Humain, trop humain/VI

Société du Mercure de France, (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5, p. 315-346).
Dissimulation bienveillante. — Il est souvent
nécessaire, dans le commerce des hommes, de recourir à une dissimulation bienveillante, comme
si nous ne pénétrions pas les motifs de leur conduite.
Copies. — Il n’est pas rare de rencontrer des copies d’hommes considérables ; et la plupart des
gens, comme il arrive pour les tableaux, prennent
aussi plus de plaisir aux copies qu’aux originaux.
L’orateur. — On peut parler d’une façon extrêmement juste, et de sorte pourtant que tout le
monde crie au contraire ; c’est lorsqu’on ne parle
pas pour tout le monde.
Manque d’abandon. — Le manque d’abandon
entre amis est une faute qui ne peut être reprise
sans devenir irrémédiable.
Sur l’art de donner. — L’obligation de refuser un
don, uniquement parce qu’il n’est pas offert de la
bonne façon, aigrit contre le donneur.
Le partisan le plus dangereux. — Dans tout parti il y a un homme qui, en professant avec trop
de foi les principes du parti, excite les autres à les
déserter.
Conseilleurs du malade. — Qui donne ses conseils à un malade s’assure un sentiment de supériorité sur lui, qu’ils soient suivis ou qu’ils soient
rejetés. C’est pourquoi les malades irritables et
orgueilleux haïssent les conseilleurs plus encore
que leur maladie.
Deux espèces d’égalité. — La soif d’égalité peut se manifester en ce qu’on voudrait ou bien se soumettre tous les autres (en les rabaissant, en les
étouffant dans le silence, en leur passant la jambe),
ou bien s’élever avec tous (en leur rendant justice,
en les aidant, en se réjouissant des succès d’autrui).
Contre l’embarras. — Le meilleur moyen de
venir au secours des gens très embarrassés et de
les tranquilliser consiste à les louer d’une manière
décidée.
Préférence pour certaines vertus. — Nous attendons, pour attacher un prix particulier à la profession d’une vertu, d’en avoir remarqué l’absence
complète chez notre ennemi.
Pourquoi l’on contredit. — On contredit souvent
une opinion, tandis qu’en réalité c’est seulement le
ton sur lequel elle est présentée qui ne nous est
pas sympathique.
Confiance et confidence. — Celui qui cherche de
propos délibéré à pénétrer dans la confidence d’une autre personne n’est ordinairement pas certain de
posséder sa confiance. Celui qui est certain de la
confiance attache peu de prix à la confidence.
Équilibre de l’amitié. — Bien souvent, dans nos
relations avec un autre homme, le retour au juste
équilibre de l’amitié se fait si nous ajoutons dans
notre plateau quelques grains de tort.
Les médecins les plus dangereux. — Les médecins
les plus dangereux sont ceux qui, comédiens nés,
imitent le médecin né avec un art consommé d’illusion.
Quand les paradoxes sont à leur place. — Pour
gagner des gens d’esprit à une proposition, il suffit
parfois de la présenter sous la forme d’un paradoxe
monstrueux.
Comment on gagne les gens de courage. — On
amène les gens de courage à une action en la leur
exposant plus périlleuse qu’elle n’est.
Gracieusetés. — Aux personnes que nous n’aimons pas, nous imputons à crime les gracieusetés
qu’elles nous font.
Faire attendre. — Un sûr moyen de monter les
gens et de leur mettre de méchantes pensées en
tête, c’est de les faire longtemps attendre. Cela rend
immoral.
Contre les confiants. — Les gens qui nous
donnent leur pleine confiance croient par là avoir
un droit sur la nôtre. C’est une erreur de raisonnement ; des dons ne sauraient donner un droit.
Moyen d’apaisement. — Il suffit souvent de donner à un autre, à qui nous avons causé du tort,
l’occasion d’un bon mot sur nous, pour lui procurer une satisfaction personnelle, voire pour le bien
disposer à notre égard.
Vanité de la langue. — Que l’homme cache ses
mauvaises qualités et ses vices ou qu’il les avoue
avec franchise, sa vanité désire toujours, dans l’un
et l’autre cas, y trouver un avantage : qu’on observe
seulement avec quelle finesse il distingue devant qui il cache ces qualités, devant qui il est honnête et
franc.
Par égard. — Ne vouloir mortifier, ne vouloir
blesser personne, peut être aussi bien une marque
de justice que de timidité.
Indispensable pour la dispute. — Qui ne sait pas
mettre ses idées à la glace ne doit pas s’engager
dans la chaleur de la discussion.
Fréquentation et arrogance. — On désapprend
l’arrogance, quand on se sait toujours entre gens
de mérite ; être seul produit l’outrecuidance. Les
jeunes gens sontarrogants, carils fréquentent leurs
pareils, qui tous, n’étant rien, aiment à passer
pour beaucoup de chose.
Motif de l’attaque. — On n’attaque pas seulement pour faire du mal à quelqu’un, pour le vaincre,
mais peut-être aussi pour le seul plaisir de prendre
conscience de sa force.
Flatterie. — Les personnes qui, dans nos relations avec elles, veulent étourdir notre prudence
par leurs flatteries, usent d’un moyen dangereux,
pareil au narcotique qui, s’il n’endort pas, ne fait
que tenir plus éveillé.
Bon épistolier. — Celui qui n’écrit pas de livres
pense beaucoup et vit dans une société qui ne lui
suffit point, sera d’ordinaire bon épistolier.
Le plus laid possible. — On peut douter si un
grand voyageur a trouvé quelque part dans le
monde des sites plus laids que dans la face humaine.
Les compatissants. — Les natures compatissantes,
à chaque instant prêtes à secourir dans l’infortune,
sont rarement en même temps les conjouissantes :
dans le bonheur d’autrui, elles n’ont que faire, sont
superflues, ne se sentent pas en possession de leur
supériorité et montrent pour cela facilement du
dépit.
Parents d’un suicidé. — Les parents d’un suicidé
lui imputent à mal de n’être pas resté en vie par
égard pour leur réputation.
Prévoir l’ingratitude. — Celui qui donne quelque chose de grand ne trouve pas de reconnaissance ; car le donataire, rien qu’en le recevant, a
déjà trop lourd à porter.
Dans une société sans esprit. — Personne ne sait
gré à l’homme spirituel de sa courtoisie, quand il
se met au niveau d’une société où il n’est pas courtois de montrer de l’esprit.
Présence de témoins. — On saute deux fois plus
volontiers après un homme qui tombe à l’eau, s’il
y a là des gens qui ne l’osent pas.
Se taire. — La manière la plus désagréable
pour les deux parties de riposter à une polémique
est de se fâcher et de se taire ; car l’agresseur
interprète ordinairement le silence comme un
signe de mépris.
Le secret de l’ami. — Il y aura peu de gens qui,
s’ils sont embarrassés pour trouver la matière d’un entretien, ne lâcheront pas les secrets les plus importants de leur ami.
Humanité. — L’humanité des célébrités de l’esprit consiste, dans les relations avec des gens non
célèbres, à avoir tort de manière obligeante.
L’embarrassé. — Les hommes qui ne se sentent
pas à leur aise dans la société profitent de toute
occasion pour faire sur quelqu’un de leur entourage, à qui ils sont supérieurs, la preuve publique
de cette supériorité aux yeux de la société, par
exemple par des taquineries.
Remercîment. — Une âme délicate est gênée de
savoir qu’on lui doit du remerciement, une âme
grossière, de savoir qu’elle en doit.
Signe d’incompatibilité. — L’indice le plus fort
de l’incompatibilité de vues entre deux hommes est
que tous deux se parlent réciproquement avec un
peu d’ironie, mais que ni l’un ni l’autre ne sent
cette ironie.
Prétention à propos des services. — La prétention
à propos des services offense plus encore que
la prétention sans les services : car déjà le service
est une offense.
Danger dans la voix. — Parfois, dans la conversation,
le son de notre propre voix nous cause une
gêne, et nous mène à des affirmations qui ne répondent
pas du tout à nos opinions.
Dans la conversation. — De savoir si, dans la
conversation, on donnera de préférence raison ou
tort à l’autre, c’est purement affaire d’habitude :
l’un comme l’autre se justifie.
Peur du prochain. — Nous craignons une disposition
hostile chez le prochain, parce que nous
avons peur que, par cette disposition, il ne pénètre
nos secrets.
Distinguer par le blâme. — Des personnes très
distinguées distribuent même leur blâme de façon
qu’elles veulent nous en faire une distinction. Elles pensent nous faire remarquer avec quel intérêt elles s’occupent de nous. Nous les comprenons
tout à fait à faux, si nous prenons leur blâme à la
lettre et nous en défendons ; par là nous les fâchons
et nous nous les aliénons.
Dépit de la bienveillance d’autrui. — Nous nous
abusons sur le degré de haine ou de crainte que
nous croyons inspirer ; car si nous-mêmes connaissons fort bien le degré de notre éloignement
pour une personne, une tendance, un parti, eux
au contraire nous connaissent très superficiellement, et par cette raison ne nous haïssent aussi
que superficiellement. Nous rencontrons souvent
une bienveillance qui nous est inexplicable : mais
si nous la comprenons, elle nous offense, parce
qu’elle montre qu’on ne nous prend pas assez
au sérieux, assez en considération.
Vanités qui se croisent. — Deux personnes se
rencontrant, de qui la vanité est également grande,
conservent par la suite une mauvaise impression
l’une de l’autre, parce que chacune était si occupée de l’impression qu’elle voulait produire sut
l’autre que cette autre ne faisait aucune impression
sur elle ; toutes deux s’aperçoivent enfin que leur
peine est perdue et en imputent la faute à l’autre.
Mauvaises façons, bon signe. — L’esprit supérieur prend plaisir aux manques de tact, aux arrogances, aux hostilités même des jeunes gens ambitieux à son égard ; ce sont les mauvaises façons
de chevaux ardents, qui n’ont pas encore porté
un cavalier et toutefois seront dans peu de temps
si fiers de le porter.
Quand il est opportun d’avoir tort. — On fait
bien d’accepter des imputations sans les réfuter
même si elles nous font tort, quand leur auteur
verrait un tort plus grand encore de notre part, si
nous lui répliquions ou peut-être même les réfutions.
Il est vrai qu’un homme peut de cette manière être
toujours dans son tort et avoir toujours raison, et
finalement, avec la meilleure conscience du monde,
devenir le tyran et le démon le plus insupportable ;
et ce qui est vrai de l’individu peut aussi se produire dans des classes entières de la société.
Trop peu honoré. — Les personnes présomptueuses, à qui l’on a donné des signes d’estime
moindre qu’elles n’attendaient, cherchent longtemps
à donner là-dessus le change à soi-même et aux autres, et se font subtils psychologues, pour arriver à conclure qu’on les a tout de même honorées suffisamment : si elles n’atteignent pas leur
but, si le voile d’illusion se déchire, elles s’abandonnent à une fureur d’autant plus grande.
Échos d’états primitifs dans le discours. — À la
façon dont les hommes émettent maintenant leurs
affirmations dans le monde, on reconnaît souvent
un écho des temps où ils s’entendaient mieux aux
armes qu’à toute autre chose : tantôt ils tiennent
leurs affirmations comme des tireurs à la cible leur
fusil, tantôt on croit entendre le froissement et le
cliquetis des épées ; et chez quelques hommes, une
affirmation s’abat en sifflant comme une solide
matraque. — Les femmes, au contraire, parlent comme des êtres qui, durant des siècles, furent
assises au métier à lisser ou tirèrent l’aiguille ou
firent l’enfant avec les enfants.
Le conteur. — Celui qui fait un conte laisse facilement apercevoir s’il conte parce que le fait l’intéresse ou parce qu’il veut intéresser à son conte.
Dans le dernier cas, il exagérera, usera de superlatifs et autres semblables procédés. Il conte alors d’ordinaire plus mal, parce qu’il ne songe pas tant
au fait qu’à lui-même.
Le lecteur. — Celui qui lit à haute voix des poèmes dramatiques fait des découvertes sur son caractère : il trouve pour certaines situations et scènes
sa voix plus naturelle que pour d’autres, par
exemple pour tout ce qui est pathétique ou pour le
bouffon, tandis que peut-être dans la vie ordinaire
il n’aurait seulement pas l’occasion de montrer de
la passion ou de la scurrilité.
Une scène de comédie qui se joue dans la vie. — Quelqu’un se fait par la réflexion une opinion ingénieuse sur un thème, afin de l’exposer dans une
compagnie. On pourrait alors se faire une comédie
d’entendre et de voir comment il met toutes voiles
dehors pour arriver à ce point et embarquer toute
la compagnie vers l’endroit où il pourra faire sa
remarque ; comment il pousse continuellement l’entretien vers un seul but, parfois perd la direction,
la reprend, enfin saisit le moment : le souffle lui
manque presque — et là, quelqu’un lui prend la
remarque de la bouche. Que fera-t-il ? De l’opposition à son opinion propre ?
Impoli contre son gré. — Quand un homme fait
contre son gré une impolitesse à quelqu’un, par
exemple ne le salue pas, pour ne l’avoir pas reconnu, cela le contrarie, quoiqu’il ne puisse faire
de reproche à ses intentions ; il souffre de la mauvaise opinion qu’il a éveillée chez l’autre, ou il
craint les suites d’un malentendu, ou il est chagrin
d’avoir blessé autrui — ainsi vanité, crainte ou
sympathie peuvent être excitées, peut-être même
toutes ensemble.
Chef-d’œuvre de traîtrise. — Exprimer contre
un conjuré le fâcheux soupçon qu’il ne vous trahisse,
et cela dans le moment même où l’on commet soi-même une trahison, c’est un chef-d’œuvre de
malice, parce qu’on occupe l’autre de sa personne
et le force de tenir lui-même pendant un temps
une conduite exempte de soupçons et ouverte, si
bien que le véritable traître s’est rendu les mains
libres.
Offenser et être offensé. — Il est plus agréable
d’offenser et demander pardon ensuite que d’être
offensé et accorder le pardon. Celui qui fait le
premier donne une marque de puissance, et après, de bonté de caractère. L’autre, s’il ne veut pas passer pour inhumain, est obligé déjà de pardonner ;
la jouissance que procure l’humiliation d’autrui est
très réduite par cette obligation.
Dans la dispute. — Lorsqu’en même temps on
contredit une autre opinion et qu’on expose avec
cela la sienne, le continuel retour sur l’autre opinion dérange ordinairement l’attitude naturelle de
notre opinion propre : elle se montre plus décidée,
plus tranchée, peut-être un peu exagérée.
Artifice. — Qui veut obtenir d’un autre quelque
chose de difficile ne doit surtout pas prendre la
chose comme un problème, mais établir simplement son plan, comme s’il était le seul possible ; il
doit savoir, dès qu’il verra dans l’œil de l’interlocuteur apparaître l’objection, la réplique, rompre
vite l’entretien et ne pas lui laisser de temps.
Remords qui suivent certaines compagnies. — Pourquoi avons-nous des remords après nous être trouvés en des compagnies vulgaires ? Parce que nous
avons pris légèrement des choses importantes,
parce qu’en parlant de certaines personnes nous
n’avons pas parlé en toute bonne foi ou parce que nous avons gardé le silence quand nous devions
prendre la parole, parce qu’à l’occasion nous avons
manqué à nous lever brusquement et quitter la
partie, bref parce que nous nous sommes conduits
dans cette compagnie comme si nous en étions.
On est jugé à faux. — Celui qui est toujours aux
écoutes sur les jugements qu’on fait de lui a toujours de la peine. Car nous sommes déjà jugés à
faux par ceux qui nous tiennent du plus près
(« nous connaissent le mieux »). Même de bons
amis laissent dans une parole défavorable échapper leur désaccord ; et seraient-ils nos amis, s’ils
nous connaissaient bien ? — Les jugements des
indifférents font très mal, parce qu’ils ont un ton
d’impartialité, presque impersonnel. Mais si nous
nous apercevons que quelqu’un qui nous est hostile nous connaît, sur un point tenu secret, aussi
bien que nous-mêmes, quel est alors notre dépit !
Tyrannie du portrait. — Les artistes et les
hommes d’État qui, rapidement, de traits isolés,
composent l’image entière d’un homme ou d’un
événement, sont surtout injustes parce qu’ils
exigent ensuite que l’événement ou l’homme soit
réellement tel qu’ils l’ont peint ; ils exigent tout
bonnement qu’un homme ait bien les talents, l’astuce, l’injustice que sa vie témoigne dans leur
représentation.
Le parent considéré comme le meilleur ami. — Les
Grecs, qui savaient si bien ce que c’est qu’un ami — eux seuls de tous les peuples possèdent une
étude philosophique profonde, multiple, de l’amitié ;
au point qu’ils sont les premiers, et jusqu’ici les
derniers, à qui l’ami soit apparu comme un problème digne de solution, — ces mêmes Grecs ont
désigné les parents par un terme qui est le superlatif du mot « ami ». Cela reste pour moi inexplicable.
Honnêteté méconnue. — Lorsque quelqu’un, dans
la conversation, se cite lui-même (« j’ai dit alors »,
« j’ai coutume de dire »), cela fait l’impression de
la prétention, tandis que bien souvent cela vient de
la source opposée, tout au moins de l’honnêteté,
qui ne veut pas parer et attifer le moment même
avec des inspirations qui appartiennent à un moment précédent.
Le parasite. — C’est un signe de manque total
de sentiments nobles, quand quelqu’un préfère
vivre dans la dépendance, aux dépens d’autrui,
pour n’être pas forcé de travailler, d’ordinaire avec une secrète amertume contre ceux dont il dépend.
— Une telle disposition est beaucoup plus fréquente
chez des femmes que chez des hommes, et aussi
beaucoup plus pardonnable (pour des raisons historiques).
Sur l’autel de la réconciliation. — Il y a des
circonstances où le seul moyen d’obtenir une chose
d’un homme est de le blesser et de s’en faire un
ennemi : ce sentiment d’avoir un ennemi le tourmente à tel point qu’il met à profit le premier
indice d’une disposition plus douce pour se réconcilier, et sacrifie sur l’autel de cette réconciliation
cette chose à laquelle il attachait auparavant assez
d’importance pour ne la vouloir faire à aucun prix.
Réclamer pitié, signe de prétention. — Il y a des
hommes qui, lorsqu’ils entrent en courroux et
offensent les autres, exigent avec cela premièrement qu’on ne prenne rien mal avec eux, et secondement qu’on ait pitié d’eux, parce qu’ils sont
sujets à des paroxysmes si violents. Tant va loin
la prétention humaine.
Amorce. — « Tout homme a son prix » — cela
n’est pas vrai. Mais il peut se trouver pour chacun une amorce où il doit mordre. C’est ainsi qu’on n’a
besoin, pour gagner beaucoup de personnes à une
cause, que de donner à cette cause le vernis de la
philanthropie, de la noblesse, de la bienfaisance,
du sacrifice — et à quelle cause ne peut-on pas la
donner ! — C’est le bonbon et la friandise de leurs
âmes ; d’autres en ont d’autres.
Contenance à l’égard de l’éloge. — Si de bons
amis louent la nature bien douée, elle se montrera
souvent contente par courtoisie et bienveillance,
mais en réalité cela lui est égal. Son essence particulière est tout à fait nonchalante à cet égard et
par là mal disposée à faire un pas pour sortir du
soleil ou de l’ombre où elle est couchée ; mais les
hommes, par la louange, veulent donner du contentement et ce serait les chagriner que de ne pas
se montrer content de leur louange.
L’expérience de Socrate. — Si l’on est devenu
maître en une chose, on est pour l’ordinaire resté
par cela même un pur apprenti dans la plupart des
autres ; mais on en juge inversement, comme
Socrate en faisait déjà l’expérience. Là est l’inconvénient qui rend le commerce des maîtres désagréable.
Moyen de défense. — Dans la lutte avec la sottise,
les plus modérés et les plus doux des hommes
finissent par être brutaux. Peut-être sont-ils par là
dans la véritable voie de défense ; car au front stupide, l’argument qui convient de droit est le poing
fermé. Mais parce que, comme j’ai dit, leur caractère est doux et modéré, ils souffrent par ce moyen
de défense légitime plus qu’ils ne font souffrir.
Curiosité. — Si la curiosité n’existait pas, il se
ferait peu de chose pour le bien du prochain. Mais
la curiosité s’insinue sous le nom de devoir ou de
pitié dans la maison du malheureux et du besoigneux. — Peut-être même dans le fameux amour
maternel y a-t-il une bonne part de curiosité.
Mécompte dans la société. — Celui-ci désire se
rendre intéressant par ses jugements, celui-là par
ses sympathies et ses aversions, le troisième par
ses connaissances, un quatrième par son isolement — et ils se mécomptent tous. Car celui devant qui
le spectacle se donne pense lui-même être le seul
spectacle qui vienne en considération.
Duel. — En faveur de toutes les affaires d’honneur et duels, on peut dire que, si un homme a un
sentiment si vif de ne pouvoir vivre si tel ou tel
dit ou pense telle ou telle chose à son sujet, il a le
droit de s’en remettre à la mort de l’un ou de
l’autre. Sur le fait qu’il est si chatouilleux, il n’y a
pas à discuter ; nous sommes en cela les héritiers
du passé, de sa grandeur aussi bien que de ses
exagérations, sans lesquelles il n’y eut jamais de
grandeur. Si maintenant il existe un canon d’honneur qui fait du sang l’équivalent de la mort, en
sorte qu’après un duel régulier on a la conscience
allégée, c’est un grand bienfait, puisque autrement
beaucoup d’existences humaines seraient en péril. — Une telle institution apprend d’ailleurs aux
hommes à veiller sur leurs expressions et rend le
commerce avec eux possible.
Noblesse et reconnaissance. — Une âme noble
se sentira volontiers obligée à la reconnaissance et
n’évitera pas anxieusement les occasions où elle
s’oblige ; de même, elle sera plus tard à l’aise dans
ses expressions de reconnaissance ; tandis que les
âmes basses se gardent contre toute obligation, ou
plus tard, dans l’expression de leur reconnaissance,
sont exagérées et par trop empressées. Ceci se produit du reste aussi chez des personnes de basse
extraction ou de situation opposée : une faveur qu’on leur accorde, leur semble un miracle de générosité.
Les heures d’éloquence. — L’un a, pour bien
parlai-, besoin de quelqu’un qui lui soit décidément
et notoirement supérieur, l’autre ne peut trouver
que devant quelqu’un qu’il domine une pleine liberté
de parole et d’heureux tours d’élocution : dans les
deux cas, la raison est la même ; chacun d’eux ne
parle bien que quand il parle sans gêne, l’un parce
que devant son supérieur il ne sent pas l’aiguillon
de la concurrence, de la rivalité, l’autre parce qu’il
est dans le même cas devant l’inférieur. — Maintenant, il est une tout autre espèce d’hommes, qui
ne parlent bien que s’ils parlent dans l’émulation,
avec l’intention de vaincre. Laquelle des deux espèces est la plus ambitieuse, celle qui parle bien
quand s’éveille son ambition, ou celle qui, pour le
même motif, parle mal ou pas du tout ?
Le talent de l’amitié. — Parmi les hommes qui
ont un don particulier pour l’amitié, deux types
se présentent. L’un est en élévation continue et
trouve pour chaque phase de son développement
un ami exactement convenable. La série d’amis
qu’il se fait de cette façon est rarement en liaison
mutuelle, parfois elle est en mésintelligence et en contradiction : très naturellement, parce que les
phases ultérieures de son développement annulent
ou altèrent les phases précédentes. Un tel homme
peut par plaisanterie s’appeler une échelle. — L’autre
type est représenté par celui qui exerce une force
d’attraction sur des caractères et des talents très
divers, si bien qu’il gagne tout un cercle d’amis ;
mais ceux-ci, par là même, arrivent à des rapports
amicaux entre eux, en dépit de toutes les différences. Qu’on appelle un tel homme un cercle : car cet
accord de situations et de natures si diverses doit
être en quelque façon une forme préexistante en
lui. — Au reste, le talent d’avoir de bons amis est,
chez beaucoup de gens, plus grand que le talent
d’être bon ami.
Tactique dans la conversation. — Après une
conversation avec quelqu’un, on est disposé le
mieux possible pour l’interlocuteur, si l’on a eu
l’occasion de déployer devant lui son esprit, son
amabilité, dans tout leur éclat. C’est ce que mettent à profit des hommes malins, qui veulent disposer quelqu’un en leur faveur, en lui procurant dans
l’entretien les meilleures occasions de faire un bon
mot, et cetera. On pourrait imaginer une conversation amusante entre deux malins, qui veulent
réciproquement se mettre en disposition favorable,
et dans cette vue jettent çà et là dans la conversation les belles occasions, sans qu’aucun les saisisse :
si bien que la conversation se poursuivrait entièrement dénuée d’esprit et d’amabilité, parce que
chacun renverrait à l’autre l’occasion de montrer
esprit et amabilité.
Décharge de la mauvaise humeur. — L’homme
qui échoue en quelque chose aime mieux rapporter
cet échec à la mauvaise volonté d’un autre qu’au
hasard. Sa surexcitation est allégée par le fait de
s’imaginer qu’une personne et non une chose est
cause de son échec ; car on peut se venger des
personnes, force est bien d’avaler les torts du destin. L’entourage d’un prince a par cette raison la
coutume, lorsqu’il a échoué en quelque chose, de
lui désigner comme soi-disant cause un personnage
unique, sacrifié à l’intérêt de tous les courtisans ;
car autrement la mauvaise humeur du prince s’exercerait sur eux tous, puisque de la déesse même
du destin il ne peut tirer vengeance.
Prendre la couleur du milieu. — Pourquoi la
sympathie et l’aversion sont-elles chose si contagieuse que l’on peut à peine vivre dans le voisinage
d’une personne de sentiments forts sans se remplir
comme un tonneau de son Pour et Contre ? Premièrement, l’abstention complète de jugement est difficile, parfois même insupportable pour notre
vanité : elle a la même couleur que la pauvreté
d’intelligence et de sentiment, ou que la timidité,
le manque de virilité : et ainsi nous sommes entraînés du moins à prendre parti, fût-ce contre la
tendance de notre entourage, si cette attitude fait
plus de plaisir à notre orgueil. Mais d’ordinaire — c’est le second point — nous ne prenons pas du
tout conscience du passage de l’indifférence à la
sympathie ou à l’aversion, mais nous nous accoutumons peu à peu à la façon de sentir de notre entourage, et comme l’approbation sympathique et
l’entente mutuelle sont choses fort agréables, nous
prenons bientôt tous les caractères et les couleurs
de parti de cet entourage.
Ironie. — L’ironie n’est à sa place que comme
méthode pédagogique, de la part d’un maître dans
ses relations avec des élèves de quelque sorte que
ce soit : son but est l’humiliation, la confusion,
mais de cette espèce salutaire qui éveille debonnes
résolutions et qui revient à rendre à qui nous a
ainsi traités du respect, de la gratitude, comme à
un médecin. L’ironiste se donne un air d’ignorance,
et cela si bien que les élèves qui s’entretiennent
avec lui sont abusés, prennent assurance en la
conviction de leur propre supériorité de savoir et
donnent sur eux des prises de toute sorte ; ils perdent, leur réserve et se montrent tels qu’ils sont —
jusqu’à ce que, à un moment donné, la lumière
qu’ils tenaient sous le nez de leur maître fasse
tomber de façon fort humiliante ses rayons sur
eux-mêmes. — Là où une relation pareille à celle
de maître et d’élève n’a pas lieu, c’est un mauvais
procédé, une affectation vulgaire. Tous les écrivains
ironiques comptent sur cette sotte espèce d’hommes qui se sentent volontiers supérieurs à tous les
autres avec l’auteur, qu’ils considèrent comme l’organe de leur prétention.
— L’habitude de l’ironie
comme celle du sarcasme corrompt d’ailleurs le
moral, elle lui prête peu à peu le caractère d’une
supériorité qui se plaît à nuire : on finit par ressembler à un chien hargneux, qui aurait, outre
l’art de mordre, appris encore l’art de rire.
Prétention. — Il n’y a rien de quoi l’on doive
tant se garder que de la croissance de cette mauvaise herbe qu’on appelle prétention et qui nous
gâte les moissons les meilleures ; car il peut y avoir
prétention dans la cordialité, dans les témoignages de respect, dans la confiance bienveillante,
dans la caresse, dans le conseil amical, dans
l’aveu des fautes, dans la pitié pour autrui, et
toutes ces belles choses éveillent de la répugnance,
lorsque cette herbe croît chez elles. Le prétentieux, c’est-à-dire celui qui veut avoir plus d’importance
qu’il n’en a ou qu’on ne lui en prête, fait toujours
un calcul faux. Il est vrai qu’il s’assure le succès
d’un moment, en ce sens que les gens devant qui il
se montre prétentieux lui donnent ordinairement
la mesure d’honneur qu’il réclame, par timidité ou
par laisser-aller ; mais ils en tirent une méchante
vengeance, en ce qu’ils retirent l’équivalent de ce
qu’il a réclamé en trop de la valeur qu’ils lui attribuaient jusqu’alors. Il n’est rien que les hommes
se fassent payer plus cher que l’humiliation. Le
prétentieux peut rendre tellement suspect et mesquin aux yeux des autres son grand mérite réel,
qu’on marche dessus sans s’essuyer les pieds. — Même on ne devrait se permettre une attitude fière
que là où l’on est bien sûr de n’être pas mal compris et regardé comme prétentieux, par exemple
devant son ami ou sa femme. Car il n’y a pas dans
le commerce avec les hommes de plus grande folie
que de s’attirer la réputation de prétention ; cela
est pire encore que de n’avoir pas appris à mentir
avec courtoisie.
Tête-à-tête. — Le tête-à-tête est la conversation
parfaite, parce que tout ce que dit l’un reçoit sa
nuance déterminée, son timbre, le geste qui l’accompagne, uniquement par rapport à l’autre interlocuteur, par conséquent d’une façon analogue à
ce qui arrive dans la correspondance, à savoir
qu’une seule et même personne montre dix aspects
de l’expression de son âme, selon qu’elle écrit tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Dans le tête-à-tête, il
n’y a qu’une seule réfraction de la pensée : c’est
celle que produit l’interlocuteur, comme le miroir
dans lequel nous voulons voir nos idées reflétées
aussi bien que possible. Mais qu’en est-il dans le
cas de deux, de trois, et d’un plus grand nombre
d’interlocuteurs ? Alors la conversation perd nécessairement en finesse individualisante, les rapports
divers se traversent, se détruisent ; le tour qui
satisfait l’un n’est pas dans la manière de voir de
l’autre. C’est pourquoi l’homme en relation avec
plusieurs se retirera sur lui-même, établira les
faits comme ils sont, mais enlèvera aux sujets cette
libre atmosphère d’humanité qui fait d’une conversation l’une des plus agréables choses du monde.
Qu’on écoute seulement le ton dans lequel les
hommes ont coutume de parler avec des groupes
entiers d’hommes ; c’est comme si la basse fondamentale de tout le discours était ceci : « Voilà ce
que je suis, voilà ce que je dis, maintenant prenez-en ce que vous voudrez ! » C’est la raison pourquoi
des femmes spirituelles laissent le plus souvent, à
celui qui a fait leur connaissance dans le monde,
une impression surprenante, pénible, décourageante : c’est le fait de parler à beaucoup de gens qui leur enlève toute aménité d’esprit et ne montre
dans une lumière crue que le repos conscient sur
soi-même, leur tactique et l’intention de triompher
publiquement ; tandis que les mêmes dames, dans
le tête-à-tête, redeviennent femmes et retrouvent
l’agrément de leur esprit.
Gloire posthume. — Espérer dans la reconnaissance d’un lointain avenir n’a de sens que si l’on
admet que l’humanité est essentiellement immuable
et que tout ce qui est grand doit être senti grand,
non pour un temps seulement, mais pour tous les
temps. Or, c’est une erreur ; l’humanité, dans tout
ce qui est impression et jugement sur le beau et
le bien, se modifie très fort ; c’est rêverie de
croire de soi-même que l’on est en avance d’un
mille de chemin et que l’ensemble de l’humanité
suit notre route. En outre : un savant qui est
méconnu peut aujourd’hui compter décidément que
sa découverte sera faite encore par d’autres, et que
tout au plus, quelque jour à venir, un historien
reconnaîtra que lui aussi avait déjà su ceci et cela,
mais qu’il n’avait pas été en état de donner foi en
sa cause. Ne pas être reconnu est toujours regardé
par la postérité comme un manque de force. — Bref, on ne doit pas prendre si facilement le parti
de l’isolement orgueilleux. Il y a du reste des cas exceptionnels ; mais, la plupart du temps, ce sont
nos fautes, nos faiblesses et nos folies qui empêchent
la reconnaissance de nos grandes qualités.
Des amis. — Considère seulement une fois avec toi-même combien sont divers les sentiments, combien partagées les opinions, même entre les connaissances les plus proches ; combien même des opinions semblables ont dans la tête de tes amis une orientation ou une force tout autre que dans la tienne ; de combien de centaines de façons l’occasion vient de se mésentendre, de se fuir réciproquement en ennemis. Après tout cela, tu te diras : Que peu sûr est le sol sur lequel reposent toutes nos liaisons et amitiés, que sont proches les froides averses ou les mauvais temps, que tout homme est isolé ! Si un homme s’en rend bien compte, et en outre, de ce que toutes les opinions, et leur espèce et leur force, sont chez ses contemporains aussi nécessaires et irresponsables que leurs actions, s’il acquiert l’œil pour voir cette nécessité intime des opinions sortir de l’indissoluble entrelacs de caractère, d’occupation, de talent, de milieu, — il perdra peut-être l’amertume et l’âpreté de sentiment avec laquelle ce sage[1] s’écriait : « Amis, il n’y a point d’amis ! » Il se fera plutôt cet aveu : Oui, il y a des amis, mais c’est l’erreur, l’illusion sur toi qui les a conduits vers toi ; et il leur faut avoir appris à se taire, pour te rester amis ; car presque toujours de telles relations humaines reposent sur ce qu’une ou deux choses ne seront jamais dites, voire qu’on n’y touchera jamais, mais ces cailloux se mettent-ils à rouler, l’amitié les suit par derrière et se rompt. Y a-t-il des hommes qui pourraient n’être pas blessés mortellement, s’ils apprenaient ce que leurs amis les plus fidèles savent d’eux au fond ? — En apprenant à nous connaître nous-mêmes, à considérer notre être même comme une sphère mobile d’opinions et de tendances, et ainsi à le mépriser un peu, mettons-nous à notre tour en balance avec les autres. Il est vrai, nous avons de bonnes raisons d’estimer peu chacun de ceux que nous connaissons, fût-ce les plus grands ; mais d’aussi bonnes raisons de retourner ce sentiment contre nous-mêmes. — Ainsi supportons les uns des autres ce que nous supportons bien de nous ; et peut-être à chacun viendra même un jour l’heure plus joyeuse où il s’écriera :
« Amis, il n’y a point d’amis ! » s’écriait le sage mourant ;
« Ennemis, il n’y a point d’ennemis ! » — m’écrié-je, moi, le sot vivant.
- ↑ Aristote.