce
furent les leurs. — Le second talent théâtral fut
Schiller : celui-ci découvrit une classe de spectateurs
qui, jusqu’alors, n’étaient pas encore entrés en
ligne de compte ; il trouve cette classe à l’âge de la
puberté : la jeune fille et le jeune homme allemands. Par sa poésie, il vint au-devant de leurs élans supérieurs,
nobles et impétueux, bien qu’encore obscurs,
au-devant du plaisir que leur causait la sonorité
des phrases morales (un plaisir qui tend à disparaître
vers la trentième année de la vie), et, grâce à
la passion et à l’esprit de parti qui anime cet âge,
il conquit un succès qui finit par agir avantageusement
sur l’âge plus mûr : car, d’une façon générale,
Schiller a rajeuni les Allemands. — À tous
égards, Gœthe se plaçait au-dessus des Allemands,
et, maintenant encore, il se trouve au-dessus d’eux :
il ne leur appartiendra jamais. Comment d’ailleurs
un peuple pourrait-il être à la hauteur de l’intellectualité
de Gœthe, avec son bien-être et sa bienveillance !
Tout comme Beethoven fit de la musique
en passant sur la tête des Allemands, tout comme
Schopenhauer philosopha au-dessus des Allemands,
Gœthe écrivit son Tasse, son Iphigénie au-dessus
des Allemands. Un très petit nombre d’hommes très
cultivés le suivirent, d’hommes éduqués par l’antiquité,
la vie et les voyages, ayant grandi au-dessus
de l’esprit allemand : il voulut lui-même qu’il n’en
fût pas autrement. — Lorsque plus tard les Romantiques
édifièrent leur culte raisonné de Gœthe, lorsque
leur étonnante habileté dans le flairage passa
aux élèves d’Hegel, qui furent tles véritables éducateurs
des Allemands de ce siècle, lorsque les poètes
allemands mirent à profit, pour répandre leur
gloire, l’ambition nationale qui s’éveillait et que la
véritable mesure d’un peuple, ce qui est de savoir
s’il peut loyalement se réjouir de quelque chose,
fut impitoyablement subordonnée au jugement de l’individu et à l’ambition nationale — c’est-à-dire
lorsque l’on commença à être forcé de se réjouir,
— la duperie mensongère de la culture allemande
naquit, cette culture qui avait honte de Kotzebue
et qui mit en scène Sophocles, Calderon et même
la continuation du Faust de Gœthe et qui, à cause
de sa langue empâtée, de son estomac embarrassé,
finit par ne plus savoir ce qui lui convient et ce
qui l’ennuie. — Heureux ceux qui ont du goût,
fût-ce même un mauvais goût ! — Et non seulement
heureux, on ne peut aussi devenir sage que
grâce à cette qualité ; c’est pourquoi les Grecs qui,
en ces choses, étaient très subtils, désignèrent le
sage par un mot, qui veut dire l’homme de goût
et qu’ils appelèrent bonnement « goût » (sophia)
la sagesse, l’artistique aussi bien que la philosophique.
La musique, manifestation tardive de toute
culture. — La musique, de tous les arts qui naissent
généralement sur un terrain de culture particulier,
avec des conditions sociales et politiques
déterminées, apparaît comme la dernière de toutes
les plantes, à l’automne et au moment du dépérissement
de la culture dont elle fait partie : tandis
que déjà sont visibles les premiers signes avant-coureurs
d’un nouveau printemps. Il arrive même
parfois que la musique résonne comme le langage
d’une époque disparue, dans un monde nouveau
et étonné, et qu’elle arrive trop tard. C’est
seulement dans l’art des musiciens des Pays-Bas que l’âme du moyen âge chrétien trouva tous ses
accords : son architecture des sons est la sœur du
gothique, tard venue il est vrai, mais légitime et
ressemblante. C’est seulement dans la musique de
Hændel que retentit l’écho de ce que l’âme de Luther
et de ses proches avait de meilleur, le grand
trait judéo-héroïque qui créa tout le mouvement
de la Réforme. Ce fut Mozart qui rendit en or sonnant
le siècle de Louis XIV, l’art de Racine et de
Claude Lorrain. Dans la musique de Beethoven et
de Rossini le dix-huitième siècle chanta son dernier
chant, le siècle de l’exaltation, des idéals brisés
et du bonheur fugitif. Un ami des symboles
sensibles pourrait donc dire que toute musique vraiment
remarquable est un chant du cygne. — C’est
que la musique n’est pas un langage universel qui
dépasse le temps, comme on a si souvent dit à son
honneur, elle correspond exactement à une mesure
de sentiment, de chaleur, de milieu qui porte en
elle, comme loi intérieure, une culture parfaitement
déterminée, liée par le temps et le lieu ; la
musique de Palestrina serait, pour les Grecs, parfaitement
inabordable, et, d’autre part — qu’entendrait
Palestrina, s’il écoutait la musique de Rossini ?
— Il se pourrait fort bien que notre récente
musique allemande, malgré sa prépondérance et sa
joie de dominer, ne fût plus comprise dans fort peu
de temps ; car elle naquit d’une culture qui est en
décadence rapide ; son terrain se réduit à cette période
de réaction et de restauration, où s’épanouit
tout aussi bien un certain catholicisme du sentiment
que le goût de tout ce qui est traditionnel et national, pour répandre sur l’Europe son parfum
composite. Ces deux courants de sentiments, saisis
dans leur plus grande intensité et conduits jusqu’aux
limites lesplus extrêmes, ont fini par résonner
dans l’art wagnérien. L’appropriation des
vieilles légendes indigènes chez Wagner, la libre disposition
qu’il prit des divinités et des héros étranges
— qui sont au fond de souveraines bêtes fauves
avec de la profondeur, de la grandeur d’âme et de
la satiété de vivre —, la résurrection de ces figures
à qui il donna la soif chrétienne et moyen-âgeuse
d’une sensualité et d’une spiritualité extatiques,
tout ce procédé de Wagner dans les emprunts et
les adjonctions, par rapport au sujet, à l’âme, aux
figures et aux paroles, exprime clairement aussi l’esprit
de sa musique, si celle-ci, comme toute musique,
ne savait parler d’elle-même sans équivoque :
cet esprit mène la toute dernière campagne de réaction
contre l’esprit du rationalisme qui soufflait du
siècle dernier dans celui-ci, et aussi contre l’idée
supernationale de la Révolution française et de l’utilitarisme
anglo-américain appliquée à la transformation
de l’État et de la société. — Mais n’est-il
pas évident que ce cercle d’idées et de sentiments
combattu, semble-t-il, par Wagner et ses
adhérents ait repris depuis longtemps une force
nouvelle et que cette tardive protestation musicale
tombe dans des oreilles qui préféreraient entendre
d’autres accents, d’une esthétique différente ?
En sorte qu’il pourrait bien arriver un jour que cet
art merveilleux et supérieur devienne soudain incompréhensible
et que l’oubli et les toiles d’araignées viennent s’abattre sur lui. — Il ne faut pas
se laisser induire en erreur sur cet état de cause
par ces fluctuations passagères qui apparaissent
comme la réaction dans la réaction, comme une dépression
momentanée des ondes, dans l’ensemble
du mouvement : il se pourrait donc que cette période
de dix années, avec ses guerres nationales,
son martyre ultramontain et son terrorisme socialiste,
aidât, dans ses contrecoups subtils, à l’épanouissement
du dit art, — sans lui donner par là
la garantie qu’il a « de l’avenir », ou même qu’il a
l’avenir. — Cela tient à l’essence même de l’art, si
les fruits de ses grandes années perdent aussitôt
plus vite leurs saveurs et se gâtent plus vite que
les fruits de l’art plastique ou même ceux qui
croissent sur l’arbre de la connaissance : car de
tous les produits du sens artistique humain, les
idées sont ce qu’il y a de plus durable.
Les poètes ne sont plus des éducateurs. — Bien
que cela puisse paraître étrange à notre temps, il y
a eu jadis des poètes et des artistes dont l’âme était
élevée au-dessus des passions, des luttes et des ravissements
de la passion, et qui, à cause de cela, prenaient
plaisir à des sujets plus purs, des hommes
plus dignes, des enchaînements et des dénouements
plus tendres. Si les grands artistes d’aujourd’hui
sont le plus souvent des déchaîneurs de volonté,
et, par cela même, dans certaines circonstances, des
libérateurs de la vie, ceux-ci étaient des dompteurs
de volonté, des transformateurs d’animaux, des créateurs d’hommes et, en général, des formateurs,
des continuateurs de la vie : tandis que la gloire
de ceux d’aujourd’hui consiste peut-être à dépouiller,
à briser les chaînes, à détruire. — Les Grecs
anciens exigeaient du poète qu’il fût l’éducateur des
adultes : mais combien aujourd’hui un poète aurait
honte si l’on demandait cela de lui — de lui, qui
ne fut pas même un bon élève et qui, par conséquent,
ne devint pas quelque chose comme un bon
poème, belle formation lui-même, mais, au meilleur
cas, en quelque sorte le farouche et attirant
amas de décombres d’un temple, et, en même temps,
une caverne de concupiscence, couverte, telle une
ruine, de fleurs, de plantes piquantes et vénéneuses,
habitée et visitée par les serpents, les vers,
les araignées et les oiseaux, — et c’est un objet de
triste réflexion que de se demander pourquoi les
choses les plus nobles et les plus exquises se présentent
maintenant telles des ruines, sans le passé et
l’avenir de la perfection.
Regards en avant et en arrière. — Un art tel
qu’il rayonne d’Homère, de Sophocle, de Théocrite,
de Caldéron, de Racine, de Gœthe, comme
l’excédent d’une direction de vie sage et harmonieuse
— c’est là la vraie conception, à quoi nous
finirons par recourir, lorsque nous serons devenus
nous-mêmes plus sages et plus harmonieux : et
non point ce jaillissement barbare, quoique si charmant,
de choses ardentes et bariolées, ce jaillissement
hors d’une âme chaotique et non domptée que nous considérions jadis, lorsque nous étions des
jeunes gens, comme de l’art. Mais il va de soi que,
pour certaines époques de la vie, un art de l’exaltation
et de l’émotion répond à un besoin naturel,
de même que la répugnançe contre tout ce qui fest
réglé, monotone, simple et logique, que cet art doit
nécessairement correspondre à l’artiste, pour que
l’âme de pareilles époques de vie n’aille pas faire
explosion sur une autre voie, par toutes sortes
d’excès et de désordres. C’est ainsi que les jeunes
gens, tels qu’ils sont généralement, pleins d’exubérances
et tourmentés par l’ennui plus que par toute
autre chose, — c’est ainsi que les femmes, à qui
manqueun bontravailqui remplit l’âme, ont besoin
de cet art du désordre ravissant : mais avec d’autant
plus de violence, s’enflamme leur désir d’une
satisfaction sans changement, d’un bonheur sans
léthargie et sans ivresse.
Contre l’art des œuvres d’art. — L’art doit
avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes
tolérables aux autres et agréables si possible :
ayant cette lâche en vue, il modère et nous
tient en brides, crée des formes dans les rapports,
lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois
de convenance, de propriété, de politesse, leur
apprend à parler et à se taire au bon moment. De
plus, l’art doit cacher et transformer tout ce qui
est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes
qui, malgré tous les efforts, à cause des
origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout
pour ce qui en est des passions, des douleurs de
l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans la
laideur inévitable ou insurmontable, ce qui y est
significatif. Après cette tâche de l’art, dont la grandeur
va jusqu’à l’énormité, l’art que l’on appelle
véritable, l’art des œuvres d’art n’est qu’accessoire.
L’homme qui sent en lui un excédent de ces
forces qui embellissent, cachent, transforment,
finira par chercher à s’alléger de cet excédent par
l’œuvre d’art ; dans certaines circonstances c’est tout
un peuple qui agira ainsi. — Mais on a l’habitude
maintenant de commencer l’art par la fin, on se
suspend à sa queue, avec l’idée que l’art des œuvres
d’art est le principal et que c’est, en partant de cet
art, que la vie doit être améliorée et transformée,
— fous que nous sommes ! Si nous commençons
le repas par le dessert, goûtant à un plat sucré
après l’autre, quoi d’étonnant si nous nous gâtons
l’estomac et même l’appétit pour le bon festin, fortifiant
et nourrissant, à quoi l’art nous convie ?
Persistance de l’art. — À quoi un art des
œuvres d’art doit-il en somme sa persistance ? Au
fait que la plupart des gens qui ont des heures
de loisirs — et pour ceux-ci seulement, il y a un
pareil art, — ne croient pas pouvoir venir à bout
de leur temps sans faire de la musique, aller au
théâtre, visiter les expositions, lire des romans et
des vers. En admettant que l’on puisse les détourner
de cette satisfaction, ils aspireraient moins avidement à avoir des loisirs et l’envie que l’on porte
aux riches deviendrait plus rare — ce serait un
avantage pour la stabilité de la société ; ou bien ils
continueraient à avoir des loisirs, mais apprendraient
à réfléchir — ce que l’on peut apprendre
et désapprendre, — à réfléchir sur leur travail par
exemple, sur leurs relations, çur les joies qu’ils
pourraient procurer : dans les deux cas, le monde
entier, sauf les artistes, en tirerait des avantages.
— Il y a certainement maint lecteur plein de vigueur
et de sens qui pourrait présenter ici une
bonne objection. À cause des gens grossiers et
mal intentionnés je tiens à dire qu’ici, comme bien
souvent dans ce livre, ce qui importe à l’auteur c’est
l’objection et que l’on pourra y lire bien des choses
qui n’y sont pas précisément écrites. —
Les porte-parole des dieux. — Le poète exprime
les opinions générales et supérieures que possède
un peuple, il en est le porte-parole et la flûte,
— mais, grâce au mètre et à tous les autres moyens
artistiques, il les exprime de façon à ce que le peuple
les prenne pour quelque chose de tout nouveau
et de merveilleux, et se figure sérieusement que le
poète est le porte-parole des dieux. Enveloppé dans
les nuages de la création, le poète lui-même oublie
d’où il tient toute sa sagesse intellectuelle — de ses
père et mère, des maîtres et des livres de tous genres,
de la rue, et surtout des prêtres ; il est trompé par
son propre art et il croit vraiment, aux époques naïves,
que Dieu parle par sa bouche, qu’il crée dans un état d’illumination religieuse : — tandis qu’en
réalité il ne dit que ce qu’il a appris, la sagesse
populaire et la folie populaire confondues. Donc :
en tant que le poète est véritablement vox populi,
il passe pour être vox dei.
Ce que tout art veut et ne veut pas. — La dernière
tâche de l’artiste, la tâche la plus difficile,
c’est la description de l’immuable, de ce qui repose
en soi, supérieur et simple, loin de tout charme
particulier ; c’est pourquoi les plus belles figurations
de la perfection morale sont rejetées par
les artistes plus faibles, comme des ébauches inartistiques,
parce que l’aspect de tels fruits est trop
pénible pour leur ambition : ils voient apparaître
ceux-ci aux extrêmes rameaux de l’art, mais ils
manquent d’échelle, de courage et de pratique pour
oser s’aventurer si haut. En soi, il n’y a pas d’objection
à la venue d’un Phidias poète, mais, si l’on
considère la capacité moderne, ce sera seulement
dans ce sens qu’à Dieu « nulle chose n’est impossible ».
Le désir d’un Claude Lorrain, dans le domaine
de la poésie, est actuellement déjà un manque
de modestie, quelle que soit l’aspiration qui vous
y pousse. Nul artiste n’a été jusqu’à présent à la
hauteur de cette lâche : la description de l’homme
le plus grand, c’est-à-dire le plus simple et en
même temps le plus complet ; mais peut-être les
Grecs, dans leur idéal d’une Pallas Athéné, ont-ils
jeté leur regard plus loin que les hommes ont
fait jusqu’à présent.
Art et restauration. — Les monuments rétrogrades
dans l’histoire, ce que l’on appelle les époques
de restauration, qui cherchent à faire renaître
un état intellectuel et spcial qui existait avant
celui qui subsistait en dernier lieu et à qui une
courte résurrection semble vraiment réussir, possèdent
le charme que suscitent les souvenirs pleins
de sentiments, le désir ardent de ce qui est presque
perdu, le hâtif embrassement d’un court bonheur.
À cause de ce singulier approfondissement
de l’esprit, les arts et les lettres trouvent un sol
propice justement à ces époques fugitives, presque
enveloppées de rêve : de même que les plantes les
plus tendres et les plus rares croissent sur les versants
abrupts des montagnes. — C’est ainsi que
maint bon artiste est poussé imperceptiblement à
des idées de restauration politique et sociale, en
vue de quoi il s’arrange à son propre gré, une petite
retraite fleurie et silencieuse : où il réunirait autour
de lui les vestiges humains de cette époque de l’histoire
qui lui rappelle ce qu’il aime, exerçant son
archet devant des morts, des mourants et des épuisés,
avec, peut-être, le succès d’une brève résurrection.
Bonheur de l’époque. — Notre époque doit
s’estimer heureuse pour deux raisons. Par rapport au
passé nous jouissons de toutes les cultures et de leurs
productions, et nous nous nourrissons du sang le plus noble de tous les temps. Nous nous trouvons encore
assez près de la magie des forces d’où ces cultures
sont sorties, pour pouvoir nous y soumettre, temporairement,
avec joie et frémissement : tandis
que des civilisations plus anciennes ne surent que
jouir d’elles-mêmes, sans voir au delà, comme si
elles étaient enfermées sous une cloche de verre,
où pénétreraient les rayons de lumière, mais sans
laisser passer le regard. Par rapport à l’avenir, s’ouvre
à nous, pour la première fois dans l’histoire,
la vue prodigieuse des desseins humains et œcuméniques
qui embrassent la terre tout entière. En
même temps nous sentons en nous la force de prendre
en main, sans aide surnaturelle, mais aussi sans
présomption, cette tâche nouvelle ; et, quel que soit
le résultat de notre entreprise, quand même nous
aurions estimé trop haut nos forces, il n’y aurait
personne en tous les cas à qui nous devions rendre
compte, hors nous-mêmes : l’humanité peut dès
maintenant faire d’elle-même tout ce qu’elle veut.
— Il est vrai qu’il existe de singulières abeilles
humaines qui, dans le calice de toutes choses, ne
savent toujours puiser que ce qu’il y a de plus amer
et de plus fâcheux ; — et, en effet, toutes choses
portent en elles quelque chose de ce fiel. Que ces
abeilles humaines pensent donc du bonheur de
notre époque tout ce qu’elles voudront, et continuent
à bâtir la ruche de leur déplaisir.
Une vision. — Des heures d’enseignement et de
contemplation pour les adultes et les hommes mûrs, ces heures quotidiennes mais sans contrainte, fréquentées
par chacun selon les règles des mœurs : les
églises considérées en vue de ces réunions, comme
les lieux les plus dignes et les plus riches en souvenirs :
en quelque sorte des solennités quotidiennes
pour fêter le degré possible de raison et de dignité
humaine : une floraison nouvelle et complète d’un
idéal d’enseignement, où le prêtre, l’artiste et le
médecin, le savant et le sage seraient fondus dans
un seul individu, de même que devraient apparaître,
dans l’enseignement lui-même, dans la açon dont
il serait présenté, dans sa méthode, les vertus particulières
de chacun, réunies en une vertu générale.
— Ceci est ma vision qui me revient toujours à
nouveau, et dont je crois fermement qu’elle a soulevé
un pan du voile de l’avenir.
Éducation, tortion. — L’extraordinaire incertitude
de tout enseignement public qui donne, à tout
adulte, l’impression que son seul éducateur a été
le hasard, — ce qu’il y a de semblable à la girouette
dans toutes les méthodes et intentions éducatrices —
s’explique par le fait que, de nos jours, les puissances
pédagogiques les plus anciennes et les plus nouvelles,
comme dans une tumultueuse réunion publique,
tiennent plutôt à être entendues que comprises
et veulent démontrer à tout prix, par leurs
voix, par leurs cris qu’elles existent encore ou
qu’elles existent déjà. Devant ce bruit insensé les
pauvres maîtres et éducateurs ont commencé par
être abasourdis, puis ils se sont tus, et enfin leur esprit s’est émoussé et ils se contentent de tout
laisser passer sur leur tête, tout comme ils laissent
tout passer sur la tête de leurs élèves. Ils ne sont
pas éduqués eux-mêmes, comment devraient-ils
enseigner ? Ils ne représentent pas un tronc puissant,
rempli de sève qui pousse droit : celui qui
voudra s’appuyer sur eux devra se contourner et
se tordre et finir par paraître contrefait et tordu.
Philosophes et artistes de l’époque. — La brutalité
et la froideur, l’ardeur du désir et le cœur
froid, — ce voisinage répugnant se retrouve dans le
caractère de la haute société européenne d’aujourd’hui.
C’est pourquoi l’artiste croit déjà atteindre
un but très élevé, si, par son art, il fait une fois
jaillir, à côté de l’ardeur du désir, la chaleur du
cœur et, de même, le philosophe, si avec la tiédeur
du cœur qu’il a en commun avec son époque, il
arrive à faire refroidir aussi, par ses jugements
ascétiques, la chaleur du désir qui l’anime, lui et
cette société.
Ce n’est pas sans peine que l’on est soldat de
la culture. — Enfin, enfin l’on apprend ce dont
l’ignorance vous causait un si grand tort au temps
où l’on était jeune : qu’il faut d’abord faire ce qui
est parfait et ensuite rechercher ce qui est parfait,
quels que soient l’endroit où cette perfection se trouve
et le nom sous lequel elle se cache ; que, par contre,
il faut éviter tout ce qui est mauvais et médiocre sans le combattre, et que le doute au sujet de la
qualité d’une chose — tel qu’il naît rapidement
avec un goût quelque peu exercé — peut nous servir
d’argument contre cette chose, et de motif pour
l’éviter complètement : au risque de nous tromper
quelquefois et de confondre le bien difficilement
abordable avec le mauvais et le médiocre. Seul celui
qui ne sait rien faire de mieux doit s’attaquer
aux turpitudes du monde, en soldat de la culture :
mais ceux qui doivent entretenir la culture et répandre
ses enseignements se nuisent à eux-mêmes
s’ils demeurent les armes à la main et transforment,
par leur vigilance, leurs gardes de nuit et leurs
mauvais rêves, la paix de leur vocation et de leur
foyer en une inquiétude belliqueuse.
Comment il faut raconter l’histoire naturelle.
— L’histoire naturelle, étant l’histoire de la
lutte victorieuse de la force moralo et intellectuelle,
contre la peur et l’imagination, la paresse, la superstition,
la folie, devrait être racontée de façon
à ce que chacun de ceux qui l’entendent soit entraîné
irrévocablement à aspirer à la santé et à l’épanouissement
intellectuels et physiques, à ressentir
la joie d’être l’héritier et le continuateur de
tout ce qui est humain et à se vouer à un esprit
d’entreprise toujours plus noble. Jusqu’à présent,
elle n’a pas encore trouvé son véritable langage,
parce que les artistes inventifs et éloquents — il en
faut pour cela — ne peuvent pas se débarrasser
d’une méfiance obstinée à son égard et, avant tout, ne veulent pas sérieusement apprendre d’elle. Toujours
est-il qu’il faut accorder aux Anglais que, dans
leurs manuels scientifiques pour les classes populaires,
ils ont fait un pas remarquable vers cet idéal :
c’est que ces manuels sont faits par des savants distingués
— des natures complètes et abondantes —
et non pas, comme chez nous, par les médiocrités
de la science.
Génialité de l’espèce humaine. — Si, d’après
l’observation de Schopenhauer, il y a de la génialité
dans le fait de se souvenir d’une façon coordonnée
et vivante de ce qui vous est arrivé, dans
l’aspiration à la connaissance de l’évolution historique
— qui fait ressortir toujours plus puissamment
les temps modernes sur les temps anciens et qui,
pour la promière fois a brisé les vieilles limites
entre la nature et l’esprit, l’homme et la bête, la
morale et la physique — on pourrait reconnaître
une aspiration à la génialité dans l’ensemble de
l’humanité. L’histoire imaginée complète serait de
la conscience cosmique.
Culte de la culture. — Aux grands esprits
s’adjoint ce qu’il y a dans leur nature de hideusement
trop humain — leurs aveuglements, leurs injustices,
leur manque de mesure — pour que chez
eux l’influence puissante, facilement trop puissante,
soit contrebalancée sans cesse par la méfiance ; que
ces particularités inspirent. Car le système de tout ce dont la nature a besoin pour subsister est si
vaste et absorbe des forces si diverses et si nombreuses
que, pour chaque avantage accordé d’une part,
soit à la science, soit à l’État, soit à l’art, soit
au commerce, où tendent ces individus, l’humanité
est d’autre part obligée de pâtir. Ce fut toujours
la plus grande calamité de la culture, lorsque l’on
se mit à adorer des hommes et, dans ce sens, on
peut être d’accord avec l’axiome de la loi mosaïque
qui défend d’avoir d’autres dieux à côté de Dieu.
— Au culte du génie et de la force, il faut toujours
opposer, comme complément et comme remède, le
culte de la culture : lequel sait accorder aussi, à ce
qui est grossier, médiocre, bas, méconnu, faible,
imparfait, incomplet, boiteux, faux, hypocrite, et
même à ce qui est méchant et terrible, de l’estimé
et de la compréhension, et faire l’aveu que tout
cela est nécessaire. Car l’harmonie et le développement
de ce qui est humain, à quoi l’on est parvenu
par d’étonnants travaux et coups de hasard
qui sont autant l’œuvre de cyclopes et de fourmis
que de génies, ne doivent plus être perdus : comment
pourrions-nous donc nous passer de la base
fondamentale, profonde et souvent inquiétante,
sans laquelle la mélodie ne saurait être mélodie ? —
L’ancien monde et la joie. — Les hommes de
l’ancien monde savaient mieux se réjouir : nous
nous entendons à nous attrister moins ; ceux-là
découvraient toujours de nouvelles raisons pour
goûter leur bien-être et pour célébrer des fêtes, ils y mettaient toute la richesse de leur sagacité et de
leur réflexion : tandis que nous employons notre
esprit à la solution de problèmes qui ont plutôt en
vue de réaliser l’absence de douleur et la suppression
des sources du déplaisir. Pour ce qui en est de
l’humanité souffrante, les anciens s’essayaient à
s’oublier ou à faire virer leur sentiment, d’une
façon ou d’une autre, vers le côté agréable. Ainsi
ils s’aidaient de palliatifs, tandis que nous nous
attaquons aux causes du mal et préférons en
somme agir d’une façon prophylactique. Peut-être
construisons-nous seulement les bases sur lesquelles
les hommes édifieront de nouveau plus
tard le temple de la joie.
Les muses mensongères. — « Nous nous entendons
à dire beaucoup de mensonges »[3]. — Ainsi chantèrent jadis les muses lorsqu’elles se révélèrent
devant Hésiode. — On fait des découvertes
importantes lorsque l’on se met à considérer l’artiste
comme menteur.
Homère sait être paradoxal. — Y a-t-il quelque chose de plus audacieux, de plus épouvantable et de plus incroyable, quelque chose qui éclaire les destinées humaines, tel un soleil d’hiver, autant que cette pensée qui se trouve dans Homère :
Les dieux disposent des destinées humaines et décident la chute des hommes
Afin que des générations futures puissent composer des chants.
Donc, nous souffrons et nous périssons pour que
les poètes ne manquent pas de sujets — et ce sont
les dieux d’Homère qui arrangent cela ainsi, comme
si les plaisirs des générations futures semblaient
leur importer beaucoup, mais le sort de nous autres
contemporains leur être très indifférent. — Comment de pareilles idées ont-elles pu entrer
dans le cerveau d’un Grec !
Justiflcation ultérieure de l’existence. — Certaines
idées sont entrées dans le monde comme des
erreurs et des jeux de l’imagination, mais elles
sont devenues des vérités parce que les hommes
leur ont supposé, après coup, une base véritable.
Le pour et le contre sont nécessaires. — Celui
qui n’a pas compris que tout grand homme doit
non seulement être encouragé, mais encore combattu
au nom du bien public, est certainement
encore un grand enfant — ou peut-être un grand
homme.
Injustice de génie. — Le génie est tout ce qu’il
y a de plus injuste à l’égard des génies, pour le cas
où ils sont ses contemporains : d’une part il croit pouvoir s’en passer complètement et, à cause de
cela, il les considère en général comme superflus
— car c’est sans leur concours qu’il est devenu ce
qu’il est —, d’autre part leur influence contrecarre
l’effet de son courant électrique : c’est pourquoi il
les tient même pour nuisibles.
La pire destinée d’un prophète. — Il a travaillé
pendant dix ans à convaincre ses contemporains
— et il y a enfin réussi ; mais dans l’intervalle ses
adversaires sont aussi parvenus à leurs fins : de leur
côté ils l’ont persuadé, et il n’est plus du tout convaincu
de la vérité de sa doctrine.
Trois penseurs égalent une araignée. — Dans
toute secte philosophique, trois penseurs se succèdent
dans le rapport suivant : le premier engendre
par lui-même le suc et la semence, le second en
tire des fils et tisse une toile artificielle, le troisième
s’embusque dans cette toile et guette les victimes
qui s’y aventurent — pour vivre aux dépens de la
philosophie.
Les rapports avec les auteurs. — C’est une
tout aussi mauvaise manière de fréquenter un auteur
en le menant par le bout du nez qu’en le prenant
par les cornes — et chaque auteur a des cornes.
Attelage à deux . — Les idées obscures et l’exaltation sentimentale s’allient tout aussi souvent à la
volonté implacable d’arriver par tous les moyens
et de se faire admettre exclusivement que l’esprit
sccourable, bienfaisant et bienveillant à l’instinct
de clarté et de netteté d’esprit, de modération et de
pudeur du sentiment.
Ce qui lie et ce qui sépare. — Ne trouve-t-on
pas dans la téte ce qui unit les hommes — la compréhension
de l’utilité et du préjudice général —,
et dans le cœur ce qui sépare — l’aveugle choix et
l’aveugle penchant, en amour et dans la haine, la
faveur accordée à l’un aux dépens de tous les autres
et le mépris de l’utilité publique qui en résulte ?
Tireurs et penseurs. — Il y a des tireurs singuliers
qui, bien qu’ils aient manqué le but, quittent,
cependant le tir avec le sentiment de secrète fierté
d’avoir, en tous les cas, envoyé leur balle très loin
(au delà du but, il est vrai), ou d’avoir atteint, si ce
n’est le but, du moins autre chose. Et il en est de
même de certains penseurs.
De deux côtés à la fois. — On en veut à un
ourant intellectuel lorsqu’on lui est supérieur et
ue l’on désapprouve son but, ou encore lorsque
,on but est trop élevé pour nous et méconnaissale
à notre œil, c’est-à-dire lorsqu’il nous est supérieur. C’est ainsi qu’un même parti peut être combattu
de deux côtés à la fois, d’en haut et d’en bas ;
et souvent les antagonistes s’allient dans une haine
commune, ce qui est plus répugnant que tout ce
qu’ils haïssent.
Original. — Ce n’est pas d’être le premier à voir
quelque chose de nouveau, mais c’est de voir, comme
si elles étaient nouvelles, les choses vieilles et
connues, vues et revues par tout le monde, qui distingue
les cerveaux véritablement originaux. Celui
qui découvre les choses est généralement cet être
tout à fait vulgaire et sans cerveau — le hasard.
Erreur des philosophes . — Le philosophe s’imagine
que la valeur de sa philosophie se trouve
dans son ensemble, dans sa construction : la postérité
trouve cette valeur dans les pierres dont il se
servit et avec lesquelles, dès lors, on bâtira encore
souvent et beaucoup mieux : par conséquent, dans
la possibilité de détruire cette construction, sans
lui faire perdre sa valeur comme matériel.
Trait d’esprit . — Le trait d’esprit c’est l’épigramme
que l’on fait sur la mort d’un sentiment.
Le moment qui précède la solution . — Dans les
sciences, il arrive tous les jours et à toute heure que quelqu’un s’arrête immédialement avant d’avoir
trouvé la solution, persuadé que, jusqu’ici, tous ses
efforts ont été vains, — semblable à quelqu’un qui
désembrouille un écheveau et qui hésite, au moment
où il est presque défait, car c’est alors qu’il voit le
plus de nœuds.
Se joindre aux exaltés. — L’homme réfléchi et
sûr de sa raison peut gagner à se mêler pendant
dix ans aux Imaginatifs, s’abandonnant dans cette
zone torride à une douce folie. Cette fréquentation
lui a fait faire beaucoup de chemin pour le faire
aboutir enfin à ce cosmopolitisme de l’esprit qui
peut dire sans présomption : « Rien d’intellectuel
ne m’est étranger. »
Air vif. — Ce qu’il y a de meilleur et de plus
sain dans les sciences comme dans les montagnes,
c’est l’air vif qui y souffle. —
Ceux qui aiment la
mollesse de l’esprit (les artistes, par exemple) craignent
et abandonnent les sciences à cause de cette
atmosphère.
Pourquoi les savants sont plus mobiles que les
artistes. — La science a besoin de natures plus
nobles que la poésie. Les natures scientifiques doivent
être plus simples, moins portées sur la gloire,
elles doivent approfondir des choses qui, aux yeux
du grand nombre, paraissent rarement dignes d’un pareil sacrifice de la personnalité. Il faut ajouter
à cela un autre dommage dont elles ont conscience :
leur genre d’occupation, une constante invite
à la plus grande sobriété, affaiblit leur volonté ;
le feu est moins vivement entretenu que sur le
foyer des natures poétiques : c’est pourquoi les
natures scientifiques perdent plus souvent que celles-ci,
à un âge peu avancé, leur belle vigueur et leur
floraison — et elles n’ignorent pes ce danger. Dans
toutes les circonstances elles paraîtront moins
douées parce qu’elles brillent moins, et elles compteront
moins qu’elles ne valent.
En quoi la piété obscurcit. — Oh attribue au
grand homme, dans les siècles qui lui succèdent,
toutes les qualités et toutes les vertus du siècle où il
a vécu — et c’est ainsi que les meilleures choses sont
sans cesse obscurcies par la piété qui ne voit en
elles’que des images saintes où l’on place et suspend
des offrandes de toutes sortes — jusqu’à ce qu’elles
finissent par être complètement couvertes et enveloppées
et qu’elles apparaissent plutôt comme des
objets de foi que de contemplation.
Être placé sur la tête. — Lorsque nous plaçons
la vérité sur la tête, nous ne nous apercevons
généralement pas que notre tête, elle aussi, n’est
pas placée où elle devrait.
Origine et utilité de la mode. — Le contentement
visible qu’éprouve l’individu devant sa forme
excite l’esprit d’imitation et crée, peu à peu, la
forme du nombre, c’est-à-dire la mode : le grand
nombre veut arriver, par la mode, à ce bienfaisant
contentement de soi que procure la forme, et il y
parvient. — Si l’on se rend compte des raisons
que peut avoir chaque homme pour être craintif et
se cacher par timidité, si l’on considère que les
trois quarts de son énergie et de sa bonne volonté
peuvent être paralysés et stérilisés par ces raisons,
on devra beaucoup de reconnaissance à la mode,
dans la mesure où elle communiquera de la confiance
en soi et de la liberté d’allure réciproque à ceux
qui se savent liés entre eux à ses lois. Les lois
sottes, elles aussi, procurent la liberté et la tranquillité
d’esprit, pour peu que ce soit le grand
nombre qui s’y est soumis.
Délier la langue. — La valeur de certains hommes
et de certains livres repose seule sur l’aptitude
qu’ils ont de forcer chacun à exprimer ce qu’il
a de plus caché et de plus intime : ce sont des coupe-brides
et des leviers pour les bouches les plus
muettes. Certains événements et certains méfaits,
qui semblent n’exister que pour la malédiction de
l’humanité, ont aussi cette valeur et ce but utile.
Esprits à libre cours. — Qui d’entre nous oserait
s’appeler libre esprit s’il ne voulait pas rendre
hommage, à sa façon, aux hommes qui reçurent
ce nom pour leur faire injure, en chargeant lui
aussi sur ses épaules sa part de ce fardeau de la
vindicte et de la honte publiques ? Mais nous avons
aussi le droit de nous appeler « esprits à libre
cours », et cela sérieusement (sans aucun défi hautain
ou généreux), parce que ce cours vers la liberté
est l’instinct le plus prononcé de notre esprit et
qu’en opposition avec les intelligences liées et enracinées,
nous voyons presque notre idéal dans une
espèce de nomadisme intellectuel, — pour me servir
d’une expression modeste et presque dénigrante.
Oui, la faveur des muses. — Ce qu’en dit Homère
va droit au cœur, tant c’est vrai et, terrible
tout à la fois : « La muse l’aimait plus que tout,
et elle lui avait donné de connaître le bien et le
mal, et, l’ayant privé des yeux, elle lui avait accordé
le chant admirable[4]. » — C’est là un texte
sans fin pour celui qui sait réfléchir : elle donne
le bien et le mal, voilà son tendre amour ! Et chacun
interprétera à sa façon pourquoi il faut que
nous autres poètes et penseurs nous y laissions
nos yeux.
Contre l’enseignement de la musique. — Le
développement artistique de l’œil dès l’enfance, par
le dessin et la peinture, par des croquis de paysages,
de personnes, d’événements, procure, d’une
façon on accessoire mais pour toute la vie, cet avantage
inappréciable d’aiguiser l’œil pour l’observation
des hommes et des situations, de le rendre
tranquille et persévérant. Un semblable bénéfice
secondaire ne ressort pas de la culture artistique de
l’oreille.
Ceux qui découvrent des trivialités. — Des
esprits subtils, pour qui rien n’est plus loin qu’une
trivialité, en découvrent souvent une après de longs
détours à travers des sentiers de montagne, et ils
y prennent un vif plaisir, au plus grand étonnement
de ceux qui ne sont pas subtils.
Morale des savants. — Un progrès rapide et
régulier de la science n’est possible que si certains
savants ne sont pas trop méfiants, au point qu’ils
vérifient chaque calcul et chaque affirmation d’autres
savants, sur des domaines qui se trouvent loin
d’eux. Mais il y a à cela une condition, c’est que
chacun ait, sur son propre champ de travail, des
compétiteurs qui sont extrêmement méfiants et qui
le surveillent avec attention. De ce voisinage entre
ceux qui ne sont « pas trop méfiants » et ceux qui sont « extrêmement méfiants » naît l’équité dans
la république des savants.
Cause de la stérilité. — Il y a des esprits extrêmement
doués, qui restent toujours stériles, seulement
parce que, par faiblesse de tempérament, ils
sont trop impatients pour attendre leur grossesse.
Monde renversé des larmes. — Le déplaisir multiple
que les prétentions de la culture supérieure
causent à l’homme finit par renverser l’ordre naturel,
au point que l’homme se comporte, en temps
ordinaire, d’une façon inflexible et stoïque et n’a
plus de larmes que pour les rares occasions de bonheur ;
il y en a même que la simple jouissance,
occasionnée par l’absence de douleur, fait pleurer :
— leur cœur ne bat plus que dans le bonheur.
Les Grecs comme interprètes. — Lorsque nous
parlons des Grecs, nous parlons aussi involontairement
d’aujourd’hui et d’hier : leur histoire, universellement
connue, est un clair miroir qui reflète
toujours quelque chose de plus que ce qui se trouve
dans le miroir lui-même. Nous nous servons de la
liberté que nous avons de parler d’eux pour pouvoir
nous taire sur d’autres sujets, — afin de leur
permettre de murmurer quelque chose à l’oreille
du lecteur méditatif. C’est ainsi que les Grecs
facilitent à l’homme moderne la communication de choses difficiles à dire, mais dignes de réflexion.
Du caractère acquis des Grecs. — Par la fameuse
clarté grecque, par la transparence, la simplicité,
la belle ordonnance des œuvres grecques,
par ce qu’elles ont de naturel et d’artificiel à la fois,
comme si elles étaient faites decristal, nous nous laissons
facilement induire à croire que tout cela a été
donné, aux Grecs dès l’origine : nous croyons, par
exemple, qu’ils ne pouvaient pas faire autrement
que de bien écrire, comme l’a une fois prétendu
Lichtenberg. Mais il n’y a pas d’opinion plus prématurée
et qui tient moins debout. L’histoire de la
prose de Gorgias à Démosthène montre un travail
et une lutte pour sortir de l’obscurité, de la lourdeur,
du mauvais goût et parvenir à la lumière, au
point qu’il faut songer aux péripéties des héros qui
tracent les premiers chemins à travers les forêts
et les marécages. Le dialogue de la tragédie est le
véritable haut fait des dramaturges, car il est d’une
clarté et d’une netteté extraordinaires, tandis que
la disposition naturelle du peuple tendait vers l’ivresse
du symbole et de l’allusion, à quoi l’avait
encore encouragé le grand lyrisme du chœur : tout
comme ce fut le haut fait d’Homère d’avoir délivré
les Grecs de la pompe asiatique et des allures
épaisses, et d’être parvenu, dans l’ensemble et dans
le menu, à la limpidité de l’architecture. Dire quelque
chose d’une façon pure et lumineuse n’était
d’ailleurs nullement tenu pour facile ; d’où viendrait
autrement la grande admiration que l’on professait pour l’épigramme de Simonide, qui se présente
si fruste, sans pointes dorées et sans les arabesques
du jeu de mot, — mais qui dit ce qu’il veut
dire, clairement, avec la tranquillité du soleil, et non
pas comme l’éclair, avec la recherche de l’effet. Est
grecque l’aspiration à la lumière, venant en quelque
sorte d’un crépuscule inné, et c’est pourquoi une
jubilation traverse le peuple lorsqu’il écoute une
sentence laconique, la langue gnomique de l’élégie,
ou les axiomes de sept sages. C’est pourquoi l’on
aimait tant les préceptes en vers qui choquent notre
goût, car c’était là, pour l’esprit grec, une véritable
lâche apollinienne qui avait pour but de vaincre
les dangers du mètre, les obscurités qui sont,
d’autre part, le propre de la poésie. La simplicité,
la souplesse, la clarté sont acquises par effort au
génie du peuple, il ne les possède pas depuis l’origine,
— le danger d’un retour à l’asiatique plane
toujours sur les Grecs, et l’on croirait vraiment que,
de temps en temps, arrivait sur eux comme un
sombre débordement d’impulsions mystiques, de
sauvageries et d’obscurités élémentaires. Nous les
voyons plonger, nous voyons l’Europe emportée
et submergée par le flot — car l’Europe était alors
très petite — mais ils reviennent toujours à la lumière,
étant de bons nageurs et de bons plongeurs,
eux, le peuple d’Ulysse.
Ce qui est vraiment païen. — Peut-être n’y a-t-il
rien de plus étrange, pour celui qui regarde
le monde grec, que de découvrir que les Grecs offraient de temps en temps quelque chose comme
des fêtes à toutes leurs passions et à tous leurs
mauvais penchants, et qu’ils avaient même institué,
par voie d’État, une sorte de réglementation pour
célébrer ce qui était chez eux trop humain : c’est
là ce qu’il y a de vraiment païen dans leur monde,
quelque chose qui, au point de vue du christianisme,
ne pourra jamais être compris et sera toujours combattu
violemment. — Ils considéraient leur « trop
humain » comme quelque chose d’inévitable, et
préféraient, au lieu de le calomnier, lui accorder une
espèce de droit de second ordre, en l’introduisant
dans les usages de la société et du culte : ils
allaient même jusqu’à appeler divin tout ce qui
avait de la puissance dans l’homme, et ils l’inscrivaient
aux parois de leur ciel. Ils ne nient point
l’instinct naturel qui se manifeste dans les mauvaises
qualités, mais ils le mettent à sa place et le
restreignent à certains jours, après avoir inventé
assez de précautions pour pouvoir donner à ce
fleuve impétueux un écoulement aussi peu dangereux
que possible. C’est là la racine de tout le libéralisme
moral de l’antiquité. On permettait une
décharge inoffensive à ce qui persistait encore
de mauvais, d’inquiétant, d’animal et de rétrograde
dans la nature grecque, à ce qui y demeurait
de baroque, de pré-grec et d’asiatique, on n’aspirait
pas à la complète destruction de tout cela.
Embrassant tout le système de pareilles ordonnances,
l’État n’était pas construit en vue de certains
individus et de certaines castes, mais en vue
des simples qualités humaines. Dans son édifice, les Grecs montrent ce sens merveilleux des réalités
typiques qui les rendit capables, plus tard, de
devenir des savants, des historiens, des géographes
et des philosophes. Ce n’était pas une loi
morale, dictée par les prêtres et les castes, qui
avait à décider de la constitution de l’État et du
culte de l’État, mais l’égard universel à la réalité
de tout ce qui est humain. — D’où, les Grecs tiennent-ils
cette liberté, ce sens pour le réel ? Peut-être
d’Homère et des poètes qui l’ont précédé ; car
ce sont précisément les poètes, dont la nature n’est
généralement pas des plus justes et des plus sages,
ce sont les poètes qui ont en propre ce goût du
réel, de l’effet sous toutes leurs formes, et ils n’ont
pas la prétention de nier complètement le mal : il
leur suffit de le voir se modérer, renonçant à vouloir
tout massacrer ou à empoisonner les âmes —
ce qui veut dire qu’ils sont du même avis que les
fondateurs d’États en Grèce et qu’ils ont été les maîtres
et les précurseurs.
Grecs exceptionnels. — En Grèce, les esprits
profonds et sérieux étaient les exceptions : l’instinct
du peuple tendait, au contraire, à considérer
plutôt ce qui est sérieux et profond comme une
espèce de déformation. Emprunter les formes à l’étranger,
non point les créer, mais les transformer
jusqu’à leur faire revêtir la plus belle apparence —
c’est cela qui est grec : imiter, non pour utiliser,
mais pour créer l’illusion artistique, se rendre
mattre toujours à nouveau du sérieux imposé, ordonner, embellir, aplanir — il en est ainsi depuis
Homère jusqu’aux Sophistes du troisième et du
quatrième siècle de notre ère, qui, eux, ne sont
qu’extérieur, mots pompeux, gestes enthousiastes,
et qui ne s’adressent qu’à des âmes creuses, avises
d’artifices, de résonnance et d’effets. — Et à côté
de cela appréciez à leur entière valeur ces Grecs
d’exception qui créèrent les sciences ! Qui d’entre
eux raconte, raconte l’histoire héroïque de l’esprit
humain !
Ce qui est simple ne se présente ni en premier
ni en dernier lieu. — Dans l’histoire des représentations
religieuses on se fait souvent une idée
fausse sur l’évolution et le lent développement de
certaines choses qui, en réalité, n’ont pas grandi
successivement et l’une par l’autre, mais simultanément
et séparément. Ce qui est simple, notamment,
a beaucoup trop la réputation d’être ce qu’il
y a de plus ancien et d’avoir existé dès le début.
Beaucoup de choses humaines naissent par soustraction,
et non pas précisément par duplication,
adjonction et confusion. — On croit, par exemple,
toujours à un développement graduel de la figuration
des dieux, depuis les bûches de bois et
les rochers informes, jusqu’au haut de l’échelle, à
une humanisation complète : au contraire, tant que
la divinité était transportée et adorée dans les arbres,
les bûches, les pierres, les animaux, on répugnait à
lui donner forme humaine, comme si l’on craignait
une impiété. Ce sont les poètes qui, en dehors du culte et de la pudeur religieuse, ont dû y habituer
et y rendre accessible l’imagination humaine : mais
quand des dispositions plus pieuses et des moments
de ferveur venaient à prédominer de nouveau,
cette influence libératrice des poètes s’amoindrissait
et la sainteté demeurait, avant comme après,
à l’épouvantable et à l’inquiétant, à ce qui est véritablement
inhumain. Cependant, la fantaisie intérieure
sait imaginer bien des choses qui, extériorisées
en représentations corporelles, ne manqueraient
pas de faire un effet pénible : c’est que l’œil
intérieur est beaucoup plus audacieux et bien
moins pudique que l’œil extérieur (d’où provient
cette difficulté bien connue, cette presque impossibilité
de transformer des sujets épiques en drames).
Longtemps l’imagination religieuse ne veut
croire à aucun prix à l’identité du dieu avec une
image : l’image doit faire paraître le noumène de la
divinité, actif et lié à un lieu d’une façon quelconque,
mystérieuse et difficilement imaginable. La
plus ancienne image divine doit abriter le dieu
et, en même temps, le cacher, — en indiquer la
présence, mais non point l’exposer. Jamais, dans
son for intérieur, un Grec n’a considéré son
Apollon comme une colonne de bois, son Éros
comme une masse de pierre : c’étaient là des symboles
qui devaient précisément faire peur de la
figuration sensible. Il en est encore de même de
certains bois dont on sculptait grossièrement les
membres, parfois en exagérant le nombre de l’un
ou de l’autre : c’est ainsi qu’un Apollon laconien
avait quatre mains et quatre oreilles. Dans l’incomplet à peine indiqué, dans le surcomplet, il y a
une sainteté qui fait frémir, qui doit empêcher que
l’on songe à l’homme, à ce qui ressemble à l’homme.
Ce n’est pas lorsque l’on se trouve à un degré embryonnaire
de l’art que l’on produit de telles formes :
comme si, à l’époque où l’on adorait ces
images, on n’avait pas pu parler plus clairement et
figurer avec plus de réalité. Au contraire, on craignait
avant tout une chose : l’expression directe.
Tout comme la cella, le lieu très saint, cache même
le véritable nom de la divinité, l’enveloppant
d’une mystérieuse demi-obscurité, mais pas complètement :
de même que le temple périptère cache
encore la cella, la garantissant en quelque
sorte de l’œil indiscret, comme avec un voile protecteur,
mais pas complètement : de même l’image
est la divinité et, en même temps, la cachette de la
divinité. — Ce n’est que lorsque, en dehors du culte,
dans le monde profane de la lutte, la joie que suscite
le vainqueur du combat se fut élevée si haut
que les vagues de l’enthousiasme passèrent dans
les ondes du sentiment religieux, lorsque la statue
du vainqueur fut placée sur les parois du temple et
lorsque le visiteur fut forcé, volontairement ou
involontairement, à habituer son œil et son âme
à ce spectacle inévitable de la beauté et de la force
humaines, en sorte que ce rapprochement local fit
se confondre, dans l’esprit, la vénération pour les
hommes et les dieux : alors seulement se perdit la
crainte qu’inspirait la figure humaine, dans l’image
divine, et s’ouvrit l’énorme champ d’activité pour la
grande sculpture. Pourtant une restriction demeure toujours, c’est que partout où l’on doit adorer, l’ancienne
forme de laideur est conservée et scrupuleusement
imitée. Mais l’Hellène qui sanctifie et
donne en abondance peut dès lors suivre, dans toute
sa béatitude, la joie de laisser Dieu devenir homme.
Où il faut partir en voyage. — L’observation
directe de soi est loin de suffire pour apprendre à
se connaître : nous avons besoin de l’histoire, car le
passé répand en nous ses mille vagues ; nous-mêmes
nous ne sommes pas autre chose que ce que nous
ressentons à chaque moment de cette continuité.
Là aussi, lorsque nous voulons descendre dans le
fleuve de ce que notre nature possède en apparence
de plus original et de plus personnel, il faut
nous rappeler l’axiome d’Héraclite : on ne descend
pas deux fois dans le même fleuve. — C’est là une
vérité qui, quoique relâchée, est demeurée aussi vivante
et fécondeque jadis, de même que cette autre
vérité que, pour comprendre l’histoire, il faut rechercher
les vestiges vivants d’époques historiques
— c’est-à-dire qu’il faut voyager, comme voyageait
le vieil Hérodote et s’en aller chez les nations
— car celles-ci ne sont que des échelons fixes de
cultures anciennes sur lesquels on peut se placer ;
— il faut se rendre surtout auprès des peuplades
dites sauvages et demi-sauvages, où l’homme a enlevé
l’habit d’Europe ou ne l’a pas encore endossé.
Mais il y a un art de voyager plus subtil encore,
qui n’exige pas toujours que l’on erre de lieu en
lieu et que l’on parcoure des milliers de kilomètres. Il est très probable que nous pouvons trouver
encore, dans notre voisinage, les trois derniers
siècles de la civilisation avec toutes leurs nuances
et toutes leurs facettes : il s’agit seulement de les
découvrir. Dans certaines familles et même dans
certains individus les couches se superposent exactement :
ailleurs il y a dans les roches des fractures
et des failles. Dans les contrées reculées, les
vallées peu accessibles des contrées montagneuses,
au milieu de communes encaissées, des exemples
vénérables de sentiments très anciens ont certainement
pu se conserver ; il s’agit de retrouver
leurs traces. Par contre, il est peu probable qu’à
Berlin par exemple, où l’homme arrive au monde
exsudé et lessivé de tout sentiment, on puisse faire
de pareilles découvertes. Celui qui, après un long
apprentissage dans cet art de voyager, a fini par
devenir un argus aux cent yeux, finira par pouvoir
accompagner partout son Io — je veux dire
son ego — et trouver en Égypte et en Grèce, à
Byzance et à Rome, en France et en Allemagne,
à l’époque des peuples nomades et des peuples
sédentaires, durant la Renaissance ou la Réforme,
dans sa patrie et à l’étranger, et même au fond
de la mer, dans la forêt, les plantes et les montagnes,
les aventures de cet ego qui naît, évolue
et se transforme. C’est ainsi que la connaissance
de soi devient connaissance universelle, par rapport
à tout ce qui est du passé : de même que,
selon un enchaînement d’idées que je ne puis qu’indiquer
ici, la détermination et l’éducation de soi,
telles qu’elles existent dans les esprits les plus libres, au regard le plus vaste, pourraient devenir
un jour détermination universelle, par rapport à
toute l’humanité future.
Baume et poison. — On ne pourra jamais assez
approfondir cette idée : le christianisme est la religion
propre à l’antiquité vieillie ; il a besoin,
comme conditions premières, de vieilles civilisations
dégénérées, sur quoi il agit et sut agir comme un
baume. Aux époques où les yeux et les oreilles sont
« pleins de limon », au point qu’ils ne perçoivent
plus la voix de la raison et de la philosophie, n’entendent
plus la sagesse vivante et personnifiée, soit
qu’elle porte le nom d’Épictète ou celui d’Épicure :
la croix dressée des martyrs et « la trompette du
jugement dernier » suffiront peut-être à produire
de l’effet pour décider de pareils peuples à une fin
convenable. Que l’on songe à la Rome de Juvénal,
à ce crapaud venimeux aux yeux de Vénus : — et
l’on comprendra ce que cela veut dire que de dresser
une croix devant le « monde », l’on vénérera la
tranquille communauté chrétienne et on lui sera
reconnaissant d’avoir envahi le sol gréco-romain.
La plupart des hommes naissaient en ce temps-là
avec l’âme assouvie, avec les sens d’un vieillard :
quel bienfait c’était de rencontrer ces êtres qui
étaient plus âme que corps et qui semblaient réaliser
cette idée grecque des ombres du Hadès : des
formes craintives et falotes, glissantes, stridulentes
et bénignes, avec l’expectative et une « vie
meilleure », ce qui les avait rendus si modestes, leur avait donné une patiente fierté et un mépris
silencieux. — Ce christianisme, considéré comme
glas de la bonne antiquité, sonné d’une cloche fêlée
et lasse, mais d’un son pourtant mélodieux, ce
christianisme, même pour celui qui maintenant ne
parcourt ces siècles qu’au point de vue historique,
est un baume pour l’oreille : que dut-il donc être
pour les hommes de l’époque ! — Par contre, le
christianisme est un poison pour les jeunes peuples
barbares ; planter par exemple dans les âmes des
vieux Germains, ces âmes de héros, d’enfants et de
bêtes, la doctrine du péché et de la damnation,
qu’est-ce autre chose, sinon les empoisonner ? Une
formidable fermentation et décomposition chimiques,
un désordre de sentiments et de jugements,
une poussée et une exubérance des choses les plus
dangereuses — telle fut la conséquence nécessaire
de tout cela, et, dans la suite, un affaiblissement
foncier de ces peuples barbares. — Certes, sans
cet affaiblissement, que nous resterait-il de la culture
grecque ? quoi de tout le passé civilisé de la
race humaine ? — Car les barbares qui n’avaient
pas encore été touchés par le christianisme s’entendaient
fameusement à faire table rase des vieilles
civilisations : comme l’ont, par exemple, démontré
avec une épouvantable évidence les conquérants
païens de la Grande-Bretagne romanisée. Le christianisme
a dû aider, contre son gré, à rendre immortel
le « monde » antique. — Or, une question
demeure ouverte et la possibilité d’un nouveau
décompte : sans cet affaiblissement par le poison
que j’ai dit, l’une ou l’autre de ces peuplades jeunes, par exemple l’allemande, aurait-elle été capable
de trouver elle-même, peu à peu, une culture
supérieure, une culture nouvelle qui lui eût été
propre ? — une culture dont, par conséquent,
l’idée la plus lointaine aura été perdue pour l’humanité ?
— Il en est donc ici comme de partout : on
ne sait, pour parler à la manière chrétienne, si Dieu
doit avoir plus de reconnaissance à l’égard du
diable, ou le diable plus de reconnaissance à l’égard
de Dieu, de ce que tout se soit ainsi passé.
La foi sauve et damne. — Un chrétien qui s’égare
dans des raisonnements interdits pourrait bien
se demander une fois : est-il donc bien nécessaire
qu’il y ait réellement un Dieu, et aussi un Agneau
qui porte les péchés des hommes, si la foi en
l’existence de pareils êtres suffit déjà pour produire
le même effet ? Ne sont-ce pas là des êtres
superflus pour le cas où ils existeraient vraiment ?
Car tout ce que la religion chrétienne donne à l’âme
humaine de bienfaisant, qui console et rend meilleur,
comme tout ce qui assombrit et écrase, provient
de cette croyance et non point de l’objet de
cette croyance. Il n’en est pas autrement ici que
de ce cas célèbre : On peut affirmer qu’il n’y a
jamais eu de sorcières, mais les terribles résultats
de la croyance en la sorcellerie ont été les mêmes
que s’il y avait vraiment eu des sorcières. Pour
toutes les occasions où le chrétien attend l’intervention
d’un Dieu, mais l’attend vainement —
parce qu’il n’y a point de Dieu —, sa religion est assez inventive à trouver des subterfuges et des
raisons de tranquillité ; en cela c’est certainement
une religion pleine d’esprit. — À vrai dire, la foi
n’a pas encore réussi à déplacer de vraies montagnes,
quoique cela ait été affirmé par je ne sais
plus qui ; mais elle sait placer des montagnes où il
n’y en a point.
La tragi-comédie de Ratisbonne. — On peut
voir çà et là, avec une épouvantable précision, la
bouffonnerie de la fortune, qui, en peu de jours,
en un seul endroit, attache aux impulsions et aux
fantaisies d’un seul individu la corde sur laquelle
elle veut faire danser les siècles prochains. C’est
ainsi que la destinée de l’histoire moderne en Allemagne
s’est jouée durant ces journées de la disputation
de Ratisbonne[5] : le dénouement pacifique
dans les choses ecclésiastiques et morales, sans
guerre de religion et contre-réforme, semblait assuré,
de même que l’unité de la nation allemande.
L’esprit profond et doux de Contarini plana pendant
un moment victorieusement, sur les disputes
théologiques, donnant ainsi un exemple de
la piété italienne plus mûre, cette piété qui portait
sur ses ailes l’aurore de la liberté intellectuelle.
Mais le cerveau obtus de Luther, plein
de soupçons et de craintes sinistres, se rebiffa :
puisque la justification par la grâce avait été sa
plus grande découverte à lui, qu’elle lui apparaissait comme son article de foi à lui, il ne crut pas
à cet axiome dans la bouche des Italiens : tandis
que ceux-ci l’avaient, comme on sait, trouvé beaucoup
plus tôt et répandu sans bruit à travers
toute l’Italie. Luther vit dans cet accord apparent
les malices du démon et empêcha l’œuvre
de paix, dans la mesure de ses forces : par quoi il
donna une bonne avance aux intentions des ennemis
de l’Empire, — Or, pour augmenter cette impression
d’une farce épouvantable, il ne faut pas
oublier qu’aucun des axiomes sur quoi l’on discutait
alors à Ratishonne ne possédait ombre de réalité,
ni celui du péché originel, ni celui du salut
par les intercesseurs, ni celui de la justification par
la foi, et qu’aujourd’hui ils ne peuvent plus se
discuter. — Et pourtant, à cause de ces articles
de foi, le monde fut mis à feu et à sang. On se battit
donc pour des opinions qui ne correspondent
à rien de concret ni de réel ; tandis qu’au sujet de
questions purement philologiques, par exemple
l’explication de paroles sacramentelles de la sainte
cène, une controverse pourrait être permise, parce
que, dans ce cas, il existe une vérité. Mais où il
n’y a rien, la vérité elle-même perd ses droits. —
En fin de compte, on ne peut pas dire autre chose,
si ce n’est qu’alors des sources de forces ont jailli,
tellement puissantes, que, sans elles, tous les moulins
du monde moderne auraient marché à une
vitesse moindre. Et c’est avant tout la force qui
importe et, après seulement, la vérité, mais bien
après, n’est-ce pas, mes chers hommes d’aujourd’hui ?
Erreurs de Gœthe. — Gœthe est la grande
exception parmi les grands artistes en ceci qu’il ne
vécut pas dans le cercle borné de ses moyens véritables,
comme si ceux-ci devaient être pour lui-même
et pour le monde entier, ce qu’il y a d’essentiel
et de distinctif, d’absolu et de suprême. Il crut
deux fois posséder quelque chose de supérieur à ce
qu’il possédait véritablement, et, les deux fois, il se
trompa. Il se trompa dans la deuxième partie de sa
vie où il paraissait entièrement pénétré de la conviction
d’être un des plus grands révélateurs scientifiques.
Et déjà dans la première partie de sa vie
il voulut exiger de lui-même quelque chose de
supérieur à ce qui lui paraissait être la poésie —
et ce fut déjà une erreur. Il s’imagina que la nature
avait voulu faire de lui un artiste plastique. —
Ce fut là son grand secret intime, brûlant et ardent
qui le poussa enfin à partir pour l’Italie, où il voulut
épuiser cette illusion et lui porter tous les sacrifices.
Enfin il s’aperçut, lui qui était l’homme réfléchi,
franchement ennemi de tous les faux mirages, que
c’était le lutin trompeur d’un mauvais désir qui lui
avait suggéré la croyance en cette vocation, qu’il lui
fallait se détacher et prendre congé de la plus grande
passion de sa volonté. La conviction douloureuse
qu’il était nécessaire de prendre congé est complètement
exprimée par l’état d’âme de Tasso : au-dessus
de ce « Werther plus intense », plane le
pressentiment de quelque chose de pire que la mort,
comme si quelqu’un se disait : « C’est fini maintenant… après cet adieu ; comment pourrait-on
continuer à vivre sans devenir fou ! » — Ces deux
erreurs fondamentales de sa vie donnèrent à Gœthe,
en face d’une prise en considération purement
littéraire de la poésie, telle que le monde la connaissait
seul alors, une attitude si libre de toute
prévention et presque arbitraire. Sauf l’époque où
Schiller — le pauvre Schiller qui n’avait pas le
temps et ne laissait pas de temps — le fit sortir de
cette farouche abstinence devant la poésie, de cette
crainte de tout esprit et de tout métier littéraire, —
Goethe apparaît comme un Grec qui visite de temps
en temps une bien-aimée, sans savoir au juste si ce
n’est pas peut-être une déesse à qui il ne sait pas
donner son nom véritable. Toute son œuvre poétique
se ressent de cet effleurement intime de la
nature : les traits de ses fantômes qui s’agitaient
devant ses yeux — et peut-être crut-il toujours être
sur les traces des métamorphoses d’une déesse —
devinrent involontairement, chez lui, les traits de
tous les enfants de son art. Sans le détour de l’erreur
il ne serait pas devenu Gœthe : c’est-à-dire le
seul Allemand, artiste du verbe, qui ne soit pas
encore vieilli aujourd’hui,— parce qu’il voulait être
aussi peu écrivain qu’Allemand par métier.
Les voyageurs et leurs degrés. — Il faut distinguer
cinq dégrés parmi les voyageurs : ceux du
premier degré, qui est le degré inférieur, sont les
voyageurs que l’on voit, — à vrai dire on les voyage
et ils sont aveugles en quelque sorte ; les suivants sont ceux qui regardent véritablement le
monde ; au troisième degré il arrive quelque chose
au voyageur par suite de sos observations ; au
quatrième les voyageurs retiennent ce qu’ils ont
vécu et ils continuent à le porter en eux ; et enfin
il y a quelques hommes d’une puissance supérieure
qui, nécessairement, finissent par étaler au grand
jour tout ce qu’ils ont vu, après l’avoir vécu et se
l’être assimilé ; ils revivent alors leurs voyages en
œuvres et en actions, dès qu’ils sont revenus chez
eux. — Semblables à ces cinq catégories de voyageurs,
tous les hommes traversent le grand pèlerinage
de la vie, les inférieurs d’une façon purement
passive, les supérieurs en hommes d’action
qui savent vivre tout ce qui leur arrive, sans garder
en eux un excédent d’événements intérieurs.
En montant plus haut — Dès que l’on monte
plus haut que ceux qui vous ont admiré jusqu’alors,
ceux-ci vous tiennent pour tombé et déchu,
car ils s’imaginaient, en toute circonstance, être à
la hauteur (ne fût-ce même que par vous).
Mesure et milieu. — Il vaut mieux ne jamais parler
de deux choses tout à fait supérieures : la mesure
et le milieu. Un petit nombre seulement en connaît
la force et sait en reconnaître les indices sur
les sentes mystérieuses des événements et des évolutions
intérieures : il vénère en elles quelque
chose de divin et craint de parler trop haut. Les autres hommes écoutent à peine lorsque l’on y fait allusion,
et se figurent qu’il s’agit d’ennui et de médiocrité :
on exceptera peut-être encore ceux qui ont
perçu un murmure avertisseur venant de ce royaume,
mais qui se sont bouché les oreilles pour ne
pas l’entendre. Le souvenir de cela les fâche et les
irrite.
Humanité dans l’amitié et dans la maîtrise. —
« Si tu choisis la gauche, je prendrai la droite ; et
si tu prends la droite, je m’en irai à la gauche[6]. » — Un sentiment pareil est le signe supérieur de
l’humanité dans les rapports intimes ; là où il n’existe
pas, toute espèce d’amitié, toute vénération de disciple
et d’élève finissent par devenir hypocrisie,
Les profondeurs. — Les hommes aux pensées
profondes, dans leurs rapports avec les autres
hommes, ont toujours l’impression d’être des comédiens,
parce qu’ils sont forcés, pour être compris,
de simuler une superficie.
Pour ceux qui méprisent « l’humanité de troupeau ».
— Celui qui considère l’humanité comme
un troupeau et qui s’enfuit devant elle, aussi vite
qu’il peut, sera certainement rejoint par ce troupeau
qui lui donnera des coups de cornes.
Principal manquement à l’égard des vaniteux.
— Celui qui, en société, donne à un autre l’occasion
de présenter favorablement sa science, ses
expériences, se place au-dessus de lui, et, pour le
cas où l’autre ne reconnaît pas absolument sa supériorité,
il commet un attentat contre sa vanité,
— tandis qu’au contraire il croit la satisfaire.
Déception. — Lorsqu’une vie bien remplie et
une longue activité qui s’est manifestée par des
discours et des écrits, donnent à une personne un
témoignage public, on est généralement déçu dans
ses rapports avec cette personne, et cela pour deux
raisons : d’une part, parce que l’on attend trop de
choses de relations qui s’étendent à un laps de
temps très court — et que mille occasions de la vie
pourraient seules rendre visible —, d’autre part,
parce que celui dont le talent est reconnu ne se
donne pas la peine de se faire apprécier en détail.
Il est trop indolent — et nous sommes trop impatients.
Deux sources de la bonté. — Traiter tous les
hommes avec une bienveillance égale et prodiguer
sa bonté sans distinction de personnes, cela peut
être tout aussi bien l’expression d’un profond mépris
des hommes que l’expression d’un amour sincère
à leur égard.
Le voyageur en montagne se parle à lui-même.
— Il y a des indices certains à quoi tu reconnaîtras
que tu as fais du chemin et que tu es monté
plus haut : l’espace est maintenant plus libre autour
de toi, et ta vue embrasse un horizon plus vaste
que celui que tu voyais avant, l’air est plus pur,
mais aussi plus doux — car tu n’as plus la folie de
confondre la douceur et la chaleur, — ton allure
est devenue plus vivo et plus ferme, le courage et
la circonspection se sont fondus : — pour toutes
ces raisons ta route sera peut-être maintenant
plus solitaire et certainement plus dangereuse
qu’elle ne l’a été jusqu’à présent, mais ce ne sera
certainement pas dans la mesure qu’imaginent ceux
qui t’ont vu monter, toi le voyageur, de la vallée
brumeuse vers les montagnes.
Excepté le prochain . — Il est manifeste que
c’est seulement sur mon propre cou que ma tête
ne tient pas bien, car je m’aperçois que tous les
autres savent mieux que moi ce que je dois faire et
ce que je ne dois pas faire : pauvre homme que je
suis, je ne sais pas me donner de conseils à moi-même !
Ne sommes-nous pas tous pareils à des statues
à qui l’on a mis, des têtes qui ne leur appartenaient
pas ? N’est-ce pas, mon cher voisin ? — Mais
non, toi seul tu fais exception.
Précaution. — Il ne faut pas fréquenter les
hommes qui n’ont pas le respect de ce qui vous est
personnel, ou bien leur mettre impitoyablement
les menottes de la convenance.
Vouloir paraître vaniteux. — Ne vouloir exprimer
que des pensées choisies, ne parler, dans
la conversation avec des inconnus ou des connaissances
superficielles, que de ses relations célèbres,
de ses aventures et de ses voyages extraordinaires,
c’est la preuve que l’on n’est pas fier ou que du
moins on ne voudrait pas sembler l’être. La vanité
est le masque de politesse de la fierté.
La bonne amitié. — L’amitié naît lorsque, l’on
tient l’autre en grande estime, plus grande que
l’estime que l’on a de soi, lorsque, de plus, on
l’aime, mais moins que soi-même, et lorsque enfin,
pour faciliter les relations, on s’entend à ajouter
une teinture d’intimité, tout en se gardant sagement
de l’intimité véritable et de la confusion du
moi et du toi.
Les amis comme fantômes. — Lorsque nous nous
transformons radicalement, nos amis, ceux qui ne
sont pas transformés, deviennent les fantômes de
notre propre passé ; leur voix résonne jusqu’à nous, comme si elle venait de la région des ombres
— comme si nous nous entendions nous-mêmes, plus jeunes cependant, plus durs et moins
mûris.
Un œil et deux regards. — Les mêmes personnes
qui possèdent de par leur nature ce regard, qui
appelle la faveur et la protection, possèdent généralement
aussi, par suite de leurs humiliations fréquentes
et de leurs sentiments de haine, un regard
éhonté.
Le lointain bleu. — Rester enfant sa vie durant
— comme cela a l’air touchant ! Mais ce n’est
qu’un jugement à distance ; vu de plus près et vécu,
c’est toujours ; demeurer puéril sa vie durant.
Avantage et désavantage dans le même malentendu.
— Le muet embarras d’un esprit distingué
est généralement interprété, de la part de l’esprit
moyen, comme de la supériorité qui se tait, un
sentiment que l’on craint beaucoup : tandis que
d’apercevoir un certain embarras provoquerait de
la bienveillance.
Le sage qui se fait passer pour fou. — La philanthropie
du sage le pousse parfois à paraître
ému, fâché, réjoui, pour ne pas blesser son entourage par la froideur et la circonspection de sa vraie
nature.
Se forcer à l’attention. — Dès que nous nous
apercevons que, dans ses réalisations et ses conversations
avec nous, quelqu’un est obligé de se
forcer pour nous prêter attention, nous avons une
preuve certaine qu’il ne nous aime pas, ou qu’il ne
nous aime plus.
Le chemin qui mène à une vertu chrétienne. —
Apprendre quelque chose de ses ennemis, c’est la
meilleure façon pour parvenir à les aimer : car
cela nous dispose à la reconnaissance envers eux.
Ruse de guerre de l’importun. — L’importun
nous rend avec une pièce d’or la monnaie de notre
pièce conventionnelle. Il veut par là nous forcer,
après coup, à excuser nos manières conventionnelles,
comme une erreur et à le traiter en exception.
Raison de l’aversion. — Nous nous fâchons contre
un artiste ou un écrivain, non point parce que
nous nous apercevons enfin qu’ils nous a dupés,
mais parce qu’il n’a pas employé de moyens assez
subtils pour se moquer de nous.
En se séparant. — Ce n’est pas dans la façon
dont une âme s’approche d’une autre, mais dans la
façon dont elle s’en sépare, que je reconnais la
parenté et l’homogénéité avec cette autre.
Silence ! — Il ne faut pas parler de ses amis :
autrement on trahit par des paroles le sentiment
de l’amitié.
Impolitesse. — L’impolitesse est souvent l’indice
d’une modestie maladroite, qui perd la tête
lorsqu’elle est surprise, et cherche à cacher cela par
de la grossièreté.
La franchise qui se méprend. — Ce sont parfois
nos nouvelles connaissances qui apprennent d’abord
ce que nous avons longtemps gardé pour
nous : nous croyons à tort que cette preuve de
confiance que nous leurs donnons est le lien le plus
fort par lequel nous puissions nous les attacher. —
Mais nous ne leur en avons pas dit assez pour
qu’ils aient un sentiment très vif du sacrifice que
nous leur faisons par nos confidences, et ils révèlent
nos secrets à d’autres sans songer à la trahison :
ce qui nous fera peut-être perdre nos connaissances
beaucoup plus anciennes.
Dans l’antichambre de la faveur. — Tous les
hommes que nous avons longtemps fait attendre
dans l’antichambre de notre faveur se mettent à
fermenter ou bien ils s’aigrissent.
Avertissement aux méprisés. — Lorque l’on est
tombé, avec évidence, dans l’estime des hommes,
il faut tenir avec une âpre fermeté à la retenue dans
les relations : autrement on laisse deviner, aux autres,
que l’on a aussi baissé danssa propre estime.
Le cynisme dans les relations laisse deviner que,
dans la solitude, l’homme se traite lui-même comme
un chien.
Certaines ignorances anoblissent. — Pour mériter
la considération de ceux qui peuvent la donner,
il est parfois avantageux de ne pas comprendre
certaines choses, de façon à ce que l’on remarque
que vous ne comprenez pas. L’ignorance elle aussi
donne des privilèges.
L’adversaire de la grâce. — L’homme intolérant
et orgueilleux n’aime pas la grâce et elle lui fait l’effet
d’un reproche vivant et visible à son égard ;
car elle est la tolérance du cœur dans les gestes et
les attitudes.
En se revoyant. — Lorsque de vieux amis se
revoient après une longue séparation, il arrive souvent
qu’ils ont l’air de prendre intérêt à des choses
qui leur sont de venues complètement indifférentes :
parfois ils s’en aperçoivent tous deux et n’osent pas
lever le voile — à cause d’un doute un peu triste.
C’est ainsi que certaines conversations ont l’air de
se tenir dans le royaume des morts.
Il ne faut se faire d’ami que parmi les gens
qui travaillent. — L’homme oisif est dangereux
pour ses amis ; car, n’ayant pas assez à faire lui-même,
il parle de ce que font et ne font pas ses amis,
il se mêle des affaires des autres et se rend importun :
c’est pourquoi il faut être assez sage pour
ne se lier qu’avec les gens qui travaillent.
Une arme peut valoir le double de deux armes.
— Il y a lutte inégale lorsque l’un défend
une cause avec la tête et le cœur, et que l’autre ne
la défend qu’avec la tête : le premier a, en quelque
sorte, contre lui le soleil et le vent et ses deux armes
se gênent réciproquement ; il perd son prix —
aux yeux de la vérité. Il est vrai que, par contre,
la victoire du second, avec sa seule arme, est rarement
une victoire selon le cœur de tous les autres
spectateurs et elle le rend impopulaire.
La profondeur et l’eau trouble. — Le public
confond facilement celui qui pêche en eau trouble
avec celui qui puise dans les profondeurs.
Démontrer sa vanité devant les amis et les
ennemis. — Certains hommes maltraitent même
leurs amis par vanité, lorsqu’il y a des témoins à
qui ils veulent montrer leur supériorité. D’autres
exagèrent la valeur de leurs ennemis pour faire entendre
avec orgueil qu’ils sont, dignes de pareils
ennemis.
Rafraîchissement. — Le cœur échauffé s’allie
généralement à une maladie de la tête et du jugement.
Celui qui tient, pour un certain temps, à la
santé du jugement, doit donc savoir ce qu’il lui
faut raffraîchir : sans souci de l’avenir de son cœur !
Car, pour peu que l’on soit capable de s’échauffer,
on finira bien par reprendre de la chaleur et par
avoir son été.
Sentiments composites. — À l’égard de la science,
les femmes et les artistes égoïstes ressentent quelque
chose qui est fait d’envie et de sentimentalité.
Quand le danger est le plus grand. — On se casse rarement la jambe tant que l’on s’élève péniblement
dans la vie — mais le danger est plus
grand lorsque l’on commence à prendre les choses
par leur côté facile et à choisir les chemins agréables.
Pas trop tôt. — Il faut prendre garde à ne pas
s’aiguiser trop tôt, parce que, en même temps, on
risque de s’amincir trop tôt.
Le plaisir que causent ceux qui regimbent. —
Le bon éducateur connaît des cas où il peut être
fier de voir ses élèves lui résister pour demeurer
fidèles à eux-mêmes : quand le jeune homme ne
doit pas comprendre l’homme ou qu’il se nuirait à
lui-même s’il le comprenait.
Tentative de l’honnêteté. — Les jeunes gens
qui veulent devenir plus honnêtes qu’ils ne sont
choisissent pour victime quelqu’un de notoirement
honnête qu’ils commencent par attaquer en cherchant
à force d’injures à s’élever à la hauteur de
celui-ci — avec l’arrière-pensée que cette première
tentative sera certainement sans danger ; car leur
victime ne châtiera certainement pas leur effronterie.
L’éternel enfant. — Nous croyons que les
contes et les jeux appartiennent à l’enfance. Quelle vue courte nous avons ! Comment pourrions-nous
vivre, à n’importe quel âge de la vie, sans contes
et sans jeux ! Il est vrai que nous donnons d’autres
noms à tout cela et que nous l’envisageons autrement,
mais c’est là précisément une preuve que
c’est la même chose ! — car l’enfant, lui aussi, considère
son jeu comme un travail et le conte comme
la vérité. La brièveté de la vie devrait nous
garder de la séparation pédante des âges — comme
si chaque âge apportait quelque chose de nouveau
—, et ce serait l’affaire d’un poète de nous montrer
une fois l’homme qui, à deux cents ans d’âge,
vivrait véritablement sans contes et sans jeux.
Toute philosophie est la philosophie d’un âge
particulier. — L’âge de la vie où un philosophe a
trouvé sa doctrine se reconnaît dans son œuvre.
Il ne peut empêcher cela, bien qu’il s’imagine planer
au-dessus du temps et de l’heure. C’est ainsi
que la philosophie de Schopenhauer reste l’image
de la jeunesse ardente et mélancolique — elle n’est
pas une conception pour des hommes plus âgés ;
c’est ainsi que la philosophie de Platon rappelle le
milieu de la trentaine, époque où un courant froid
et un courant chaud se rencontrent généralement
avec impétuosité, soulevant de la poussière et de
petits nuages ténus, mais faisant naître, dans des
circonstances favorables, lorsque le soleil donne,
un arc-en-ciel enchanteur.
De l’esprit des femmes. — La force intellectuelle
d’une femme paraît démontrée lorsque, par
amour pour un homme et son esprit, elle sacrifie son
propre esprit, et lorsque, sur ce domaine nouveau,
primitivement étranger à sa nature, où la pousse
la tendance d’esprit de son mari, il lui naît immédiatement
un second esprit.
Élévation et abaissement sur le domaine
sexuel. — La tempête du désir entraîne parfois
l’homme à une hauteur où tout désir se tait : c’est
quand il aime véritablement et quand il vit plutôt
d’une existence meilleure que d’une volonté meilleure.
Et d’autre part une femme bonne descend
parfois jusqu’au désir, par amour véritable, et va
jusqu’à s’abaisser devant elle-même. Ce dernier
cas surtout fait partie des choses les plus émouvantes
que l’idée d’un bon mariage puisse entraîner avec elle.
La femme accomplit, l’homme promet. — Par la
femme, la nature montre ce qu’elle est parvenue à
accomplir jusqu’à présent, dans son travail sur la
statue humaine ; par l’homme, elle montre ce qu’elle
avait à surmonter dans ce travail, mais aussi tout
ce qu’elle se propose encore de faire avec l’être
humain. — La femme parfaite de tous les temps
représente l’oisiveté du créateur, au septième jour de la culture, le repos de l’artiste dans son œuvre.
Transplantation. — Lorsque l’on a employé son
esprit à serendre maître de ce que les passions ont
de démesuré, on arrive parfois à un résultat fâcheux :
on transporte sur l’esprit le manque de
mesure et l’on s’exalte dès lors dans la pensée et
la connaissance.
Le rire révélateur. — Quand et comment une
femme rit, c’est l’indice de son éducation : mais sa
nature se dévoile au timbre de son rire ; chez les
femmes très cultivées on y voit peut-être le dernier
vestige inextricable de leur nature. — C’est pourquoi
celui qui étudie les hommes dira comme Horace,
mais pour une raison différente : ridete, puellœ.
De l’âme du jeune homme. — Les jeunes gens
changent dans leurs rapports avec une seule et
même personne et vont du dévouement à l’effronterie :
car, dans les autres, ils n’estiment et ne méprisent
au fond qu’eux-mêmes, et à l’égard d’eux-mêmes,
ils oscillent d’un sentiment à l’autre, jusqu’à
ce que l’expérience les ait fait trouver la
mesure dans leur vouloir et leur pouvoir.
Pour rendre le monde meilleur. — Si l’on
interdisait la reproduction aux mécontents, aux bilieux et aux esprits moroses, on verrait transformer,
comme par magie, le monde en un jardin de
bonheur. — Cet axiome fait partie d’une philosophie
pratique pour le sexe féminin.
Ne pas se méfier de ses sentiments. — Le précepte
très féminin, qu’il ne faut pas se méfier de ses
sentiments, ne signifie pas autre chose que ceci :
il faut manger ce que l’on trouve bon. C’est peut-être
bien aussi une bonne règle usuelle pour les
natures mesurées. Mais les autres natures devront
vivre selon une autre règle : « Il ne faut pas manger
seulement avec la bouche, mais aussi avec la
tête, autrement, la gourmandise de ta bouche te
fera périr. »
Cruelle invention de l’amour. — Tout grand
amour fait naître l’idée cruelle de détruire l’objet
de cét amour pour le soustraire une fois pour toutes
au jeu sacrilège du changement : car l’amour craint
le changement plus que la destruction.
Portes. — L’enfant, de même que l’homme,
voit dans tout ce qui lui arrive, dans tout ce qu’il
apprend, des portes : mais pour l’homme ce sont
des portes d’accès pour l’enfant des passages.
Femmes compatissantes. — La compassion verbeuse des femmes porte le lit du malade sur la
place publique.
Mérites précoces. — Celui qui, très jeune,
acquiert déjà des mérites, désapprend généralement
la crainte de la vieillesse et de ce qui est ancien,
et s’exclut ainsi, à son grand désavantage, de la
société des gens mûrs qui procure la maturité d’esprit :
ce qui fait que, malgré ses mérites, il reste, plus
longtemps que d’autres, vert, importun et puéril.
Ames faites d’une pièce. — Les femmes et les
artistes s’imaginent que, quand on ne les contredit
pas, on n’est pas capable de le faire ; l’admiration sur
dix points différents et le blâme silencieux sur dix
autres leur semblent impossibles en même temps,
parce que leur âme est faite d’un seul bloc.
Jeunes talents. — Pour ce qui en est des jeunes
talents, il faut procéder rigoureusement selon la
maxime de Gœthe, lequel prétend que souvent il
n’est pas permis d’entraver l’erreur pour ne pas entraver
la vérité. Leur état ressembleaux maladies de
la grossesse et entraîne des désirs singuliers : on
devrait satisfaire ces désirs tant bien que mal, et en
tenir compte à cause du fruit que l’on espère d’eux.
Mais, étant le garde de ce singulier malade, il faut
s’entendre à l’art difficile de l’humiliation de soi.
Dégoût de la vérité. — C’est le propre de la
femme d’avoir du dégoût en face de toutes les vérités
(en ce qui concerne l’homme, l’amour, l’enfant,
la société, le but de la vie) — et de chercher à se
venger de tous ceux qui leur ouvrent les yeux.
La source du grand amour. — D’où peuvent
bien naître les passions soudaines d’un homme
pour une femme, les passions profondes et intimes ?
Elles sont dues à la sensibilité môins qu’à
toute autre chose : mais, lorsque l’homme trouve,
dans un être, tout à la fois de la faiblesse, du dénuement
et de la pétulance, il se passe quelque
chose en lui comme si son âme voulait déborder :
il se sent en même temps touché et offensé. C’est
de ce point sensible que jaillit la source du grand
amour.
Propreté. — Il faut développer chez les enfants
jusqu’à la passion le sens de la propreté : ce sens
s’élève plus tard, par des transformations toujours
nouvelles, pour égaler presque toutes les vertus, et
il finit par apparaître comme une compensation de
toute espèce de talents, comme une enveloppe lumineuse
de pureté, de modération, de douceur, de
caractère — portant le bonheur en lui, répandant
le bonheur autour de lui.
Vieillards vaniteux. — La profondeur appartient
à la jeunesse, la clarté d’esprit à l’âge avancé :
si, malgré cela, de vieilles gens parlent et écrivent
parfois à la façon des hommes profonds, ils agissent
ainsi par vanité, croyant revêtir de la sortele charme
de la jeunesse, de l’exaltation, de ce qui est dans
son devenir, encore plein de pressentiments et d’espoirs.
Utilisation du nouveau. — Les hommes utiliseront
dorénavant ce qu’ils ont appris et vécu de
nouveau comme ils se serventdu soc de la charrue,
peut-être comme d’une arme : mais les femmes
s’en arrangeront immédiatement une parure.
Avoir raison auprès des deux sexes. — Si
l’on convient auprès d’une femme qu’elle a raison,
celle-ci ne peut pas s’empêcher de mettre encore
triomphalement le talon sur la nuque de celui qui
s’est soumis, — il faut qu’elle goûte sa victoire jusqu’au
bout ; tandis que, d’homme à homme, on a
généralement honte, dans un pareil cas, d’avoir
raison. C’est que, chez l’homme, la victoire est la
règle, chez la femme elle est une exception.
Renoncement dans la volonté d’être belle. —
Pour devenir belle une femme ne doit pas vouloir passer pour jolie : c’est-à-dire que, dans quatre-vingt-dix-neuf
cas où elle pourrait plaire, elle doit dédaigner
de plaire et s’en empêcher, pour recueillir une
seule fois le ravissement de celui dont l’âme est assez
grande pour accueillir ce qui est grand.
Incompréhensible, insupportable. — Un jeune
homme ne peut pas comprendre que quelqu’un de
plus âgé que lui ait déjà passé par ses ravissements,
ses aurores de sentiments, ses tours de pensées et
ses élévations : il s’offense déjà rien qu’à l’idée
que tout ceci a pu exister deux fois,
mais il
prend une altitude tout à fait hostile lorsqu’on lui
dit que l’on ne peut devenir fécond qu’à condition
de perdre ces fleurs et de se passer de leur parfum.
Le parti qui prend l’allure d’une victime. —
Tout parti qui sait se donner l’allure d’une victime
attire à lui le cœur des gens bienveillants et gagne
ainsi lui-même l’allure de la bienveillance, — à son
grand avantage.
Affirmer vaut mieux que démontrer. — Une
affirmation a plus de poids qu’un argument, du moins
chez la plupart des hommes ; car l’argument éveille
la méfiance. C’est pourquoi les orateurs populaires
essayent d’assurer les arguments de leurs partis
par des affirmations.
Les meilleurs recéleurs. — Tous ceux qui sont
habitués au succès sont pleins d’astuce pour présenter
toujours leurs défauts et leurs faiblesses comme
de la force apparente : d’où il ressort qu’ils
connaissent ceux-ci particulièrement bien et qu’ils
savent s’en servir.
De temps en temps. — Il s’assit sous la porte de
la ville et il dit à quelqu’un qui y passait que c’était
là la porte de la ville. Celui-ci lui répondit
que, bien qu’il dise la vérité, il ne fallait pas avoir
raison trop souvent si l’on voulait en récolter de la
reconnaissance. Oh ! se prit-il à dire, je ne tiens
pas à la reconnaissance, mais, de temps en temps,
il est très agréable, non seulement d’avoir raison,
mais encore de garder raison.
La vertu n’a pas été inventée par les Allemands.
— La noblesse et l’absence d’envie chez
Goethe, la résignation altière et solitaire chez
Beethoven, la suavité et la grâce du cœur chez
Mozart, la virilité inébranlable et la liberté sous la
loi chez Hændel, la vie intérieure, confiante et
transfigurée, qui n’a même pas besoin de renoncer
à la gloire et au succès, chez Bach ! — sont-ce
là des qualités allemandes ? Mais, si ce n’est pas le
cas, montrez-nous du moins à quoi doivent aspirer
les Allemands et ce qu’ils peuvent atteindre.
Pia fraus ou autre chose. — Me tromperais-je
peut-être : mais il me semble que, dans l’Allemagne
actuelle, une double hypocrisie est devenue
pour chacun le devoir du moment : on demande le
germanisme, dans l’intérêt de la politique de l’empire,
et le christianisme par crainte sociale, mais
tous deux seulement dans les paroles et les attitudes,
et surtout dans la faculté de pouvoir se taire.
C’est l’enduit qui coûte maintenant si cher, que l’on
paye un si haut prix : c’est à cause des spectateurs
que la nation fait prendre à son visage des plis germano-christianisants.
Dans les choses bonnes, le demi vaut mieux que
l’entier. — Dans toutes les choses qui sont organisées
pour la durée et qui exigent toujours le service
de plusieurs personnes, il faut présenter
comme règle ce qui est parfois moins bon, bien que
l’organisateur connaisse fort bien ce qui est meilleur
(et plus difficile) : mais il tablera sur le fait
que jamais les personnes qui pourront correspondre
à la règle ne devront manquer, — et il sait que
c’est la moyenne des forces qui représente la règle.
— C’est ce dont un jeune homme se rend rarement
compte et il est certain d’être dans le vrai
quand il s’affirme novateur et il s’étonne de
l’étrange aveuglement des autres.
L’homme de parti. — Le véritable homme de
parti n’apprend plus rien, il ne fait qu’expérimenter
et juger : tandis que Solon, qui ne fut jamais
homme de parti, mais qui poursuivit son but à
côté et au-dessus des partis, ou même contre eux,
devint l’auteur (et cela est significatif) de cette simple
parole qui recèle toute la santé inépuisable
d’Athènes : « Je deviens vieux, mais je continue à
apprendre. »
Ce qui est allemand selon Gœthe. — Ils sont
vraiment insupportables et l’on ne peut même pas
accepter ce qu’ils ont de bon, ceux qui possèdent
la liberté de sentiment et ne s’aperçoivent pas que
l’indépendance du goût et de l’esprit leur manque.
Mais selon le jugement bien pesé de Gœthe, cela
précisément est allemand. — Sa parole et son
exemple démontrent que l’Allemand doit être plus
qu’un Allemand pour être utile, ou même seulement
supportable aux autres nations — et il indique
dans quelle direction il doit aspirer à se dépasser
et à sortir de lui-même.
Quand il faut s’arrêter. — Lorsque les masses
commencent à se débattre avec rage et que la raison
s’obscurcit on fait bien, pour le cas où l’on ne
serait pas tout à fait certain de la santé de son âme, de s’abriter sous une porte cochère et de
regarder après le temps.
Révolutionnaires et propriétaires. — Le seul
remède contre le socialisme qui demeure entre vos
mains, c’est de ne pas lui lancer de provocation,
c’est-à-dire de vivre vous-même modestement et
sobrement, d’empêcher, selon vos moyens, tout
étalage d’opulence et d’aider l’État lorsqu’il veut
imposer lourdement tout ce qui est luxe et superflu.
Vous ne voulez pas de ce moyen ? Alors,
riches bourgeois qui vous appelez « libéraux »,
avouez-le à vous-mêmes, c’est votre propre sentiment
que vous trouvez si terrible et si menaçant
chez les socialistes, mais, dans votre propre
cœur, vous lui accordez une place indispensable,
comme si ce n’était pas la même chose. Si vous
n’aviez pas, tels que vous êtes, votre fortune et le
souci de sa conservation, ce sentiment vous rendrait
pareil aux socialistes : la propriété seule fait la différence
entre vous et eux. Il faut d’abord vous vaincre
vous-mêmes si vous voulez triompher, en quelque
manière que ce soit, des adversaires de votre
aisance. — Si, du moins, cette aisance correspondait
à un bien-être véritable ! Elle serait moins
extérieure et provoquerait moins l’envie, elle aurait
plus de bienveillance, plus de souci de l’équité, et
elle serait plus secourable. Mais ce qu’il y a de
faux et de comédien dans votre joie de vivre, qui
provient plutôt d’un sentiment de contraste (avec
d’autres qui n’ont pas cette joie de vivre et qui vous l’envient) que d’une certaine plénitude de la force
et de la supériorité — les exigences de vos appartements,
vos vêtements, vos équipages, vos magasins,
les besoins de la bouche et de la table, vos
enthousiasmes bruyants pour le concert et l’opéra,
et enfin vos femmes ; formées et modelées, mais
d’un métal vil, dorées, mais sans rendre le son de
l’or, choisies par vous pour en faire parade, se donnant
elles-mêmes comme pièces de parade : — ce sont
là les propagateurs empoisonnés de cette maladie du
peuple qui, sous forme de gale socialiste, se répand
maintenant parmi les masses, avec une rapidité toujours
plus grande mais qui a eu en vous son premier
siège et son premier foyer d’incubation. Et
qui donc serait encore capable d’arrêter cette peste ?
Tactique des partis. — Lorsqu’un parti s’aperçoit
qu’un de ses membres, après avoir été un adhérent
absolu, est devenu un adhérent conditionnel,
il tolère si peu ce changement qu’il tente, par toutes
sortes d’humiliations et de provocations, d’amener
sa défection complète et d’en faire un adversaire :
car il soupçonne que l’intention de voir
dans sa doctrine quelque chose qui est d’une valeur
relative, autorisant le pour et le contre, l’examen
et le choix, est plus dangereux pour lui qu’une
opposition radicale.
Pour fortifier les partis. — Celui qui veut fortifier
les assises intérieures d’un parti lui procure l’occasion de se faire traiter avec une injustice manifeste :
cela lui fait accumuler un capital de bonne
conscience qui lui manquait peut-être jusque-là.
Prendre soin de son passé. — Puisque les hommes
ne vénèrent, en somme, que ce qui existe
depuis longtemps et ce qui s’est formé lentement,
celui qui veut continuer à vivre après sa mort ne
doit pas seulement prendre soin de ses descendants
mais encore de son passé : c’est pourquoi les tyrans
de toute espèce (les artistes et les politiciens
tyranniques eux aussi) aiment à faire violence à
l’histoire, pour que celle-ci apparaisse comme une
préparation et une échelle qui mènent jusqu’à eux.
Écrivains de parti. — Les coups de timbale
avec lesquels de jeunes écrivains se plaisent au service
d’un parti ressemblent, pour celui qui n’appartient
pas au parti, à un cliquetis de chaînes et
éveillent plutôt la pitié que l’admiration.
Prendre parti contre soi-même. — Nos adhérents
ne nous pardonnent jamais,quand nous prenons
parti contre nous-mêmes : car, à leurs yeux,
ce n’est pas seulement repousser leur amour, mais
encore dénuder leur raison.
Danger dans la richesse. — Seul devrait ' posséder celui qui a de l’esprit : autrement, la fortune
est un danger public. Car celui qui possède, lorsqu’il
ne s’entend pas à utiliser les loisirs que lui
donne la fortune, continuera toujours à vouloir
acquérir du bien : cette aspiration sera son amusement,
sa ruse de guerre dans la lutte avec l’ennui.
C’est ainsi que la modeste aisance, qui suffirait
à l’homme intellectuel, se transforme en véritable
richesse, résultat trompeur de dépendance et
de pauvreté intellectuelles. Cependant, le riche apparaît
tout autrement que pourrait le faire attendre
son origine misérable, car il peut prendre le
masque de la culture et de l’art : il peut acheter
ce masque. Par là il éveille l’envie des plus pauvres
et des illettrés — qui jalousent en somme toujours
l’éducation et qui ne voient pas que celle-ci n’est
qu’un masque — et il prépare ainsi peu à peu un
bouleversement social : car la brutalité sous un vernis
de luxe, la vantardise de comédien, par quoi le
riche fait étalage de ses « jouissances de civilisé »,
évoquent, chez le pauvre, l’idée que « l’argent seul
importe », — tandis qu’en réalité, si l’argent importe
quelque peu, l’esprit importe bien davantage.
Le plaisir de commander et d’obéir. — Commander
fait plaisir tout autant qu’obéir, la première
chose lorsqu’elle n’est pas encore entrée
dans les habitudes, la seconde lorsqu’elle est tout
à fait entrée dans les habitudes. Les vieux serviteurs
et les nouveaux maîtres s’encouragent réciproquement
à faire plaisir.
Ambition de la vedette. — Il y a une ambition
de la vedette qui presse un parti à s’aventurer
dans un danger extrême.
La nécessité de l’âne. — On n’amènera pas
la foule à crier hosanna avant que l’on n’entre en
ville à califourchon sur un âne.
Mœurs et parti. — Chaque parti essaye de
présenter comme insignifiantes les choses importantes
qui se sont faites en dehors de lui ; mais, s’il
n’y réussit point, il attaquera avec d’autant plus
d’amertume ce qui sera plus parfait.
Se vider. — À mesure que quelqu’un s’abandonne
aux événements il s’amoindrit de plus en
plus. C’est pourquoi de grands politiciens peuvent
devenir des hommes tout à fait vides, alors qu’ils
étaient autrefois riches et pleins de talents,
Ennemis désirés. — Pour les gouvernements
dynastiques les courants socialistes sont utiles
plutôt qu’ils n’inspirent la terreur, parce qu’ils
donnent à ceux-là le droit de recourir à des mesures
d’exception et leur mettent entre les mains
une épée pour frapper les partis qui sont leur cauchemar, les démocrates et les adversaires de la
dynastie. — Tout ce que de pareils gouvernements
haïssent publiquement leur est secrètement sympathique :
ils sont forcés de cacher leur âme.
La propriété possède. — Ce n’est que jusqu’à
un certain degré que la propriété rend l’homme
plus indépendant et plus libre ; un échelon de plus
et la propriété devient le maître, le propriétaire
l’esclave : il faut dès lors qu’il sacrifie son temps, sa
méditation pour engager des relations, s’attacher
à un lieu, s’incorporer à un État — tout cela peut-être
à l’encontre de ses besoins intimes et essentiels.
De la domination des compétences. — Il est facile,
ridiculement facile, d’élaborer un modèle pour
le choix d’un corps législatif. Il faudrait d’abord
mettre à part, dans un pays, les hommes loyaux et
dignes de confiance qui seraient, en même temps,
maîtres et connaisseurs en certaines choses et reconnaîtraient
réciproquement leurs capacités : dans
cette assemblée il faudrait faire un choix plus restreint
qui déterminerait les spécialités et les compétences
de premier ordre dans chaque parti, ce
choix se ferait par l’estime et la garantie mutuelle.
Le corps législatif ainsi composé, les voix et les
jugements de chaque homme spécialement compétent
devraient seuls décider dans chaque cas particulier
et l’honorabilité de tous les autres devrait être assez grande pour que la simple convenance
leur fasse abandonner le vote à ceux-ci : de sorte
que, au sens strict, la loi naîtrait de la raison des
plus raisonnables. — Maintenant ce sont les partis
qui votent : et, à chaque vote, il doit y avoir des
centaines de consciences honteuses — toutes celles
des hommes mal informés, incapables de jugements,
qui agissent par imitation, que l’on traîne
et entraîne. Rien n’abaisse autant la dignité d’une
loi nouvelle que la honte forcée de ce manque de
probité, à quoi contraint tout vote par partis. Mais,
je l’ai déjà dit, il est facile, ridiculement facile, d’élaborer
une pareille construction : il n’y a pas de
puissance assez forte sur la terre pour la réaliser
dans un sens meilleur, — à moins que la croyance
en l’utilité supérieure de la science et des savants
ne devienne évidente, même pour le plus malveillant,
et que l’on ne préfère cette croyance à la foi
en le nombre. C’est dans le sens de cet avenir qu’il
nous faut dire : « Plus de respect pour l’homme
compétent ! Et à bas tous les partis ! »
Le « peuple des penseurs » (celui des mauvais
penseurs). — L’indéfini, l’indéterminé, le mystérieux,
l’élémentaire, l’intuitif — pour donner des
noms vagues à des choses vagues — que l’on dit
être les qualités du caractère allemand, seraient,
si ces qualités existaient effectivement encore, la
preuve que la civilisation allemande est demeurée
de plusieurs pas en arrière et qu’elle respire encore
l’atmosphère du moyen âge. — Il est vrai qu’un pareil retard aurait aussi des avantages : avec les
qualités indiquées — pour le cas, bien entendu, où
ils les posséderaient encore — les Allemands seraient
aptes à certaines choses, et surtout aptes à comprendre
certaines choses, pour lesquelles d’autres
nations ont perdu toutes leurs facultés. Et il est
certain que quand le manque de raison — c’est-à-dire
ce qui est commun à toutes ces qualités —
se perd, il se perd beaucoup de choses : mais il n’y
a point là de perte sans qu’il y ait de grands avantages
contraires, de sorte que toute raison de se
plaindre fait défaut, en admettant que l’on ne
veuille pas agir comme font les enfants et les gourmands,
et jouir simultanément des fruits de toutes
les saisons.
Porter des hiboux à Athènes. — Les gouvernements
des grands États ont entre les mains deux
moyens pour tenir le peuple en dépendance, pour,
se faire craindre et obéir : un moyen plus grossier,
l’armée, un plus subtil, l’école. À l’aide du premier
ils entraînent de leur côté l’ambition des classes
supérieures et la force des classes inférieures, du
moins dans la mesure où ces deux classes possèdent
des hommes actifs et robustes, doués moyennement
et médiocrement. À l’aide de l’autre moyen ils gagnent
pour eux la pauvreté douée et surtout la
demi-pauvreté à prétentions intellectuelles des classes
moyennes. Ils se créent, avant tout, par les professeurs
de tous grades, une cour intellectuelle qui
aspire à « monter » ; en entassant obstacle sur obstacle contre l’école privée ou l’éducation particulière
que l’État a spécialement en haine, il s’assure
la disposition d’un très grand nombre de places
qui sont convoitées sans cesse par un nombre
certainement cinq fois supérieur à celui qu’on
pourrait satisfaire, d’yeux avides et quémandeurs.
Mais ces situations ne devront nourrir leur homme
que très maigrement : c’est ainsi que l’État entretient
chez lui la soif fiévreuse de l’avancement
et le lie plus étroitement encore aux intentions
gouvernementales. Car il vaut mieux entretenir
un mécontentement bénin, bien préférable à la satisfaction,
mère du courage, grand’mère de la
liberté d’esprit et de la présomption. Au moyen de
ce corps enseignant, matériellement et intellectuellement
tenu en bride, on élève alors, tant bien que
mal, toute la jeunesse du pays, à un certain niveau
d’instruction utile à l’État, et gradué selon le
besoin : avant tout, l’on transmet presque imperceptiblement
aux esprits faibles, aux ambitieux
de toutes les conditions, l’idée que seule une direction
de vie reconnue et estampillée par l’État vous
amène immédiatement à jouer un rôle dans la société.
La croyance aux examens d’État et aux titres
conférés par l’État va si loin que, même des hommes
qui se sont formés d’une façon indépendante, qui se
sont élevés par le commerce ou par l’exercice d’un
métier gardent unepointe d’amertume au cœur, tant
que leur situation n’a pas été reconnue d’en haut par
une investiture officielle, un titre ou une décoration,
— jusqu’à ce qu’ils puissent « se faire voir ». Enfin
l’État associe la nomination aux mille et mille fonctions et places rétribuées, qui dépendent de lui, à
l’engagement de se faire éduquer et estampiller
par les établissements de l’État, autrement cette
porte vous demeure close à jamais : honneurs dans
la société, pain pour soi-même, possibilité d’une
famille, protection d’en haut, esprit de corps chez
ceux qui ont été éduqués en commun, — tout cela
forme un filet d’espérances où se précipitent tous
les jeunes gens : d’où pourrait donc leur venir un
souffle de méfiance ? Si, en fin de compte, l’obligation
pour chacun d’être soldat pendant quelques
années est devenue, au bout de quelques générations,
une habitude et une condition que l’on
accomplit sans arrière-pensée, en vue de quoi l’on
arrange d’avance sa vie, l’État peut encore hasarder
le coup de maître d’enchaîner, par des avantages,
l’école et l’armée, l’intelligence, l’ambition et
la force, c’est-à-dire d’attirer vers l’armée les
hommes d’aptitudes et de culture supérieures et
de leur inculquer l’esprit militaire de l’obéissance
volontaire : ce qui les entraînera peut-être à
prêter serment au drapeau, pour toute leur vie,
et à procurer, par leurs aptitudes, un nouvel éclat
au métier des armes. — Alors il ne manquera
plus autre chose que l’occasion des grandes guerres :
et l’on peut prévoir que, de par leur métier,
les diplomates y veilleront en toute innocence, de
même que les journaux et la spéculation : car le
« peuple », lorsqu’il est un peuple de soldats, a
toujours bonne conscience quand il fait la guerre,
— inutile de la lui suggérer.
La presse. — Si l’on considère qu’aujourd’hui
encore tous les grands événements publics se glissent
secrètement et comme voilés sur la scène
du monde, qu’ils sont cachés par des faits insignifiants,
côté desquels ils paraissent petits, que leurs
effets profonds, leurs contre-coups ne se manifestent
que longtemps après qu’ils se sont produits, —
quelle importance peut-on alors accorder à la presse,
telle qu’elle existe aujourd’hui, avec sa quotidienne
dépense de poumons pour hurler, assourdir, exciter
et effrayer ? — la presse est-elle autre chose
qu’un bruit aveugle et permanent qui détourne les
oreilles et les sens vers une fausse direction ?
Après un grand événement. — Un peuple ou
un homme dont l’âme a été mise au jour par un
grand événement éprouve ensuite généralement le
besoin d’un enfantillage ou d’une grossièreté, tout
aussi bien par pudeur que pour se reposer.
Être un bon Allemand, c’est cesser d’être Allemand.
— On ne trouve pas seulement, comme on
avait cru jusqu’ici, les différences nationales dans
les nuances entre les différents degrés de culture.
Ces différences n’ont souvent rien de durable. C’est
pourquoi toute argumentation basée sur le caractère
national engage si peu celui qui travaille à la
transformation des convictions, celui qui fait œuvre civilisatrice. Si l’on passe, par exemple, en
revue tout ce qui a déjà été appelé allemand, il
faudra corriger la question théorique : qu’est-ce
qui est allemand ? en se demandant : qu’est-ce qui
est maintenant allemand ? — et tout bon Allemand
résoudra pratiquement cette question, précisément
en surmontant ses qualités allemandes. Car, lorsqu’un
peuple va de l’avant et grandit, il rompt chaque
fois les entraves qui lui ont conféré jusqu’ici
la considération nationale : si ce peuple s’arrête,
s’il dépérit, de nouvelles entraves se mettent autour
de son âme, la croûte qui devient tous les jours
plus dure forme, en quelque sorte, une prison
dont les murs ne font que s’épaissir. Si un peuple
célèbre beaucoup de fêtes, c’est une preuve qu’il veut
se pétrifier et qu’il aimerait se changer en monument ;
comme ce fut le cas de l’égypticisme à partir
d’une certaine époque. Celui donc qui veut du bien
aux Allemands devra veiller, pour sa part, à grandir
toujours davantage au-dessus de ce qui est
allemand. C’est pourquoi l’orientation vers ce qui
n’est pas allemand fut toujours la marque des
hommes distingués de notre peuple.
Prédilection pour l’étranger. — Un étranger
qui voyageait en Allemagne déplut et plut par quelques
affirmations, selon les contrées où il séjourna.
Tous les Souabes qui ont de l’esprit — avait-il
l’habitude de dire — sont coquets. — Mais les
autres Souabes continuent à croire qu’Uhland est
un poète et que Gœthe fut immoral. — Ce qu’il y a de meilleur dans les romans allemands qui ont
maintenant de la vogue, c’est que l’on n’a pas
besoin de les lire : on les connaît déjà. — Le
Berlinois paraît être de meilleure composition que
l’Allemand du Sud, car, étant excessivement moqueur,
il supporte la moquerie : ce qui n’est pas le
cas chez les Allemands du Sud. — L’esprit des
Allemands est maintenu à un niveau inférieur par
la bière et les journaux : il leur recommande le thé
et les pamphlets, comme remèdes, bien entendu.
— Il conseillait d’examiner les différents peuples
de la vieille Europe au point de vue des qualités
particulières aux vieillards dont elle présente assez
bien les types différents, ceci à la plus grande joie
de ceux qui assistent au spectacle du grand
tréteau : les Français représentent d’une façon
heureuse ce que la vieillesse a de sage et d’aimable,
les Anglais l’expérience et la retenue, les Italiens
l’innocence et l’aisance. Les autres masques de la
vieillesse feraient-ils défaut ? Où est le vieillard
hautain ? Où le vieillard despotique ? Où le vieillard
cupide ? — Les contrées les plus dangereuses de
l’Allemagne sont la Saxe et la Thuringe : on ne
trouve nulle part plus d’activité intellectuelle et de
science des hommes, avec beaucoup de liberté d’esprit,
et tout cela est tellement humble, caché par
l’horrible langage et la serviabilité de cette population,
que l’on s’aperçoit à peine que l’on a devant
soi les sous-officiers intellectuels de l’Allemagne et
les maîtres de celle-ci, en bien et en mal. — L’arrogance
des Allemands du Nord est maintenue dans
ses bornes par leur penchant à obéir, celle des Allemands du Sud par leur penchant à l’indolence.
— Il lui semblait que les hommes allemands avaient
dans leurs femmes des ménagères maladroites,
mais très convaincues de leur valeur ; que celles-ci
disaient du bien d’elles-mêmes avec tant d’insistance
qu’elles avaient convaincu presque tout le
monde et, en tous les cas leurs maris, des vertus
particulières que déploient dans leur intérieur les
femmes allemandes. — Quand alors la conversation
se portait sur la politique de l’Allemagne à l’extérieur
et à l’intérieur, il avait l’habitude de raconter
— il disait de révéler — que le plus grand homme
d’État de l’Allemagne ne croyait pas aux grands
hommes d’État. — Il considérait l’avenir des Allemands
comme menacé et menaçant : car ils avaient
désappris de se réjouir (ce à quoi les Italiens s’entendaient
si bien), mais, par le grand jeu de hasard
des guerres et révolutions dynastiques, ils s’étaient
habitués à l’émotion, par conséquent, ils finiraient,
un jour, par avoir chez eux l’émeute. Car c’est là
la plus forte émotion qu’un peuple puisse se procurer.
— Le socialiste allemand, disait-il, était le
plus dangereux de tous parce qu’il n’étaitpas poussé
par une nécessité déterminée ; ce dont il souffre
c’est dene pas savoir ce qu’il veut. Quoi qu’il puisse
donc atteindre, dans la jouissance il languira toujours
de désir, tout comme Faust, mais probablement
comme un Faust très populacier. « Car, s’écriait-il
enfin, Bismarck a chassé le démon de Faust
qui a tant tourmenté les Allemands cultivés : mais
ce démon est maintenant entré dans les pourceaux
et il est pire que jamais. »
Opinions. — La plupart des gens ne sont rien
et ne comptent pour rien avant d’avoir revêtu
le manteau des convictions générales et des opinions
publiques — conformément à la philosophie
des tailleurs : ce sont les habits qui font les gens.
Mais, pour les hommes d’exception, il faut dire :
celui qui se vêt fait le vêtement ; là les opinions
cessent d’être publiques et deviennent autre chose
que des masques, des parures et des travestissements.
Deux espèces de sobriété. — Pour ne pas confondre
la sobriété provoquée par l’épuisement d’esprit
avec la sobriété de la tempérance, il faut observer
que la première est louche d’allure tandis que
la seconde est pleine de gaieté.
Falsification de la joie. — Il ne faut pas appeler
bonne une chose fût-ce même un jour de plus
qu’elle ne nous paraît ainsi, mais il ne faut pas non
plus que ce soit un jour plus tôt, — c’est la seule
façon de se conserver une joie véritable : autrement
notre joie serait trop facilement fade au goût
et peut-être trop avancée, et passerait auprès de
beaucoup de gens pour de la nourriture falsifiée.
Le bouc de vertu. — Lorsque quelqu’un fait ce qu’il sait faire de mieux, ceux qui lui veulent du
bien, mais qui ne sont pas à la hauteur de son acte,
se mettent vile à chercher un bouc pour le sacrifier,
croyant que c’est le bouc émissaire (Sündenbock
— bouc de péché) alors que c’est le bouc de
vertu.
Souveraineté. — Vénérer aussi les choses mauvaises
et les reconnaître, lorsqu’elle vous plaisent,
ignorer totalement comment on peut avoir honte
de ce qui vous plaît, c’est le signe de la souveraineté,
en grand et en petit.
Celui qui agit sur ses semblables est un fantôme
et non pas une réalité. — L’homme éminent
apprend peu à peu qu’en tant qu’il agit il est un
fantôme dans le cerveau des autres, et il en arrive
peut-être à la subtile torture de l’âme de se demander
s’il ne faut pas conserver le fantôme de soi
pour le bien de ses semblables.
Prendre et donner. — Lorsque l’on a pris la
moindre des choses à quelqu’un (ou lorsqu’on l’a
prélevée sur lui) il devient aveugle etil ne voit pas
qu’on lui a donné des choses infiniment plus grandes,
et même la plus grande chose.
Le bon champ. — Tout refus et toute négation témoignent d’un manque de fécondité : au fond, si
nous étions un bon champ de labour, nous ne laisserions
rien périr sans l’utiliser et nous verrions
en toute chose, dans les événements et dans les
hommes, de l’utile fumier, de la pluie et du soleil.
Les relations une jouissance. — Si l’esprit de
renoncement pousse quelqu’un à rechercher la solitude
avec intention, il peut, lorsqu’il les goûte rarement,
transformer ses relations avec les hommes,
en un mets délicat.
Savoir souffrir publiquement. — Il faut afficher
son malheur, gémir de temps en temps, de
façon à ce que tout le monde l’entende, s’impatienter
d’une façon visible : car si on laissait les autres
s’apercevoir combien l’on est tranquille et heureux
au fond de soi-même, malgré les douleurs et les
privations, combien on les rendrait envieux et méchants !
— Mais il faut que nous veillions à ne pas
rendre nos semblables plus mauvais ; de plus, s’ils
nous savaient heureux, ils nous chargeraient de
lourdes contributions, de sorte que notre souffrance
publique est certainement aussi pour nous
un avantage privé.
Chaleur sur les sommet. — Sur les hauteurs
il fait plus chaud que l’on imagine généralement dans la vallée, surtout en hiver. Le penseur sait
tout ce que ce symbole veut dire.
Vouloir le bien, savoir le beau. — Il ne suffit
pas d’exercer le bien, il faut aussi l’avoir voulu
et, selon le mot du poète, recevoir la divinité
dans son vouloir. Mais il ne faut pas vouloir le
beau, il faut le pouvoir, avec innocence et aveuglement,
sans que Psyché y mette de sa curiosité.
Que celui qui allume sa lanterne pour trouver des
hommes parfaits prenne garde à ce signe distinctif :
les hommes parfaits sont ceux qui agissent
toujours à cause du bien et aboutissent toujours au
beau, sans y songer. Car, par incapacité et défaut
d’une belle âme, beaucoup de personnes bonnes et
nobles, malgré leur bonne volonté et leurs bonnes
œuvres, restent d’un aspect fâcheux et sont laides
à regarder ; elles repoussent etnuisent même à la
vertu par la hideuse défroque que leur mauvais
goût fait endosser à celle-ci.
Danger de ceux qui renoncent. — Il faut se
garder de fonder sa vie sur une base de convoitises
trop étroite : car lorsque l’on renonce aux joies
que procurent une situation, des honneurs, des
fréquentations mondaines, les voluptés, le confort
et les arts, il peut venir un jour où l’on s’apercevra
qu’au lieu d’avoir la sagesse pour voisin, le renoncement
vous a amené la satiété et le dégoût de
vivre.
Dernière opinion sur les opinions. — Ou bien
l’on cache ses opinions, ou bien l’on se cache derrière
elles. Celui qui agit autrement ne connaît pas
la marche du monde ou fait partie de l’ordre de la
sainte témérité.
« Gaudeamus igitur ». — Il faut que la joie contienne
aussi des forces édifiantes et guérissantes
pour la nature morale de l’homme : comment
se pourrait-il autrement que, chaque fois que notre
âme se repose sous les rayons de soleil de la joie,
elle se promet involontairement d’« être bonne »,
de « devenir parfaite » et qu’elle est saisie d’une
sorte de pressentiment de la perfection, semblable
à un frisson de bonheur ?
À quelqu’un qui a été loué. — N’oublie pas
qu’aussi longtemps qu’on te loue tu n’es pas encore
sur ton propre chemin, mais sur celui d’un
autre.
Aimer le maître. — Le maître est aimé de l’ouvrier
autrement que du maître.
Trop beau et trop humain. — « La nature est
trop belle pour toi, pauvre mortel » — il n’est pas rare que ce sentiment vous saisisse : mais parfois,
en contemplant avec intensité tout ce qui est humain,
sa plénitude et sa force entremêlées de douceur,
j’ai eu le sentiment que je devrais dire en toute
humilité : » L’homme, lui aussi, est trop beau pour
l’homme contemplatif ! » — et je ne songeais pas
seulement à l’homme moral, mais à tout homme.
Effets mobiliers et propriété terrienne. —
Quand une fois la vie vous a traité en vraie spoliatrice
et vous a pris tout ce qu’elle pouvait vous
prendre de vos honneurs et de vos joies, vous enlevant
vos amis, votre santé et votre avoir, on découvrira
peut-être après coup, lorsque la première
frayeur sera passée, que l’on est plus riche qu’auparavant.
Car maintenant seulement on sait ce qui
vous appartient, au point que nulle main sacrilège
ne peut y toucher : et c’est ainsi que l’on sortira
peut-être de tout ce pillage et de cette confusion
avec la noblesse d’un grand propriétaire terrien.
Involontaires figures idéales. — Le sentiment
le plus pénible qu’il y ait, c’est de découvrir que
l’on est toujours pris pour quelque chose de supérieur
à ce que l’on est. Car on est toujours forcé
de s’avouer : Quelque chose chez toi est duperie et
mensonge — ta parole, ton expression, ton attitude,
ton regard, ton action —, et ce quelque chose
de trompeur est aussi nécessaire que l’est, par ailleurs, ta franchise, mais il annule sans cesse
l’effet et la valeur de celle-ci.
Idéaliste et menteur. — Il ne faut pas se laisser
tyranniser par la plus belle qualité que l’on
puisse avoir — celle d’élever les choses dans l’idée :
car alors il se pourrait bien qu’un jour la vérité se
séparât de nous avec cette dure parole : « Menteur
fieffé, qu’ai-je de commun avec toi ? »
Être mal compris. — Lorsque l’on est mal
compris en bloc, il est impossible de supprimer
complètement un malentendu de détail. Il faut se
rendre compte de cela pour ne pas user inutilement
sa force à se défendre.
Le buveur d’eau parle. — Continue donc à boire
le vin qui t’a délecté durant toute ta vie, — que
t’importe qu’il me faille être buveur d’eau ? L’eau
et le vin ne sont-ils pas des éléments paisibles et
fraternels qui peuvent habiter ensemble sans se
faire de reproches ?
Du pays des anthropophages. — Dans la solitude
le solitaire se ronge le cœur ; dans la multitude
c’est la foule qui le lui ronge. Choisis donc !
Le degré de congélation de la volonté. —
« Elle vient enfin, l’heure qui t’enveloppe dans le nuage doré de l’absence de douleur : où l’âme
jouit de sa propre lassitude, s’abandonnant avec
joie à la lenteur de ses mouvements et ressemblant,
dans sa patience, au jeu des vagues qui, sur
les bords d’un lac, par un jour tranquille de l’été,
sous les reflets multicolores d’un ciel du couchant,
bruissent tour à tour et se taisent — sans fin,
sans but, sans satiété et sans désirs, — tranquille
et prenant plaisir au flux et au reflux qui se rythment
sur le souffle de la nature. » — Telle est la
parole et la pensée de tous les malades : mais lorsqu’ils
parviennent à cette heure, après une courte,
jouissance, arrive l’ennui. Mais l’ennui est le vent
de dégel pour la volonté congelée : celle-ci se
réveille et recommence à susciter un désir après
l’autre. — Désirer de nouveau, c’est le symptôme
de la convalescence et de la guérison.
L’idéal renié. — Il arrive exceptionnellement
que quelqu’un ne puisse parvenir à son sommet
qu’en reniant son idéal : car c’est cet idéal qui
jusqu’à présent le stimulait avec trop de violence,
de sorte que, au milieu de sa route, il perdait chaque
fois l’haleine et était obligé de s’arrêter.
Penchant perfide. — C’est le signe d’un homme
envieux, mais qui aspire à plus haut, lorsque
l’on voit quelqu’un attiré par l’idée que devant ce
qui est parfait il n’y a qu’un seul salut : l’amour.
Bonheur d’escalier. — De même que, chez certains
hommes, le mot d’esprit ne marche pas d’un
pas égal avec l’occasion de le placer, en sorte que
l’occasion a déjà passé la porte quand le mot d’esprit
est encore sur l’escalier, chez, d’autres hommes,
il y a une espèce de bonheur d’escalier qui
court trop lentement pour être toujours aux côtés
du temps aux pieds légers. La meilleure jouissance
que procure à ces hommes un événement ou toute
une période de la vie ne leur parvient que longtemps
après, parfois seulement comme un faible
parfum aromatisé, qui évoque de la langueur et de
la tristesse, — comme si — à un moment ou à un
autre — il avait été possible d’étancher sa soif dans
cet élément, tandis que maintenant il est trop tard.
Vers. — Ce n’est pas un argument contre la
maturité d’un esprit que d’y trouver quelques vers.
La position victorieuse. — Une bonne attitude
à cheval enlève le courage à l’adversaire, le cœur
au spectateur, — à quoi bon alors attaquer encore ?
Tiens-toi comme quelqu’un qui a vaincu.
Danger dans l’admiration. — À trop admirer les
vertus étrangères on peut perdre le sens des siennes
propres, et, ne les exerçant plus, les oublier complètement, sans pouvoir les remplacer par les
étrangères.
Utilité de la maladie. — Celui qui est souvent
malade, parce qu’il guérit souvent, prend non seulement
un plus grand plaisir à la santé, mais possède
encore un sens très aigu pour ce qui est sain
ou morbide dans les œuvres et les actes, les siens
et ceux des autres, Les écrivains maladifs par
exemple — et presque tous les grands écrivains
sont malheureusement dans ce cas — possèdent
généralement dans leurs œuvres un ton de santé
beaucoup plus sûr et plus égal, parce qu’ils s’entendent,
bien mieux que ceux qui sont robustes de
corps, à la philosophie de la santé et de la guérison
de l’âme. Ils connaissent les maîtres qui enseignent
la santé : le matin, le soleil, la forêt et les
sources d’eau claire.
Infidélité, condition de la maîtrise. — Cela ne
sert de rien : chaque maître n’a qu’un seul élève,
— et cet élève lui devient infidèle — car il est prédestiné
à la maîtrise.
Jamais en vain. — Tu ne grimperas jamais en
vain dans les montagnes de la vérité : soit qu’aujourd’hui
déjà tu parviennes à monter plus haut,
soit que tu exerces tes forces pour pouvoir monter
plus haut demain.
À travers les vitres dépolies. — Ce que vous
voyez du monde, à travers cette fenêtre, est-il donc
si beau que vous ne voulez à aucun prix regarder
à travers une autre fenêtre, — et que vous essayez
même d’empêcher les autres d’en faire la tentative ?
Indices de transformations violentes. — Si l’on
rêve de ceux qui sont morts ou oubliés depuis longtemps,
c’est le signe qu’une grande transformation
s’est opérée en vous et que le sol sur lequel on
vit a été profondément fouillé : alors les morts ressuscitent
et ce qui était ancien devient nouveau.
Médicament de l’âme. — Rester couché sans bouger
et penser peu, c’est là le remède le moins coûteux
pour toutes les maladies de l’âme et, lorsque
l’on est de bonne volonté, son usage devient d’heure
en heure plus agréable.
Classification des esprits. — Tu te classes bien
au-dessous de l’autre, car tu cherches à fixer l’exception,
mais lui la règle.
Le fataliste. — Il faut que tu croies à la fatalité
— la science peut t’y forcer. Ce qui naîtra alors de
cette croyance — la lâcheté et la résignation ou la grandeur et la loyauté — témoignera du terrain où
cette semence fut jetée ; mais non point de la
semence elle-même, car d’elle toutes choses peuvent sortir.
Raison de beaucoup d’humeur. — Celui qui,
dans la vie, préfère le beau à l’utile, finira, comme
l’enfant qui préfère les sucreries au pain, par se
gâter l’estomac et par regarder le monde avec
beaucoup d’humeur.
L’excès comme remède. — On peut reprendre
goût à ses propres talents en vénérant à l’excès, pour
en jouir, les talents contraires. Employer l’excès
comme remède, c’est là un des coups de maître
dans l’art de vivre.
« Veuille être toi-même ! » — Les natures actives
et couronnées de succès n’agissent pas selon
l’axiome « connais-toi toi-même », mais comme
s’ils voyaient se dessiner devant eux le commandement :
« Veuille être toi-même et tu seras toi-même ».
— La destinée semble toujours leur avoir
laissé le choix ; tandis que les inactifs et les contemplatifs
réfléchissent, pour savoir comment ils
ont fait pour choisir une fois, le jour où ils sont
entrés dans le monde.
Vivre, si possible, sans adhérents. — On comprend seulement combien peu d’importance ont les adhérents lorsque l’on a cessé d’être l’adhérent de ses adhérents.
S’obscurcir. — Il faut savoir s’obscurcir, pour
se débarrasser des nuées de mouches d’admirateurs
trop importuns.
Ennui. — Il y a un ennui des esprits les plus
subtils et les plus cultivés pour qui ce que la terre
produit de meilleur est devenu sans saveur : habitués
comme ils le sont à absorber une nourriture
choisie et toujours plus choisie, et à se dégoûter
d’une nourriture grossière, ils risquent de mourir
de faim, — car les choses parfaites sont en très
petit nombre et il leur arrive d’être inaccessibles
ou dures comme de la pierre, de sorte que de très
bonnes dents ne peuvent plus les mordre.
Le danger dans l’admiration. — L’admiration
d’une qualité ou d’un art peut être si violente
qu’elle nous empêche d’aspirer à la possession de
ceux-ci.
Ce que l’on demande à l’art. — L’un veut se
réjouir de sa nature au moyen de l’art, l’autre veut,
avec son aide, s’oublier momentanément et s’élever au-dessus de sa nature. Selon ces deux besoins il
y a une double espèce d’art et d’artistes.
Réfection. — Celui qui nous abandonne ne nous
offense peut-être pas nous-mêmes, mais certainement
nos adhérents.
Après la mort. — Il arrive généralement que
nous trouvions incompréhensible l’absence d’un
homme longtemps seulement après sa mort : pour
de très grands hommes, c’est parfois seulement
après des dizaines d’années. Celui qui est franc
devant lui-même se dit, à l’occasion d’un décès,
qu’en somme il n’y a pas beaucoup à regretter et
que l’homme qui prononce solennellement l’oraison
funèbre est un hypocrite. Mais la disette finit
par enseigner la raison d’être d’un individu, et
l’épitaphe véritable pour un mort, c’est un tardif
soupir de regret.
Laisser dans le royaume des ombres. — Il y
a des choses qu’il faut laisser dans le royaume des
sentiments à peine conscients, sans vouloir les délivrer
de leur existence de fantôme, autrement, lorsque ces choses seront devenues pensées et paroles,
elles voudront s’imposer à nous comme des démons
et demander cruellement notre sang.
Près de la mendicité. — Il arrive à l’esprit le plus riche de perdre la clef du grenier où sommeillent
ses trésors accumulés. Il ressemble alors au
plus pauvre qui est forcé de mendier pour vivre.
Penser par enchaînements. — À celui qui a beaucoup
réfléchi, toute idée nouvelle, qu’il l’entende
ou qu’il la lise, apparaît immédiatement sous forme
de chaîne.
Compassion. — Le fourreau doré de la compassion
cache parfois le poignard de l’envie.
Qu’est-ce que le génie ? — Aspirer à un but
élevé et aux moyens d’y parvenir.
Vanité des combattants. — Celui qui n’a pas
l’espoir de triompher dans une lutte, ou qui a succombé
visiblement, désire d’autant plus que l’on
admire sa façon de combattre.
La vie philosophique est mal Interprétée. —
Au moment où quelqu’un commence à prendre la
philosophie au sérieux, tout le monde croit de lui
le contraire.
Imitation. — Par l’imitation, ce qu’il y a de plus mauvais prend du prestige, ce qui a de la valeur
y perd — surtout en art.
Dernier enseignement de l’histoire. — « Hélas !
que n’ai-je vécu alors ! » — c’est ainsi que parlent
les hommes insensés et folâtres. Au contraire, à
chaque fragment d’histoire que l’on aura étudié
sérieusement, fût-ce même la terre promise du
passé, on finira par s’écrier : « Non, je ne voudrais
y revenir à aucun prix ! l’esprit de cette époque
pèserait sur moi, avec une pression de cent atmosphères,
je ne pourrais me réjouir de ce qu’elle a
de beau et de bon, ni digérer ce qu’elle a de mauvais. »
— Il est certain que la postérité jugera de
même au sujet de notre époque : on dira qu’elle fut
insupportable et que la vie ne méritait pas d’y être
vécue. — Et pourtant chacun arrive à s’accommoder
de son temps ? — C’est non seulement parce
que l’esprit de son temps pèse sur lui, mais encore
parce qu’il l’a en lui. L’esprit du temps se résiste
à lui-même, il se porte lui-même.
La générosité comme masque. — Avec de la générosité
dans l’attitude on exaspère ses ennemis,
avec de l’envie manifestée, on se les concilie presque :
car l’envie compare, met en parité, elle est
une façon d’humilité involontaire et plaintive. —
À cause de l’avantage indiqué, l’envie n’aurait-elle
pas été prise comme masque par ceux qui n’étaient
pas envieux ? Peut-être. Ce qui est certain c’est que la générosité est souvent utilisée comme
masque de l’envie, par des gens ambitieux qui
préfèrent souffrir d’un préjudice pour exaspérer
leurs ennemis, que de laisser voir que, dans leur
for intérieur, ils considèrent ceux-ci comme leurs
égaux.
Impardonnable. — Tu lui as donné l’occasion de
montrer de la fermeté de caractère et il n’en a pas
profité. C’est ce qu’il ne te pardonnera jamais.
Axiomes parallèles. — L’idée la plus sénile
que l’on ait jamais eue au sujet de l’homme se
trouve dans le célèbre axiome : « le moi est toujours
haïssable » ; l’idée la plus enfantine dans cet
axiome, plus célèbre encore : « aime ton prochain
comme toi-même ». — Dans le premier l’expérience
des hommes a cessé, dans le second elle n’a pas
encore commencé.
L’oreille qui fait défaut. — « On appartient à
la populace tant que l’on fait toujours retomber la
faute sur les autres ; on est sur le chemin de la
vérité lorsque l’on ne rend responsable que soi-même ;
mais le sage ne considère personne comme
coupable, ni lui-même, ni les autres. » — Qui dit
cela ? — Épictète il y a dix-huit cents ans. — On
l’a entendu, mais on l’a oublié. — Non, on ne
l’a pas entendu et on ne l’a pas oublié : il y a des choses que l’on n’oublie pas. Mais l’oreille faisait
défaut pour entendre, l’oreille d’Épictète. — Il se
l’est donc dit lui-même à l’oreille ? — Parfaitement :
la sagesse, c’est le murmure du solitaire sur la
place tumultueuse.
Défaut de point de vue et non pas de l’œil. —
On est toujours de quelques pas trop près de soi-même ;
et de quelques pas trop loin de son prochain.
Voilà pourquoi l’on juge celui-ci trop en bloc,
tandis que l’on se juge soi-même d’après des traits
de détails, des faits insignifiants et passagers.
L’ignorance sous les armes. — Combien nous
traitons légèrement la question de savoir si quelqu’un
sait une chose ou non, tandis qu’il se met
peut-être déjà à suer sang et eau, rien qu’à la
pensée que nous pourrions le croire ignorant de
cette chose. Il y a même certains fous de choix qui
se promènent toujours avec un carquois d’anathèmes
et d’arrêts sans appel, prêts à foudroyer chacun
de ceux qui donneraient à entendre qu’il y a
certaines choses où leur jugement n’entre pas en
ligne de compte.
À la buvette de l’expérience. — Les personnes
qui, par sobriété naturelle, laissent toujours leur
verre à moitié plein, ne veulent pas avouer que
chaque chose en ce monde a son égoutture et sa lie.
Oiseaux chanteurs . — Les partisans d’un grand
homme ont l’habitude de s’aveugler pour mieux
chanter ses louanges.
Pas à la hauteur. — Le bien nous déplaît lorsque
nous ne sommes pas à sa hauteur.
La règle comme mère et comme enfant. — L’état
qui engendre la règle est différent de celui que
la règle engendre.
Comédie. — Il nous arrive de récolter de la
reconnaissance et des honneurs pour des œuvres et
des actions que nous avons depuis longtemps laissé
tomber, comme une peau dont on se débarrasse ;
nous sommes alors facilement tentés de jouer les
comédiens de notre propre passé et de jeter encore
une fois sur nos épaules la vieille dépouille — et
non seulement par vanité, mais encore par bienveillance
à l’égard de nos admirateurs.
Fautes que commettent les biographies. — Il
ne faut pas confondre le peu de force qui est nécessaire
à pousser un canot dans un fleuve, avec
la force du fleuve qui le porte dès lors ; mais c’est
le cas de presque tous les biographes.
Ne pas payer trop cher. — On utilise généralement
mal ce que l’on a payé trop cher, parce qu’il
s’y attache un souvenir désagréable, — et c’est
ainsi que l’on a double désavantage.
Quelle est la philosophie dont une société a
toujours besoin ? — Le pilier de l’ordre social
repose sur cette base qu’il faut que chacun regarde
avec sérénité ce qu’il est, ce qu’il fait et ce à quoi
il aspire, sa santé ou sa maladie, sa pauvreté ou son
aisance, son honneur ou son apparence chétive, et
qu’il se dise : « Je ne voudrais changer avec personne ».
— Que celui qui veut travailler à l’ordre
social tâche toujours d’implanter au cœur des
hommes cette philosophie sereine du refus de changer
et de l’absence de jalousie.
Indices d’une âme noble. — Ce n’est pas une
âme noble, celle qui est capable des plus hautes
volées, c’est au contraire celle qui s’élève peu et qui
s’abaisse peu, mais qui habite toujours un air libre
et une lumière transparente.
Le sublime et celui qui le contemple. — Le
meilleur effet du sublime, c’est qu’il donne au
contemplateur un œil qui grossit et arrondit.
Se contenter. — Lorsque l’on a atteint la maturité
de la raison, on ne s’aventure plus aux endroits
où poussent les fleurs rares sous les broussailles les
plus épineuses de la connaissance, et l’on se contente
des jardins, des prairies et des chants, considérant
que la vie est trop courte pour les choses
rares et extraordinaires.
Avantage dans la privation. — Celui, qui vit
toujours dans la chaleur et la plénitude du cœur
et en quelque sorte dans l’atmosphère estivale de
l’âme, ne peut se figurer ce ravissement épouvantable
qui s’empare des natures hivernales quand
elles sont exceptionnellement touchées par un
rayon d’amour et le souffle tiède d’un jour ensoleillé
de février.
Recette pour le martyr. — Le poids de la vie
est trop lourd pour toi ? — Augmente donc le fardeau
de ta vie. Si celui qui souffre finit par avoir
soif des eaux du Léthé et qu’il les cherche — il faut
qu’il devienne héros pour être sûr de les trouver.
Le juge. — Celui qui a vu l’idéal de quelqu’un
devient pour celui-ci un juge impitoyable, en quelque
sorte sa mauvaise conscience.
Utilité du grand renoncement. — L’utilité du
grand renoncement, c’est qu’il nous communique
cette fierté vertueuse au moyen de quoi il nous sera
facile dès lors d’obtenir facilement de nous-mêmes
beaucoup de petits renoncements.
Comment le devoir prend de l’éclat. — Il y a
un moyen pour changer en or, aux yeux de tous,
son devoir d’airain : c’est de tenir toujours plus
que l’on ne promet.
Prière aux hommes. — « Pardonnez-nous nos
vertus ! » — c’est ainsi qu’il faut prier vers les
hommes.
Créateurs et jouisseurs. — Tout jouisseur se
figure que ce qui importe dans l’arbre c’est le
fruit, alors qu’en réalité c’est la semence. — Voilà
la différence qu’il y a entre les créateurs et les
jouisseurs.
La gloire de tous les grands. — Qu’importe le
génie s’il ne sait pas communiquer à celui qui le
contemple et le vénère une telle liberté et une telle
hauteur de sentiment qu’il n’a plus besoin du
génie ! — Se rendre superflu — c’est là la gloire
de tous les grands.
La course aux enfers. — Moi aussi, j’ai été aux enfers comme Ulysse et j’y serai souvent encore ; et pour pouvoir parler à quelques morts, j’ai non seulement sacrifié des béliers, je n’ai pas non plus ménagé mon propre sang. Quatre couples d’hommes ne se sont pas refusés à moi qui sacrifiais : Épicure et Montaigne, Gœthe et Spinoza, Platon et Rousseau, Pascal et Schopenhauer. C’est avec eux qu’il faut que je m’explique, lorsque j’ai longtemps cheminé solitaire, c’est par eux que je veux me faire donner tort et raison, et je les écouterai, lorsque, devant moi, ils se donneront tort et raison les uns aux autres. Quoique je dise, quoi que je décide, quoi que j’imagine pour moi et les autres : c’est sur ces huit que je fixe mes yeux et je vois les leurs fixés sur moi. — Que les vivants me pardonnent s’ils m’apparaissent parfois comme des ombres, tellement ils sont pâles et attristés, inquiets, et, hélas ! tellement avides de vivre : tandis que ceux-là m’apparaissent alors si vivants, comme si, après être morts, ils ne pouvaient plus jamais devenir fatigués de la vie. Mais c’est l’éternelle vivacité qui importe : que nous fait la « vie éternelle », et, en général, la vie !
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