Humain, trop humain/I
Société du Mercure de France, (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5, p. 19-64).
Chimie des idées et des sentiments. — Les problèmes philosophiques reprennent aujourd’hui presque de toutes pièces la même forme qu’il y a deux mille ans : comment une chose peut-elle naître de son contraire, par exemple, le raisonnable du déraisonnable, le sensible du mort, la logique de l’illogisme, la contemplation désintéressée du vouloir cupide, la vie pour autrui de l’égoïsme, la vérité des erreurs ? La philosophie métaphysique s’arrangeait jusqu’ici pour franchir cette difficulté en niant que l’un naquît de l’autre et en admettant pour les choses d’une haute valeur une origine miraculeuse, la sortie du noyau et de l’essence de la « chose en soi ». La philosophie historique, au contraire, qui ne se peut plus du tout concevoir séparée de la science naturelle, la plus récente de toutes les méthodes philosophiques, découvrit dans des cas particuliers (et vraisemblablement, ce sera là sa conclusion dans tous) qu’il n’y a point de contraires, excepté dans l’exagération habituelle de la conception populaire ou métaphysique, et qu’une erreur de la raison est à la base de cette mise en opposition : d’après son explication, il n’y a, strictement entendu, ni conduite non égoïste, ni contemplation entièrement désintéressée ; toutes deux ne sont que des sublimations, dans lesquelles l’élément fondamental paraît presque volatilisé et ne révèle plus sa présence qu’à l’observation la plus fine. — Tout ce dont nous avons besoin, et qui peut pour la première fois nous être donné, grâce au niveau actuel des sciences particulières, est une chimie des représentations et des sentiments moraux, religieux, esthétiques, ainsi que de toutes ces émotions que nous ressentons dans les grandes et petites relations de la civilisation et de la société, même dans l’isolement : mais quoi, si cette chimie aboutit à la conclusion que dans ce domaine encore les couleurs les plus magnifiques sont faites de matières viles, même méprisées ? Beaucoup de gens auront-ils du plaisir à suivre de telles recherches ? L’humanité aime à chasser de sa pensée les questions d’origine et de commencements : ne faut-il pas être presque déshumanisé pour sentir en soi le penchant opposé ? —
Péché originel des philosophes. — Tous les philosophes ont à leur actif cette faute commune, qu’ils partent de l’homme actuel et pensent, en en faisant l’analyse, arriver au but. Involontairement « l’homme » leur apparaît comme une æterna veritas, comme un élément fixe dans tous les remous, comme une mesure assurée des choses. Mais tout ce que le philosophe énonce sur l’homme n’est au fond rien de plus qu’un témoignage sur l’homme d’un espace de temps fort restreint. Le défaut de sens historique est le péché originel de tous les philosophes ; beaucoup même prennent à leur insu la plus récente forme de l’homme, telle qu’elle s’est produite sous l’influence de religions déterminées, même d’événements politiques déterminés, comme la forme fixe d’où il faut que l’on parte. Ils ne veulent pas apprendre que l’homme, que la faculté de connaître aussi est le résultat d’une évolution ; tandis que quelques-uns d’entre eux font même dériver le monde entier de cette faculté de connaître. — Or, tout l’essentiel du développement humain s’est passé dans des temps reculés, bien avant ces quatre mille ans que nous connaissons à peu près ; dans ceux ci, l’homme peut n’avoir pas changé beaucoup. Mais alors, le philosophe voit des « instincts » chez l’homme actuel et admet que
ces instincts appartiennent aux données immuables de l’humanité, et partant peuvent donner une clé pour l’intelligence du monde en général ; la téléologie tout entière est bâtie sur ce fait, que l’on parle de l’homme des quatre derniers mille ans comme d’un homme éternel, avec lequel toutes les choses du monde ont dès leur commencement un rapport naturel. Mais tout a évolué ; il n’y a point de faits éternels ; de même qu’il n’y a pas de vérités absolues. — C’est pourquoi la philosophie historique est désormais une nécessité, et avec elle la vertu de la modestie.
Estime des vérités sans apparence. — C’est la marque d’une plus haute civilisation, de faire des petites vérités sans apparence, qui ont été trouvées par une méthode sévère, plus d’estime que des erreurs bienfaisantes et éblouissantes qui dérivent d’âges et d’hommes métaphysiques et artistiques. D’abord on a contre les premières l’injure sur les lèvres, comme s’il ne pouvait y avoir aucune égalité de droits entre elles : autant celles-ci sont modestes, honnêtes, calmes, humbles même en apparence, autant celles-là se montrent belles, brillantes, bruyantes, peut-être même béatifiantes. Mais ce qui est conquis de haute lutte, certain, durable et par là même encore gros de conséquences pour toute
connaissance ultérieure, est après tout le plus haut ;
s’y tenir est viril et prouve de la vaillance, de
l’honnêteté, de la tempérance. Peu à peu, ce n’est
plus seulement l’individu, mais l’ensemble de l’humanité qui s’élève à cette virilité, lorsqu’elle s’est
accoutumée enfin à faire une estime plus haute des
connaissances assurées, durables et a perdu toute
croyance à l’inspiration et à la communication miraculeuse des vérités.
—
Les fervents des formes, il est vrai, avec leur échelle du beau et du sublime, auront d’abord de bonnes raisons de railler, dès que
l’estime des vérités sans apparence et de l’esprit
scientifique commence à prévaloir : mais c’est
seulement parce que leur œil ne s’est pas encore ouvert à l’attrait de la forme la plus simple
ou parce que les hommes élevés dans cet esprit
n’en sont pas longtemps encore pleinement et intimement pénétrés, si bien que sans y penser ils poursuivent encore de vieilles formes (et cela assez mal,
comme le fait quiconque ne met plus beaucoup
d’intérêt à une chose). Autrefois, l’esprit n’était pas
mis en réquisition par une stricte méthode de penser,
alors son activité consistait à bien filer des symboles
et des formes. Cela s’est modifié ; toute application
sérieuse au symbolisme est devenue le caractère de
la civilisation inférieure. De même que nos arts
mêmes deviennent toujours plus intellectuels, nos
sens plus spirituels, et de même que par exemple
on juge aujourd’hui tout autrement de ce qui
résonne bien aux sens qu’il y a cent ans : de même
aussi les formes de notre vie deviennent toujours
plus spirituelles, plus laides peut-être pour l’œil
des âges antérieurs, mais seulement parce qu’il
n’était pas capable de voir combien l’empire de la
beauté intérieure, spirituelle, se fait sans cesse plus profond et plus large, et dans quelle mesure nous tous aujourd’hui pouvons mettre plus de prix à la
vision spirituelle, intérieure, qu’à la plus belle
composition ou à l’édifice le plus sublime.
Astrologie et analogues. — Il est vraisemblable
que les objets du sentiment religieux, moral, esthétique et logique n’appartiennent également qu’à
la surface des choses, tandis que l’homme croit
volontiers que, là du moins, il touche au cœur du
monde ; il se fait illusion, parce que ces choses lui
donnent une si profonde béatitude et une infortune si profonde, et il y montre ainsi le même orgueil qu’à
propos de l’astrologie. Car celle-ci pense que le ciel
étoilé tourne en vue du sort des hommes ; l’homme moral de son côté suppose que ce qui lui tient
essentiellement au cœur doit aussi être l’essence et
le cœur des choses.
Mésentente du rêve. — Dans le rêve, l’homme,
aux époques de civilisation informe et rudimentaire, croyait apprendre à connaître un second monde réel ; là est l’origine de toute métaphysique.
Sans le rêve, on n’aurait pas trouvé l’occasion de
distinguer le monde. La division en âme et corps
se rattache aussi à la plus ancienne conception du
rêve, de même que la croyance à une enveloppe
apparente de l’âme, partant l’origine de toute
croyance aux esprits, et vraisemblablement aussi
de la croyance aux dieux. « Le mort continue à
vivre ; car il apparaît aux vivants dans le rêve » :
c’est ainsi qu’on raisonna jadis, durant beaucoup
de milliers d’années.
L’esprit de la science puissant dans le détail, non dans le tout. — Les moindres
domaines séparés de la science sont traités de façon purement
objective : les grandes sciences générales au contraire mettent, considérées comme un tout, cette
question — question, il est vrai, tout idéale — sur
les lèvres : pourquoi ? pour quelle utilité ? Par
suite de cette préoccupation de l’utilité, elles sont,
dans l’ensemble, traitées moins impersonnellement
que dans leurs parties. Or, à propos de la philosophie, comme étant le sommet de toute la pyramide des sciences, la question de l’utilité de la connaissance en général se trouve involontairement
soulevée, et toute philosophie a inconsciemment le
dessein de lui attribuer la plus haute utilité. C’est
ainsi qu’il y a dans toutes les philosophies tant
d’essor donné à la métaphysique et une telle
crainte des solutions de la physique, qui paraissent
insignifiantes ; car l’importance de la connaissance
pour la vie doit apparaître aussi grande que possible. Là est l’antagonisme entre les domaines
scientifiques particuliers et la philosophie. La dernière veut, ce que veut l’art, donner à la vie et à
l’action le plus possible de profondeur et de signification : dans les premières on cherche la connaissance et rien de plus — quelque chose qui
doive en sortir. Il n’y a jusqu’ici pas encore eu de
philosophe entre les mains duquel la philosophie
ne soit devenue une apologie de la connaissance ;
en ce point au moins chacun est optimiste ; à
celle-ci doit être attribuée la plus grande utilité.
Tous sont tyrannisés par la logique : et celle-ci est
par essence un optimisme.
Le trouble-fête dans la science. — La philosophie se sépara de la science, lorsqu’elle posa la
question : quelle est la connaissance du monde et
de la vie avec laquelle l’homme vit le plus heureux ?
Cela se fit dans les écoles socratiques : par la considération du bonheur, on lia les veines de la
recherche scientifique — et on le fait aujourd’hui
encore.
Interprétation pneumatique de la nature. — La métaphysique donne du livre de la nature une
interprétation pneumatique pareille à celle que
l’Église et ses savants donnèrent jadis de !a Bible.
Il faut beaucoup d’intelligence pour appliquer à la
nature le même genre d’interprétation stricte que
les philologues ont maintenant établie pour tous
les livres : se proposant de comprendre simplement ce que le texte veut dire, et non de rechercher un double sens, ou même de le supposer.
Mais comme, même en ce qui touche les livres, la
mauvaise manière d’interpréter n’est pas complètement vaincue et que, dans la société la mieux cultivée, on se heurte constamment à des restes d’explication allégorique et mystique : de même en
est-il en ce qui touche la nature — et même bien
pis.
Monde métaphysique. — Il est vrai qu’il pourrait y avoir un monde métaphysique ; la possibilité
absolue s’en peut à peine contester. Nous regardons toutes choses avec la tête d’un homme et ne
pouvons couper cette tête ; cependant la question
reste toujours de dire ce qui existerait encore du
monde si on l’avait néanmoins coupée. C’est là un
problème purement scientifique et qui n’est pas très
propre à préoccuper les hommes ; mais tout ce qui
leur a jusqu’ici rendu les hypothèses métaphysiques, précieuses, redoutables, plaisantes, ce qui les
a créées, c’est passion, erreur et duperie de soi-même ; ce sont les pires méthodes de connaissance,
et non les meilleures, qui ont enseigné à y croire.
Dès qu’on a dévoilé ces méthodes comme le fondement de toutes les religions et métaphysiques
existantes, on les a réfutées. Après cela, la dite
possibilité reste toujours ; mais on n’en peut rien
tirer, bien loin qu’on puisse faire dépendre le bonheur, le salut et la vie, des fils d’araignée d’une
pareille possibilité. — Car on ne pourrait enfin rien
énoncer du monde métaphysique sinon qu’il est différent de nous, différence qui nous est inaccessible,
incompréhensible ; ce serait une chose à attributs
négatifs. — L’existence d’un pareil monde fût-elle
des mieux prouvées, il serait encore établi que sa
connaissance est de toutes les connaissances la plus
indifférente : plus indifférente encore que ne doit
l’être au navigateur dans la tempête la connaissance
de l’analyse chimique de l’eau.
Innocuité de la métaphysique dans l’avenir. —
Aussitôt que la religion, l’art et la morale sont
décrits dans leur origine de façon qu’on puisse se
les expliquer complètement sans recourir à l’adoption de concepts métaphysiques
au début et dans
le cours du chemin, le gros intérêt cesse, qui s’attachait au problème purement théorique de la
« chose en soi » et de l’« apparence ». Car quoi
qu’il en soit : avec la religion, l’art et la morale,
nous ne touchons pas à l’« essence du monde en
soi ». Nous sommes dans le domaine de la représentation, aucune « intuition » ne peut nous faire
avancer. Avec pleine tranquillité, on abandonnera
la question de savoir comment notre image du
monde peut différer si fort de la nature du monde
conclue par raisonnement, à la physiologie et à
l’histoire de l’évolution des organismes et des idées.
Le langage comme prétendue science. — L’importance du langage pour le développement de la civilisation réside en ce qu’en lui l’homme a placé un
monde propre à côté de l’autre, position qu’il jugeait
assez solide pour soulever de là le reste du monde
sur ses gonds et se faire le maître de ce monde.
C’est parce que l’homme a cru, durant de longs
espaces de temps, aux idées et aux noms des choses comme à des æternæ veritates, qu’il s’est donné cet orgueil avec lequel il s’élevait au-dessus de
la bête : il pensait réellement avoir dans le langage la connaissance du monde. Le créateur de mots n’était pas assez modeste pour croire qu’il ne faisait que donner aux choses des désignations, il se figurait au contraire exprimer par les mots la science la plus élevée des choses ; en fait, le langage est le premier degré de l’effort vers la science. C’est la foi dans la vérité trouvée dont, ici encore, ont dérivé les sources de force les plus puissantes. C’est bien plus tard, de nos jours seulement, que les hommes commencent d’entrevoir qu’ils ont propagé une monstrueuse erreur dans leur croyance au langage. Par bonheur, il est trop tard pour que cela détermine un recul de l’évolution de la raison, qui repose sur cette croyance. — La logique aussi repose sur des postulats auxquels rien ne répond dans le monde réel, p. ex. sur le postulat de l’égalité des choses, de l’identité de la même chose en divers points du temps : mais cette science est née de la croyance opposée (qu’il y avait certainement des choses de ce genre dans le monde réel). Il en est de même de la mathématique, qui assurément ne serait pas née, si l’on avait su d’abord qu’il n’y a dans la nature ni ligne exactement
droite, ni cercle véritable, ni grandeur absolue.
Rêve et civilisation. — La fonction du cerveau qui est le plus altérée par le sommeil est la
mémoire : non qu’elle s’arrête entièrement, — mais elle est ramenée à un état d’imperfection pareil à ce qu’elle peut avoir été chez chacun, dans les premiers temps de l’humanité, de jour et dans la veille. Capricieuse et confuse comme elle est, elle confond perpétuellement les choses en raison des ressemblances les plus fugitives ; mais c’est avec le même caprice, la même confusion que les peuples inventaient leurs mythologies, et maintenant encore les voyageurs ont coutume d’observer quelle pente il y a, chez le sauvage, à oublier, comme son esprit, après une courte tension de mémoire, commence à tituber et comme, par pur affaissement, il
produit le mensonge et l’absurdité. Mais nous ressemblons tous dans le rêve à ce sauvage ; la reconnaissance imparfaite et l’assimilation erronée sont la cause du mauvais raisonnement dont nous nous
rendons coupables dans le rêve : au point qu’à la claire représentation d’un rêve nous avons peur de nous-mêmes, de ce que nous cachons en nous tant de folie. — La parfaite clarté de toutes les représentations en rêve, qui repose sur la croyance absolue à leur réalité, nous fait ressouvenir d’états de l’humanité antérieure où l’hallucination était extrêmement fréquente et s’emparait de temps en temps à la fois de communautés entières, de peuples entiers. Ainsi : dans le sommeil et le rêve, nous refaisons, encore une fois, la tâche de l’humanité antérieure.
Logique du rêve. — Dans le sommeil, notre
système nerveux est continuellement mis en excitation par de multiples causes intérieures ; presque
tous les organes se séparent et sont en activité, le
sang accomplit son impétueuse révolution, la position
du dormeur comprime certains membres, ses couvertures influencent la sensation de diverses façons,
l’estomac digère et agite par ses mouvements d’autres organes, les intestins se tordent, la situation
de la tête entraîne des états musculaires inusités, les
pieds, sans chaussure, ne foulant pas le sol de leurs
plantes, occasionnent le sentiment de l’inaccoutumé,
tout comme l’habillement différent de tout le corps
— tout cela, selon son changement, son degré quotidien, émeut par son caractère extraordinaire tout
le système jusqu’à la fonction du cerveau : et ainsi
il y a cent motifs pour l’esprit de s’étonner, de chercher les raisons de cette émotion : mais le rêve
est la recherche et la représentation des causes des
impressions ainsi éveillées, c’est-à-dire des causes
supposées. Celui qui par exemple entoure ses pieds
de deux bandes peut rêver que deux serpents entourent ses pieds de leurs replis : c’est d’abord une hypothèse, puis une croyance, accompagnée d’une représentation et d’une invention de forme : « Ces serpents
doivent être la causa de cette impression que j’ai,
moi, le dormant », — ainsi juge l’esprit du dormeur. Le passé prochain ainsi trouve par raisonnement lui est rendu présent par l’imagination excitée.
Ainsi chacun sait par expérience avec quelle rapidité l’homme qui rêve introduit un son fort qui
lui parvient, par exemple des glas de cloches, des
coups de canon, dans la trame de son rêve, c’est-à-dire en tire l’explication à rebours, si bien qu’il
pense éprouver d’abord les circonstances occasionnelles, puis ce son. —
Mais comment se fait-il que
l’esprit des rêveurs frappe ainsi toujours à faux,
tandis que le même esprit, dans la veille, a coutume d’être si réservé, si prudent et si sceptique à
l’égard des hypothèses ? au point que la première
hypothèse venue pour l’explication d’une sensation
suffit pour croire incontinent à sa vérité ? (car nous
croyons dans le rêve au rêve, comme si c’était une
réalité, c’est-à-dire que nous tenons notre hypothèse
pour complètement démontrée). — Je pense : que,
comme maintenant encore l’homme conclut en rêve,
l’humanité concluait aussi dans la veille durant
bien des milliers d’années : la première causa qui
se présentait, à l’esprit pour expliquer quelque
chose qui avait besoin d’explication lui suffisait et
passait pour vérité. (C’est ce que font encore aujourd’hui les sauvages, d’après les récits des voyageurs.)
Dans le rêve continue à agir en nous ce type très
ancien d’humanité, parce qu’il est le fondement
sur lequel la raison supérieure s’est développée et se
développe encore dans chaque homme : le rêve nous
reporte dans de lointains états de la civilisation
humaine et nous met en main un moyen de les comprendre. Si penser en rêve nous devient aujourd’hui si facile, c’est que précisément, dans d’immenses périodes de l’évolution de l’humanité, nous
avons été si bien dressés à cette forme d’explication
fantaisiste et bon marché par la première idée
venue. Ainsi le rêve est une récréation pour le cerveau, qui, dans le jour, doit satisfaire aux sévères
exigences de la pensée, telles qu’elles sont établies
par la civilisation supérieure.
— Il y a un phénomène parent, que nous pouvons encore prendre en
considération dans l’intelligence éveillée, comme
portique et vestibule du rêve. Si nous fermons les
yeux, le cerveau produit une foule d’impressions de
lumière et de couleur, vraisemblablement comme
une espèce de résonance et d’écho de tous ces
effets lumineux qui, au jour, agissent sur lui. Mais
de plus l’intelligence (de concert avec l’imagination)
élabore aussitôt ces jeux de couleur, en soi sans
formes, en figures déterminées, personnages, paysages, groupes animés. Le phénomène particulier
qui accompagne ce fait est encore une espèce de
conclusion de l’effet à la cause : tandis que l’esprit
demande d’où viennent ces impressions de lumière
et ces couleurs, il suppose comme causes ces figures, ces personnages ; ils jouent pour lui le rôle
d’occasion de ces couleurs et de ces lumières, parce
que, au jour, les yeux ouverts, il est habitué à
trouver pour chaque couleur, pour chaque impression de lumière, une cause occasionnelle. Ici donc
l’imagination lui fournit constamment des images
en les empruntant pour les produire aux impressions visuelles du jour, et c’est justement ainsi que
fait l’imagination en rêve : — cela veut dire que la
cause prétendue est conclue de l’effet et présupposée après l’effet : tout cela avec une extraordinaire
rapidité, si bien qu’ici comme en face du prestidigitateur il peut naître une confusion du jugement, et
qu’une succession peut s’interpréter comme quelque chose de simultané, voire comme une succession dans un ordre contraire. — Nous pouvons
déduire de ces phénomènes combien tardivement
la pensée logique un peu précise, la recherche
sévère de cause et effet a été développée, si nos
fonctions rationnelles et intellectuelles, maintenant
encore, se reprennent aux formes primitives de
raisonnement et si nous vivons environ la moitié
de notre vie dans cet état. — Le poète aussi, l’artiste, suppose à ses états des causes qui ne sont
pas du tout les vraies ; il se souvient en cela de
l’humanité antérieure et peut nous aider à la comprendre.
Résonnance sympathique. — Toutes les
dispositions un peu fortes entraînent avec elles une résonance d’impressions et de dispositions analogues :
elles excitent également la mémoire, il se réveille
en nous à propos d’elles le souvenir de quelque
chose et la conscience d’états semblables et de leur
origine. Ainsi se forment de rapides associations
habituelles de sentiments et de pensées, qui enfin,
lorsqu’elles se suivent avec la vitesse de l’éclair,
ne sont plus aperçues comme des complexités,
mais comme des unités. C’est en ce sens que l’on
parle du sentiment moral, du sentiment religieux,
comme si c’étaient là de pures unités ; en réalité ce
sont des courants à cent sources et affluents. Ici
encore, comme si souvent, l’unité du mot ne donne
aucune garantie pour l’unité de la chose.
Pas de dedans et de dehors dans le monde. — De même que Démocrite transportait les concepts
d’en haut et en bas à l’espace infini, où ils n’ont
pas de sens ; ainsi les philosophes en général transportent le concept de « dedans et dehors » à l’essence et à l’apparence du monde ; ils pensent que,
par des sentiments profonds, on pénètre profondément dans l’intérieur, on se rapproche du cœur de
la nature. Mais ces sentiments sont profonds seulement. en tant qu’avec eux, d’une façon à peine
sensible, sont régulièrement excités certains groupes
complexes dépensée, que nous appelons profonds :
un sentiment est profond parce que nous tenons
pour profondes les pensées qui l’accompagnent.
Mais la pensée profonde peut néanmoins être très
éloignée de la vérité, comme par exemple toute
pensée métaphysique ; si l’on abstrait du sentiment
profond les éléments de pensée qui s’y sont mêlés,
il reste le sentiment fort, et celui-ci ne garantit
pour la connaissance rien que lui-même, tout comme la croyance forte ne prouve que sa force, non
la vérité de ce que l’on croit.
Apparence et chose en soi. — Les philosophes
ont accoutumé de se mettre devant la vie et l’expérience
devant ce qu’ils appellent le monde de
l’expérience — comme devant un tableau, qui a été
déroulé une fois pour toutes et représente immuablement, invariablement, la même scène : cette
scène pensent-ils, doit être bien expliquée pour
en tirer une conclusion sur l’être qui a produit le
tableau : de cet effet donc à la cause, partant à
l’inconditionné, qui est toujours regardé comme la
raison suffisante du monde de l’apparence. Contre
cette idée, l’on doit, en prenant le concept du
métaphysique exactement pour celui de l’inconditionné, conséquemment aussi de l’inconditionnant,
tout au rebours nier toute dépendance entre
l’inconditionné (le monde métaphysique) et le monde
connu de nous : si bien que dans l’apparence
n’apparaisse absolument pas la chose en soi, et
que toute conclusion de l’une à l’autre soit à repousser. D’un côté, on ne tient pas compte de ce
fait, que ce tableau — ce qui, pour nous, hommes,
s’appelle actuellement vie et expérience — est
devenu peu à peu ce qu’il est, même est encore
entièrement dans le devenir, et par cette raison
ne saurait être considéré comme une grandeur
stable, de laquelle on aurait le droit de tirer ou
même seulement d’écarter une conclusion sur le
créateur (la cause suffisante). C’est parce que nous
avons, depuis des milliers d’années, regardé le
monde avec des prétentions morales, esthétiques,
religieuses, avec une aveugle inclination, passion
ou crainte, et pris tout notre saoul des impertinences de la pensée illogique, que ce monde est
devenu peu à peu si merveilleusement bariolé,
terrible,profond de sens, plein d’âme ; il a reçu des
couleurs — mais c’est nous qui avons été les coloristes : l’intelligence humaine, à cause des appétits
humains, des affections humaines, a fait apparaître
cette « apparence » et transporté dans les choses
ses conceptions fondamentales erronées. Tard, très
tard, elle se prend à réfléchir : et alors le monde de
l’expérience et la chose en soi lui paraissent si extraordinairement divers et séparés qu’elle repousse la
conclusion de celui-là à celle-ci — ou réclame, d’une
manière mystérieuse à faire frémir, l’abdication de
notre intelligence, de notre volonté personnelle :
pour arriver à l’essence par cette voie, que l’on devienne essentiel. Inversement, d’autres ont recueilli
tous les traits caractéristiques de notre monde de
l’apparence — c’est-à-dire de la représentation du
monde sortie d’erreurs intellectuelles et à nous
transmise par l’hérédité — et, au lieu d’accuser l’intelligence comme coupable, ont rendu responsable
l’essence des choses, à titre de cause de ce caractère réel très inquiétant du monde, et prêché l’affranchissement de l’Être. —
De toutes ces conceptions,
la marche constante et pénible de la science, célébrant
enfin une bonne fois son plus haut triomphe dans
une histoire de la genèse de la pensée, viendra à
bout d’une manière définitive, dont le résultat pourrait peut-être aboutir à cette proposition : ce que
nous nommons actuellement le monde est le résultat d’une foule d’erreurs et de fantaisies, qui sont
nées peu à peu dans l’évolution d’ensemble des êtres
organisés, se sont entrelacées dans leur croissance,
et nous arrivent maintenant par héritage comme un
trésor accumulé de tout le passé, — comme un trésor : car la valeur de notre humanité repose là-dessus. De ce monde de la représentation, la science
sévère peut effectivement délivrer seulement dans
une mesure minime — quoique cela ne soit pas
d’ailleurs à souhaiter, — par le fait qu’elle ne peut
rompre radicalement la force des habitudes antiques
de sentiment : mais elle peut éclairer très progressivement et pas à pas l’histoire de la genèse de ce
monde comme représentation — et nous élever, au
moins pour quelques instants, au-dessus de toute
la série des faits. Peut-être reconnaîtrons-nous alors
que la chose en soi est digne d’un rire homérique :
qu’elle paraissait être tant, même tout, et qu’elle
est proprement vide, notamment vide de sens.
Explications métaphysiques. — Le jeune homme
prise les explications métaphysiques, parce qu’elles
lui montrent, dans des choses qu’il trouvait désagréables ou méprisables, quelque chose d’un haut
intérêt : et s’il est mécontent de lui-même, il allège
ce sentiment, quand il reconnaît l’intime énigme
du monde ou misère du monde dans ce qu’il improuve tant en soi. Se sentir plus irresponsable et
trouver en même temps les choses plus intéressantes — c’est pour lui comme le double bienfait qu’il
doit à la métaphysique. Plus tard, il est vrai, il
concevra de la méfiance à l’égard de tout ce genre
d’explication métaphysique ; alors il se rendra
compte peut-être que ces mêmes effets peuvent être
atteints aussi bien et plus scientifiquement par une
autre route : que les explications physiques et historiques amènent au moins aussi bien des sentiment d’allégement personnel, et que cet intérêt à la
vie et à ses problèmes y prend peut-être plus de
flamme encore.
Questions fondamentales de la métaphysique. — Quand une fois l’histoire de la genèse de la pensée
sera écrite, la phrase suivante d’un logicien distingué se trouvera éclairée d’une nouvelle lumière :
« La loi générale originelle du sujet connaissant
consiste dans la nécessité intérieure de reconnaître
tout objet en soi, dans son essence propre, pour un
objet identique à lui-même, ainsi existant par lui-même et au fond restant toujours semblable et
immobile, bref pour une substance. » Même cette
loi, qui est nommée ici "originelle", est le résultat
d’un devenir ; on montrera un jour comment, dans
les organismes inférieurs, cette tendance naît peu à
peu : comment les faibles yeux de taupes de ces organisations ne voient d’abord rien que toujours l’identique ; comment ensuite, lorsque les diverses émotions de plaisir et de déplaisir se font plus sensibles,
peu à peu sont distinguées diverses substances, mais
chacune avec un seul attribut, c’est-à-dire une relation
unique avec un tel organisme. — Le premier degré
du logique est le jugement : dont l’essence consiste,
selon l’affirmation des meilleurs logiciens, dans la
croyance. Toute croyance a pour fondement
la sensation de l’agréable ou du pénible par rapport
au sujet sentant. Une troisième sensation nouvelle,
résultat de deux sensations isolées précédentes, est
le jugement dans sa forme la plus inférieure. — Nous, êtres organisés, rien ne nous intéresse à
l’origine en chaque chose que son rapport avec nous
en ce qui concerne le plaisir et la peine. Entre les
moments où nous prenons conscience de ce rapport,
entre les états de sensation, se placent des moments de repos, de non-sensation : alors le monde
et toute chose sont pour nous sans intérêt, nous ne
remarquons aucune modification en eux (de même
que maintenant encore un homme violemment intéressé ne remarque pas que quelqu’un passe auprès
de lui). Pour les plantes, toutes les choses sont
ordinairement immobiles, éternelles, chaque chose
identique à elle-même. C’est de la période des organismes inférieurs que l’homme a hérité la croyance
qu’il y a des choses identiques (seule l’expérience
formée par la science la plus haute contredit cette
proposition). La croyance primitive de tout être
organisé, au début, est peut-être même que tout
le reste du monde est un et immobile. — Ce qui
est le plus éloigné à l’égard de ce degré primitif
du logique, c’est l’idée de causalité ; quand l’individu sentant s’observe lui-même, il tient toute
sensation, toute modification, pour quelque chose
d’isolé, c’est-à-dire d’inconditionné, d’indépendant:
elle surgit de nous sans lien avec l’antérieur ou
l’ultérieur. Nous avons faim, mais nous ne pensons
pas à l’origine que l’organisme veut être entretenu ;
mais cette sensation paraît se faire sentir sans raison ni but, elle s’isole et se tient pour arbitraire.
Ainsi : la croyance à la liberté du vouloir est une
erreur originelle de tout être organisé, qui remonte
au moment où les émotions logiques existent en lui ;
la croyance à des substances inconditionnées et à
des choses semblables est également une erreur,
aussi ancienne, de tout être organisé. Or, étant
donné que toute métaphysique s’est principalement
occupée de substances et de liberté du vouloir, on
peut la désigner comme la science qui traite des
erreurs fondamentales de l’homme, mais cela
comme si c’étaient des vérités fondamentales.
Le nombre. — La découverte des lois du nombre s’est faite en se fondant sur l’erreur déjà régnante à l’origine, qu’il y aurait plusieurs choses
identiques (mais en fait il n’y a rien d’identique), au
moins qu’il existerait des choses (mais il n’y a point
de « choses »). Rien que la notion de pluralité suppose déjà qu’il y a quelque chose qui se présente à
plusieurs reprises : mais c’est là justement que règne déjà l’erreur, alors déjà nous imaginons des
êtres, des unités, qui n’ont pas d’existence. — Nos
sensations de temps et d’espace sont fausses, car
elles mènent, si on les examine avec conséquence,
à des contradictions logiques. Dans toutes les affirmations
scientifiques, nous comptons inévitablement
toujours avec quelques grandeurs fausses ; mais
comme ces grandeurs sont du moins constantes,
par exemple notre sensation de temps et d’espace,
les résultats de la science n’en acquièrent pas moins
une exactitude et une sûreté complètes dans leurs
relations mutuelles ; on peut continuer à tabler sur
eux — jusqu’à cette fin dernière, où les suppositions
fondamentales erronées, ces fautes constantes,
entrent en contradiction avec les résultats, par
exemple dans la théorie atomique. Alors nous nous
trouvons toujours contraints à admettre une « chose »
ou un « substrat » matériel, qui est mis en
mouvement, tandis que toute la procédure scientifique
a justement poursuivi la tâche de résoudre
tout ce qui a l’aspect d’une chose (matière) en mouvements :
nous séparons, ici encore, avec notre
sensation le moteur et le mû et nous ne sortons
pas de ce cercle, parce que la croyance à des choses
est incorporée à notre être depuis l’antiquité. —
Lorsque Kant dit : « La raison ne puise pas ses
lois dans la nature, mais elle les lui prescrit », cela
est pleinement vrai à l’égard du concept de la
nature, lequel nous sommes forcés de lier à elle
(nature = monde en tant que représentation, c’est-à-dire
en tant qu’erreur), mais qui est la totalisation
d’une foule d’erreurs de l’intelligence. — À un
monde qui n’est pas notre représentation, les lois
des nombres sont pleinement inapplicables : elles
ne valent que dans le monde de l’homme.
Quelques échelons à reculons. — Un degré,
certes très élevé, de culture est atteint, quand
l’homme arrive à surmonter les idées et les inquiétudes superstitieuses et religieuses et par exemple
ne croit plus à l’ange gardien ou au péché originel,
a désappris même à parler du salut des âmes : une
fois à ce degré de libération, il a encore, au prix
des efforts les plus extrêmes de son intelligence,
à triompher de la métaphysique. Mais alors, un
mouvement de recul est nécessaire : il faut qu’il
saisisse dans de telles représentations leur justification historique, et aussi psychologique, il lui faut
reconnaître comment le plus grand avantage de
l’humanité est venu de là, et comment, sans un tel
mouvement de recul, on se dépouillerait des meilleurs résultats de l’humanité jusqu’à nos jours. — En ce qui touche la métaphysique philosophique,
je vois maintenant toujours plus d’hommes enclins
au but négatif (que toute métaphysique positive est
une erreur), mais peu encore qui montent quelques
échelons à reculons ; il semble qu’on regarderait
volontiers par-dessus les derniers degrés de l’échelle, mais qu’on ne veut pas s’y placer. Les plus
éclairés vont juste assez loin pour se délivrer de la
métaphysique et jeter sur elle un regard en arrière
d’un air de supériorité : au lieu que là aussi, comme
dans l’hippodrome, il est nécessaire de faire le tour
pour finir la course.
Victoire conjecturale du scepticisme. — Qu’on
admette un peu le point de départ sceptique : supposé qu’il n’existe pas un autre monde, métaphysique, et que toutes les explications fournies par la
métaphysique de l’unique monde connu de nous
soient pour nous inutilisables, de quel œil verrions-nous alors les hommes et les choses ? C’est là chose
dont on peut penser qu’elle est utile, même au cas
où la question de savoir si quelque donnée métaphysique a été scientifiquement prouvée par Kant et
Schopenhauer, serait une bonne fois écarté. Car
il est fort possible, selon la vraisemblance historique, que les hommes deviennent un jour en grande
généralité sceptiques à cet égard; alors se pose par
conséquent cette question : Comment la société
humaine, sous l’influence d’une telle conviction, se
comportera-t-elle alors ? Peut-être la preuve scientifique de quelque monde métaphysique que ce soit
est-elle déjà si difficile que l’humanité ne viendra
plus à bout d’une méfiance à son égard. Et si l’on
a de la méfiance à l’égard de la métaphysique, il
en résulte en gros les mêmes conséquences que si
elle était directement réfutée et qu’on n’eût plus
le droit de croire en elle. La question historique
touchant une conviction non métaphysique de l’humanité reste la même dans les deux cas.
Incroyance au « monumentum aere perennius ». — Un désavantage essentiel qu’emporte avec soi
la disparition de vues métaphysiques consiste en
ce que l’individu restreint trop son regard à sa
courte existence et ne ressent plus de fortes impulsions à travailler à des institutions durables, établies pour des siècles; il veut cueillir lui-même les
fruits de l’arbre qu’il plante, et partant il ne plante
plus ces arbres qui exigent une culture régulière
durant des siècles et qui sont destinés à couvrir de
leur ombre de longues suites de générations. Car
les vues métaphysiques donnent la croyance qu’en
elles est donné le dernier fondement valable sur
lequel tout l’avenir de l’humanité est désormais
contraint de s’établir et de s’édifier ; l’individu
avance son salut, lorsque par exemple il fonde une
église, un monastère ; cela lui sera, pense-t-il, compté et mis en avoir dans l’éternelle persistance des
âmes, c’est travailler au salut éternel des âmes.
— La science peut-elle aussi éveiller une pareille
croyance en ses résultats ? En fait, elle emploie
comme ses plus fidèles associés le doute et la
défiance ; avec le temps néanmoins, la somme des vérités intangibles, c’est-à-dire qui survivent à tous
les orages du scepticisme, à toutes les analyses
peut devenir assez grande (par exemple dans l’hygiène de la santé) pour qu’on se détermine là-dessus à fonder des ouvrages « éternels ». En attendant, le contraste de notre existence éphémère agitée avec le repos de longue haleine des âges métaphysiques agit encore trop fort, parce que les deux
époques sont encore trop voisines ; l’homme isolé
lui-même parcourt aujourd’hui trop d’évolutions
intérieures et extérieures pour qu’il ose s’établir,
rien que pour sa propre existence, d’une façon durable et une fois pour toutes. Un homme tout à
fait moderne, qui veut par exemple se bâtir une
maison, éprouve à ce propos le même sentiment
que s’il voulait, de son vivant, se murer dans un
mausolée.
Âge de la comparaison. — Moins les hommes
sont enchaînés par l’hérédité, plus grand devient, le
mouvement intérieur de leurs motifs, plus grande
à son tour, par correspondance, l’agitation extérieure, la pénétration réciproque des hommes, la
polyphonie des efforts. Pour qui y a-t-il actuellement encore une obligation stricte de se lier, lui et
sa descendance, à une localité ? Pour qui y a-t -il,
d’une façon générale, encore quelque lien étroit ? De
même que tous les styles d’art sont imités les uns
à côté des autres, de même aussi tous les degrés
et les genres de moralité, de coutumes, de civilisations.
— Une pareille époque tient sa signification
de ce qu’en elle les diverses conceptions du monde,
coutumes, civilisations, peuvent être comparées et
vécues les unes à côté des autres; ce qui jadis, lors
de la domination toujours localisée de chaque civilisation, n’était pas possible, par suite du rattachement de tous les genres de style artistique au
lieu et au temps. Aujourd’hui un accroissement
du sentiment esthétique décidera définitivement
entre tant de formes qui s’offrent à la comparaison :
elle laissera périr la plupart — à savoir toutes celles
qui seront repoussées par ce sentiment. De même
il y a lieu maintenant à un choix dans les formes
et les habitudes de la moralité supérieure, dont le
but ne peut être autre que l’anéantissement des
moralités inférieures. C’est l’âge de la comparaison ! C’est son orgueil, — mais fort justement aussi
son malheur. Ne nous effrayons pas de ce malheur !
Faisons-nous plutôt du devoir que nous impose cet
âge une idée aussi grande que nous le pouvons :
ainsi la postérité nous bénira, — une postérité qui
se saura aussi supérieure aux civilisations originales
de peuples fermées qu’à la civilisation de la comparaison, mais regardera avec reconnaissance les
deux sortes de civilisation comme de respectables
antiquités.
Possibilité du progrès. — Quand un savant de
culture ancienne jure de ne plus fréquenter des hommes qui croient au progrès, il a raison. Car la culture ancienne a derrière elle sa grandeur et son bien
et l’éducation historique contraint l’individu à confesser que jamais elle ne reprendra sa fraîcheur ; il
faut une hébétude d’esprit intolérable ou bien un
insupportable parti-pris pour le nier. Mais les hommes peuvent décider en toute conscience de se développer dorénavant pour une culture nouvelle,
tandis qu’auparavant c’est inconsciemment et au
hasard qu’ils se développaient : ils peuvent maintenant créer des conditions meilleures pour la production des hommes, leur alimentation, leur éducation, leur instruction, organiser économiquement
l’ensemble de la terre, peser et ordonner les forces
des hommes en général les unes à l’égard des autres. Cette nouvelle culture consciente tue l’ancienne,
qui, considérée dans son ensemble, a mené une
vie inconsciente de bête et de végétal ; elle tue aussi
la défiance envers le progrès, — il est possible. Je
veux dire : c’est un jugement précipité et dénué
presque de sens, de croire que le progrès doive nécessairement réussir ; mais comment pourrait-on
nier qu’il soit possible ? Au contraire, un progrès
dans le sens et par la route de la culture ancienne
n’est même pas concevable. La fantaisie romantique a beau toujours employer le mot « progrès »,
en parlant de ses fins (p. ex. des civilisations des
peuples originales et déterminées) : en tout cas elle
en emprunte l’image au passé ; sa pensée et sa conception sont dans ce domaine sans aucune originalité.
Morale privée et morale universelle. — Depuis
qu’a cessé la croyance qu’un Dieu dirige dans l’ensemble les destinées du monde et, en dépit de toutes les courbes sur le chemin de l’humanité, les
conduise en maître jusqu’au bout, les hommes doivent se proposer des fins œcuméniques, qui embrassent toute la terre. La vieille morale, entre autres
celle de Kant, réclame de chaque individu des
actions qu’il désirerait de tous les hommes : c’était
là une belle chose naïve ; comme si chacun savait
sans plus quel genre d’action assure à l’ensemble
de l’humanité le bien-être, par conséquent quelles
actions, d’une façon générale, méritent d’être désirées ; c’est une théorie analogue à celle du libre-échange, posant en principe que l’harmonie générale
doit se produire d’elle-même d’après des lois innées
d’amélioration. Peut-être une vue d’avenir sur les
besoins de l’humanité ne fait-elle pas du tout apparaître comme à désirer que tous les hommes accomplissent des actes semblables, peut-être devrait-on
plutôt, dans l’intérêt de fins œcuméniques pour
toute l’étendue de l’humanité, proposer des devoirs
spéciaux, peut-être, dans certaines circonstances,
mauvais. — Dans tous les cas, si l’humanité ne
doit pas, par un tel gouvernement conscient de soi-même, marcher à sa perte, il faut d’abord que soit
trouvée une
connaissance des conditions de la civilisation supérieure à tous les degrés atteints jusqu’ici. En cela réside l’immense devoir des grands
esprits du prochain siècle.
La réaction comme progrès. — Parfois apparaissent des esprits escarpés, violents et entraînants,
mais malgré tout arriérés, qui par des conjurations
évoquent une fois encore une phase passée de l’humanité : ils servent de preuve que les tendances
nouvelles, contre lesquelles ils agissent, ne sont
pas encore suffisamment fortes, qu’il leur manque
quelque chose : autrement elles tiendraient mieux
tête à ces évocateurs. Ainsi la Réforme de Luther
témoigne, par exemple, que, dans son siècle, tous
les sentiments naissants de liberté de l’esprit étaient
encore peu surs, tendres, juvéniles ; la science ne
pouvait pas encore élever leur tête ; oui, l’ensemble de la Renaissance apparaît comme un premier
printemps, qui sera presque anéanti sous la neige.
Mais dans le présent siècle aussi, la métaphysique
de Schopenhauer a prouvé qu’actuellement encore
l’esprit scientifique n’est pas suffisamment fort :
c’est ainsi que toute la conception du monde et
l’idée de l’humanité moyen-âgeuse et chrétienne a
pu célébrer encore une fois, dans la théorie de
Schopenhauer, malgré l’anéantissement dès longtemps achevé de tous les dogmes chrétiens, une
résurrection. Beaucoup de science se fait entendre
dans sa théorie, mais ce qui la domine n’est pas la
science, mais le vieux « besoin métaphysique » bien
connu. C’est assurément l’un des plus grands avantages, et tout à fait inappréciables, que nous tirons de Schopenhauer, qu’il force notre sentiment à
reculer pour quelque temps dans des genres de
conceptions du monde et de l’homme, vieilles et
puissantes, auxquelles nul chemin d’ailleurs ne nous
conduirait si facilement. Le gain pour l’histoire et
la justice est très grand : je crois qu’aujourd’hui
personne ne réussirait aisément, sans le secours
de Schopenhauer, à rendre justice au christianisme et à ses frères asiatiques : chose impossible
entre autres sur le terrain du christianisme encore
existant. Ce n’est qu’après ce grand succès de la
justice, après avoir corrigé la conception historique que l’âge des lumières menait avec soi, sur un
point si essentiel, qu’il nous est permis de porter
de nouveau plus loin la bannière des lumières —
la bannière à trois noms : Pétrarque, Érasme,
Voltaire. Nous avons fait de la réaction un progrès.
Succédané de la religion. — On croit faire
honneur à la philosophie en la représentant comme
un succédané de la religion pour le peuple. Par le
fait, il est besoin occasionnellement, dans l’économie spirituelle, d’un ordre de pensée intermédiaire;
ainsi le passage de la religion à la conception scientifique est un saut violent, périlleux, quelque chose
à déconseiller. En ce sens, il y a de la raison dans
cet éloge. Mais enfin on devrait bien apprendre
aussi que les besoins auxquels satisfait la religion
et auxquels maintenant la philosophie doit satisfaire ne sont pas immuables ; même par elle, on
peut les affaiblir et les expulser. Qu’on songe par
exemple à la misère de l’âme chrétienne, aux gémissements sur la corruption intérieure, au souci
du salut, — toutes conceptions qui ne dérivent que
d’erreurs de la raison et ne méritent absolument
pas de satisfaction, mais la destruction. Une philosophie peut servir en ces deux sens, ou qu’elle
aussi satisfasse à ces besoins, ou qu’elle les écarte,
car ce sont des besoins appris, limités dans le
temps, qui reposent sur des hypothèses opposées
à celles de la science. Ce qui doit être utilisé ici
pour faire une transition, c’est bien plutôt l’art,
en vue de donner un soulagement à la conscience
surchargée de sensations ; car par lui, ces
conceptions seront bien moins entretenues que par la philosophie métaphysique. De l’art on peut ensuite
plus facilement passer à une science philosophique
véritablement libératrice.
Termes décriés. — À bas les termes, usés jusqu’au dégoût, d’Optimisme et de Pessimisme ! Car le
motif de les employer manque de jour en jour davantage ; aux seuls bavards aujourd’hui ils sont encore inévitablement nécessaires. Car pour quel motif au monde quelqu’un serait-il encore optimiste,
s’il n’a plus à faire l’apologie d’un Dieu, qui doit
avoir créé le meilleur des mondes, du moment qu’il
est lui-même le bon et le parfait, — mais quel être
pensant a besoin encore de l’hypothèse d’un Dieu ?
— Or, on n’a plus le moindre motif d’une profession
de foi pessimiste, si l’on n’a pas intérêt à vexer les
avocats de Dieu, les théologiens ou les philosophes
théologisants et à exposer fortement l’affirmation
contraire : que le mal gouverne, que la peine est
plus grande que le plaisir, que le monde est un bousillage, l’apparition à la vie d’une méchante volonté. Mais qui s’inquiète encore aujourd’hui de théologiens — en dehors des théologiens ? — Abstraction faite de toute théologie et de la guerre contre elle, il va de soi que le monde n’est pas bon
et n’est pas mauvais, bien éloigné d’être le meilleur
ou le pire, et que ces idées de « bon » et de « mauvais » n’ont de sens que, par rapport au sens des
hommes, et là même peut-être, à la manière dont
ils sont employés, d’ordinaire ne sont pas justifiés :
la conception du monde injurieuse ou panégyriste
est chose à laquelle il nous faut en tout cas renoncer.
Enivré du parfum des fleurs. — Le vaisseau de
l’humanité, pense-t-on, a un tirage toujours plus
fort, à mesure qu’il est plus chargé ; on croit que
plus la pensée de l’homme est profonde, plus son sentiment est tendre, plus l’estime qu’il fait de soi est
élevée, plus est grand son éloignement des autres
animaux, — plus il apparaît comme le génie parmi
les bêtes, — plus il se rapproche de l’essence réelle
du monde et de sa connaissance ; c’est bien ce qu’il
fait en réalité par la science, mais il croit le faire
plus encore par ses religions et ses arts. Elles sont
bien, il est vrai, une floraison du monde, mais qui
n’est absolument pas plus proche de la racine du monde que ne l’est la tige : on ne peut du tout tirer
d’elles une meilleure intelligence de l’essence des
choses, quoique presque chacun le croie. L’erreur
a fait l’homme assez profond, tendre, créateur, pour
en faire venir une fleur telle que sont les religions
et les arts. La pure connaissance eût été hors d’état
de le faire. Qui nous dévoilerait l’essence du monde,
nous donnerait à tous la plus fâcheuse désillusion.
Ce n’est pas le monde comme chose en soi, mais le monde comme représentation (comme erreur), qui
est si riche de sens, si profond, si merveilleux, portant dans son sein bonheur et malheur. Ce résultat
conduit à une philosophie de négation logique du monde : laquelle du reste peut s’unir aussi bien à
une affirmation pratique du monde qu’à son contraire.
Mauvaises habitudes de raisonnement. — Les
conclusions erronées les plus habituelles à l’homme
sont celles-ci : une chose existe, elle a une légitimité.
En ce cas l’on infère de la capacité de vivre à l’adaptation à une fin, de l’adaptation à une fin à sa
légitimité. Ensuite : une opinion est bienfaisante,
donc elle est vraie ; l’effet en est bon, donc elle est
elle-même bonne et vraie. En ce cas l’on applique à
l’effet le prédicat : bienfaisant, bon, au sens d’utile,
et l’on dote alors la cause du même prédicat : bon,
mais ici au sens de valable logiquement. La réciproque de ces propositions est : une chose ne peut
pas s’imposer, se maintenir, donc elle est injuste ;
une opinion tourmente, excite, donc elle est fausse.
L’esprit libre, qui n’apprend à connaître que trop
fréquemment ce qu’a de vicieux cette façon de raisonner et à souffrir de ses conséquences, cède
souvent à la tentation séduisante de faire les déductions contraires, qui d’une manière générale sont naturellement aussi erronées : une chose ne peut pas s’imposer, donc elle est bonne ; une opinion cause de la détresse, de l’inquiétude, donc elle est
vraie.
L’illogique nécessaire. — Entre les choses qui
peuvent porter un penseur au désespoir, il faut
compter le fait de reconnaître que l’illogique est
nécessaire aux hommes et que de l’illogique prend
naissance beaucoup de bien. Il est si solidement
ancré dans les passions, dans le langage, dans l’art,
dans la religion, et généralement dans tout ce qui
prête du prix à la vie, que l’on ne peut l’en retirer
sans porter ainsi à ces belles choses un incurable
préjudice. Seuls des hommes par trop naïfs peuvent
croire que la nature de l’homme puisse être changée en une nature purement logique ; mais s’il
devait y avoir des degrés d’approche vers le but,
quelles pertes ne ferait-on pas sur ce chemin ! Même
l’homme le plus raisonnable a besoin de temps en
temps de retourner à la nature, c’est-à-dire à sa
relation fondamentale illogique avec toutes choses.
Injustice nécessaire. — Tous les jugements
sur le prix de la vie sont développés illogiquement,
et par là injustes. L’inexactitude du jugement réside
premièrement dans la manière dont se présentent
les matières, à savoir très incomplètement ; deuxièmement dans la manière dont la somme en est faite,
et troisièmement en ce que chaque pièce isolée de
ces matières est à son tour le résultat d’une connaissance inexacte, et cela de toute nécessité. Aucune
expérience, par exemple, touchant un homme, fût-il même le plus proche de nous, ne peut être complète, en sorte que nous eussions un droit logique
à en faire une appréciation d’ensemble ; toutes les
appréciations sont hâtives et doivent l’être. Enfin
l’unité qui nous sert de mesure, notre être, n’est
pas une grandeur invariable, nous avons des tendances et des fluctuations, et cependant nous devrions nous connaître nous-mêmes pour une unité
fixe, pour faire du rapport de quelque chose à nous
une appréciation juste. Peut-être suivra-t-il de tout
cela que l’on ne devrait pas juger du tout ; si seulement l’on pouvait vivre sans faire d’appréciations,
sans avoir d’inclination et d’aversion ! — car toute
aversion est liée à une appréciation, aussi bien que
toute inclination. Une impulsion à s’approcher de
quelque chose ou à se détourner de quelque chose,
sans un sentiment de vouloir l’avantageux, d’éviter
Le nuisible, une impulsion sans une sorte d’appréciation par la connaissance touchant la valeur du
but, n’existe pas chez l’homme. Nous sommes par
destination des êtres illogiques et partant injustes, et nous pouvons le reconnaître : c’est là une des plus grandes et des plus insolubles désharmonies de l’existence.
L’erreur sur la vie, nécessaire à la vie. — Toute croyance au prix et à la dignité de la vie repose sur une pensée inexacte ; elle est possible seulement parce que la sympathie pour la vie et les
souffrances d’ensemble de l’humanité est très faiblement développée dans l’individu. Même les rares hommes dont les pensées s’élèvent en général au-dessus d’eux-mêmes n’embrassent pas du regard cette vie d’ensemble, mais seulement des parties limitées. Si l’on est capable de diriger son observation sur des exceptions, je veux dire sur les grands talents et les âmes pures, si l’on prend leur production pour but de toute l’évolution de l’univers et que l’on prenne plaisir à leur action, on peut alors croire au prix de la vie, parce qu’on ne prend pas alors en considération les autres hommes : ainsi l’on pense inexactement. Et de même, si l’on embrasse du regard, à la vérité, tous les hommes, mais qu’on n’attache d’importance en eux qu’à une espèce d’instincts, aux moins égoïstes, et qu’on les justifie à l’égard des autres instincts ; alors encore une fois on peut espérer quelque chose de
l’humanité dans son ensemble et, dans cette mesure, croire au prix de la vie : c’est ainsi, en ce cas encore, par l’inexactitude de la pensée. Mais que l’on se comporte d’une manière ou d’une autre, on est par cette manière une exception parmi les hommes. Or, la grande majorité des hommes précisément supportent la vie sans se plaindre trop fort, et croient ainsi au prix de l’existence, mais c’est justement parce que chacun ne veut et n’affirme que soi et ne sort pas de lui-même comme ces exceptions : tout ce qui n’est pas personnel est pour eux inaperçu ou aperçu tout au plus comme une ombre faible. Ainsi là-dessus seulement repose le prix de la vie pour l’homme ordinaire, commun, qu’il attribue plus
d’importance à soi qu’au monde. Le grand manque d’imagination dont il souffre fait qu’il ne peut pénétrer par le sentiment dans d’autres êtres et par là prend aussi peu que possible de part à leur sort et à leurs souffrances. Celui au contraire qui pourrait véritablement y prendre part, devrait désespérer du prix de la vie ; s’il réussissait à comprendre et à sentir en soi la conscience totale de l’humanité, il éclaterait en malédiction contre l’existence, car l’humanité n’a dans l’ensemble aucun but, et conséquemment l’homme, en examinant sa marche totale, ne peut y trouver sa consolation, son repos, mais sa désespérance. S’il considère dans tout ce qu’il fait l’absence finale de but pour les hommes, sa propre action prend à ses yeux le caractère de la
prodigalité. Mais se sentir en tant qu’humanité (et
non seulement qu’individu) prodigué tout de même
que nous voyons les fleurs isolées prodiguées par
la nature, est un sentiment au-dessus de tous les
sentiments. — Qui en est d’ailleurs capable ? Assurément un poète seul : et les poètes savent toujours se consoler.
Pour tranquilliser. — Mais notre philosophie ne devient-elle pas ainsi une tragédie ? La Vérité n’est elle pas hostile à la vie, au mieux ? Une question semble peser sur notre langue et cependant ne pas vouloir être énoncée : si l’on peut consciemment rester dans la contre-vérité ? ou bien, au cas où il faudrait le faire, si la mort n’est pas alors préférable ? Car il n’y a plus de devoir ; la morale, en tant qu’elle était un devoir, est en effet, par notre genre de considération, aussi bien anéantie que la religion. La connaissance ne peut laisser subsister comme motifs que plaisir et peine, utilité et dom-mage : mais comment ces motifs s’arrangeront-ils avec le sens de la vérité ? Eux aussi touchent bien aux erreurs (puisque, comme il a été dit, ce sont la sympathie et l’aversion et toutes leurs mesures très injustes qui déterminent essentiellement le plaisir et la peine). Toute la vie humaine est profondément enfoncée dans la contre-vérité ; l’individu ne peut la tirer de ce puits, sans prendre en aversion en même temps son passé jusqu’au fond, sans trouver ses motifs présents, comme ceux de l’honneur, dépourvus de rime et de raison, sans opposer aux passions qui poussent à l’avenir et à un bonheur dans l’avenir, la raillerie et le mépris. Est-il vrai qu’il ne reste plus qu’une seule manière de voir, qui traîne après soi comme conclusion personnelle le désespoir, comme conclusion théorique la dissolution, la séparation, l’anéantissement de soi-même ? Je crois que le coup décisif touchant l’action finale de la connaissance sera donné par le tempérament d’un homme ; je pourrais, aussi bien que l’effet décrit et possible dans des natures isolées, en imaginer un autre en vertu duquel naîtrait une vie beaucoup plus simple, plus pure de passions que n’est l’actuelle : si bien que, d’abord il est vrai, les anciens motifs de désir violent auraient encore de la force, par suite d’une habitude héréditaire, mais peu à peu, sous l’influence de la connaissance purificatrice, se feraient plus faibles. On vivrait enfin parmi les hommes et avec soi comme dans la nature, sans louanges, reproches, enthousiasme, se repaissant comme d’un spectacle de beaucoup de choses dont jusque-là on ne pouvait avoir que peur. On serait débarrassé de l’emphase et l’on ne sentirait plus l’aiguillon de cette pensée, que l’on n’est pas seulement nature ou qu’on est plus que nature. À la vérité il y faudrait, comme j’ai dit, un bon tempérament, une âme assurée, douce et au fond joyeuse, une disposition qui n’aurait pas besoin d’être sur ses gardes contre les secousses et les éclats soudains et qui, dans ses manifestations, n’aurait rien du ton grondeur et de la mine hargneuse, — odieux caractères, comme on sait, des vieux chiens et des hommes qui sont longtemps restés à la chaîne. Au contraire, un homme affranchi des liens accoutumés de la vie à tel point qu’il ne continue à vivre qu’en vue de devenir toujours meilleur, doit renoncer, sans envie ni dépit, à beaucoup, voire presque au tout, de ce qui a du prix chez les autres hommes ; il doit être satisfait comme de la situation la plus souhaitable, de planer ainsi librement, sans crainte, au-dessus des hommes, des mœurs, des lois et des appréciations traditionnelles des choses. Il aime à communiquer le contentement que lui donne cette situation et il peut n’avoir rien d’autre à communiquer — en quoi il y a plutôt, il est vrai, une privation, une abdication. Mais si, malgré tout, l’on veut plus de lui, il renverra d’un hochement de tête bienveillant à son frère, le libre homme d’action, sans peut-être celer un peu de raillerie, car cette « liberté » là est chose toute particulière.