Humain, trop humain/II
Société du Mercure de France, (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5, p. 65--).
Avantages de l’observation psychologique. — Que la réflexion sur l’humain, trop humain, — ou
comme dit l’expression technique : l’observation
psychologique — fait partie des moyens qui permettent de se rendre plus léger le fardeau de la vie ;
que l’exercice de cet art procurait présence d’esprit
dans des situations difficiles et distraction au milieu d’un entourage ennuyeux ; que même on peut,
des traits les plus épineux et les plus désagréables
de sa propre vie, tirer des maximes et s’en trouver un peu mieux : c’est ce qu’on croyait, ce qu’on
savait —
aux siècles précédents. Pourquoi est-ce
oublié de notre siècle, où, du moins en Allemagne,
et même en Europe, la pauvreté d’observation
psychologique se trahirait à bien des signes, si
seulement il y avait des gens aux yeux de qui elle pût se trahir ? Ce n’est pas dans le roman, la nouvelle,
et les études philosophiques, — elles sont
l’œuvre d’hommes exceptionnels ; c’est déjà davantage
dans les jugements portés sur les événements
et les personnalités publiques : mais où manque
avant tout l’art de l’analyse et du calcul psychologique,
c’est dans la société de toutes conditions, où
l’on parle bien des hommes, mais pas du tout de l’homme.
Pourquoi laisse-t-on échapper la plus
riche et la plus innocente matière d’entretien ? Pourquoi
ne lit-on plus jamais les grands maîtres de la
maxime psychologique ? — car, soit dit sans aucune
exagération, l’homme cultivé qui a lu La Rochefoucauld
et ses parents en esprit et en art, est rare à
trouver en Europe ; et plus rare encore de beaucoup
celui qui les connaît et ne les dédaigne pas.
Mais il est probable que même ce lecteur exceptionnel
y prendra moins de plaisir que ne lui en
devrait donner la forme de ces artistes ; car
même le cerveau le plus fin n’est pas capable d’apprécier
suffisamment l’art d’aiguiser une maxime,
s’il n’y a pas lui-même été élevé, s’il ne s’y est pas
essayé. On prend, faute de cette éducation pratique,
cette invention et cette mise en forme pour
plus facile qu’elle n’est, on n’en ressent pas avec
assez d’acuité la réussite et l’attrait. C’est pourquoi
les lecteurs actuels de maximes n’y prennent
qu’une jouissance relativement insignifiante, à peine
assez de saveur.pour remplir la bouche, en sorte
qu’il en va pour eux comme d’ordinaire pour ceux
qui examinent des camées : ce sont des gens qui
jouent parce qu’ils ne savent pas aimer[1], prompts
à l’admiration, mais plus prompts encore à la fuite.
Objection. — Ou bien faudrait-il décompter avec
cette proposition, que l’observation psychologique
fait partie des moyens d’attrait, de salut et d’allégement de l’existence ? Faudrait-il dire qu’on s’est
assez convaincu des conséquences fâcheuses de cet
art, pour en détourner à dessein le regard de ceux
qui font leur éducation ? En effet, une certaine foi
aveugle en la bonté de la nature humaine, une répugnance enracinée envers la décomposition des
actions humaines, une sorte de pudeur à l’égard de
la mise à nu des âmes, pourraient être réellement
des choses plus désirables pour la félicité totale d’un
homme que cette qualité, avantageuse dans des
cas particuliers, de la pénétration psychologique ;
et peut-être la croyance au bien, aux hommes et
aux actes vertueux, à une plénitude de bien-être
impersonnel dans le monde, a-t-elle fait les hommes
meilleurs, en ce sens qu’elle les faisait moins
défiants. Si l’on imite avec enthousiasme les héros
de Plutarque et que l’on ressente une répugnance à rechercher d’un air de doute les motifs de leurs
actions, ce n’est pas, il est vrai, la vérité, mais la
bonne marche de la société humaine qui y trouve
son compte : l’erreur psychologique, et généralement
la grossièreté en ces matières, aide l’humanité à
aller en avant, tandis que la connaissance de la
vérité gagne toujours de plus en plus par la force
excitante d’une hypothèse que La Rochefoucauld
exposait ainsi dans la première édition de ses
Sentences et maximes morales : « Ce que le monde nomme vertu n’est d’ordinaire qu’un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête pour faire impunément ce qu’on veut. » La
Rochefoucauld et les autres maîtres français en
l’examen des âmes (auxquels s’est récemment adjoint
encore un Allemand, l’auteur des Observations psychologiques[2], ressemblent à d’adroits tireurs,
qui mettent toujours et toujours dans le noir, — mais dans le noir de la nature humaine. Leur art
excite l’étonnement, mais enfin un spectateur qui
n’est pas conduit par l’esprit scientifique, mais par
un dessein de philanthropie, maudit un art qui
semble implanter dans les âmes le goût du rabaissement
et de la suspicion de l’homme.
Quand même. — Quoi qu’il en soit du compte et du décompte : dans l’état présent de la philosophie,
le réveil de l’observation psychologique est nécessaire. L’aspect cruel de la table de dissection psychologique, de ses couteaux et de ses pinces, ne
peut être épargné à l’humanité. Car c’est là le domaine de cette science qui se demande l’origine et
l’histoire des sentiments dits moraux et qui dans sa
marche doit poser et résoudre les problèmes compliqués de la sociologie : — l’ancienne philosophie
ne connaît pas ces derniers et s’est toujours dérobée
à la recherche de l’origine et de l’histoire des estimations humaines sous l’ombre de pauvres faux-fuyants : c’est ce que l’on peut voir aujourd’hui fort
clairement, la preuve étant faite, par de nombreux
exemples, que les erreurs des plus grands philosophes sont d’ordinaire leur point de départ dans une explication fausse de certaines actions et de certains sentiments humains, de même que sur la base d’une analyse erronée, par exemple celle des actions dites
altruistes, une éthique fausse se fonde, puis, pour
l’amour d’elle, on appelle à la rescousse la religion
et le néant mythologique, et enfin les ombres de ces
fantômes troubles s’introduisent même dans la physique et dans la considération du monde tout
entier. Mais s’il est assuré que le manque de profondeur dans l’observation psychologique a tendu et continue à tendre de nouveau les pièges les plus dangereux aux jugements et aux raisonnements
humains, ce qui est aujourd’hui nécessaire, c’est cette austère persévérance de travail qui ne se lasse
jamais d’entasser pierre sur pierre, caillou sur caillou,
c’est la vaillance qui permet de ne pas rougir
d’une besogne si modeste et de braver tout le dédain
qu’elle peut inspirer. Enfin voici qui est encore une
vérité : nombre de remarques isolées sur l’humain
et le trop humain ont été d’abord découvertes et
exposées dans des sphères de la société qui étaient
accoutumées à faire par là toutes sortes de sacrifices,
non pas à la recherche scientifique, mais à
un spirituel désir de plaisir ; et l’odeur de cette
ancienne patrie de la maxime morale — odeur très
séduisante — s’est presque indissolublement attachée
au genre tout entier : si bien que, pour son compte,
l’homme de science laisse involontairement voir quelque
méfiance contre ce genre et sa valeur sérieuse.
Mais il suffit d’indiquer les conséquences : car dès
maintenant on commence à voir quels résultats de
la nature la plus sérieuse naissent sur le sol de l’observation psychologique. Qu’est-ce, après tout, que
le principe auquel est arrivé un des penseurs les
plus hardis et les plus froids, l’auteur du livré Sur l’origine des sentiments moraux[3], grâce à ses analyses incisives et décisives de la conduite humaine ?
« L’homme moral, dit-il, n’est pas plus proche du
monde intelligible (métaphysique) que l’homme
physique. » Cette proposition, née avec sa dureté et
son tranchant sous le coup de marteau de la science historique, pourra peut-être enfin, dans un avenir quelconque, être la hache qui sera mise à la racine du « besoin métaphysique » de l’homme, — si c’est plutôt pour le bien que pour la malédiction du bien-être général, qui pourrait le dire ? mais en tout cas elle reste une proposition de la plus grave conséquence, féconde et terrible à la fois, regardant le monde avec ce double visage qu’ont toutes les
grandes sciences.
Utile, en quelle mesure. — Ainsi : l’observation psychologique apporte-t-elle aux hommes plus de profit ou plus de dommage, la question doit toujours rester sans réponse ; mais il est assuré qu’elle est nécessaire, parce que la science ne peut plus s’en passer. Or la science ne connaît pas les considérations de fins dernières, pas plus que ne les connaît la nature : mais, tout comme celle-ci réalisa par accident des choses de la plus haute opportunité sans les avoir voulues, la véritable science aussi, étant l’imitation de la nature en idées, fera progresser accidentellement de façons diverses l’utilité et le bien-être des hommes, et trouvera les moyens opportuns, mais également sans l’avoir voulu.
Pour celui qui, au souffle d’une telle sorte de
considération, se sent trop d’hiver au cœur, c’est
que peut-être il a en soi trop peu de feu : il n’a
qu’à regarder autour de lui pourtant, il remarquera
des maladies où des enveloppes de glace sont nécessaires, et des hommes qui sont tellement « pétris »
d’ardeur et de feu, qu’à peine trouvent-ils un lieu
où l’air soit pour eux assez froid et piquant. En
outre : comme des individus et des peuples trop
sérieux ont un besoin de frivolités, comme d’autres,
trop mobiles et excitables, ont de temps en temps
besoin pour leur santé de lourds fardeaux qui les
dépriment, faut-il que nous, les hommes les plus intelligents de cette époque, qui visiblement entre
de plus en plus en combustion, nous ne cherchions pas à saisir tous les moyens d’extinction et de rafraîchissement qui existent, afin de conserver au moins
l’assiette, la paix, la mesure que nous avons encore, et d’être enfin peut-être bons à servir cette
époque, en lui donnant un miroir, une conscience
d’elle-même ? —
La fable de la liberté intelligible. — L’histoire des sentiments en vertu desquels nous rendons quelqu’un responsable, partant des sentiments
dits moraux, parcourt les phases principales suivantes. D’abord on nomme des actions isolées
bonnes ou mauvaises sans aucun égard à leurs
motifs, mais exclusivement par les conséquences
utiles ou fâcheuses qu’elles ont pour la communauté. Mais bientôt on oublie l’origine de ces désignations, et l’on s’imagine que les actions en soi,
sans égard à leurs conséquences, enferment la qualité de « bonnes » ou de « mauvaises » : commettant
la même erreur qui fait que la langue désigne la
pierre même comme dure, l’arbre lui-même comme
vert — par conséquent en prenant la conséquence
pour cause. Ensuite on reporte le fait d’être bon ou
mauvais aux motifs, et l’on considère les actes en
soi comme moralement indifférents. On va plus
loin, et l’on donne l’attribut de bon ou de mauvais
non plus au motif isolé, mais à l’être tout entier d’un
homme, lequel produit le motif comme le terrain
produit la plante. Ainsi l’on rend successivement
l’homme responsable de son influence, puis de ses
actes, puis de ses motifs, enfin de son être. Alors on
découvre finalement que cet être lui-même ne peut
être responsable, étant une conséquence absolument
nécessaire et formée des éléments et des influences
d’objets passés et présents : partant, que l’homme
n’est à rendre responsable de rien, ni de son être,
ni de ses motifs, ni de ses actes, ni de son influence. On est ainsi amené à reconnaître que l’histoire des appréciations morales est aussi l’histoire d’une erreur, de l’erreur de la responsabilité : et
cela, parce qu’elle repose sur l’erreur du libre arbitre. — Schopenhauer opposait à cela le
raisonnement suivant : puisque certains actes entraînent
après eux du regret (« conscience de la faute »),
il faut qu’il y ait responsabilité : car ce regret n’aurait aucune raison, si non seulement toutes les
actions de l’homme se produisaient nécessairement — comme elles se produisent en effet d’après l’opinion même de ce philosophe, — mais que l’homme
lui-même fût, avec la même nécessité, justement
l’homme qu’il est — ce que Schopenhauer nie.
Du fait de ce regret, Schopenhauer croit pouvoir
prouver une liberté que l’homme doit avoir eue
de quelque manière, non pas à l’égard des actes,
mais à l’égard de l’être : liberté, par conséquent,
d’être de telle ou telle façon, non d'agir de telle
ou telle façon. L’esse, la sphère de la liberté et de
la responsabilité, a pour conséquence, suivant
lui, l’operari, la sphère de la stricte causalité, de
la nécessité et de l’irresponsabilité. Ce regret se
rapporterait bien en apparence à l’operari — et en
ce sens il serait erroné, — mais en réalité à l’esse,
qui serait l’acte d’une volonté libre, la cause fondamentale d’existence d’un individu : l’homme deviendrait ce qu’il voudrait devenir, son vouloir serait
antérieur à son existence. — Il y a ici, abstraction faite de l’absurdité de cette dernière affirmation, une faute de logique, à savoir que du fait du
regret on conclut d’abord la justification, l’admissibilité rationnelle de ce regret, ce n’est qu’à la
suite de cette faute de logique que Schopenhauer
arrive à sa conséquence fantaisiste de la soi-disant
liberté intelligible. (Dans la naissance de cette fable,
Platon et Kant ont parts égales de complicité.)
Mais le regret après l’action n’a pas besoin d’être
fondé en raison : même il ne l’est pas du tout, car
il repose sur la supposition erronée que l’action
n’aurait pas dû se produire nécessairement. En
conséquence : c’est seulement parce que l’homme
se tient pour libre, non parce qu’il est libre, qu’il
ressent le repentir et le remords. — En outre, ce
regret est chose dont on peut se déshabituer ; chez
beaucoup d’hommes, il n’existe pas du tout pour
des actes à propos desquels beaucoup d’autres
hommes le ressentent. C’est une chose très variable, liée à l’évolution de la morale et de la civilisation, et qui peut-être n’existe que dans un temps
relativement court de l’histoire du monde. — Personne n’est responsable de ses actes ; personne
ne l’est de son être ; juger a la même valeur qu’être
injuste. Cela est vrai aussi lorsque l’individu se
juge lui-même. Cette proposition est aussi claire
que la lumière du soleil, et cependant tout homme
aime mieux alors retourner aux ténèbres et à
l’erreur : par crainte des conséquences.
Le sur-animal. — La bête en nous veut être
trompée ; la morale est un mensonge nécessaire,
pour que nous n’en soyons pas déchirés. Sans les
erreurs qui résident dans les données de la morale,
l’homme serait resté animal. Mais de cette façon
il s’est pris pour quelque chose de supérieur et s’est
imposé des lois plus sévères. Il a par là de la haine
contre les degrés restés plus voisins de l’animalité ;
c’est par cette raison qu’il faut expliquer l’antique
mépris de l’esclave, comme de l’être qui n’est pas
encore homme, comme d’une chose.
Le caractère immuable. — Que le caractère soit immuable, ce n’est pas une vérité au sens strict ; en réalité, cette proposition favorite signifie seulement que, pendant la courte existence d’un homme, les nouveaux motifs qui agissent sur lui ne peuvent pas d’ordinaire marquer assez profondément pour détruire les linéaments imprimés de milliers d’années. Mais si l’on se figurait un homme de quatre-vingt mille ans, on aurait chez lui un caractère absolument muable : si bien qu’une foule d’individus divers prendraient de lui tour à tour leur développement. La brièveté de la vie humaine conduit à maintes affirmations erronées sur les qualités de l’homme.
hiérarchie des biens admise une fois pour toutes, selon
qu’un égoïsme, bas, supérieur, très élevé, désire l’un
ou l’autre, décide maintenant du caractère de moralité ou d’immoralité. Préférer un bien bas (par
exemple la jouissance des sens) à un bien plus haut
prisé (par exemple la santé) passe pour immoral,
tout comme préférer le bien-être à la liberté. Mais
la hiérarchie des biens n’est pas en tout temps
stable et identique ; quand un homme préfère la
vengeance à la justice, il est moral suivant l’échelle
d’appréciation d’une civilisation antérieure, immoral d’après celle du temps présent. « Immoral »
signifie donc qu’un individu ne sent pas ou pas
encore assez les motifs intellectuels supérieurs et
délicats que la civilisation nouvelle du moment a
introduits : il désigne un individu arriéré, mais
toujours seulement d’après une différence relative. — La hiérarchie des biens elle-même n’est pas
édifiée et modifiée selon des points de vue moraux ;
c’est, au contraire, d’après sa fixation du moment
qu’on décide si une action est morale ou immorale.
Hommes cruels, hommes arriérés. — Les hommes qui sont cruels aujourd’hui doivent nous faire
l’effet de gradins de civilisations antérieures qui
auraient survécu : la montagne de l’humanité y
montre à découvert les formations inférieures qui
autrement restent cachées. Ce sont des hommes
arriérés dont le cerveau, par suite de tous les accidents possibles au cours de l’hérédité, n’a pas subi
une série de transformations assez délicates et multiples. Ils nous montrent ce que nous fûmes tous et
ils nous font peur : mais eux-mêmes en sont aussi
peu responsables qu’un morceau de granit peut
l’être de ce qu’il est granit. Dans notre cerveau doivent se trouver aussi des rainures et des replis correspondant à cette manière de penser, comme dans
la forme de certains organes humains doivent se
trouver des rappels de l’état pisciforme. Mais ces
replis et ces rainures ne sont plus le lit dans lequel
roule actuellement le cours de nos sentiments.
Reconnaissance et vengeance. — La raison pour
laquelle un puissant montre de la reconnaissance
est celle-ci. Son bienfaiteur a, par son bienfait
violé, pour ainsi dire, le domaine du puissant et s’y
est introduit : à son tour, il viole en compensation
le domaine du bienfaiteur par l’acte de reconnaissance. C’est une forme adoucie de la vengeance.
S’il n’avait la satisfaction de la reconnaissance, le
puissant se serait montré impuissant et désormais
passerait pour tel. Voilà pourquoi toute société de
bons, c’est-à-dire originairement de puissants, place
la reconnaissance au nombre des premiers devoirs.
— Swift a hasardé cette proposition, que les hommes sont reconnaissants dans la proportion où ils
cultivent la vengeance.
Double préhistoire du bien et du mal. — Le
concept de bien et de mal a une double préhistoire :
c’est à savoir d’abord dans l’âme des races et des
castes dirigeantes. Qui a le pouvoir de rendre la
pareille, bien pour bien, mal pour mal, et qui la
rend en effet, qui par conséquent exerce reconnaissance et vengeance, on l’appelle bon ; qui est impuissant et ne peut rendre la pareille, compte pour
mauvais. On appartient, en qualité de bon, à la
classe des « bons », à un corps qui a un esprit de
corps, parce que tous les individus sont, par le sentiment des représailles, liés les uns aux autres. On
appartient, en qualité de mauvais, à la classe des
« mauvais », à un ramassis d’hommes assujettis, impuissants, qui n’ont point d’esprit de corps. Les bons
sont une caste, les mauvais une masse pareille à la
poussière. Bon et mauvais équivalent pour un temps
à noble et vilain, maître et esclave. Par contre, on
ne regarde pas l’ennemi comme mauvais, il peut
rendre la pareille. Les Troyens et les Grecs sont
chez Homère bons les uns et les autres. Ce n’est pas
celui qui nous cause un dommage, mais celui qui est
méprisable qui passe pour un mauvais. Dans le corps
des bons, le bien est héréditaire ; il est impossible
qu’un mauvais sorte d’un si bon terrain. Si, malgré tout, un des bons fait quelque chose d’indigne
des bons, on a recours à des expédients ; on reporte
par exemple la faute à un dieu, en disant qu’il a
frappé le bon d’aveuglement et d’erreur.
— C’est ensuite dans l’âme des opprimés, des impuissants.
Là tout autre homme passe pour hostile, sans
scrupules, exploiteur, cruel, perfide, qu’il soit noble
ou vilain ; mauvais est l’épithète caractéristique
d’homme, même de tout être vivant dont on suppose
l’existence, d’un dieu ; humain, divin, sont équivalents à diabolique, mauvais. Les marques de bonté,
la charité, la pitié sont reçues avec angoisse comme
des malices, prélude d’un dénouement effrayant,
moyens d’étourdir et de tromper, bref comme des
raffinements de méchanceté. Étant donné une telle
disposition d’esprit de l’individu, une communauté
peut à peine naître ; tout au plus sous sa forme la
plus grossière ; si bien que partout où règne cette
conception du bien et du mal, la ruine des individus, de leurs familles et de leurs races est proche. — Notre moralité actuelle a grandi sur le terrain des
races et des castes dirigeantes.
Compassion, plus forte que passion. — Il y a des cas où la compassion est plus forte que la passion
elle-même. Nous ressentons par exemple plus de
chagrin quand un de nos amis se rend coupable de
quelque ignominie, que quand nous le faisons nous-mêmes.
C’est que d’abord nous avons plus de foi
que lui en la pureté de son caractère ; puis notre
amour pour lui est, sans doute, à cause justement
de cette foi, plus fort que l’amour qu’il a pour lui-même.
Bien que par le fait son égoïsme en souffre
plus que notre égoïsme, étant donné qu’il doit subir
plus fortement les conséquences fâcheuses de son
crime, ce qu’il y a en nous de non-égoïste — ce mot
ne doit jamais s’entendre strictement, mais seulement
comme une facilité d’expression — est tout
de même atteint plus fort par sa faute que ce qu’il
y a de non-égoïste en lui.
Hypocondrie. — Il y a des hommes qui deviennent
hypocondres par sympathie et souci pour une
autre personne, l’espèce de pitié qui naît alors
n’est autre chose qu’une maladie. Il y a même
une hypocondrie chrétienne dont sont attaqués ces
gens solitaires, en proie à l’émotion religieuse qui
se mettent continuellement devant les yeux la passion
et la mort du Christ.
Économie de la bonté. — La bonté et l’amour,
étant les herbes et les forces les plus salutaires
dans la société des hommes, sont des trouvailles si
précieuses qu’on devrait sans doute souhaiter qu’on
procédât dans l’application de ces moyens balsamiques, aussi économiquement que possible ; mais
c’est une impossibilité. L’économie de la bonté est le
rêve des utopistes les plus aventureux.
Bienveillance. — Parmi les petites choses, mais
infiniment fréquentes et par là très efficaces, auxquelles la science doit donner plus d’attention
qu’aux grandes choses rares, il faut compter la
bienveillance ; j’entends ces manifestations de dispositions amicales dans les relations, ce sourire de
l’œil, ces poignées de main, cette bonne humeur,
dont pour l’ordinaire presque tous les actes humains
sont enveloppés. Tout professeur, tout fonctionnaire
fait cette addition à ce qui est un devoir pour lui ;
c’est la forme d’activité constante de l’humanité,
c’est comme les ondes de sa lumière, dans lesquelles tout se développe ; particulièrement dans le cercle le plus étroit, à l’intérieur de la famille, la vie
ne verdoie et ne fleurit que par cette bienveillance.
La cordialité, l’affabilité, la politesse de cœur sont
des dérivations toujours jaillissantes de l’instinct
altruiste et ont contribué bien plus puissamment à
la civilisation que ces manifestations beaucoup plus
fameuses du même instinct que l’on appelle sympathie,
miséricorde et sacrifice. Mais on a coutume
de les estimer peu : et le fait est qu’il n’y entre pas
beaucoup d’altruisme. La somme de ces doses minimes
n’en est pas moins considérable, leur force
totale constitue une des forces les plus fortes. —
De même, on trouvera bien plus de bonheur dans le
monde que n’en voient des yeux sombres : je veux
dire si l’on fait bien son compte, et si seulement on
n’oublie pas ces moments de bonne humeur dont
toute journée est riche dans toute vie humaine,
même dans la plus tourmentée.
Vouloir exciter la pitié. — La Rochefoucauld
met certainement le doigt sur le vrai dans le passage
le plus remarquable de son Portrait fait par
lui-même (imprimé pour la première fois en 1658),
lorsqu’il met en garde toutes les personnes qui ont
de la raison contre la pitié, lorsqu’il conseille de
la laisser aux gens du peuple, qui ont besoin des
passions (n’étant pas déterminés par la raison) pour
être portés à venir en aide à celui qui souffre et à
intervenir fortement en présence d’un malheur ;
cependant que la pitié, selon son jugement (et celui
de Platon), énerve l’âme. On devrait, dit-il, à la
vérité témoigner de la pitié, mais se garder d’en
avoir ; car les malheureux sont en un mot si sots,
que le témoignage de pitié fait chez eux le plus
grand bien du monde. — Peut-être peut-on mettre
plus fortement encore en garde contre ce sentiment
de pitié, si au lieu de concevoir ce besoin des malheureux, non pas comme une sottise et un défaut
d’intelligence, comme une espèce de dérangement
d’esprit que le malheur porte avec soi (et c’est ainsi
que La Rochefoucauld semble le concevoir), on y
voit quelque chose de tout autre et de plus digne
de réflexion. Que l’on observe plutôt des enfants
qui pleurent et crient afin d’être objets de pitié, et
pour cela guettent le moment où leur situation
peut tomber sous les yeux ; qu’on vive dans l’entourage de malades et d’esprit déprimés et qu’on se
demande si les plaintes et les phrases de lamentation, la mise en vue de l’infortune, ne poursuivent
pas au fond le but de faire mal aux spectateurs :
la pitié que ceux-ci expriment alors est une consolation pour les faibles et les souffrants en tant qu’ils
y reconnaissent avoir au moins encore un pouvoir,
en dépit de leur faiblesse : le pouvoir de faire mal.
Le malheureux prend une espèce de plaisir à ce
sentiment de supériorité dont lui donne conscience
le témoignage de pitié ; son imagination s’exalte,
il est toujours assez puissant encore pour causer de
la douleur au monde. Ainsi, la soif de pitié est une
soif de jouissance de soi-même, et cela aux dépens de ses semblables ; elle montre l’homme dans toute
la brutalité de son cher moi : mais non pas
précisément dans sa «sottise », comme le pense La Rochefoucauld. — Dans la conversation de la société, les
trois quarts des questions sont posées, les trois
quarts des réponses sont données pour faire un
petit peu de mal à l’interlocuteur ; c’est pourquoi
bien des hommes ont soif de la société : elle leur
donne le sentiment de la force. À ces doses infinies
en nombre, mais très petites, où la méchanceté se
fait sentir, elle est un puissant moyen d’excitation
de la vie : tout comme la bienveillance, répandue
dans la société humaine sous une forme analogue,
est le moyen de salut toujours prêt. — Mais y aura-t-il
beaucoup d’honnêtes gens pour confesser
qu’il y a plaisir à faire mal ? qu’il n’est pas rare
qu’on vive — et qu’on vive bien — de causer des
déboires à d’autres hommes, au moins en pensée,
et de tirer sur eux cette grenaille de menue méchanceté.
La plupart sont trop malhonnêtes et quelques-uns
sont trop bons pour savoir quelque chose de ce
pudendum ; ceux-là nieront toujours que Prosper
Mérimée ait raison quand il dit : « Sachez enfin
qu’il n’y a rien de plus commun que de faire le
mal pour le plaisir de le faire. »
Comment le paraître devient être. — Le comédien
ne peut en définitive cesser, fût-ce dans la plus
profonde douleur, de songer à l’impression produite
par sa personne et à l’effet d’ensemble scénique, même
par exemple à l’enterrement de son enfant ; il pleurera
sur sa propre douleur et ses manifestations
comme s’il était son propre spectateur. L’hypocrite,
qui joue un rôle toujours le même finit par cesser
d’être hypocrite ; ainsi les prêtres qui, dans
leur jeunesse, sont d’ordinaire, consciemment ou
non, des hypocrites, deviennent enfin naturels, et
c’est alors justement qu’ils sont réellement prêtres,
sans aucune affectation ; ou bien si le père n’en
vient pas à bout, peut-être le fils, qui profite de
l’avance paternelle, héritera de son accoutumance.
Quand un homme veut pendant très longtemps et
avec entêtement paraître quelque chose, il lui
devient à la fin difficile d’être autre chose. La vocation
de presque tout homme, même de l’artiste,
commence par une hypocrisie, par une imitation
de l’extérieur, par une copie de ce qui produit un
effet. Celui qui porte sans cesse le masque des grimaces
amicales doit finir par prendre du pouvoir
sur des dispositions bienveillantes sans lesquelles
l’expression de la cordialité ne peut se trouver, —
et lorsqu’à leur tour elles finissent par prendre du
pouvoir sur lui, il est bienveillant.
Le grain d’honnêteté dans la tromperie. —
Chez tous les grands trompeurs, il faut noter un
phénomène auquel ils doivent leur puissance. Dans
l’acte propre de la tromperie, parmi toutes les préparations,
le caractère émouvant donné à la voix,
à la parole, aux gestes, au milieu de cette puissante
mise en scène, ils sont pris par la foi en soi-même ;
c’est elle qui parle alors à ce qui les entoure avec
cette autorité qui tient du miracle. Les fondateurs
de religions se distinguent de ces grands trompeurs
en ce qu’eux ne sortent jamais de cet état de duperie
de soi-même : ou ils n’ont que très rarement de
ces moments de clairvoyance où le doute les assaille ;
ordinairement d’ailleurs, ils s’en consolent en attribuant
ces moments au Malin, qui est leur adversaire.
Il faut qu’il y ait tromperie de soi-même pour que
les uns et les autres produisent un effet de grandeur.
Car les hommes croient à la vérité de tout
ce qui est évidemment cru avec force.
Prétendu degré de vérité. — Une des erreurs
de logique les plus ordinaires est celle-ci : quelqu’un
est envers nous véridique et sincère, donc il dit la
vérité. C’est ainsi que l’enfant croit aux jugements
de ses parents, le chrétien aux affirmations du fondateur
de l’Église. De même on ne veut pas accorder
que tout ce que les hommes ont défendu, dans
les siècles passés, au prix de leur bonheur et de leur
vie, n’était que des erreurs : tout au plus dira-t-on
que ç’a été des degrés de la vérité. Mais au fond, on
pense que, si quelqu’un a cru honnêtement à quelque
chose, a combattu et est mort pour sa foi, il
serait par trop injuste qu’une pure erreur l’eût véritablement
animé. Un tel phénomène paraît en contradiction
avec la justice éternelle ; c’est pourquoi le
cœur des hommes sensibles se reprend toujours à
énoncer contre leur tête cette proposition : qu’entre
les actions morales et la clairvoyance intellectuelle
il faut qu’il y ait un lien nécessaire. Il en est par
malheur autrement ; car il n’y a point de justice
éternelle.
Le mensonge. — Pourquoi la plupart du temps
les hommes, dans la vie de tous les jours, disent-ils
la vérité ? — Assurément ce n’est pas parce
qu’un Dieu a défendu le mensonge. Mais c’est premièrement :
parce que cela est plus aisé, le mensonge
exigeant invention, dissimulation et mémoire.
(Voilà pourquoi Swift dit : Celui qui énonce un
mensonge se rend rarement compte du lourd fardeau
qu’il s’impose ; il lui faut en effet, pour
soutenir un mensonge, en inventer vingt autres.)
C’est ensuite : parce qu’en des circonstances
simples, il est avantageux de parler franc : Je veux
ceci, j’ai fait ceci, et ainsi de suite ; donc parce
que la voie de la contrainte et de l’autorité est plus
sûre que celle de la ruse. — Mais pour peu qu’un
enfant ait été élevé dans des circonstances domestiques
compliquées, il se sert tout aussi naturellement
du mensonge et dit involontairement toujours
ce qui répond à son intérêt : un sens de la vérité, une
répugnance au mensonge en soi, lui sont tout à fait
étrangers et inaccessibles, et il ment en toute innocence.
Suspecter la morale par égard pour la foi. —
Aucune puissance ne peut se soutenir, si elle n’a
pour représentants que des hypocrites ; l’Église catholique
a beau posséder encore bien des éléments
« séculiers », sa force réside dans ces natures de
prêtres, encore nombreuses aujourd’hui, qui se font
une vie pénible et de portée profonde, et dont
l’aspect et le corps miné parlent de veilles, de jeûnes, de prières ardentes, peut-être même de flagellations ;
ce sont elles qui ébranlent les hommes et
leur causent une inquiétude : eh quoi ? s’il était nécessaire
de vivre de la sorte ? — telle est l’affreuse
question que leur vue met sur la langue. —
En répandant ce doute, ils ne cessent d’établir de nouveaux
soutiens de leur puissance ; même les libres
penseurs n’osent pas répliquer à l’un de ces détachés
d’eux-mêmes avec un rude sens de la vérité et
lui dire : « Pauvre dupe, ne cherche pas à duper ! »
— Seule la différence des points de vue les sépare
de lui, pas du tout une différence de bonté ou de
méchanceté ; mais ce que l’on n’aime pas, on a coutume
de le traiter aussi sans justice. C’est ainsi
qu’on parle de la malice et de l’art exécrable des
jésuites, sans considérer quelle violence contre soi-même
s’impose individuellement chaque jésuite, et
que la pratique de vie aisée, prêchée par les manuels
jésuitiques, doit s’appliquer non pas à eux,
mais à la société laïque. Même on peut se demander
si nous, les amis des lumières, dans une tactique et
une organisation toutes semblables, nous ferions
d’aussi bons instruments, aussi admirables de victoire
sur soi-même, d’infatigabilité, de dévouement.
Victoire de la connaissance sur le mal radical.
— Il y a pour celui qui veut devenir sage un riche
profit à avoir eu pendant un certain temps la conception
de l’homme foncièrement mauvais et corrompu :
elle est fausse, comme la conception opposée,
mais durant des périodes entières elle a été dominante,
et les racines en ont poussé des rameaux
jusqu’en nous et dans notre monde. Pour nous
comprendre, il nous faut la comprendre ; mais,
pour monter ensuite plus haut, il faut que nous
l’ayons surmontée. Nous reconnaissons alors qu’il
n’y a pas de péchés au sens métaphysique ; mais
que, dans le même sens, il n’y a pas non plus
de vertus ; que tout ce domaine d’idées morales
est continuellement flottant, qu’il y a des conceptions
plus élevées et plus basses du bien et
du mal, du moral et de l’immoral. Qui ne demande
aux choses rien de plus que de les connaître arrive
aisément à vivre en paix avec son âme, et c’est tout
au plus par ignorance, mais difficilement par concupiscence,
qu’il errera (qu’il péchera, comme dit le
monde). Il ne voudra plus excommunier et extirper
les appétits ; mais son but unique, qui le domine
entièrement, de connaître à tout moment aussi bien
que possible, lui donnera du sang-froid et adoucira
tout ce qu’il y a de sauvage dans sa nature.
En outre, il s’est affranchi d’une foule d’idées torturantes,
il n’est plus impressionné des mots de
peines de l’enfer, d’état de péché, d’incapacité du
bien : il n’y reconnaît que les ombres évanouissantes
de conceptions du monde et de la vie qui
sont fausses.
La morale considérée comme une autotomie de l’homme.
— Un bon auteur, qui met réellement
du cœur à son sujet, souhaite que quelqu’un
vienne le réduire lui-même à néant, en exposant
plus clairement le même sujet et en donnant une
réponse définitive à tous les problèmes qu’il
comporte. La jeune fille amoureuse souhaite d’éprouver à l’infidélité de l’aimé la fidélité dévouée de
son amour. Le soldat souhaite de tomber sur le
champ de bataille pour sa patrie victorieuse : car
dans le triomphe de la patrie, il trouve le triomphe
de son vœu suprême. La mère donne à l’enfant ce
qu’elle-même se refuse, le sommeil, la meilleure nourriture, dans certaines circonstances sa santé, sa fortune.
— Mais tout cela, sont-ce des états d’âme altruistes ? Ces actes de moralité sont-ils des miracles,
parce que, suivant l’expression de Schopenhauer,
ils sont « impossibles et cependant réels » ? N’est-il
pas clair que, dans ces quatre cas, l’homme a plus
d’amour pour quelque chose de soi, une idée, un
désir, une créature, que pour quelque autre chose de soi, que par conséquent il sectionne son être et
fait d’une partie un sacrifice à l’autre ? Est-ce quelque chose d’essentiellement différent, lorsqu’une
mauvaise tête dit : « J’aime mieux être culbuté que
de céder à cet homme-là un pas de mon chemin » ?
— L’inclination à quelque chose (souhait, instinct,
désir) se trouve dans chacun de ces quatre cas ; y
céder, avec toutes les conséquences, n’est pas en
tout cas chose « altruiste ».
— En morale, l’homme
ne se traite pas comme un individuum, mais
comme un dividuum.
Ce qu’on peut promettre. — On peut promettre
des actions, mais non des sentiments, car ceux-ci
sont involontaires. Qui promet à quelqu’un de
l’aimer toujours, ou de le haïr toujours, ou de lui
être toujours fidèle, promet quelque chose qui n’est
pas en son pouvoir ; ce qu’il peut bien promettre,
c’est des actions qui, à la vérité, sont ordinairement
les conséquences de l’amour, de la haine, de la fidélité, mais qui peuvent aussi provenir d’autres motifs, car à une seule action mènent des chemins et
des motifs divers. La promesse d’aimer quelqu’un
toujours signifie donc : tant que je t’aimerai, je te
montrerai les actions de l’amour ; si je ne t’aime
plus, tu continueras néanmoins à recevoir de moi
les mêmes actions, quoique pour d’autres motifs :
en sorte que dans la tête des autres hommes persiste l’apparence que l’amour serait immuable et
toujours le même. — On promet ainsi la persistance
de l’apparence de l’amour, lorsque, sans s’aveugler
soi-même, on promet à quelqu’un un amour
éternel.
Intelligence et morale. — Il faut avoir une
bonne mémoire pour être capable de tenir les promesses
qu’on a faites. Il faut avoir une grande force
d’imagination pour être capable d’éprouver de la
compassion. Tant la morale est étroitement liée à
la bonté de l’intelligence.
Vouloir se venger et se venger. — Avoir une
pensée de vengeance et la réaliser, c’est prendre
un fort accès de fièvre, mais qui passe : avoir une
pensée de vengeance, sans la force ni le courage de
la réaliser, c’est traîner un mal chronique, un empoisonnement du corps et de l’âme. La morale, qui
ne regarde qu’aux intentions, taxe les deux cas de
la même façon ; vulgairement, on taxe le premier
cas comme le pire (à cause des mauvaises conséquences que peut entraîner le fait de se venger).
L’une et l’autre appréciation sont à courte vue.
Savoir attendre. — Savoir attendre est si difficile que les plus grands poètes n’ont pas dédaigné
de prendre pour sujet de leur poème le fait de ne
savoir pas attendre. Ainsi Shakespeare dans Othello, Sophocle dans Ajax le suicide d’Ajax ne lui
aurait plus paru nécessaire, s’il avait laissé refroidir son impression seulement un jour, comme l’indique l’oracle ; vraisemblablement, il aurait fait la
nique aux terribles insinuations de la vanité blessée
et se serait dit à lui-même : Qui donc n’a pas, dans
ma situation, pris un mouton pour un héros ? Est-ce
donc là quelque chose de monstrueux ? au contraire,
ce n’est qu’un fait généralement humain : Ajax
pouvait ainsi se donner des consolations. La passion ne veut pas attendre ; le tragique dans la vie
des grands hommes réside souvent, non pas dans
leur conflit avec leur époque et la bassesse de leurs
contemporains, mais dans leur incapacité de remettre leur œuvre d’une année, de deux années ; ils
ne savent pas attendre.
— Dans tous les duels, les
amis qui donnent des conseils ont à s’assurer de ce
point unique, si les ayants cause peuvent encore
attendre : si cela n’est pas, un duel est raisonnable,
puisque chacun des deux se dit : « Ou je continuerai à vivre, et alors il faut que celui-là meure sur
le champ, ou inversement. » Attendre serait en pareil cas continuer encore à souffrir cet épouvantable martyre de l’honneur blessé en face de l’homme
qui le blesse ; et cela peut être vraiment plus de
souffrance que la vie en somme ne vaut.
Enivrement de vengeance. — Les hommes grossiers qui se sentent offensés ont coutume de mettre
aussi haut que possible le degré de l’offense et d’en
conter la cause en termes fort exagérés, rien que
pour avoir le droit de s’enivrer du sentiment de la
haine et de la vengeance une fois éveillé.
Valeur du ravalement. — Beaucoup d’hommes, peut-être la grande majorité, ont absolument besoin,
pour maintenir en eux le respect de soi-même et une
certaine loyauté de conduite, de rabaisser dans leur
idée et de ravaler tous les hommes qu’ils connaissent.
Or comme les natures mesquines sont en majorité
et qu’il importe beaucoup qu’elles aient cette
loyauté ou la perdent, il s’ensuit…
L’emporté. — On doit, vis-à-vis d’un homme qui
s’emporte contre nous, se mettre en garde comme
vis-à-vis d’un homme qui a une fois attenté à notre
vie : car si nous vivons encore, cela tient à l’absence
du pouvoir de tuer : si les regards suffisaient,
c’en serait depuis longtemps fait de nous. C’est un
trait de civilisation primitive, qui consiste à réduire
quelqu’un au silence en rendant visible la férocité
physique, en excitant la terreur. — De même,
ce regard froid que les nobles ont vis-à-vis de leur
serviteur est un reste des séparations de castes entre
homme et homme, un trait d’antiquité primitive ;
les femmes, conservatrices de l’antique, ont
aussi conservé plus fidèlement ce survival.
Où peut conduire l’honnêteté. — Quelqu’un
avait la fâcheuse habitude de s’expliquer à
l’occasion très honnêtement sur les motifs par lesquels il
agissait, et qui étaient aussi bons et aussi mauvais
que les motifs de tous les hommes. Il excita d’abord
du scandale, puis des soupçons, fut peu à peu
tout à fait mis à l’index et déclaré au ban de la société, jusqu’à ce qu’enfin la justice s’avisât d’un être
aussi réprouvé, dans des circonstances pour lesquelles elle n’a d’ordinaire pas d’yeux, ou bien les
ferme. Le manque de discrétion sur le secret général et le penchant inexcusable à voir ce que personne
ne veut voir — soi-même — le menèrent à la prison et à une mort prématurée.
Punissable, jamais punis. — Notre crime envers
les criminels consiste en ce que nous les traitons
comme feraient des coquins.
Sancta simpticitas de la vertu. — Toute vertu
a des privilèges, par exemple celui d’apporter au
bûcher d’un condamné son petit fagot à soi.
Moralité et conséquence. — Ce ne sont pas seulement les spectateurs d’un acte qui en mesurent
fréquemment la moralité ou l’immoralité à ses
conséquences : non, l’auteur lui-même le fait. Car
les motifs et les intentions sont rarement assez
clairs et simples, et parfois même la mémoire semble
troublée par les conséquences de l’acte, si bien
que l’on attribue à sa propre action des motifs faux
ou que l’on fait des motifs non essentiels les essentiels.
Le succès donne souvent à un acte tout l’honnête
éclat de la bonne conscience, un insuccès met
l’ombre du remords sur l’action la plus respectable.
De là naît la pratique connue du politique, qui dit :
« Donnez-moi seulement le succès ; avec lui j’aurai
mis de mon côté toutes les âmes honnêtes —
et je me serai fait honnête à mes propres yeux. »
— D’une manière analogue, on peut dire que le
succès supplée à une raison meilleure. Aujourd’hui
encore bien des hommes cultivés pensent que la
victoire du christianisme sur la philosophie grecque est une preuve de la vérité plus grande du premier, — bien qu’en ce cas il n’y ait eu que
triomphe de la grossièreté et de la violence sur l’intelligence et la délicatesse. Ce qu’il en est de cette vérité plus grande peut se conclure de ce fait, que
le réveil des sciences a point pour point rejoint
la philosophie d’Épicure, mais point pour point
réfuté le christianisme.
Amour et justice. — Pourquoi exalte-t-on
l’amour aux dépens de la justice et dit-on de lui les
plus belles choses, comme s’il était un être supérieur
à elle ? N’est-il pas enfin évidemment plus bête
qu’elle ? — Assurément, mais c’est justement ce qui
le rend bien plus agréable à tous : il est aveugle et
possède une riche corne d’abondance ; il en départit
les dons à un chacun, même s’il ne les mérite
point, même s’il n’en a pas la moindre gratitude.
Il est impartial comme la pluie, qui, selon la Bible
et l’expérience, trempe jusqu’aux os non seulement
l’injuste, mais à l’occasion aussi le juste.
Exécution. — Qu’est-ce qui fait que toute exécution
nous choque plus qu’un meurtre ? C’est le sang-froid
du juge, les préparatifs pénibles, l’idée qu’un
homme est dans la circonstance employé comme
moyen d’en effrayer d’autres. Car la faute n’est
pas punie, même s’il y en avait une : elle réside
dans les éducateurs, les parents, l’entourage, en
nous, non dans le meurtrier — j’entends parler
des circonstances déterminantes.
L’Espérance. — Pandore emporta le vase rempli
de maux et l’ouvrit. C’était le présent des dieux
aux hommes, un présent beau d’apparence et
séduisant, surnommé le « vase de bonheur ». Alors
sortirent d’un vol tous les maux, êtres vivants ailés :
depuis lors ils rôdent autour de nous et font
tort à l’homme jour et nuit. Un seul mal n’était pas
encore échappé du vase : alors Pandore, suivant
la volonté de Zeus, remit le couvercle, et il resta
dedans. Pour toujours, maintenant, l’homme a
chez lui le vase de bonheur et pense merveilles du
trésor qu’il possède en lui, il se tient à son service,
il cherche à le saisir quand lui en prend l’envie ; car
il ne sait pas que ce vase apporté par Pandore était
le vase des maux, et tient le mal resté au fond pour
la plus grande des félicités, — c’est l’Espérance. —
Zeus voulait en effet que l’homme, quelques tortures
qu’il endurât des autres maux, ne rejetât cependant
point la vie, continuât à se laisser torturer toujours
à nouveau. C’est pourquoi il donne à l’homme l’Espérance : elle est en vérité le pire des maux, parce
qu’elle prolonge les tortures des hommes.
Le pouvoir calorique moral est inconnu. — Le fait qu’on a ou n’a pas eu certains spectacles
ou certaines impressions, par exemple d’un père
injustement condamné, mis à mort ou martyrisé,
d’une femme infidèle, d’une cruelle attaque d’ennemi, décide de ce que nos passions parviennent
à la température d’incandescence et dirigent toute
la vie, ou bien non. Nul ne sait où peuvent le mener les circonstances, la pitié, l’indignation, il ne
connaît pas le degré de son pouvoir calorique. De
misérables petites circonstances rendent misérable ;
ce n’est pas ordinairement de la qualité des événements, mais de la quantité, que dépend la bassesse
et l’élévation de l’homme, en bien et en mal.
Le martyr malgré lui. — Il y avait dans un
parti un homme qui était trop poltron et trop lâche
pour jamais contredire ses camarades : on l’employait à tout, on obtenait de lui tout, parce qu’il
tremblait devant la mauvaise opinion de ses coreligionnaires plus que devant la mort : c’était une
pauvre âme faible. Ils le savaient, et grâce aux dites
qualités, ils firent de lui un héros et finalement
même un martyr. Le lâche avait beau dire intérieurement toujours Non, il disait toujours Oui des
lèvres, même encore sur l’échafaud, lorsqu’il mourut pour les idées de son parti : c’est qu’à ses côtés
était un de ses vieux compagnons, qui le tyrannisait de la parole et du regard, au point qu’il souffrit véritablement la mort de la manière la plus
constante, et depuis il est célébré comme un martyr
et un grand caractère.
Échelle de mesure pour tous les jours. — On
se trompera rarement si l’on ramène les actions
extrêmes à la vanité, les médiocres à la coutume et
les petites à la peur.
Malentendu sur la vertu. — Celui qui a appris
à connaître le défaut de vertu en union avec le
plaisir, comme celui qui a derrière lui une jeunesse
avide de jouissances, s’imagine que la vertu doit
être unie au manque de plaisir. Celui au contraire
qui a beaucoup souffert de ses passions et de ses
vices aspire dans la vertu au repos et au bonheur
de l’âme. Il se peut ainsi que deux vertueux ne
s’entendent pas du tout.
L’Ascète. — L’ascète fait de vertu nécessité.
L’honneur transporté de la personne à la cause. — On honore généralement les actes d’amour
et de sacrifice au profit du prochain, où qu’ils se
montrent. On accroît par là l’estime des choses qui sont aimées de cette façon ou pour lesquelles on se
sacrifie : bien qu’elles n’aient peut-être pas en soi
beaucoup de valeur. Une armée vaillante gagne les
convictions à la cause pour laquelle elle combat.
L’ambition, succédané du sens moral. — Le sens
moral peut ne pas faire défaut dans des natures qui
n’ont pas d’ambition. Les ambitieux s’arrangent de
leur côté sans lui, presque avec le même résultat.
— C’est pourquoi les fils de familles modestes, qui
répugnent à l’ambition, s’ils viennent à perdre le
sens moral, deviennent d’ordinaire, par un progrès
rapide, des chenapans finis.
La vanité enrichit. — Que l’esprit humain
serait pauvre sans la vanité ! Mais avec elle il ressemble
à un magasin bien rempli et toujours se
remplissant à nouveau, lequel attire des chalands
de toute espèce : ils peuvent y trouver presque
tout, supposé qu’ils aient sur eux le genre de monnaie
qui a cours (l’admiration).
Vieillard et mort. — Abstraction faite des
exigences qu’impose la religion, on est autorisé à
se demander : pourquoi y aurait-il plus de gloire
pour un homme devenu vieux, qui pressent la déchéance de ses forces, à attendre son lent épuisement et sa dissolution, qu’à se fixer lui-même un
terme en pleine conscience ? Le suicide est dans ce
cas une action toute proche et toute naturelle, qui,
étant une victoire de la raison, devrait en équité
exciter le respect : et le fait est qu’elle l’excitait, aux
temps où les chefs de la philosophie grecque et les
patriotes romains les plus courageux avaient coutume de mourir par suicide. Au contraire, la soif
de se prolonger de jour en jour par la consultation
inquiète des médecins et le régime de vie le plus
pénible, sans la force de se rapprocher du terme
propre de la vie, est beaucoup moins respectable.
— Les religions sont riches en expédients contre
la nécessité du suicide : c’est un moyen de s’insinuer par la flatterie chez ceux qui sont épris de la vie.
Erreur du passif et de l’actif. — Lorsque le
riche prend au pauvre un bien qui lui appartient
(par exemple un prince qui enlève au plébéien sa
maîtresse), il se produit une erreur chez le pauvre ;
il pense que l’autre doit être bien abominable, pour
lui prendre le peu qu’il possède. Mais l’autre est
loin d’avoir un sentiment si profond d’un seul bien
il ne peut donc pas se mettre comme il faut dans
l’âme du pauvre et ne lui fait pas autant de tort que
l’autre ne croit. Tous deux ont l’un de l’autre une
idée fausse. L’injustice du puissant, qui révolte le
plus dans l’histoire, n’est pas à beaucoup près
aussi grande qu’elle paraît. Rien que le sentiment héréditaire d’être un être supérieur, aux
droits supérieurs, donne assez de calme et laisse
la conscience en repos ; nous-mêmes, tant que nous
sommes, quand la différence entre nous et d’autres
êtres est fort grande, nous n’avons plus aucun
sentiment d’injustice et nous tuons une mouche,
par exemple, sans remords. Ainsi ce n’est pas un
signe de méchanceté chez Xerxès (que tous les Grecs
même représentent comme éminemment noble),
lorsqu’il prend à un père son fils et le fait couper
en morceaux, pour avoir manifesté une méfiance
inquiétante et de mauvais augure contre toute l’expédition : l’individu est en pareil cas écarté comme
un insecte désagréable : il est placé trop bas pour
pouvoir exciter des remords de longue durée chez
un maître du monde. Non, l’homme cruel n’est
jamais cruel dans la mesure où le croit celui qu’il
maltraite ; sa conception de la douleur n’est pas la
même que la souffrance de l’autre. Il en va de
même avec les juges injustes, avec le journaliste
qui, par de petites malhonnêtetés, égare l’opinion
publique. La cause et la conséquence appartiennent,
dans tous ces cas, à des groupes tout différents de
sentiments et de pensées ; cependant, on suppose
involontairement que l’auteur et la victime pensent
et sentent de même, et conformément à cette supposition, on mesure la faute de l’un à la douleur de
l’autre.
La peau de l’âme. — De même que les os, les
muscles, les entrailles et les vaisseaux sanguins sont
enfermés dans une peau qui rend l’aspect de l’homme supportable, de même les émotions et les passions de l’âme sont enveloppés dans la vanité : c’est la peau de l’âme.
Sommeil de la vertu. — Quand la vertu a dormi, elle se lèvera plus fraîche.
Subtilité de la honte. — Les hommes ont
honte, non pas d’avoir quelque vilaine pensée,
mais bien s’ils se figurent qu’on leur attribue ces
pensées vilaines.
La méchanceté est rare. — La plupart des
hommes sont bien trop occupés d’eux-mêmes pour
être méchants.
Le trébuchet de la balance. — On loue ou on
blâme, suivant que l’un ou l’autre nous donne davantage l’occasion de faire briller notre force de
jugement.
Correction à Luc 18, 14. — Celui qui s’abaisse
veut se faire élever.
Interdiction du suicide. — Il y a un droit qui
nous permet de prendre la vie à un homme, il n’y
en a pas qui nous permette de lui prendre la mort :
c’est pure cruauté.
Vanité. — Nous nous soucions de la bonne opinion des hommes, d’abord parce qu’elle nous est
utile, puis parce que nous voulons nous en faire des
amis (les enfants de leurs parents, les écoliers de
leurs maîtres et les gens bienveillants en général de
tout le reste des hommes). C’est seulement quand
la bonne opinion des hommes a du prix pour quelqu’un, abstraction faite de son avantage ou de son
désir de faire plaisir, que nous parlons de vanité.
Dans ce cas, l’homme veut se faire plaisir à lui-même, mais aux dépens des autres hommes, ou
bien en les menant à se faire une fausse opinion
de lui, ou bien vise à un degré de « bonne opinion »
où elle doit devenir pénible à tous les autres (en
excitant l’envie). L’individu veut d’ordinaire, par
l’opinion d’autrui, accréditer et fortifier à ses propres yeux l’opinion qu’il a de soi ; mais la puissante accoutumance à l’autorité — accoutumance
aussi vieille que l’homme — mène beaucoup de
gens à appuyer même sur l’autorité leur propre foi
en eux, partant à ne la recevoir que de la main
d’autrui : ils se fient au jugement des autres plus
qu’au leur propre. — L’intérêt qu’on prend à soi-même, le désir de se satisfaire, atteint chez le vaniteux un niveau tel qu’il conduit les autres à une
estime de soi-même fausse, trop élevée, et qu’ensuite il s’en rapporte néanmoins à l’autorité des
autres : ainsi il introduit l’erreur, et cependant y
donne créance. — Il faut donc bien s’avouer que
les vaniteux ne veulent pas tant plaire à autrui
qu’à eux-mêmes, et qu’ils vont assez loin pour y
négliger leur avantage : car ils mettent de l’importance souvent à mettre leurs semblables en des dispositions défavorables, hostiles, envieuses, partant
désavantageuses pour eux, rien que pour avoir la
satisfaction de leur Moi, le contentement de soi.
Limites de la philanthropie. — Tout homme qui
a décidé que l’autre est un imbécile, un mauvais
gas, se fâche quand l’autre montre enfin qu’il ne
l’est pas.
Moralité larmoyante. — Que de plaisir donne
la moralité ! Qu’on pense seulement à la mer d’agréables larmes qui a déjà coulé au récit de traits
nobles, magnanimes ! — Cet attrait de la vie disparaîtrait si la croyance à l’irresponsabilité complète
devenait dominante.
Origine de la justice. — La justice (l’équité)
prend sa source parmi des hommes à peu près également puissants, comme Thucydide l’a bien compris (dans l’effrayant dialogue entre les députés
athéniens et méliens)[4]. C’est à savoir que : là où
il n’y a pas de puissance clairement reconnue pour
prédominante et où une lutte n’amènerait que des
dommages réciproques sans résultat, naît l’idée de
s’entendre et de traiter au sujet des prétentions de
part et d’autre : le caractère de troc est le caractère
initial de la justice. Chacun donne satisfaction à l’autre, en ce que chacun reçoit ce qu’il met à plus haut prix que l’autre. On donne à chacun ce qu’il veut avoir, comme étant désormais sien, et en échange on reçoit l’objet de son désir. La justice est ainsi une compensation et un troc dans l’hypothèse d’une puissance à peu près égale : c’est ainsi qu’originairement la vengeance appartient au règne de la justice, elle est un échange. De même la reconnaissance. — La justice revient naturellement au point de vue d’un instinct de conservation judicieux, partant à l’égoïsme de cette réflexion : « À quoi bon me causer du dommage inutile, sans atteindre peut-être mon but ? » — Voilà pour l’origine de la justice. Parce que les hommes, conformément à leur habitude intellectuelle, ont oublié le but originel des actes dits justes, équitables, et surtout parce
que durant des siècles les enfants ont été instruits à admirer et à imiter ces actes, peu à peu est née l’apparence qu’un acte juste serait un acte non égoïste : or c’est sur cette apparence que repose la haute estime qu’on en fait, laquelle,en outre, comme toute
estime, est continuellement en train de s’élever encore ; car une chose haut prisée est recherchée, moyennant des sacrifices, imitée, multipliée, et grandit par le fait que le prix de la peine et du zèle que chacun y applique vient s’ajouter au prix de la chose même. — Que peu moral serait l’aspect du monde, sans la faculté d’oubli ! Un poète pourrait
dire que Dieu a installé l’oubli comme huissier au seuil du temple de la dignité humaine.
Du droit du plus faible. — Lorsque quelqu’un, par exemple une ville assiégée, se soumet sous condition à un plus puissant, la contre-condition est qu’on peut s’anéantir, incendier la ville, et ainsi causer une grosse perte au puissant. De la sorte, il se produit en ce cas une espèce d’égalité, qui peut servir de fondement à des droits. L’ennemi trouve son avantage à la conservation. — En ce sens, il y a aussi des droits entre esclaves et maîtres, c’est-à-dire juste dans la mesure où la possession de l’esclave est utile et importante pour son maître. Le droit s’étend originairement à la limite où l’un paraît à l’autre précieux, essentiel, imperdable, invincible, et cetera. En ce sens, le plus faible a encore des droits, mais moindres. De là le fameux unusquisque tantum juris habet, quantum potentia valet (ou plus exactement : quantum potentia valere creditur).
Les trois phases de la moralité jusqu’à nos jours. — Le premier signe que l’animal est devenu homme est quand ses actes ne se rapportent plus
au bien-être momentané, mais à des choses durables, lorsque, par conséquent, l’homme recherche
l’utilité, l’appropriation à une fin : c’est là la première éclosion du libre gouvernement de la raison.
Un degré supérieur est atteint, quand il agit
d’après le principe de l’honneur ; grâce à lui, il se
discipline, se soumet à des sentiments communs,
et cela l’élève fort au-dessus de la phase où l’utilité entendue personnellement était son seul guide :
il honore et veut être honoré, c’est-à-dire : il conçoit l’utile comme dépendant de son opinion sur
autrui, de l’opinion d’autrui sur lui. Enfin il agit,
au degré le plus élevé de la moralité jusqu’à nos jours, d’après sa propre mesure des choses et des
hommes, lui-même décide pour lui et les autres ce
qui est honorable, ce qui est utile ; il est devenu le
législateur des opinions, conformément à la conception toujours plus développée de l’utile et de l’honorable. La science le rend capable de préférer le
plus utile, c’est-à-dire l’utilité générale durable à
l’utilité personnelle, la reconnaissance respectueuse
d’une valeur générale durable à celle d’un moment ;
il vit et agit comme un individu collectif.
Morale de l’individu parvenu à maturité. — On
a jusqu’ici regardé comme le caractère propre de
la morale l’impersonnalité ; et l’on a démontré qu’au
commencement la considération de l’utilité générale était la cause pourquoi l’on louait et l’on distinguait tous les actes impersonnels. N’y aurait-il
pas lieu à une transformation importante de ces
idées, maintenant que l’on s’aperçoit de mieux en
mieux que c’est précisément dans les considérations
les plus personnelles possibles que l’utilité générale est aussi la plus grande : si bien que justement la conduite la plus strictement personnelle
répond à la conception actuelle de la moralité (entendue comme Utilité générale) ? Faire de soi une
personne complète et, dans tout ce que l’on fait, se
proposer son plus grand bien — cela va plus loin
que ces misérables émotions et actions au profit
d’autrui. À la vérité, nous souffrons tous encore
du trop peu de respect de la personnalité en nous, elle est mal éduquée, — il faut nous l’avouer : on
a plutôt violemment détourné d’elle notre pensée,
pour l’offrir en sacrifice à l’État, à la Science, à
Celui-qui-a-besoin-d’aide, comme si elle était l’élément mauvais qui devait être sacrifié. Aujourd’hui
aussi, nous voulons travailler pour nos semblables,
mais seulement dans la mesure où nous trouvons
dans ce travail notre plus grand avantage propre,
ni plus ni moins. Il s’agit seulement de savoir ce
qu’on entend par son avantage ; c’est justement
l’individu non mûri, non développé, grossier, qui
l’entendra de la façon la plus grossière.
Morale et moral. — Être moral, avoir des
mœurs, avoir de la vertu, cela veut dire pratiquer
l’obéissance envers une loi et une tradition fondées
depuis longtemps. Que l’on s’y soumette avec peine
ou de bon cœur, c’est là chose longtemps indifférente ;
il suffit qu’on le fasse. Celui qu’on appelle
« bon » est enfin celui qui par nature, à la suite
d’une longue hérédité, partant facilement et volontiers,
agit conformément à la morale, quelle qu’elle
soit (par exemple se venger, si se venger fait partie,
comme chez les anciens Grecs, des bonnes
mœurs). On l’appelle bon parce qu’il est bon « à
quelque chose » ; or, comme la bienveillance, la pitié,
les égards, la modération, et cetera, finissent, dans
le changement des mœurs, par être toujours sentis
comme « bons à quelque chose », comme utiles,
c’est plus tard le bienveillant, le secourable qu’on
nomme de préférence « bon ». (À l’origine, c’étaient
d’autres espèces plus importantes d’utilité qui occupaient
le premier plan.) Être méchant, c’est n’être
« pas moral » (immoral), pratiquer l’immoralité, résister
à la tradition, quelque raisonnable ou absurde
qu’elle soit ; le dommage fait à la communauté (et
au « prochain », qui y est compris) a d’ailleurs été,
dans toutes les lois morales des diverses époques,
ressenti principalement comme l’« immoralité » au
sens propre, au point que, maintenant, le mot «
méchant » nous fait tout d’abord penser au dommage
volontaire fait au prochain et à la communauté. Ce
n’est pas entre « égoïste » et « altruiste » qu’est la
différence fondamentale qui a porté les hommes à
distinguer le moral de l’immoral, le bon du mauvais,
mais bien entre l’attachement à une tradition, à une loi, et la tendance à s’en affranchir.
La manière dont la tradition a pris naissance est à ce
point de vue indifférente ; c’est en tout cas sans
égard au bien et au mal ou à quelque impératif
immanent et catégorique, mais avant tout en vue
de la conservation d’une communauté, d’une race,
d’une association, d’un peuple ; tout usage superstitieux qui doit sa naissance à un accident interprété à faux, produit une tradition qu’il est moral
de suivre ; s’en affranchir est en effet dangereux,
plus nuisible encore à la communauté qu’à l’individu (parce que la divinité punit le sacrilège et toute
violation de ses privilèges sur la communauté et
par ce moyen seulement sur l’individu). Or, toute
tradition devient continuellement plus respectable
à mesure que l’origine s’en éloigne, qu’elle est plus
oubliée ; le tribut de respect qu’on lui doit va s’accumulant de génération en génération, la tradition
finit par devenir sacrée et inspirer de la vénération ;
et ainsi la morale de la piété est une morale en
tout cas beaucoup plus antique que celle qui demande des actions altruistes.
Le plaisir dans la morale. — Une espèce importante de plaisir, et par là de source de la moralité,
provient de l’habitude. On fait l’habituel plus aisément, mieux, partant plus volontiers, on en ressent un plaisir, et l’on sait par l’expérience que l’habituel a fait ses preuves, qu’il a donc une utilité ;
Une coutume avec laquelle on peut vivre est démontrée salutaire, profitable, en opposition à toutes les
tentatives neuves, non encore éprouvées. La coutume est, par suite, l’union de l’agréable et de l’utile, en outre elle n’exige aucune réflexion. Sitôt
que l’homme peut exercer une contrainte, il l’exerce
pour conserver et propager ses coutumes, car à ses
yeux elles sont la sagesse garantie. De même une
communauté d’individus contraint chaque élément
isolé à une même coutume. On commet là cette
faute de raisonnement : parce qu’on se trouve bien
d’une coutume, ou du moins parce que par son
moyen on conserve son existence, cette coutume
est nécessaire, car elle passe pour la possibilité unique dont on peut se bien trouver ; le bien-être de
la vie semble ne provenir que d’elle. Cette conception de l’habituel comme condition d’existence est
poussée jusqu’aux plus petits détails de la coutume :
comme l’intelligence de la causalité véritable est
très réduite chez les peuples et les civilisations de niveau peu élevé, on aspire avec une crainte superstitieuse à ce que tout aille du même pas que soi ;
même là où la coutume est pénible, dure, lourde,
elle est conservée en vue de son utilité supérieure
apparente. On ne sait pas que le même degré de
bien-être peut exister avec d’autres coutumes, et
que même on peut atteindre des degrés plus élevés.
Mais ce dont on se rend bien compte, c’est que toutes les coutumes, fût-ce les plus dures, deviennent
avec le temps plus agréables et plus douces, et que
le régime le plus sévère peut se tourner en habitude et par là en plaisir.
Plaisir et instinct social. — Par ses rapports
avec d’autres hommes, l’homme acquiert une nouvelle espèce de plaisir, qui s’ajoute aux sentiments
de plaisir qu’il tire de lui-même ; par là il étend
considérablement le domaine du plaisir en général.
Peut-être bien des éléments qui rentrent dans ce
genre lui sont-ils venus par héritage des animaux,
lesquels éprouvent évidemment du plaisir quand
ils jouent ensemble, par exemple la mère avec ses
petits. D’autre part, qu’on réfléchisse aux rapports sexuels, qui font que toute femme presque
paraît intéressante à tout homme en vue du plaisir, et réciproquement. Le sentiment de plaisir
fondé sur les rapports humains fait en général
l’homme meilleur ; la joie commune, le plaisir pris
ensemble sont accrus ; ils donnent à l’individu de
la sécurité, le rendent de meilleure humeur, dissolvent la méfiance, l’envie ; car on se sent mieux soi-même et l’on voit les autres se sentir mieux pareillement. Les manifestations de plaisir similaires éveillent l’image de la sympathie, le sentiment d’être des semblables : c’est ce que font
aussi les souffrances communes, les mêmes orages,
les mêmes dangers, les mêmes ennemis. C’est là-dessus sans doute que se fonde la plus ancienne
association : elle a le sens d’une délivrance et d’une
protection commune contre un déplaisir qui menace, au profit de chaque individu. Et de cette
façon l’instinct social naît du plaisir.
Ce qu’il y a d’innocence dans les actions dites méchantes. — Toutes les « méchantes » actions
sont motivées par l’instinct de la conservation ou,
plus exactement encore, par l’aspiration au plaisir
et la fuite du déplaisir chez l’individu ; or, étant
ainsi motivées, elles ne sont pas méchantes. « Faire
du chagrin en soi » n’existe pas, en dehors du cerveau des philosophes, aussi peu que « faire du
plaisir en soi » (la pitié au sens de Schopenhauer).
Dans la condition sociale antérieure à l’État, nous
tuons l’être, singe ou homme, qui veut prendre
avant nous un fruit de l’arbre, juste quand nous
avons faim et courons vers l’arbre : c’est ce que nous
ferions encore de l’animal en voyageant dans des
contrées sauvages. — Les mauvaises actions qui
nous indignent aujourd’hui le plus reposent sur
cette erreur, que l’homme qui les commet à notre
égard aurait son libre arbitre : que par conséquent
il aurait dépendu de son bon plaisir de ne pas nous
faire ce tort. Cette croyance au bon plaisir éveille
la haine, le plaisir de la vengeance, la malice, la
perversion entière de l’imagination, au lieu que
nous nous fâchons beaucoup moins contre un animal, parce que nous le considérons comme irresponsable. Faire du mal, non par instinct de conservation, mais par représailles — est la conséquence
d’un jugement erroné, et par cela même également
innocent. L’individu peut, dans les conditions sociales antérieures à l’État, traiter d’autres êtres avec
dureté et cruauté pour les effrayer ; c’est qu’il veut
assurer son existence par ces preuves effrayantes
de sa puissance. Ainsi agit le violent, le puissant,
le fondateur d’État primitif qui se soumet les plus
faibles. Il en a le droit, comme l’État le prend
encore aujourd’hui ; ou, pour mieux dire, il n’y a
point de droit qui puisse l’empêcher. La première
condition pour que s’établisse le terrain de toute
moralité, c’est qu’un individu plus fort ou un individu collectif, par exemple la société, l’État, soumette les individus, par conséquent les tire de
leur isolement et les réunisse en un lien commun.
La moralité ne vient qu’après la contrainte, bien
plus, elle est elle-même quelque temps encore une
contrainte à laquelle on s’attache pour éviter le
déplaisir. Plus tard, elle devient une coutume, plus
tard encore une libre obéissance, enfin presque un
instinct : alors elle est, comme tout ce qui est dès
longtemps habituel et naturel, liée à du plaisir —
et elle prend le nom de vertu.
Pudeur. — La pudeur existe partout où il y a
un « mystère » ; or c’est là une conception religieuse
qui avait, aux plus anciens temps de la civilisation
humaine, une grande extension. Partout il y avait
des domaines limités, dont le droit divin interdisait l’accès, sauf sous certaines conditions : c’était
tout d’abord une interdiction toute locale, en ce
sens que certains emplacements ne pouvaient être
foulés par le pied des profanes et que, dans leur
voisinage, ceux-ci ressentaient épouvante et inquiétude. Ce sentiment fut de diverses façons transporté à d’autres objets, par exemple aux rapports
sexuels, qui, étant un privilège et un adyton de
l’âge plus mûr, devaient être soustraits aux regards
de la jeunesse, pour son bien : la garde de ces
rapports et leur sanctification étaient l’affaire de
plusieurs divinités qui étaient censées placées en sentinelles dans l’appartement nuptial. (En langue
turque, cet appartement s’appelle par cette raison
Harem, « sanctuaire, » et par conséquent est désigné
par le nom usité pour les portiques des mosquées).
C’est ainsi que la royauté, centre d’où
rayonne la puissance et l’éclat, est pour le sujet
un mystère plein de secret et de pudeur : effet dont
bien des restes se font encore sentir aujourd’hui
chez des peuples qui ne comptent pas d’ailleurs
parmi les pudiques. De même le monde entier des
états intérieurs, ce qu’on appelle l’« âme », est
actuellement encore un mystère pour tous les non-philosophes,
à la suite de ce que, pendant un
temps infini, il fut cru digne d’une origine divine,
de relations avec la divinité : il est par suite un
adyton et éveille la pudeur.
Ne jugez point. — On doit se garder, en considérant
des époques anciennes, de s’engager dans
un blâme injuste. L’injustice dans l’esclavage, la
cruauté dans la sujétion de personnes et de peuples
ne doivent pas se mesurer à notre mesure. Car en
ce temps-là l’instinct de la justice n’était pas aussi
développé. Qui osera reprocher au Genevois Calvin
d’avoir fait brûler le médecin Servet ? Ce fut une
action logique, qui découlait de ses convictions, et
de même l’Inquisition avait sa justification.
Qu’est-ce au reste que le supplice d’un seul homme en
comparaison des éternels supplices de l’enfer pour
presque tous ? Et cependant cette conception régnait
alors par le monde entier, sans que l’horreur
bien plus grande en fît un mal essentiel à l’idée
d’un Dieu. Chez nous aussi, des sectaires politiques
sont traités d’une manière dure et cruelle,
mais étant accoutumés à croire à la nécessité de
l’État, on ne sent pas en ce cas les cruautés autant
que dans ceux où les conceptions nous répugnent.
La cruauté envers les animaux qu’on trouve chez les
enfants et chez les Italiens se ramène au défaut d’intelligence ;
l’animal a été, particulièrement dans
l’intérêt de la théorie cléricale, rejeté trop loin derrière
l’homme. — Ce qui adoucit encore beaucoup
d’horreurs et d’inhumanités dans l’histoire, auxquelles
l’on voudrait à peine ajouter foi, c’est cette
considération que l’ordonnateur et l’exécuteur sont
des personnages différents : le premier n’a pas la
vue du fait, ni par conséquent la forte impression
sur l’imagination, le second obéit à un supérieur
et se sent irresponsable. La plupart des princes et
des chefs militaires font aisément, par le manque
d’imagination, l’effet d’hommes cruels et durs sans
l’être. — L’Égoïsme n’est pas méchant, parce que
l’idée du « prochain » — le mot est d’origine chrétienne
et ne correspond pas à la réalité — est en
nous très faible ; et nous nous sentons libres et
irresponsables envers lui presque comme envers la plante et la pierre. La souffrance d’autrui est chose
qui doit s’apprendre : et jamais elle ne peut être
apprise pleinement.
« L’homme agit toujours bien… » — Nous ne
nous plaignons pas de la Nature comme d’un être
immoral, quand elle nous envoie un orage et nous
mouille : pourquoi nommons-nous immoral l’homme
qui nuit ? Parce que nous admettons ici une volonté
libre s’exerçant arbitrairement, là une nécessité.
Mais cette distinction est une erreur. En outre : il
est des circonstances où nous n’appelons pas immoral
même celui qui nuit intentionnellement ; on n’a
pas de scrupule, par exemple, à tuer intentionnellement
une mouche, simplement parce que son
chant nous déplaît, on punit intentionnellement le
criminel et on le fait souffrir, pour nous garantir,
nous et la Société. Dans le premier cas, c’est
l’individu qui, pour se conserver ou même pour ne
point prendre de déplaisir, fait souffrir intentionnellement :
dans le second, c’est l’État. Toute
morale admet le mal fait intentionnellement dans
le cas de légitime défense : c’est-à-dire quand il
s’agit de l’instinct de conservation ! Mais ces
deux points de vue suffisent à expliquer toutes les
mauvaises actions faites par des hommes contre
des hommes : on veut se procurer du plaisir ou
s’éviter de la peine ; dans l’un comme dans l’autre
sens, il s’agit toujours de l’instinct de conservation.
Socrate et Platon ont raison : quoi que l’homme
fasse, il fait toujours le bien, c’est-à-dire ce qui lui
semble bon (utile), selon son degré d’intelligence,
l’étiage actuel de son raisonnement.
« L’innocence de la méchanceté ». — La méchanceté
n’a pas pour but en soi la souffrance d’autrui, mais
sa propre jouissance, sous forme par exemple d’un
sentiment de vengeance ou d’une forte excitation
nerveuse. Rien que la taquinerie montre quel plaisir il y a à exercer sa puissance sur autrui et à en
arriver au sentiment agréable de la supériorité.
Maintenant, l’immoralité consiste-t-elle à prendre
du plaisir au déplaisir d’autrui ? La joie de nuire
est-elle diabolique, comme le dit Schopenhauer ?
Le fait est que nous prenons plaisir dans la nature à rompre des branches, à briser des pierres,
à combattre les animaux sauvages, et cela, pour
en tirer la conscience de notre force. Le fait de savoir qu’un autre souffre par nous rendrait donc
immorale ici la même chose à l’égard de laquelle
nous nous sentons autrement irresponsables ? Mais
si on ne le savait pas, on n’y trouverait pas non
plus le plaisir de sa supériorité ; celle-ci ne peut se manifester
que dans la souffrance d’autrui, par
exemple dans la taquinerie. Tout plaisir en lui-même n’est ni bon ni mauvais ; d’où viendrait alors
cette distinction que, pour prendre plaisir à soi-même, on n’a pas le droit d’exciter le déplaisir
d’autrui ? Uniquement du point de vue de l’utilité,
C’est-à-dire de la considération des conséquences,
d’un déplaisir éventuel, au cas où l’homme lésé, ou
l’État qui le représente, ferait attendre un châtiment et
une vengeance : cela seul peut à l’origine avoir fourni
le motif pour s’interdire de tels actes.
— La pitié a
aussi peu le plaisir d’autrui pour but que, comme
j’ai dit, la méchanceté ne se propose la douleur
d’autrui en soi. Car elle cache au moins deux éléments (peut-être bien plus) de plaisir personnel et
n’est sous cette forme que le contentement de soi :
d’abord il y a le plaisir de l’émotion, telle qu’est
la pitié dans la tragédie, puis, lorsqu’on passe à
l’acte, le plaisir de se contenter en exerçant sa puissance. Pour peu qu’en outre une personne qui
souffre nous soit très proche, nous nous ôtons à
nous-mêmes une souffrance en accomplissant des
actes de pitié. — Hormis quelques philosophes, les
hommes ont toujours mis la pitié à un rang assez
bas dans la série des sentiments moraux : à bon
droit.
Légitime défense. — Si l’on admet d’une façon
générale la légitime défense pour morale, il faut
admettre aussi presque toutes les manifestations
de l’égoïsme dit immoral : on fait mal, on vole ou
on tue pour se conserver ou pour se garantir,
pour prévenir une infortune personnelle ; on ment
lorsque la ruse et les détours sont le vrai moyen
de satisfaire à l’instinct de conservation. Nuire à dessein, quand il s’agit de notre existence ou de
notre sécurité (conservation de notre bien-être) est
admis comme moral ; l’État lui-même nuit au même
point de vue, quand il prononce une peine. Ce ne
peut naturellement pas être dans l’action de nuire
à son insu que réside l’immoralité : là, c’est le
hasard qui règne. Y a-t-il donc une espèce d’action
de nuire à dessein où il ne s’agisse pas de notre
existence, de la conservation de notre bien-être ? Y
a-t-il une manière de nuire à dessein
par méchanceté pure, par exemple dans la cruauté ? Si l’on ne
sait pas le mal que fait son acte, ce n’est pas un
acte de méchanceté ; ainsi l’enfant à l’égard de
l’animal n’est pas pervers, n’est pas méchant : il
l’éprouve et le détruit comme son joujou. Mais
sait-on jamais pleinement le mal qu’un acte fait à
autrui ? La limite où s’étend l’action de notre système nerveux est celle où nous nous garons de la
douleur : si elle s’étendait plus loin, jusque dans
nos semblables, nous ne ferions de mal à personne
(sauf dans les cas où nous nous en faisons à nous-mêmes, où par exemple nous nous taillons pour
notre guérison, nous nous fatiguons et faisons des
efforts pour notre santé). Nous concluons par analogie
que quelque chose fait mal à quelqu’un et, par
le souvenir et la force de l’imagination, nous pouvons
en souffrir nous-mêmes. Mais quelle différence
il reste toujours entre le mal de dents et le mal
(pitié) qu’excite la vue du mal de dents ! Ainsi :
lorsqu’on nuit soi-disant par méchanceté, le degré
de la douleur causée nous est dans tous les cas
inconnu ; or dans la mesure où il y a plaisir à l’acte
(sentiment de sa propre puissance, de sa propre
forte excitation), l’acte se fait pour conserver le
bien-être de l’individu et tombe ainsi sous le même
point de vue que la légitime défense, le mensonge
légitime. Sans plaisir, point de vie ; le combat pour
le plaisir est le combat pour la vie. De savoir si
l’individu livre ce combat de sorte que les hommes
l’appellent bon ou de sorte qu’ils l’appellent mauvais,
c’est une question que décident le niveau et la
nature de son intelligence.
La justice rétributive. — Qui a pleinement
saisi la théorie de l’irresponsabilité complète ne
peut plus ranger sous la catégorie de justice ce
que l’on appelle justice des peines et des récompenses :
à supposer que la justice consiste à donner à
chacun ce qui lui appartient. Car celui qui est puni
ne mérite pas la punition ; il est seulement
employé comme un moyen de détourner dorénavant
de certains actes par la terreur ; de même celui que
l’on récompense ne mérite pas la récompense : le
fait est qu’il ne pouvait pas agir autrement qu’il
n’a agi. Ainsi la récompense n’a d’autre sens que
celui d’un encouragement pour lui et pour d’autres,
afin de fournir un motif d’actions futures ; l’éloge s’accorde à celui qui court dans la carrière,
non à celui qui est au but. Ni peine ni récompense
ne sont choses qui reviennent à chacun comme lui appartenant ; elles lui sont données par des raisons
d’utilité, sans qu’il ait à y prétendre avec justice.
Il faut aussi bien dire : « Le sage ne récompense
pas parce qu’il a été bien agi », que l’on a dit :
« Le sage ne punit pas parce qu’il a été mal agi,
mais pour qu’il ne soit plus mal agi. » Si peine et
récompense disparaissaient, il disparaîtrait aussi
les motifs les plus puissants qui détournent de certains actes, conduisent à certains actes ; l’utilité
des hommes en exige le maintien ; et étant donné
que peine et récompense, que blâme et éloge agissent de la manière la plus sensible sur la vanité,
cette même utilité exige aussi le maintien de la vanité.
Au bord de la Cascade. — En contemplant une
chute d’eau, nous croyons voir dans les innombrables ondulations, serpentements, brisements des
vagues, liberté de la volonté et caprice ; mais tout
est nécessité, chaque mouvement peut se calculer
mathématiquement. Il en est de même pour les actions humaines ; on devrait pouvoir calculer d’avance
chaque action, si l’on était omniscient, et de même
chaque progrès de la connaissance, chaque erreur,
chaque méchanceté. L’homme agissant lui-même
est, il est vrai, dans l’illusion du libre arbitre ; si à
un instant la roue du monde s’arrêtait et qu’il y
eût là une intelligence calculatrice omnisciente pour
mettre à profit cette pause, elle pourrait continuer
à calculer l’avenir de chaque être jusqu’aux temps
les plus éloignés et marquer chaque trace où cette
roue passera désormais. L’illusion sur soi-même
de l’homme agissant, la conviction de son libre arbitre, appartient également à ce mécanisme, qui est
objet de calcul.
Irresponsabilité et innocence. — La complète irresponsabilité de l’homme à l’égard de ses actes et de son être est la goutte la plus amère que le chercheur doit avaler, lorsqu’il a été habitué à voir dans la responsabilité et le devoir les lettres de noblesse de l’humanité. Toutes ses appréciations, ses désignations, ses penchants sont par là devenus sans valeur et faux : son sentiment le plus profond, celui qu’il portait au martyr, au héros, a pris la valeur d’une erreur ; il n’a plus le droit de louer, ni de blâmer, car il ne rime à rien de louer et de blâmer la nature et la nécessité. De même qu’il aime une belle œuvre, mais ne la loue pas, parce qu’elle ne peut rien par elle-même ; tel il est devant une plante, tel il doit être devant les actions des hommes, devant les siennes propres. Il peut en admirer la force, la beauté, la plénitude, mais il ne lui est pas permis d’y trouver du mérite : le phénomène chimique et la lutte des éléments, les tortures du malade qui a soif de guérison sont juste autant des mérites que ces luttes et ces détresses de l’âme où l’on est tiraillé par divers motifs en divers sens, jusqu’à ce qu’enfin on se décide pour le plus puissant — comme on dit (mais en réalité, jusqu’à ce que le plus puissant décide de nous). Mais tous ces motifs, quelque grands noms que nous leur donnions, sont sortis des mêmes racines où nous croyons que résident les poisons malfaisants ; entre les bonnes et les mauvaises actions, il n’y a pas une différence d’espèce, mais tout au plus de degré. Les bonnes actions sont de mauvaises actions sublimées : les mauvaises actions sont de bonnes actions grossièrement, sottement accomplies. Un seul désir de l’individu, celui de la jouissance de soi-même (uni à la crainte d’en être frustré), se satisfait dans toutes les circonstances, de quelque façon que l’homme puisse, c’est-à-dire doive agir ; que ce soit en actes de vanité, de vengeance, de plaisir, d’intérêt, de méchanceté, de perfidie, que ce soit en actes de sacrifice, de pitié, de recherche scientifique. Les degrés du jugement décident dans quelle direction chacun se laissera entraîner par ce désir ; il y a continuellement présente à chaque société, à chaque individu, une hiérarchie des biens d’après laquelle il détermine ses actes et juge ceux d’autrui. Mais cette échelle de mesure se transforme continuellement, beaucoup d’actes s’appellent méchants et ne sont que bêtes, parce que le niveau de l’intelligence qui s’est décidée pour eux était très bas. Mieux encore, en un certain sens, aujourd’hui encore tous les actes sont bêtes, parce que le niveau le plus élevé de l’intelligence humaine qui peut être atteint actuellement sera sûrement encore dépassé : et alors, en regardant en arrière, toute notre conduite et tous nos jugements paraîtront aussi bornés et irréfléchis que la conduite et les jugements de peuplades sauvages arriérées nous apparaissent aujourd’hui bornés et irréfléchis. — Se rendre compte de tout cela peut causer une profonde douleur, mais il y a une consolation : ces douleurs là sont des douleurs d’enfantement. Le papillon veut briser son enveloppe, il la déchiquette, il la déchire : alors vient l’aveugler et l’enivrer la lumière inconnue, l’empire de la liberté. C’est dans des hommes qui sont capables de cette tristesse — qu’ils seront peu — que se fait le premier essai de savoir si l’humanité, de morale qu’elle est, peut se transformer en sage. Le soleil d’un Évangile nouveau jette son premier rayon sur les plus hauts sommets dans les âmes de ces isolés : là les nuages s’accumulent plus épais que partout ailleurs, et côte à côte règnent la clarté la plus pure et le plus sombre crépuscule. Tout est nécessité — ainsi parle la science nouvelle : et cette science elle-même est nécessaire. Tout est innocence : et la science est la voie qui mène à pénétrer cette innocence. Si la volupté, l’égoïsme, la vanité sont nécessaires à la production des phénomènes moraux et de leur floraison la plus haute, le sens de la vérité et de la justice de la connaissance ; si l’erreur et l’égarement de l’imagination a été l’unique moyen par lequel l’humanité pouvait s’élever peu à peu à ce degré d’éclairement et d’affranchissement de soi-même — qui oserait être triste d’apercevoir le but où mènent ces chemins ? Tout dans le domaine de la morale est modifié, changeant, incertain, tout est en fluctuation, il est vrai : mais aussi tout est en cours : et vers un seul but. L’habitude héréditaire des erreurs d’appréciation, d’amour, de haine, a beau continuer d’agir en nous, sous l’influence de la science en croissance elle se fera plus faible : une nouvelle habitude, celle de comprendre, de ne pas aimer, de ne pas haïr, de voir de haut, s’implante insensiblement en nous dans le même sol et sera, dans des milliers d’années, peut-être assez puissante pour donner à l’humanité la force de produire l’homme sage, innocent (ayant conscience de son innocence), aussi régulièrement qu’elle produit actuellement l’homme non sage, injuste, ayant conscience de sa faute — c’est-à-dire l’antécédent nécessaire, non pas l’opposé de celui-là.