Humain, trop humain/V

Société du Mercure de France, (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5, p. 247-314).
Ennoblissement par dégénérescence. — On peut
apprendre de l’histoire que la lignée d’un peuple
qui se conserve le mieux, c’est celle où la plupart
des hommes ont un vif sentiment commun, par suite
de l’identité de leurs principes essentiels accoutumés et indiscutables, conséquemment par suite de
leur croyance commune. C’est là que se fortifient les
bonnes et honnêtes mœurs, là que l’on apprend la
subordination de l’individu, que le caractère reçoit
d’abord la fixité rien que par ses attaches et l’accroît
ensuite constamment par éducation. Le danger de
ces communautés, fondées sur des individus caractéristiques d’une même sorte, est l’abêtissement
peu à peu accru par hérédité, lequel suit d’ailleurs
toujours la stabilité ainsi que son ombre. Ce sont
les individus plus indépendants, moins sûrs et moralement plus faibles, de qui dépend, dans de pareilles communautés, le progrès intellectuel ; ce
sont les hommes qui recherchent la nouveauté et
surtout la diversité. Un nombre infini d’hommes de
cette espèce périssent, à cause de leur faiblesse,
sans action visible ; mais en somme, surtout s’ils
ont des descendants, ils servent d’ameublissement
et portent de temps en temps un coup à l’élément
stable d’une communauté. À cet endroit blessé et
affaibli, quelque élément neuf s’inocule en quelque
sorte à l’ensemble de l’être ; mais il faut que sa
force générale soit assez grande pour recevoir en
son sang cet élément neuf et se l’assimiler. Les natures
dégénérescentes sont d’extrême importance
partout où doit s’accomplir un progrès. Tout progrès
en somme doit être précédé d’un affaiblissement
partiel. Les natures les plus fortes conservent
le type fixe, les plus faibles contribuent à le développer.
— Quelque chose d’analogue se produit
pour les hommes pris isolément ; rarement une
décadence, une lésion, même une faute, et généralement
une perte corporelle ou morale, est sans profit
d’un autre côté. L’homme maladif par exemple aura
peut-être, au sein d’une race guerrière et turbulente,
plus d’occasion de vivre pour lui-même et par
là de devenir plus calme et plus sage, le borgne aura
un œil plus fort, l’aveugle verra plus profond dans
l’être intime et en tout cas entendra plus finement.
Dans ces conditions, le fameux combat pour l’existence
me paraît n’être pas le seul point de vue d’où
peut être expliqué le progrès ou l’accroissement de
force d’un homme, d’une race. Il y a plutôt concours
de deux éléments divers : d’abord, l’augmentation
de la force stable plar l’union des esprits dans la
communauté de croyance et de sentiment ; puis la
possibilité d’atteindre des fins plus hautes par le fait
qu’il apparaît des natures dégénérescentes, et par
suite des affaiblissements et des lésions de cette force
stable ; c’est précisément la nature la plus faible
qui, étant la plus délicate et la plus indépendante,
rend tout progrès généralement possible. Un peuple
qui devient sur un point gangrené et faible,
mais dans l’ensemble est encore robuste et sain, est
capable de recevoir l’infection de l’élément neuf et
de se l’incorporer à son avantage. Chez l’homme
pris isolément, la tâche de l’éducation est celle-ci :
lui faire une assiette si ferme et si sûre que, dans
l’ensemble, il ne puisse plus être du tout détourné
de sa route. Mais alors le devoir de l’éducateur est
de lui faire dés blessures ou de mettre à profit les
blessures que lui fait la destinée, et lorsque ainsi
la douleur et le besoin sont nés, il peut y avoir aux
endroits blessés inoculation de quelque chose de
neuf et de noble. Toute sa nature l’accueillera en
elle-même et plus tard laissera l’ennoblissement se
marquer dans ses fruits. — En ce qui concerne
l’État, Machiavel dit que « la forme des gouvernements
est de fort peu d’importance, quoi que des gens
à demi cultivés pensent autrement. Le but principal
de l’art de la politique devrait être la durée, qui
l’emporte sur toute autre qualité, étant,de beaucoup
plus précieuse que la liberté. » Ce n’est que dans
une grande durée sûrement fondée et assurée qu’une
constante évolution et une inoculation ennoblissante
sont en somme possibles. À la vérité, d’ordinaire
la dangereuse compagne de toute durée, l’autorité,
se mettra en garde là-contre.
Esprit libre, conception relative. — On appelle
esprit libre celui qui pense autrement qu’on ne
l’attend de lui à cause de son origine, de ses relations,
de sa situation et de son emploi ou à cause
des vues régnantes du temps. Il est l’exception, les
esprits serfs sont la règle ; ceux-ci lui reprochent
que ses libres principes doivent communiquer
un mal à leur origine, ou bien aboutir à des
actions libres, c’est-à-dire à des actions qui ne se
concilient pas avec la morale dépendante. De temps
à autre, l’on dit aussi que tels ou tels libres principes
doivent être dérivés d’une subtilité ou d’une
excitation mentale, mais qui parle ainsi n’est que là
malice, qui elle-même ne croit pas à ce qu’elle dit,
mais veut s’en servir pour nuire : car le libre esprit
a d’ordinaire le témoignage de la bonté et de la pénétration
supérieure de son intelligence écrit sur
son visage si lisiblement que les esprits dépendants
le comprennent assez bien. Mais les deux autres
dérivations de la libre-pensée sont loyalement
entendues ; le fait est qu’il se produit beaucoup d’esprits
libres de l’une ou de l’autre sorte. Mais ce pourrait
être une raison pour que les principes auxquels
ils sont parvenus par ces voies fussent plus vrais
et plus dignes de confiance que ceux des esprits
dépendants. Dans la connaissance de la vérité, il
s’agit de ce qu’on l’a, non pas de savoir par quel
motif on l’a cherchée, par quelle voie on l’a trouvée.
Si les esprits libres ont raison, les esprits dépendants
ont tort, peu importe que les premiers soient
arrivés au vrai par immoralité, que les autres, par
moralité, se soient jusqu’ici tenus au faux. — Au
reste, il n’est pas de l’essence de l’esprit libre d’avoir
des vues plus justes, mais seulement de s’être
affranchi du traditionnel, que ce soit avec bonheur
ou avec insuccès. Pour l’ordinaire toutefois il aura
la vérité ou du moins l’esprit de la recherche de la
vérité de son côté : il cherche des raisons, les autres
une croyance.
Origine de la foi. — L’esprit dépendant n’occupe
pas sa position par des raisons mais par l’habitude ;
s’il est par exemple chrétien, ce n’est pas qu’il ait
eu la vue des diverses religions et le choix entre
elles ; s’il est Anglais, ce n’est pas qu’il se soit décidé
pour l’Angleterre, mais il a trouvé existantes la
chrétienté et l’Angleterre et les a admises sans raison,
comme un homme qui est né dans un pays
vignoble devient buveur de vin. Plus tard, lorsqu’il
était chrétien et Anglais, il a peut-être aussi trouvé
de son fonds quelques raisons en faveur de son
habitude ; on a beau renverser ces raisons, on ne
le renverse pas par là de toute sa position. Qu’on
oblige par exemple un esprit dépendant à donner
ses raisons contre la bigamie, on verra par expérience
si son zèle sacré pour la monogamie repose
sur des raisons ou sur l’accoutumance. L’accoutumance
à des principes intellectuels sans raisons est
ce qu’on nomme croyance.
Conclu des conséquences au fondé et non-fondé. —
Tous les états et ordres de la société : les classes, le
mariage, l’éducation, le droit, tout cela n’a sa force
et sa durée que dans la foi qu’y ont les esprits serfs,
— partant dans l’absence de raisons, au moins
dans le fait qu’on écarte les questions touchant
leurs raisons. C’est ce que les esprits serfs n’aiment
pas à concéder, et ils sentent bien que c’est un pudendum.
Le christianisme, qui était fort innocent
dans ses fantaisies intellectuelles, ne remarquait
rien de ce pudendum, demandait de la foi, et rien
que de la foi, repoussant avec passion la demande
de raisons justificatives ; il attirait l’attention sur
la conséquence de la foi : Vous allez dès à présent
sentir l’avantage de la foi, expliquait-il, vous allez
devenir heureux par elle. En fait, c’est ainsi que
l’État se conduit, et tout père élève son fils de pareille
façon : Tiens seulement cela pour vrai, dit-il,
tu sentiras comme cela fait du bien. Mais cela signifie
que de l’utilité personnelle que rapporte une
opinion, on est censé tirer la preuve de sa vérité ;
le rapport d’une théorie passe pour garantie de sa
sûreté et de sa justification intellectuelles. C’est
comme si le prévenu disait devant le tribunal :
Mon défenseur ne dit que la vérité, car regardez
seulement ce qui suit de son discours : je serai
acquitté. — Comme les esprits serfs ont leurs principes
à cause de leur utilité, ils conjecturent de
même à l’égard de l’esprit libre, qu’il cherche également
son utilité par ses convictions et ne tient
pour vrai que ce qui l’édifie. Or, comme ce qui paraît
lui être utile est justement l’opposé de ce qui
est utile à ses compatriotes ou confrères, ils admettent
que ses principes leur sont dangereux ; ils disent
et sentent ceci : Il ne peut pas avoir raison, car il
lious cause du dommage.
Le caractère fort et bon. — La servitude des
convictions, devenue par l’habitude instinct, conduit
à ce que l’on nomme force de caractère. Quand
quelqu’un agit par un petit nombre de motifs,
mais toujours les mêmes, ses actions acquièrent une
grande énergie ; si ces actions sont d’accord avec les
principes des esprits serfs, elles sont approuvées
et provoquent chez celui qui les fait le sentiment
de la bonne conscience. Un petit nombre de motifs,
une action énergique et une bonne conscience constituent
ce que l’on nomme force de caractère. À
l’homme de caractère tort manque la connaissance
des multiples possibilités et directions de l’action ;
son intelligence est dépendante, serve, puisqu’elle
ne lui montre en un cas donné que deux possibilités
tout au plus ; entre elles il doit alors faire nécessairement
un choix conforme à toute sa nature, et il
le fait facilement et vite, n’ayant pas à choisir
entre cinquante possibilités. L’entourage éducateur
veut rendre tout homme dépendant, en lui mettant
toujours devant les yeux le plus petit nombre de
possibilités. L’individu est traité par ses éducateurs
comme s’il était, à la vérité, quelque chose de nouveau,
mais devait devenir une réplique. Si l’homme
apparaît d’abord comme quelque chose d’inconnu
qui n’a jamais existé, il doit être réduit à quelque
chose de connu, de déjà existant. Ce qu’on appelle
bon caractère chez un enfant,c’est la preuve qu’il
est serf du fait existant ; en se mettant du côté des
esprits serfs, l’enfant, annonce d’abord son sens
commun qui s’éveille ; mais en se fondant sur ce
sens commun, il se rendra plus tard utile à son
état ou à sa classe.
Mesure des choses dans les esprits serfs. — Il y
a quatre espèces de choses dont les esprits serfs
disent qu’elles sont justifiées. Premièrement : toutes
les choses qui ont de la durée sont justifiées ;
deuxièmement : toutes les choses qui ne nous sont
pas fâcheuses sont justifiées ; troisièmement :
toutes les choses qui nous portent avantage sont
justifiées ; quatrièmement : toutes les choses pour
lesquelles nous avons fait des sacrifices sont justifiées.
Ce dernier point explique, par exemple, pourquoi
une guerre qui a été commencée contre la
volonté du peuple est continuée avec enthousiasme
dès le moment que des sacrifices ont été faits. —
Les esprits libres qui plaident leur cause au forum
des esprits serfs ont à démontrer qu’il y a toujours
eu des esprits libres, partant que la liberté de l’esprit
a de la durée, ensuite qu’ils ne veulent pas être
fâcheux, et enfin qu’ils portent dans l’ensemble
avantage aux esprits serfs ; mais comme ils ne
peuvent les convaincre de ce dernier point, il ne
leur sert de rien d’avoir démontré le premier et le
deuxième.
Esprit fort. — Comparé avec celui qui a la tradition
de son côté et n’a pas besoin de raisons pour
sa conduite, l’esprit libre est toujours faible,
notamment dans l’action : car il connaît trop de motifs et
de points de vue et par là sa main est peu sûre,
mal exercée. Or quel moyen y a-t-il de le rendre
pourtant relativement fort, au point de pouvoir
au moins se soutenir et de ne pas périr sans effet ?
Comment naît l’esprit fort (der starke Geist) ? C’est
dans un cas particulier le problème de la production
du génie. D’où vient l’énergie, la force inflexible,
la persistance avec laquelle l’individu, contre
la tradition, tâche d’acquérir une connaissance tout
individuelle du monde ?
La production du génie. — L’ingéniosité du prisonnier
à chercher des moyens de s’évader, l’utilisation
la plus froide et la plus patiente du plus
petit avantage, peut enseigner quel procédé emploie
quelquefois la nature pour réaliser le génie, — mot
que je prie d’entendre sans aucun arrière-goût de
mythologie et de religion : elle l’enferme dans un
cachot et excite son désir de se délivrer au point le
plus extrême. — Ou avec une autre image : un
homme qui s’est tout à fait égaré dans sa route en
forêt, mais s’efforce avec une énergie non commune
d’arriver dans une direction quelconque au plein
air, découvre parfois un chemin nouveau, que personne
ne connaissait : ainsi se produisent les génies
dont on célèbre l’originalité. — On a déjà
mentionné qu’une mutilation, une déviation, un défaut
sensible d’un organe donne fréquemment l’occasion
pour qu’un autre organe prenne un développement
extraordinairement bon, parce qu’il doit pourvoir
à sa propre fonction et encore à une autre. C’est
par là qu’il faut s’expliquer l’origine de plus d’un
talent brillant. — De ces indications générales sur
la production du génie, qu’on fasse l’application au
cas spécial du parfait esprit libre.
Conjecture sur l’origine de la liberté de l’esprit.
— Tout comme les glaciers s’accroissent, lorsque
dans les contrées équatoriales le soleil fait tomber
ses feux sur la mer avec plus de chaleur qu’auparavant,
de même aussi une liberté de l’esprit très forte,
gagnant du terrain tout autour d’elle, peut être un
témoignage que la chaleur du sentiment s’est quelque
part accrue d’une façon extraordinaire.
La voix de l’histoire. — Dans son ensemble l’histoire
semble donner sur la production du génie la
leçon suivante : Maltraitez et torturez les hommes
— crie-t-elle aux passions Envie, Haine et Jalousie
— poussez-les à l’excès l’un contre l’autre, le peuple
contre le peuple, et cela durant des siècles !
Alors peut-être jaillira en flamme, comme d’une
étincelle écartée en son vol de la terrible énergie ainsi
allumée, tout d’un coup la lueur du génie ; la volonté,
comme un coursier rendu furieux par l’éperon
du cavalier, éclatera alors et bondira sur un
autre domaine. — Qui viendrait à la pleine conscience
sur la production du génie et voudrait réaliser
pratiquement le procédé que la nature y emploie
d’ordinaire devrait être juste aussi méchant et
sans scrupule que la nature. — Mais peut-être nous
sommes-nous mal entendus.
Valeur de la mi-chemin. — Peut-être la production du gcnie n’est-elle réservée qu’à une période de temps limitée de l’humanité. Car on ne peut attendre encore de l’avenir de l’humanité tout ce que les conditions très déterminées de n’importe quel passé pouvaient seules produire ; par exemple, les étonnants effets du sentiment religieux. Celui-ci même a eu son temps et beaucoup de très bonnes choses ne peuvent plus seproduire, parce que de lui seul elles pouvaient se produire. Ainsi il n’existera plus désormais un horizon de vie et de civilisation borné par la religion. Peut-être même le type du saint n’est-il possible que dans une certaine servitude de l’intelligence, dont, à ce qu’il semble, c’en est fait pour tout l’avenir. Et de même la supériorité de l’intelligence a peut-être été réservée à un seul âge de l’humanité : elle s’est développée — et se développe, car nous vivons encore dans cet âge — quand une énergie extraordinaire de volonté, longtemps accumulée, s’est exceptionnellement vouée à des fins
intellectuelles par héritage. C’en sera fait de cette
supériorité, lorsque cette fureur et cette énergie ne
seront plus retenues par degrands freins. L’humanité
arrive peut-être, à moitié de sa route, à la moitié
de son temps d’existence, plus près de son but propre
qu’à la fin. Il se pourrait que des forces, celles
par qui l’art par exemple est conditionné, vinssent
à périr complètement ; le plaisir du mensonge, de
l’imprécis, du symbolisme, de l’ivresse, de l’extase,
pourrait tomber dans le mépris. Oui, si jamais la
vie est organisée en un État parfait, il n’y aura plus
à tirer du présent aucun motif de poésie, et ce seraient
alors uniquement les hommes arriérés qui
demanderaient une fiction poétique. Ceux-là jetteraient
alors du moins avec mélancolie un regard en
arrière, vers les temps de l’État imparfait, de la
société à demi barbare, vers nos temps.
Génie et État idéal en contradiction. — Les socialistes
désirent établir le bien-être pour le plus grand
nombre possible. Si la patrie durable de ce bien-être,
l’État parfait, était réellement atteinte, le
bien-être détruirait le terrain d’où naissent la grande
intelligence et généralement l’individualité puissante :
je veux dire la forte énergie. L’humanité
serait trop inerte, une fois cet État réalisé, pour
pouvoir produire encore le génie. Ne faudrait-il
pas pour cette raison souhaiter que la vie conserve
son caractère violent et que des forces et des énergies
sauvages soient sans cesse de nouveau appelées
à naître ? Or le cœur chaud, sympathique, veut justement
la suppression de ce caractère violent et sauvage,
et le cœur le plus chaud que l’on puisse s’imaginer
serait aussi celui qui la demanderait le plus
passionnément : et cependant c’est justement de ce
caractère sauvage et violent de la vie que sa passion a
pris son feu, sa chaleur, et jusqu’à son existence ; le
cœur chaud veut donc la suppression de son fondement,
l’anéantissement de lui-même, c’est-à-dire
enfin qu’il veut quelque chose d’illogique, il n’est
pas intelligent. La plus haute intelligence et le
cœur le plus chaud ne peuvent pas se concilier dans
une personne, et le sage qui porte un jugement sur
la vie se met au-dessus même de la bonté et ne
la considère que comme une chose de laquelle
il y a lieu de faire abstraction dans le calcul total
de la vie. Le sage doit s’opposer à ces souhaits
extravagants de la bonté inintelligente, parce qu’il
s’agit pour lui de la persistance de son type et de
la production finale de l’intelligence supérieure ;
du moins il n’aura pas le désir de voir se fonder
l’ « état parfait », étant donné que des individus
inertes seuls y auront place. Christ, au contraire,
qu’il nous plaît de considérer une fois comme le
cœur le plus chaud, réclamait l’abêtissement des
hommes, se mettait du côté des pauvres d’esprit et
arrêtait la production de la grande intelligence : et
c’était logique. Le type opposé, le sage parfait —
on peut bien le dire d’avance — sera nécessairement
aussi opposé à la production d’un Christ. —
L’État est une habile organisation pour la protection
des individus les uns contre les autres : si l’on
exagère son ennoblissement, il arrivera enfin que
l’individu sera par lui affaibli, voire dissous —
qu’ainsi le but original de l’État sera anéanti de la
façon la plus radicale.
Les zones de la civilisation. — On peut dire par
comparaison que les époques de la civilisation
répondent aux zones des divers climats, sauf que
celles-là sont à la suite les unes des autres et non,
comme les zones géographiques, à côté les unes des
autres. En comparaison de la zone tempérée de
civilisation, dans laquelle notre lâche est de passer,
la dernière fait en gros l’impression d’un climat
tropical. Violents contrastes, brusque succession
de jour et de nuit, chaleur et magnificence de
coloris, l’adoration de tout ce qui est soudain,
mystérieux, effrayant, la rapidité des orages
qui éclatent, partout le prodigue débordement
des cornes d’abondance de la nature : et au contraire,
dans notre civilisation, un ciel clair, quoique
non lumineux, un air assez stable, de la fraîcheur,
du froid même à l’occasion : ainsi les deux zones
s’opposent l’une à l’autre. Quand nous voyons là-bas
comment les passions les plus furieuses sont
domptées et brisées avec une étrange force par des
conceptions métaphysiques, cela nous fâche comme
si, sous les tropiques, des tigres sauvages étaient
étouffés devant nos yeux sous les anneaux de monstrueux
serpents ; notre climat manque de pareils
phénomènes, notre imagination est modérée, même
en rêve il ne nous arrive pas ce que des peuples
antérieurs voyaient à l’état de veille. Mais faudrait-il
ne point nous féliciter de ce changement, avouer
même que les artistes ont essentiellement perdu à
la disparition de la civilisation tropicale et nous
trouvent, nous autres non-artistes, un peu trop de
sang-froid ? En ce sens, les artistes ont peut-être
raison de nier le « progrès », car en effet : on
peut mettre en doute si les trois derniers mille ans
montrent une marche progressive dans les arts.
De même un philosophe métaphysicien, comme
Schopenhauer, n’aura pas de motif de reconnaître
le progrès, s’il considère les quatre derniers millénaires
au point de vue de laphilosophie métaphysique et
de la religion — Mais à notre sens l’existence de la
l’histoire de la civilisation se déroule devant le
regard, comme un réseau de conceptions méchantes,
et nobles, vraies et fausses, et qu’au spectacle de
ces fluctuations, on se sent souffrir presque du
mal de mer, on comprend quelle consolation se
trouve dans la conception d’un Dieu en devenir :
celui-ci se dévoile toujours de plus en plus dans les
transformations et les destinées de l’humanité, tout
n’est pas mécanisme aveugle, jeu réciproque de
forces n’ayant ni sens ni but. — La divinisation
du devenir est une perspective métaphysique —
comme du haut d’un phare au bord de la mer de
l’histoire, — où une génération d’érudits trop historiens
trouvaient leur consolation ; là-dessus on
n’a pas le droit de s’irriter, quelque erronée que
puisse être cette conception. Seul, un homme qui,
comme Schopenhauer, nie l’évolution, ne sent rien
non plus de la misère de cette fluctuation historique,
et peut donc, ne sachant, ne sentant rien de ce
Dieu en devenir et du besoin de l’admettre, exercer
sa raillerie avec justice.
Les fruits selon la saison. — Tout avenir meilleur
qu’on souhaite à l’humanité est nécessairement
aussi, à beaucoup d’égards, un pire avenir : car
c’est vision, de croire qu’un nouveau degré supérieur
de l’humanité réunira tous les avantages des
degrés antérieurs et, par exemple, doit produire
aussi la forme la plus haute de l’art. Disons plutôt
que toute saison a ses avantages et ses grâces et
exclut ceux des autres. Ce qui est né de la religion
et dans son voisinage ne renaîtra plus, une fois
qu’elle est détruite ; c’est tout au plus si des rejetons
égarés, tard venus, peuvent conduire à l’illusion
à ce sujet, tout comme le souvenir de l’art antique
qui perce momentanément : état de choses
qui trahit bien le sentiment de la perte, du manque,
mais ne prouve pas l’existence d’une force dont un
nouvel art pourrait naître.
Gravité croissante du monde. — Plus s’élève la
culture d’un homme, plus il y a de domaines soustraits
à la moquerie, à la raillerie. Voltaire était du
fond du cœur reconnaissant au ciel pour l’invention
du mariage et de l’Église : pour avoir si bien pourvu
à son ébaudissement. Mais lui et son siècle, et
avant lui le XVIe siècle, ont poussé à bout la raillerie
sur ce thème ; tout ce qu’on fait encore de
mots à ce sujet est tardif et surtout à trop bon
marché pour donner envie aux chalands. Aujourd’hui
l’on demande les causes : c’est l’âge du sérieux. À qui importe-t-il encore aujourd’hui de voir
à la lueur de la moquerie les différences entre la
réalité et l’apparence prétentieuse, entre ce qu’est
l’homme et ce qu’il veut représenter ? Le sentiment
de ce contraste agit aussitôt tout autrement, dès
qu’on recherche les causes. Plus un homme comprend
profondément la vie, moins il raillera, sauf
que peut-être il raillera encore la « profondeur de
sa compréhension ».
Génie de la civilisation. — Si quelqu’un voulait
imaginer un génie de la civilisation, comment
serait-il fait ? Il emploie comme instruments le
mensonge, la violence, l’égoïsme le moins scrupuleux
avec tant de sûreté, qu’on ne pourrait l’appeler
qu’un méchant être démoniaque ; mais ses fins,
qui çà et là transparaissent, sont grandes et bonnes.
C’est un Centaure, demi-bête, demi-homme,
et qui de plus encore a des ailes d’ange à la tête.
Education miraculeuse. — L’intérêt de l’éducation
n’acquiert une grande force que du moment
où l’on abandonne la foi en un Dieu et sa providence :
tout comme l’art de guérir n’a pu fleurir
que lorsque cessa la foi aux cures miraculeuses.
Jusqu’aujourd’hui tout le monde croit encore à
l’éducation miraculeuse : du plus grand désordre,
fins obscures, circonstances défavorables, on
a bien vu grandir les hommes les plus féconds,
les plus puissants : comment cela pourrait-il se
faire à l’état normal ? — Aujourd’hui l’on va
bientôt regarder de plus près même ces cas-là, les
examiner plus soigneusement : on n’y découvrira
jamais des miracles. Dans des conditions égales,
nombre d’hommes périssent continuellement, l’unique
individu sauvé en est devenu d’ordinaire
plus fort, parce qu’il a supporté ces circonstances
fâcheuses grâce à une force innée indestructible
et y a encore trouvé pour cette force exercice et
accroissement : ainsi s’explique le miracle. Une
éducation qui ne croit plus au miracle aura à
prendre garde à trois choses : premièrement combien
d’énergie est héritée ? deuxièmement, par
où peut encore être allumée une nouvelle énergie ?
troisièmement, comment l’individu peut-il
être approprié à ces exigences si multiples de la
culture, sans qu’elles se troublent et dissolvent son
unité ? — bref, comment l’individu peut-il être initié
au contrepoint de la culture privée et publique,
comment peut-il à la fois suivre la mélodie et,
comme mélodie, lui donner un accompagnement ?
L’avenir du médecin. — Il n’y a point aujourd’hui
de profession qui donne lieu à un progrès aussi haut
que celle du médecin ; notamment depuis que les
médecins spirituels, les soi-disant guérisseurs d’âmes,
ne peuvent plus exercer avec l’approbation publique
leurs arts de conjuration, et qu’un homme cultivé
se détourne d’eux sur son chemin. Le plus haut
point de culture intellectuelle d’un médecin n’est
pas atteint aujourd’hui quand il connaît les meilleures
méthodes modernes, qu’il y est exercé et qu’il
sait faire ces conclusions rapides des effets aux causes,
par quoi les diagnosticiens sont célèbres : il lui
faut en outre avoir une éloquence qui s’accommode
à chaque individu et lui tire le cœur du ventre, une
virilité dont l’aspect seul chasse la timidité (le ver
rongeur de tous les malades), une souplesse diplomatique
dans les rapports avec ceux qui ont besoin
de joie pour leur guérison et ceux qui doivent (et
peuvent) se faire une joie des causes de santé, l’ingéniosité
d’un agent de police et d’un procureur à
deviner les secrets d’une âme sans les trahir,
— bref un bon médecin a besoin aujourd’hui des procédés
et des privilèges d’art de toutes les autres
professions : c’est ainsi pourvu qu’il est en état de
devenir un bienfaiteur pour la société tout entière,
par l’accroissement des bonnes œuvres, de la joie
et de la fécondité intellectuelles, par la protection
contre les méchantes pensées, principes, roueries
(dont la source écœurante est si souvent le bas-ventre),
par la reconstitution d’une aristocratie de
corps et d’esprit (en faisant et empêchant les mariages),
par la bienfaisante suppression de tous les
soi-disant tourments d’âme et remords de conscience :
ainsi seulement il deviendra d’un « médecin »
un Sauveur, et sans avoir besoin de faire
aucun miracle ; inutile aussi qu’il se fasse mettre
en croix
Dans le voisinage de la folie. — La somme des
sentiments, des connaissances, des expériences, par
conséquent tout le faix de la culture, est devenue
si grande, qu’une surexcitation des forces nerveuses
et pensantes est le péril général, que même
les classes cultivées des pays européens sont absolument
névrosées et que presque chacune de leurs
plus grandes familles s’est, dans un de ses membres,
avancée tout près de l’aliénation. Il est vrai d’ailleurs
qu’on va rechercher aujourd’hui la santé par tous les
moyens ; mais pour le principal, reste la nécessité
de diminuer cette excitation du sentiment, ce fardeau
de culture oppressant, qui, dût-elle même être
achetée au prix de lourdes pertes, nous donne lieu
cependant de former le grand espoir d’une nouvelle Renaissance.
On est redevable au christianisme,
aux philosophes, poètes, musiciens, d’une
abondance de sentiments profondément excités :
pour que ceux-ci ne nous dévorent pas, il nous faut
évoquer l’esprit de la science, qui rend en général
un peu plus froid et sceptique et, entre autres,
refroidit le torrent enflammé de la foi en des vérités dernières
définitives ; c’est par le christianisme surtout
qu’il est devenu si furieux.
Fonte de la civilisation. — La civilisation est née
comme une cloche, à l’intérieur d’un manteau de
matière plus grossière, plus commune, fausseté,
violence, extension illimitée de tout Moi individuel,
de tous peuples individuels, formaient ce
manteau. Est-il temps de l’ôter aujourd’hui ? L’élément
liquide s’est-il figé, les bons instincts utiles,
les habitudes de la conscience noble sont-ils devenus
si assurés et si généraux qu’on n’ait plus besoin
d’aucun emprunt à la métaphysique et aux erreurs
des religions, d’aucunes duretés ni violences comme
des plus puissants liens entre homme et homme,
peuple et peuple ? — Pour répondre à cette question,
aucun signe de tête d’un Dieu ne peut nous en
servir : c’est notre propre conception qui doit en
décider. Le gouvernement de la terre en somme
doit être pris en main par l’homme lui-même, c’est
son « omniscience » qui doit veiller d’un œil pénétrant
sur la destinée ultérieure de la civilisation.
Les cyclopes de la civilisation. — Celui qui voit
ces bassins ravinés où des glaciers se sont établis
tient à peine pour possible qu’un temps vienne où,
à la même place, s’étendra une vallée de prairies
et de forêts, avec des ruisseaux. Il en est de même
dans l’histoire de l’homme : les forces les plus
sauvages ouvrent la voie, tout d’abord par la destruction,
mais néanmoins leur action était nécessaire
pour que plus tard des mœurs plus douces y
missent leur demeure. Ces énergies terribles — ce
qu’on nomme le Mal — sont les architectes et les
pionniers de l’humanité.
Marche circulaire de l’humanité. — Peut-être
toute l’humanité n’est-elle qu’une phase de l’évolution
d’une espèce déterminée d’animaux à durée
limitée : en sorte que l’homme est venu du singe
et doit redevenir singe, cependant qu’il n’y a personne
pour prendre quelque intérêt à ce merveilleux
dénouement de comédie. De même que, par
la ruine de la civilisation romaine et sa cause la
plus importante, l’expansion du christianisme, un
enlaidissement général de l’homine triompha dans
l’empire romain, de même aussi, par la ruine éventuelle
de la civilisation terrestre dans son ensemble,
pourrait être amené un enlaidissement bien
plus grand et enfin un abêtissement de l’homme
jusqu’à la nature simiesque. — Précisément parce
que nous pouvons embrasser du regard cette
perspective, nous sommes en état peut-être de prévenir
une telle conclusion de l’avenir.
Consolation d’un progrès désespéré. — Notre
temps fait l’effet d’une situation intérimaire ; les
vieilles conceptions du monde, les vieilles civilisations,
existent encore partiellement, les nouvelles
ne sont encore ni assurées ni tournées en habitude,
et par là manquent de décision et de conséquence.
Mais il en va de même du soldat, lorsqu’il
apprend à marcher : il est pour un temps plus incertain
et plus maladroit qu’auparavant, parce que
ses muscles se meuvent encore tantôt selon l’ancien
système, tantôt suivant le nouveau, sans qu’aucun
prétende encore décidément à la victoire. Nous
hésitons, mais il est nécessaire de ne pas en prendre
d’inquiétude ni de lâcher, pour ainsi dire, le
nouvel acquis. En outre nous ne pouvons plus revenir
à l’ancien, nous avons brûlé nos vaisseaux ; il
ne nous reste que d’être vaillants, qu’il en advienne
ceci ou cela. — Marchons seulement, bougeons
seulement déplacé ! Peut-être un jour notre démarche
prendra-t-elle tout de même l’air d’un progrès ;
sinon, on pourra nous dire aussi le mot de Frédéric
le Grand, et cela à titre de consolation : Ah !
mon cher Sulzer, vous ne connaissez pas assez
cette race maudite, à laquelle nous appartenons.
Souffrir du passé de la civilisation. — Qui s’est
fait une idée claire du problème de la civilisation
souffre alors d’un sentiment analogue à celui qui
a hérité d’une richesse acquise par des moyens
illégaux, ou comme le prince qui règne par les violences
de ses ancêtres. Il pense avec chagrin à
son origine et souvent sent de la honte, souvent de
l’excitation. La somme entière de force, de volonté
de vivre, de plaisir, qu’il applique à sa propriété,
est souvent balancée par une profonde lassitude :
il ne peut oublier son origine. L’avenir lui apparaît
mélancolique : ses descendants, il le prévoit,
souffriront du passé comme lui.
Manières. — Les bonnes manières disparaissent
à mesure que l’influence de la cour et d’une aristocratie
fermée perd du terrain : on peut observer
clairement cette décroissance de siècle en siècle, si
l’on a des yeux pour les actes publics : le fait est
qu’ils deviennent visiblement de plus en plus populaciers.
Personne ne sait plus rendre hommage et
flatter d’une façon spirituelle ; de là provient ce
fait ridicule, que dans des cas où l’on doit présentement
offrir des hommages (par exemple à un
grand homme d’État ou à un grand artiste) on
emprunte le langage du sentiment le plus profond,
du loyalisme fidèle et respectueux, — par embarras,
défaut d’esprit et de grâce. Aussi la rencontre
publique et solennelle des hommes paraît-elle
toujours plus maladroite, mais plus sincère et plus
honnête, sans l’être. — Mais faut-il croire qu’il y
aura sans cesse décadence dans les manières ? Il
me semble plutôt que les manières décrivent une
courbe profonde et que nous approchons de son
point le plus bas. Pour peu que la société se trouve
plus assurée de ses desseins et de ses principes,
en sorte que ceux-ci pourront exercer une influence
éducatrice (tandis que maintenant les manières
apprises suivant le moule de circonstances antérieures
sont de plus en plus faiblement transmises
par hérédité et éducation), il y aura dans les relations
des manières, dans la société des gestes et des
expressions, qui devront naturellement paraître
aussi nécessaires et aussi simples que le seront ces
desseins et ces principes. La division meilleure du
temps et du travail, l’exercice gymnastique transformé
pour accompagner tout beau loisir, la
réflexion accrue et devenue plus stricte, donnant
au corps lui-même de l’habileté et de la souplesse,
amèneront tout cela avec soi. — Il est vrai qu’à ce
propos, on pourrait penser avec quelque ironie à
nos savants, en se demandant si eux, qui veulent
pourtant être les précurseurs de la civilisation nouvelle,
se distinguent en fait par de meilleures
manières ? Ce n’est sans doute pas le cas, bien que
leur esprit puisse avoir bonne volonté pour cela :
mais leur chair est faible. Le passé de la civilisation
est trop puissant encore dans leurs muscles :
ils sont encore dans une situation peu libre et sont
à moitié ecclésiastiques laïques, à moitié précepteurs
dépendants de gens et de classes nobles, et en
outre, par pédanterie de science, par de sottes
méthodes surannées, rabougris et momifiés. Ils
sont ainsi, au moins de corps, et souvent aussi
pour les trois quarts de leur esprit, toujours les
courtisans d’une civilisation vieillie, même décrépite,
et comme tels décrépits eux-mêmes ; l’esprit
nouveau, qui parfois bruit dans ces vieux bâtiments,
ne sert pendant un temps qu’à les rendre
plus incertains et plus inquiets. En eux rôdent
aussi bien les fantômes du passé que les fantômes
de l’avenir ; quoi d’étonnant si alors ils ne font pas
toujours la meilleure mine, s’ils n’ont pas l’attitude
la plus plaisante ?
Avenir de la science. — La science donne à celui
qui y consacre son travail et ses recherches beaucoup
de satisfaction, à celui qui en apprend les
résultats, fort peu. Mais comme peu à peu toutes
les vérités importantes de la science deviennent ordinaires
et communes, même ce peu de satisfaction
cesse d’exister : de même que nous avons depuis
longtemps cessé de prendre plaisir à connaître l’admirable
Deux fois deux font quatre. Or,si la science
procure par elle-même toujours de moins en moins
de plaisir, et en ôte toujours de plus en plus, en
rendant suspects la métaphysique, la religion et
l’art consolateurs : il en résulte que se tarit cette
grande source du plaisir, à laquelle l’homme doit
presque toute son humanité. C’est pourquoi une
culture supérieure doit donner à l’homme un cerveau
double, quelque chose comme deux compartiments
du cerveau, pour sentir, d’un côté, la science,
de l’autre, ce qui n’est pas la science : existant côte
à côte, sans confusion, séparables, étanches : c’est
là une condition de santé. Dans un domaine est la
source de force, dans l’autre le régulateur : les illusions,
les préjugés, les passions doivent servir à
échauffer, l’aide de la science qui connaît doit servir
à éviter les conséquences mauvaises et dangereuses
d’une surexcitation. — Si l’on ne satisfait
point à cette condition de la culture supérieure, on
peut prédire presque avec certitude le cours ultérieur
de l’évolution humaine : l’intérêt pris à la
vérité cessera à mesure qu’elle garantira moins de
plaisir ; l’illusion, l’erreur, la fantaisie, reconquerront
pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, leur
territoire auparavant occupé : la ruine des sciences,
la rechute dans la barbarie est la conséquence prochaine ;
de nouveau l’humanité devra recommencer
à tisser sa toile, après l’avoir, comme Pénélope,
détruite pendant la nuit. Mais qui nous est garant
qu’elle en retrouvera toujours la force ?
Le plaisir de connaître. — Qu’est-ce qui fait que
la connaissance, l’élément du chercheur et du philosophe,
est liée à du plaisir ? D’abord, avant tout,
c’est qu’on y prend conscience de sa force, partant
pour la même raison que les exercices gymnastiques,
même sans spectateurs, donnent du plaisir.
Secondement, c’est qu’au cours de la recherche, on
dépasse d’anciennes conceptions et leurs représentants,
on en est vainqueur ou du moins on croit
l’être. Troisièmement, c’est que par une connaissance
nouvelle, si minime qu’elle soit, nous nous
élevons au-dessus de tous et nous nous sentons
alors les seuls qui sachions la vérité sur ce point.
Ces trois motifs de plaisir sont les plus importants,
mais il y a encore, suivant la nature de l’homme
qui cherche, beaucoup de motifs accessoires. — Une
liste assez considérable de ces motifs est donnée, à
un endroit où on ne la chercherait point, dans
mon livre parénétique sur Schopenhauer[1] : l’exposition
qui en est faite peut contenter tout servant
expérimenté de la connaissance, quoiqu’il puisse
souhaiter d’effacer la teinte ironique qui semble
répandue sur ces pages. Car s’il est vrai qu’à la
production du savant « une foule d’instincts et de
petits instincts très humains doivent avoir fourni
leur matière », que le savant est d’un métal à la
vérité très noble, mais non pur, et qu’il « se compose
d’un entrelacement compliqué de mobiles et
d’attraits fort divers » : cela est également vrai de
la production et de l’être de l’artiste, du philosophe,
du génie moral — et de toutes les autres
grandes dénominations glorifiées dans ce livre.
Tout ce qui est humain mérite, quant à son origine,
la considération ironique ; c’est pourquoi l’ironie
est dans le monde si superflue.
Fidélité, preuve de solidité. — C’est un indice
parfait de la bonté d’une théorie que son auteur
n’ait pas en quarante ans pris de méfiance contre
elle ; mais je prétends qu’il n’a pas encore existé
un philosophe qui n’ait fini par jeter sur la philosophie
inventée par sa jeunesse un coup d’œil de
mépris — ou du moins de méfiance. —
Mais peut-être n’a-t-il rien dit publiquement de ce changement
de dispositions, par ambition ou — comme
il est probable chez de nobles natures — par un
tendre désir d’épargner ses adeptes.
Accroissement de l’intéressant. — Dans le progrès
de la culture, tout devient intéressant pour
l’homme, il sait rapidement trouver le côté instructif
d’une chose et saisir le point où elle peut
combler une lacune de sa pensée ou confirmer une
de ses idées. Ainsi disparaît de jour en jour l’ennui,
ainsi aussi l’excitabilité excessive du cœur. Il finit
par circuler parmi les hommes comme un naturaliste
parmi les plantes, et par s’observer lui-même
comme un phénomène qui n’excite fortement que
son instinct de connaître.
Superstition de la simultanéité. — Ce qui est
simultané a un lien commun, pense-t-on. Un parent
meurt au loin, en même temps nous rêvons
de lui, — ainsi ! Mais d’innombrables parents
meurent et nous ne rêvons pas d’eux. C’est comme
à propos des naufragés qui font des vœux : on ne
voit pas plus tard dans les temples les ex-voto de
ceux qui ont péri. — Un homme meurt, une
chouette ulule, une montre s’arrête, le tout à une
même heure de la nuit : n’y aurait-il pas là un lien
commun? Une intimité avec la nature, telle que la
suppose ce pressentiment, flatte l’homme. — Cette
espèce de superstition se retrouve sous une forme
plus raffinée chez des historiens et des peintres
de la civilisation, à qui toutes les juxtapositions de
faits dénuées de sens, dont abonde pourtant la vie
des particuliers et des peuples, a coutume d’inspirer
une sorte d’hydrophobie.
Le pouvoir, non le savoir, exercé par la science.
— La valeur du fait qu’on a passé quelque temps à
pratiquer exactement une science exacte ne réside
pas dans ses résultats ; car, en proportion de la
mer des objets de science, ceux-ci ne sont qu’une
quantité insignifiante. Mais on en retire un accroissement
d’énergie, de capacité de raisonner, de
constance à persévérer ; on a appris à atteindre
une fin par des moyens appropriés à la fin. C’est
en ce sens qu’il est très précieux, en vue de tout ce
que l’on fera plus tard, d’avoir été un jour homme
de science.
Attrait de jeunesse de la science. — La recherche
de la vérité a maintenant encore l’attrait de se distinguer
partout fortement de l’erreur devenue
décrépite et ennuyeuse ; cet attrait va se perdant
de jour en jour. Aujourd’hui, nous vivons, il est
vrai, encore dans la jeunesse de la science et nous avons coutume de suivre la vérité comme une belle
fille ; mais qu’arrivera-t-il, quand un jour elle
sera devenue une femme vieillie, au regard maussade ?
Presque dans toutes les sciences la conception
fondamentale n’a été trouvée que tout récemment,
ou bien est encore cherchée ; combien ce moment
est plus attrayant que celui où, tout l’essentiel
étant trouvé, il ne restera plus au chercheur qu’une
morne glane d’automne (c’est un sentiment qu’on
peut apprendre à connaître dans certaines disciplines
historiques).
La statue de l’humanité. — Le génie de la civilisation
opère comme Cellini, alors qu’il faisait la
fonte de sa statue de Persée : la masse liquide
menaçait de’ne pas se prendre, mais elle le devait :
il y jeta donc des plats et des assiettes, et tout ce
qui d’ailleurs lui tombait sous la main. Et de même
ce génie-là jette à la fonte des erreurs, des vices,
des espérances, des illusions, et d’autres choses, de
métal vil comme de métal précieux, car il faut que
la statue de l’humanité réussisse et s’achève ;
qu’importe que çà et là quelque matière médiocre
y soit employée ?
Une culture d’hommes. — La culture grecque de
l’époque classique est une culture d’hommes. En
ce qui concerne les femmes, Périclès, dans son
Discours funèbre, dit tout en ces mots : le mieux est
pour edes qu’il soit parlé d’elles le moins possible
entre hommes. — Les relations érotiques des hommes
avec les adolescents furent, à un point que
notre intelligence ne peut comprendre, la condition
nécessaire, unique, de toute éducation virile (à peu
près de même que toute éducation élevée des femmes
ne fut longtemps chez nous amenée que par
l’amour et le mariage). Tout l’idéalisme de la force
de la nature grecque se porta sur ces relations, et
probablement jamais les jeunes gens n’ont été
traités avec autant de sollicitude, d’affection, et
d’égard absolu à leur plus grand bien (virtus),
qu’aux sixième et cinquième siècles, — ainsi conformément
à la belle maxime d’Hölderlin : « Car
c’est en aimant que le mortel produit le plus de
bien. » Plus s’élevait la conception de ces relations,
plus s’abaissait le commerce avec la femme : le
point de vue de la procréation des enfants et de la
volupté — rien de plus n’y entrait en considération ;
il n’y avait point commerce intellectuel, encore
moins amour véritable. Si l’on considère encore
qu’elles-mêmes étaient exclues des jeux et des
spectacles de toute sorte, il ne reste que les cultes
religieux comme moyen de culture supérieure des
femmes. — S’il est vrai pourtant que dans la tragédie
on représentait Électre et Antigone, c’est
qu’on tolérait cela dans l’art, quoiqu’on n’en voulût
pas dans la vie : de même qu’aujourd’hui tout
pathétique nous est insupportable dans la vie, bien
que dans l’art le spectacle nous en plaise. — Les
femmes n’avaient au reste d’autre devoir que d’enfanter
de beaux corps puissants, où le caractère
du père revivait autant que possible sans interruption,
et par là d’opposer une résistance à la surexcitation
nerveuse croissante d’une civilisation supérieurement
développée. C’est ce qui maintint la
civilisation grecque dans une jeunesse relativement
si longue ; car, dans les mères grecques, le génie
de la Grèce revenait toujours à la nature.
Le préjugé en faveur de la grandeur. — Les
hommes font évidemment trop d’estime de tout ce
qui est grand et éminent. Cela vient de l’idée consciente
ou inconsciente qu’ils trouveront toujours
leur intérêt à ce qu’un individu applique toutes ses
forces à un seul domaine et qu’il fasse de soi une
sorte de monstrueux organe unique. Assurément
l’homme lui-même tire plus de profit et de bonheur
d’un perfectionnement proportionnel de ses
forces ; en effet tout talent est un vampire qui suce
le sang et la vigueur des autres forces, et une production
exagérée peut conduire l’homme le mieux
doué presque à la folie. Dans les arts aussi les
natures extrêmes attirent bien trop l’attention ; mais
l’existence d’une culture moindre est aussi nécessaire,
pour se laisser attacher par elles. Les hommes
se soumettent d’habitude à tout ce qui veut avoir
de la puissance.
Les tyrans de l’esprit. — Là seulement où tombe
le rayon du mythe, la vie des Grecs a de l’éclat ; autrement
elle est sombre. Or, les philosophes grecs se
privent justement de ce mythe : n’est-ce pas comme
s’ils voulaient se retirer du soleil pour se mettre
à l’ombre dans l’obscurité ? Mais il n’y a pas de
plante qui se détourne de la lumière ; au fond, ces
philosophes ne faisaient que chercher un soleil plus
clair, le mythe n’était pas à leurs yeux assez pur,
assez éclatant. Ils trouvaient cette lumière dans leur
connaissance, dans ce que chacun d’eux appelait sa
« Vérité ». Mais alors la connaissance avait encore
une splendeur plus grande, elle était jeune encore
et connaissait encore peu les difficultés et les périls
de sa route ; elle pouvait alors espérer encore arriver
d’un seul bond au centre de tout l’être et de
là résoudre l’énigme du monde. Ces philosophes
avaient une robuste foi en eux-mêmes et en leur
« vérité », avec laquelle ils tombaient tous leurs voisins
et leurs devanciers ; chacun d’eux était un
tyran batailleur et violent. Peut-être la félicité que
procure la foi en la possession de la vérité ne fut-elle
jamais plus grande dans le monde, mais jamais
aussi la dureté, l’orgueil, le caractère tyrannique
et malfaisant d’une pareille foi. Ils étaient des tyrans,
partant ce que tout Grec voulait être et était, s’il pouvait
l’être. Peut-être Solon seul fait-il exception ; il
ditdans ses poésies comment il dédaigna la tyrannie
personnelle. Mais il le faisait par amour pour son
œuvre, pour sa législation ; et donner des lois est
une forme plus raffinée de la tyrannie. Parménide
aussi donna des lois, peut-être Pythagore encore et
Empédocle ; Anaximandre fonda une ville. Platon
était le désir incarné de devenir le plus grand législateur
et fondateur d’État philosophe ; il semble
avoir terriblement souffert de la non-réalisation de
sa nature et son âme était vers la fin de sa vie pleine
de la bile la plus noire. Plus la philosophie grecque
perdit de puissance, plus elle souffrit intérieurement
de cette humeur atrabilaire et chagrine ; quand
pour la première fois les sectes diverses défendirent
leurs vérités dans les rues, les âmes de tous ces prétendants
de la Vérité étaient entièrement gorgées de
jalousie et de bave, l’élément tyrannique sévissait
alors dans leur propre corps comme un poison.
Tous ces petits tyrans auraient voulu se dévorer tout
crus ; il ne restait plus en eux une étincelle d’amour
et trop peu de plaisirde leur propre connaissance.
— En général, l’axiome que les tyrans sont le plus
souvent assassinés et que leur postérité vit peu de
temps, s’applique aussi aux tyrans de l’esprit. Leur
histoire est courte, violente, leur influence s’interrompt
brusquement. Presque de tous les grands
Hellènes, on peut dire qu’ils semblent être venus
trop tard ; ainsi d’Eschyle, de Pindare, de Démosthène,
de Thucydide ; une génération après eux —
et c’en est fait pour toujours. C’est ce qu’il y a
d’orageux et d’étrange dans l’histoire grecque.
Aujourd’hui, il est vrai, l’admiration s’adresse à
l’Évangile de la tortue. Penser en historien ne
signifie guère autre chose que de s’imaginer qu’en
tous les temps l’histoire aurait eu pour mot d’ordre :
« faire le moins possible dans le plus de temps possible ! »
Ah ! l’histoire grecque court si rapide !
Jamais il n’y eut ailleurs de vie aussi prodigue, aussi
excessive ! Je ne puis pas me convaincre que l’histoire
des Grecs ait pris ce cours naturel qu’on célèbre
tant chez elle. Ils étaient pourvus de dons trop
multiples pour aller progressivement pas à pas, à la
manière de la tortue luttant à la course avec Achille,
et c’est là ce qu’on nomme développement naturel.
Chez les Grecs, on avance vite, mais on recule
aussi vite ; la marche de toute la machine est si
intense qu’une seule pierre jetée dans ses roues la
fait sauter. Une de ces pierres fut par exemple
Socrate : en une seule nuit, l’évolution de la science
philosophique, jusqu’alors si merveilleusement régulière,
mais aussi trop hâtive, fut dérangée. Ce n’est
pas une question oiseuse de se demander si Platon,
resté libre du charme socratique, n’aurait pas
trouvé un type plus élevé encore d’homme philosophe,
perdu pour nous à jamais. On peut voir dans
les temps antérieurs à lui comme dans un atelier
de sculpteur des échantillons de pareils types. Mais
les sixième et cinquième siècles semblent toujours
promettre plus et plus haut qu’eux-mêmes n’ont produit ;
ils en sont restés à la promesse et à l’annonce.
Et cependant à peine y a-t-il une perte plus
pénible que celle d’un type, d’une forme supérieure
possible de la vie philosophique, nouvelle, restée
jusqu’ici indécouverte. Même des types anciens, la
plupart sont mal connus par la tradition ; il me semble
extrêmement difficile de distinguer tous les philosophes
de Thalès à Démocrite ; mais celui qui
réussira à recréer ces figures, passera en revue des
modèles du type lepluspuissant et le plus pur. Cette
capacité est, à la vérité, rare, elle manquait même aux
Grecs postérieurs qui s’occupèrent de connaître l’ancienne
philosophie ; Aristote surtout semble n’avoir
pas ses yeux dans sa tête, quand il se trouve en présence
de ces hommes. Et ainsi il semble que ces merveilleux
philosophes aient vécu en vain, ou qu’ils
n’aient fait que préparer les bataillons disputeurs
et parleurs des écoles socratiques. Il y a là, comme
j’ai dit, une lacune, une rupture dans l’évolution ;
quelque grande catastrophe doit s’être produite, et
l’unique statue d’après laquelle on eût pu connaître
Je sens et le but de cette grande préparation
artistique s’est brisée ou n’a pas réussi : ce qui s’est réellement
passé est resté pour toujours un secret de
l’atelier. — Ce qui est arrivé chez les Grecs, à savoir
que tout grand penseur, dans la croyance qu’il
était possesseur de la vérité absolue, devint un
tyran, si bien que l’histoire de l’esprit chez les
Grecs a elle-même revêtu ce caractère de violence,
de hâte et d’aventure que montre leur histoire politique —,
ce genre d’événements n’a pas été ainsi
épuisé : il s’est produit beaucoup de phénomènes
analogues jusque dans les époques les plus récentes,
quoique toujours plus rarement et, de nos jours,
difficilement avec la pure naïveté de conscience des
philosophes grecs. Car en tout la théorie adverse
et le scepticisme parlent de nos jours trop fort, trop
haut. La période des tyrans de l’esprit est passée.
Dans les sphères de la culture supérieure, il y a
toujours dû, il est vrai, y avoir une domination —
mais cette domination est désormais dans les mains
de l’oligarchie de l’esprit. Elle forme, en dépit de
toute séparationgéographique et politique, une société
cohérente, dont les membres se connaissent et se
reconnaissent, quelques appréciations favorables ou
défavorables que puissent mettre en circulation l’opinion
publique et lesjugements des journalistes et
des gazetiers qui agissent sur la masse. La supériorité
intellectuelle, qui autrefois créait séparation et
hostilité, a coutume aujourd’hui d’unir : comment les
individus pourraient-ils être maîtres d’eux-mêmes
et nager dans la vie suivant une route propre, contre
tous les courants, s’ils ne voyaient çà et là de
leurs pareils vivre dans des conditions pareilles et
ne leur prenaient la main dans la lutte, aussi bien
contre le caractère ochlocratique de la demi-intelligence
et de la demi-culture, que contre les tentatives
faites à l’occasion pour établir une tyrannie
avec l’aide de l’action des masses ? Les oligarques
sont nécessaires les uns aux autres, ils ont leur plus
grand plaisir les uns dans les autres, ils comprennent
leurs signes d’intelligence — mais malgré tout
chacun est libre, il combat et triomphe à son rang,
préférant périr plutôt que de se soumettre
Homère. — Le plus grand fait de la civilisation
grecque reste toujours ceci, qu’Homère devint de
si bonne heure panhellénique. Toute la liberté intellectuelle
et humaine où parvinrent les Grecs revient
à ce fait. Mais ce fut en même temps la fatalité propre
de la civilisation grecque, car Homère aplanissait
en centralisant et dissolvait les plus sérieux ;
instincts d’indépendance. De temps en temps s’éleva
du fond le plus intime de l’hellénisme la protestation
contre Homère ; mais il resta toujours vainqueur.
Toutes les grandes puissances spirituelles
exercent, à côté de leur action libératrice, une autre
action déprimante ; mais, à la vérité, cela fait une différence que ce soit Homère ou la Bible ou la science
qui tyrannise les hommes.
Dons naturels. — Dans une humanité aussi supérieurement développée qu’est l’actuelle, chacun
reçoit de nature l’accès à beaucoup de talents. Chacun a un talent inné, mais à un petit nombre seulement est donné par nature et par éducation le
degré de constance, de patience, d’énergie nécessaire pour qu’il devienne véritablement un talent,
qu’ainsi il devienne ce qu’il est, c’est-à-dire : le
dépense en œuvres et en actes.
L’homme d’esprit ou surfait ou déprécié. — Des
hommes étrangers à la science, mais bien doués,
apprécient tout indice d’esprit, qu’il soit d’ailleurs
sur une route vraie ou fausse ; ils veulent avant tout
que l’homme qui converse avec eux leur donne par
son esprit un agréable entretien, les éperonne, les
enflamme, les entraîne à la gravité et à la plaisanterie, et en tout cas les garde de l’ennui comme une
puissante amulette. Les natures scientifiques savent au contraire que le don d’avoir de toutes mains
des idées doit être réfréné de la façon la plus sévère
par l’esprit de la science ; ce n’est pas ce qui a du brillant, de l’apparence, de l’effet, mais c’est la vérité souvent sans apparence qui est le fruit qu’il
désire faire tomber de l’arbre de la science. Il a le
droit, comme Aristote, de ne pas faire de différence
entre « ennuyeux et « spirituel», sondémonle conduit par les déserts aussi bien que par la végétation tropicale, afin que partout il ne tire sa joie que
du réel, de l’assuré, du vrai.
— De là vient, chez
des érudits sans importance, un mépris et une suspicion de l’homme d’esprit en général, et en revanche des gens d’esprit ont souvent une antipathie
contre la science : comme par exemple presque
tous les artistes.
La raison dans l’école. — L’école n’a pas de plus
important devoir que d’enseigner la pensée sévère,
le jugement prudent, le raisonnement conséquent :
elle doit donc faire abstraction de toutes les choses
qui n’ont pas de valeur pour ces opérations, par
exemple de la religion. Elle peut compter que l’humaine confusion, l’accoutumance et le besoin ne
manqueront pas plus tard de détendre l’arc de la
pensée trop roide. Mais tant que son influence
s’exerce, elle doit arriver à produire ce qui est le plus
essentiel et le plus caractéristique dans l’homme :
« Raison et science, la plus élevée de toutes les
forces humaines » — du moins au jugement de Gœthe. — Le grand naturaliste von Baer trouve la
supériorité de tous les Européens sur les Asiatiques
dans la capacité acquise par éducation de pouvoir
donner des raisons de tout ce qu’ils croient, ce dont
les autres sont totalement incapables. L’Europe est
allée à l’école de la pensée conséquente et critique,
l’Asie ne sait toujours pas distinguer entre la vérité et la poésie et ne se rend pas compte si ses convictions dérivent de l’observation propre et du raisonnement normal ou de l’imagination. — C’est la
raison dans l’école qui a fait que l’Europe est l’Europe : au moyen-âge, elle était en train de redevenir
une province et une annexe de l’Asie, — par conséquent de perdre le sens scientifique qu’elle devait
à la Grèce.
Appréciation trop basse de l’éducation du lycée. — On cherche rarement l’importance du lycée dans les
choses qui y sont réellement apprises et que l’on en
emporte sans pouvoir les perdre, mais plutôt dans
celles que l’on y enseigne et que l’écolier ne s’approprie qu’à contre-cœur, pour s’en débarrasser,
dès qu’il le peut, d’une secousse. La lecture des
classiques — comme l’accordera tout esprit cultivé
— est, telle qu’elle est pratiquée partout, un procédé monstrueux : elle se fait devant des jeunes gens
qui à aucun égard ne sont mûrs pour elle, par des maîtres dont chaque parole, dont souvent l’aspect
seul met une couche dépoussiéré sur un bon auteur.
Mais voici où réside l’utilité que d’ordinaire on méconnaît — c’est que ces maîtres parlent la langue abstraite de la haute culture, lourde et difficile à
comprendre, mais qui est une gymnastique supérieure du cerveau ; c’est que dans leur langage apparaissent continuellement des idées, des expressions,
des méthodes, des allusions que les jeunes gens
n’entendent presque jamais dans la conversation
de leurs parents et dans la rue. Quand les écoliers
ne feraient qu’entendre,
leur intelligence subit
bon gré mal gré une formation préalable à une
manière de concevoir scientifique. Il n’est pas possible que de cette discipline on sorte ayant complètement échappé au contact de l’abstraction, en pur
enfant de la nature.
Apprendre plusieurs langues. — Apprendre plusieurs langues remplit la mémoire de mots, au lieu
de faits et d’idées, quand cette faculté ne peut chez
tout homme recevoir qu’une certaine quantité déterminée de contenu. Puis le fait d’apprendre plusieurs langues est nuisible, en ce qu’il produit l’illusion d’avoir des capacités, et dans le fait donne
aussi dans les relations une certaine apparence
décevante ; puis il est nuisible encore indirectement, en ce qu’il s’oppose à l’acquisition de connaissances
de fond et à l’intention de mériter l’estime des hommes par des moyens loyaux. Enfin, il est la hache
mise à la racine du sentiment un peu délicat de la
langue maternelle : celui-ci en est incurablement
blessé et mené à la ruine. Les deux peuples qui ont
produit les plus grands artistes de style, les Grecs
et les Français, n’apprenaient pas les langues
étrangères. — Mais comme le commerce des hommes devient de jour en jour plus cosmopolite et
que, par exemple, un bon négociant de Londres
doit dès à présent se faire comprendre oralement
et par écrit en huit langues, il faut avouer que l’étude de plusieurs langues est un mal nécessaire ;
mais aussi il finira, en arrivant à l’extrême, par
forcer l’humanité à trouver un remède ; et, dans
un avenir aussi lointain qu’on voudra, il y aura
pour tout le monde une langue nouvelle, qui servira d’abord de moyen de communication au trafic,
ensuite aux relations intellectuelles, aussi certainement qu’il y aura un jour une navigation aérienne. Autrement, à quoi serait-il bon que la linguistique ait étudié pendant un siècle les lois du langage
et apprécié dans chacune des langues ce qu’il y a
de nécessaire, d’utile et de réussi ?
Pour servir à l’histoire de la guerre dans l’individu. — Nous trouvons ramassée dans une seule vie humaine qui passe par plusieurs cultures la lutte
qui a d’ordinaire lieu entre deux générations, entre
le père et le fils : la proximité de parenté aiguise
cette lutte, parce que chacun des partis y fait
entrer sans pitié ce qui se passe à l’intérieur de
l’autre parti et qu’il connaît si bien ; et de la sorte
c’est dans un seul individu que cette lutte prendra
sa forme la plus acharnée ; ici chaque phase nouvelle passe sur les précédentes avec une injustice et
une méconnaissance cruelle de leurs moyens et de
leurs buts.
Un quart d’heure trop tôt. — On trouve parfois
un homme qui se tient par ses idées au-dessus de
son époque, mais seulement assez pour prendre
par avance les idées vulgaires du siècle prochain.
Il a l’opinion publique avant qu’elle ne soit publique, c’est-à-dire : il a embrassé une idée qui mérite de devenir triviale, un quart d’heure avant les
autres. Mais sagloire est d’ordinaire bien plus éclatante que la gloire des hommes vraiment grands
et supérieurs.
L’art de lire. — Toute tendance forte est exclusive ; elle se rapproche de la direction de la ligue
droite et, comme elle, est exclusive, c’est-à-dire : elle ne devient pas tangente à beaucoup d’autres
tendances, comme font les partis et les natures
faibles dans leur va-et-vient ondulatoire : il faut
donc aussi s’attendre à trouver les philologues
exclusifs. La restitution et la conservation des
textes, en même temps que leur interprétation, pratiquée avec suite par une corporation, des siècles
durant, a permis enfin de trouver les bonnes méthodes ; tout le moyen-âge était profondément incapable d’une explication strictement philologique,
c’est-à-dire du désir de comprendre simplement ce
que dit l’auteur — c’était quelque chose, de trouver ces méthodes, qu’on n’en rabaisse pas le prix !
Toute la science n’a gagné de la continuité et de la
stabilité que parce que l’art de bien lire, c’est-à-dire la philologie, est parvenu à son apogée.
L’art de raisonner. — Le plus grand progrès
qu’aient fait les hommes consiste à avoir appris à
raisonner juste. Ce n’est pas une chose aussi naturelle que le pense Schopenhauer, quand il dit :
« Tous sont aptes à raisonner, peu à juger », mais
on ne l’a apprise que tard et maintenant encore
elle n’est pas parvenue à l’empire. Le raisonnement
faux est, dans les temps anciens, la règle, et les
mythologies de tous les peuples, leur magie et leur
superstition, leur culte religieux, leur droit, sont des mines inépuisables de preuves à l’appui de cette
proposition.
Phases de la culture individuelle. — La force et
la faiblesse de la productivité intellectuelle ne dépendent pas tant à beaucoup près des facultés reçues
en héritage que de la masse transmise d’énergie.
La plupart des jeunes gens cultivés de trente ans
reculent à ce point solsticial de leur vie et dès lors
ne prennent plus plaisir à de nouvelles orientations
intellectuelles. D’où la nécessité alors, pour le salut
d’une culture qui s’élève de plus en plus, d’une
nouvelle génération, qui à son tour ne la mène pas
non plus bien loin : car pour rattraper la culture
de son père, le fils doit dépenser presque toute l’énergie héritée que le père possédait lui-même à
l’époque de sa vie où il engendra son fils ; le petit
surplus lui permet d’aller plus loin (car la route
étant faite pour la seconde fois, on avance un peu plus
vite ; le fils ne dépense pas, pour apprendre la même
chose que savait son père, tout à fait autant de
force). Des hommes très énergiques, comme par
exemple Gœthe, frayent autant de chemin qu’à
peine quatre générations le peuvent derrière eux ;
mais cela fait qu’ils avancent trop vite, en sorte que
les autres hommes ne les rejoignent qu’au siècle
suivant, peut-être jamais complètement, parce que les interruptions fréquentes ont affaibli Ja cohérence
de la culture, la continuité de l’évolution. — Les
phases habituelles de la culture intellectuelle qui
sont atteintes au cours de l’histoire sont atteintes
par les hommes de plus en plus vite. Ils commencent actuellement à entrer en culture en qualité
d’enfants animés d’un mouvement religieux et arrivent, environ dans la dixième année, à la plus
grande vivacité de ces sentiments ; ils passent ensuite à des formes plus affaiblies (panthéisme),
tandis qu’ils se rapprochent de la science ; ils laissent derrière eux Dieu, l’immortalité, et cetera,
mais cèdent à la magie d’une philosophie métaphysique. À la fin celle-ci même leur devient incroyable ; c’est l’art au contraire qui semble prendre de plus en plus d’importance, au point que
pendant un temps la métaphysique ne continue
d’exister et ne persiste qu’à la condition de se métamorphoser en art ou sous la forme d’une tendance à expliquer tout par l’art. Cependant , le sens
scientifique va devenant plus impérieux et amène
l’homme à la science de la nature et à la recherche
historique, entre autres, aux méthodes de connaissance les plus rigoureuses, au lieu que l’art prend
une signification de plus en plus faible et modeste.
Tout cela, de nos jours, se passe ordinairement
dans les trente premières années d’un homme. C’est
la récapitulation d’une tâche à laquelle l’humanité
a travaillé peut-être pendant trente mille ans.
En recul, non en arrière. — Celui qui présentement s’attache encore aux sentiments religieux et
continue à vivre plus longtemps peut-être par la
suite dans la métaphysique et l’art, s’est donné,
il est vrai, un retard d’une bonne longueur et commence à lutter à la course avec les autres hommes
modernes dans des conditions défavorables ; il
perd en apparence du terrain et du temps. Mais
par cela même qu’il s’est tenu dans une région où
l’ardeur et l’énergie sont déchaînées, où la puissance se précipite continuellement comme un courant volcanique d’une source invincible, il suffit
qu’il sorte à temps de ces régions pour n’avancer
alors que plus vite : son pas est ailé, sa poitrine a
appris à respirer plus tranquillement, plus longuement, plus constamment. — Il n’a fait que
reculer pour donner à son bond un espace suffisant : ainsi il peut y avoir dans sa démarche quelque chose de terrible, de menaçant.
Une section de notre Moi sert d’objet artistique. — C’est un signe de culture supérieure que de
maintenir en toute conscience certaines phases de
l’évolution, que les hommes moindres traversent
presque sans y penser et effacent ensuite de la table de leur âme, et que d’en crayonner une image
fidèle : c’est là l’espèce la plus élevée de l’art de la
peinture, que peu de personnes seulement comprennent. Pour cela il est nécessaire d’isoler ces
phases par artifice. Les études historiques forment
la faculté d’une pareille peinture, car elles nous forcent constamment, à propos d’un fragment d’histoire, d’une vie de peuple ou d’hommes, à nous
représenter tout un horizon déterminé de pensées,
une force déterminée de sentiments, la saillie de
ceux-ci, le recul de ceux-là. C’est dans la possibilité
de reconstituer rapidement, en des occasions données, de tels systèmes de pensées et de sentiments,
comme on restitue l’effet d’un temple d’après quelques colonnes et pans de murs restés debout par
hasard, c’est en cela que consiste le sens historique.
Lepre mier résultat en est que nous comprenons
nos semblables comme de pareils systèmes entièrement déterminés et comme des représentants de
cultures diverses, c’est-à-dire comme nécessaires,
mais comme modifiables. Et en retour : que, dans
notre propre évolution, nous sommes capables de
séparer des morceaux et de les prendre à part.
Cyniques et Épicuriens. — Le cynique reconnaît le lien de dépendance entre les douleurs accrues et fortifiées de l’homme supérieur en civilisa-
tion et la masse de ses besoins ; il comprend ainsi que la foison d’opinions sur le beau, le gracieux, le
joli, le plaisant, devait faire jaillir autant de sources
très riches de jouissance, mais aussi de déplaisir.
Conformément à cette vue, il se réforme, en abandonnant nombre de ces opinions et en se soustrayant à certaines exigences de la civilisation ; par
là il acquiert un sentiment de liberté et de force ; et
peu à peu, quand l’habitude lui rend son genre
de vie supportable, il a en effet des sensations de
déplaisir plus rares et plus faibles que les hommes
civilisés, et se rapproche de l’animal domestique ;
en outre il sent tout avec le piquant du contraste
et — peut également injurier à cœur-joie ; si bien
que par là il se relève bien au-dessus du monde de
sentiments de l’animal. — L’épicurien a le même
point de vue que le cynique ; il n’y a pour l’ordinaire entre eux qu’une différence du tempérament.
Puis l’épicurien met à profit sa civilisation supé-
rieure pour se rendre indépendant des opinions
dominantes et il s’élève au-dessus d’elles, tandis
que le cynique reste exclusivement dans la négation. Il marche comme dans des sentiers à l’abri
du vent, bien protégés, à demi-obscurs, tandis qu’au-dessus de sa tête, dans le vent, les cimes des arbres
bruissent et lui décèlent quelle violente agitation
règne là-dehors par le monde. Le cynique, au contraire, circule comme tout nu, dehors dans le
souille du vent et s’endurcit jusqu’à perdre le sentiment.
Microcosme et macrocosme de la civilisation. — C’est en lui-même que l’homme fait les meilleures
découvertes sur la culture, quand il y trouve agissantes deux puissances hétérogènes. Supposé qu’un
homme vive autant dans l’amour de l’art plastique
ou de la musique qu’il est entraîné par l’esprit de
la science, et qu’il considère comme impossible de
faire disparaître cette contradiction par la
suppression de l’un et l’affranchissement complet de
l’autre : il ne lui reste qu’à faire de lui-même un édifice
de culture si vaste qu’il soit possible à ces deux
puissances d’y habiter, quoique à des extrémités
éloignées, tandis qu’entre elles deux des puissances
conciliatrices auront leur domicile, pourvues d’une
force prééminente, pour aplanir en cas de nécessité
la lutte qui s’élèverait. Or, un tel édifice de culture
dans l’individu isolé aura la plus grande ressemblance avec l’édifice de la culture d’époques entières
et fournira par analogie des leçons perpétuelles
à son sujet. Car partout où s’est développée la
grande architecture de la culture, sa tâche a consisté à forcer à l’entente les puissances opposées,
par le moyen d’une très forte coalition des autres
forces moins irréconciliables, sans pourtant les
assujettir ni les charger de chaînes.
Bonheur et culture. — La vue du milieu où s’est
passée notre enfance nous touche : le jardin public,
l’église avec les tombes, l’étang et le bois — sont
choses que nous revoyons toujours avec émotion.
La pitié de nous-mêmes nous saisit, car depuis, que
nous avons traversé de souffrances ! Et là, chaque
chose subsiste avec un air si calme, si éternel : nous
seuls sommes si changés, si émus ; même nous retrouvons quelques hommes sur qui le temps n’a
pas plus exercé sa dent que sur un chêne : paysans,
pêcheurs, forestiers — ce sont les mêmes. — L’émotion, la pitié de soi-même en face de la culture
inférieure est le signe de la culture supérieure ; d’où
il suit que par elle le bonheur n’est dans tous les
cas pas augmenté. Oui veut faire dans la vie une
moisson de bonheur et de tranquillité n’a qu’à se
détourner toujours des voies de la culture supérieure.
Comparaison tirés de la danse. — De nos jours,
il faut considérer comme le signe décisif de la
grande culture qu’un homme possède assez de force
et de souplesse pour être à la fois net et rigoureux
dans la connaissance, et, en d’autres moments,
capable de céder, pour ainsi dire, d’une centaine de pas à la poésie, à la religion, à la métaphysique et d’en ressentir la puissance et la beauté.
Une pareille position entre deux exigences si diverses est fort malaisée, car la science pousse à la
domination absolue de ses méthodes, et si l’on ne
cède pas à cette impulsion, il se produit cet autre
danger, d’osciller faiblement entre deux tendances
opposées. Cependant : pour ouvrir, au moins par
une comparaison, une perspective sur la solution
de cette difficulté, on n’a qu’à songer que la danse
n’est pas la même chose qu’un absurde mouvement
de va-et-vient entre des directions opposées. La
haute culture paraîtra semblable à une danse hardie : c’est pourquoi, comme j’ai dit, il y faut beaucoup de force et de souplesse.
De l’allégement de la vie. — Un moyen capital
de s’alléger la vie est d’en idéaliser les événements ;
mais il faut se faire d’après la peinture une idée
claire de ce que c’est qu’idéaliser. Le peintre désire
que le regard du spectateur ne soit pas trop exact,
trop aigu, il le force à se rendre à une certaine distance, pour considérer son œuvre de là ; il est
obligé de supposer celui qui regarde le tableau
placé à une distance très déterminée ; mieux encore,
il lui faut admettre chez son spectateur un degré
d’acuité de l’œil également déterminé ; sur ces points il n’a pas le droit d’être indécis. Tout homme
donc qui veut idéaliser sa vie ne doit pas vouloir
la regarder trop précisément et doit toujours reculer son œil à une certaine distance. C’est là un artifice où Gœthe, par exemple, s’entendait fort bien.
Aggravation en prise d’allégement et vice-versa. — Bien des choses qui, à certains degrés de l’humanité sont une aggravation à la vie, servent
d’allégement à un degré plus élevé, parce que ces
hommes ont appris à connaître des aggravations
de la vie plus fortes. Il se produit aussi l’inverse :
ainsi la religion, par exemple, a un double visage,
selon qu’un homme tourne vers elle son regard
pour se faire enlever par elle son fardeau et sa
détresse, ou bien qu’il jette l’œil sur elle comme sur
l’entrave qu’on lui a mise pour l’empêcher de monter trop haut dans les airs.
La culture supérieure est nécessairement incomprise. — Celui qui n’a monté son instrument qu’avec
deux cordes, comme les savants qui, en dehors de
l’instinct scientifique, n’ont de plus qu’un instinct religieux acquis par éducation, celui-là ne comprend pas des hommes qui savent, jouer sur un plus grand nombre de cordes. Il est dans l’essence
de la culture supérieure, à plusieurs cordes,
d’être toujours interprétée à faux par l’inférieure ;
c’est ce qui arrive par exemple quand l’art passe
pour une forme déguisée de la religiosité. Il y a
même des gens, qui ne sont que religieux, pour
entendre jusqu’à la science comme une recherche
du sentiment religieux, tout comme les sourds-muets ne savent pas ce qu’est la musique, sinon un
mouvement visible.
Lamento. — Ce sont peut-être les avantages de
notre époque qui amènent avec eux un recul et, à
l’occasion, une dépréciation de la vita contemplativa. Mais il faut bien s’avouer que notre temps est
pauvre en grands moralistes, que Pascal, Épictète,
Sénèque, Plutarque, sont à présent peu lus, que
le travail et le zèle — autrefois escorte de la grande
déesse Santé — semblent parfois sévir comme une
maladie. Comme le temps manque pour penser et
garder le calme dans la pensée, on n’étudie plus les
opinions divergentes : on se contente de les haïr.
Dans l’énorme hâte de la vie, l’esprit et l’œil sont
accoutumés à une vision et à un jugement incomplets et faux, et chacun ressemble aux voyageurs
qui font connaissance avec le pays et la population
sans quitter le chemin de fer. Une attitude indépendante et prudente de la connaissance est jugée
presque comme une sorte de manie ; la liberté de
l’esprit est déconsidérée spécialement par les savants, qui voudraient trouver, dans son art de considérer les choses, leur solidité et leur labeur d’abeilles et qui l’exileraient volontiers dans un seul
coin de la science : au lieu qu’elle a le devoir tout
autre, et bien supérieur, d’étendre d’une position
isolée son commandement sur toutes les forces de
la science et de l’érudition, et de leur faire voir les
voies et les buts de la culture. — Une plainte
comme celle qui vient d’être entonnée aura sans
doute son moment et résonnera un jour d’elle-même, dans un retour offensif du génie de la méditation.
Défaut principal des hommes d’action. — Les
hommes d’action manquent ordinairement de
l’activité supérieure : je veux dire l’individuelle. Ils
agissent à titre de fonctionnaires, de marchands,
d’érudits, autrement dit de représentants d’une
espèce, mais non à titre d’hommes déterminés, isolés et uniques ; à cet égard ils sont paresseux. — C’est le malheur des gens d’action que leur activité
est toujours un peu irraisonnée. On ne peut, par
exemple, demander au banquier qui amasse de
l’argent le but de son incessante activité ; elle est
irraisonnée. Les gens d’action roulent comme roule la pierre, suivant la loi brute de la mécanique. — Tous les hommes se divisent, et en tout temps et
de nos jours, en esclaves et libres ; car celui qui
n’a pas les deux tiers de sa journée pour lui-même
est esclave, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit.
En faveur de l’oisif. — Signe de ce que le prix
de la vie contemplative a baissé, les savants luttent
aujourd’hui avec les gens d’action en une espèce
de jouissance hâtive, au point qu’ils semblent, eux
aussi, priser plus haut cette façon de jouir que celle
qui leur convient proprement et qui, en fait, est
bien plus une jouissance. Les savants ont honte de
l’otium. C’est pourtant une noble chose que le loisir et l’oisiveté. — Si l’oisiveté est véritablement
le commencement de tous les vices, elle se trouve
ainsi au moins dans le voisinage le plus proche de
toutes les vertus ; l’homme oisif est toujours un
homme meilleur encore que l’actif. — Vous ne
pensez cependant pas que, par loisir et oisiveté, ce
soit vous que je désigne, ô paresseux ? —
L’inquiétude moderne. — À mesure qu’on va vers
l’Ouest, l’agitation moderne devient de plus en plus grande, si bien qu’aux yeux des Américains les
habitants de l’Europe représentent un ensemble
d’êtres amis du repos et du plaisir, tandis qu’en
réalité ils vont croisant leur vol continuel comme
des abeilles et des guêpes. Cette agitation est si
grande que la culture supérieure n’a plus le temps
de mûrir ses fruits : c’est comme si les saisons se
succédaient trop rapidement. Par manque de repos
notre civilisation court à une nouvelle barbarie.
En aucun temps les gens actifs, c’est-à-dire les gens
sans repos, n’ont été plus estimés. Il y a donc lieu
de mettre au nombre des corrections nécessaires
que l’on doit apporter au caractère de l’humanité,
la tâche de fortifier dans une large mesure l’élément contemplatif. Mais dès à présent tout individu
calme et constant de cœur et de tête a le droit de
croire qu’il possède non seulement un bon tempérament, mais une vertu d’utilité générale et qu’en
conservant cette vertu il remplit même un devoir
fort élevé.
Dans quelle mesure un homme actif est paresseux. — Je crois que tout homme doit avoir, sur toute
chose où il est possible de se faire des opinions,
une opinion propre, parce que lui-même est une
chose spéciale, n’existant qu’une fois, qui occupe
par rapport à toutes les autres choses une situation nouvelle, laquelle n’a jamais existé. Mais
la paresse qui est au fond de l’âme de l’homme
actif l’empêche de puiser l’eau à sa propre fontaine. — Il en va de la liberté des opinions comme
de la santé, l’une et l’autre sont individuelles,
de l’une et de l’autre on ne peut poser une conception d’une valeur générale. Ce qui est nécessaire à un individu pour sa santé est pour un
autre déjà une cause de maladie, et beaucoup de
moyens et de voies qui mènent à la liberté de l’esprit peuvent, pour des natures d’un degré plus
haut de développement, être des moyens et des
voies de dépendance.
Censor vitæ. — L’alternance de l’amour et de
la haine distingue pour longtemps l’état intérieur
d’un homme qui veut être libre dans son jugement sur la vie ; il n’oublie rien et met tout au
compte des choses, bon et mauvais. À la fin, lorsque
toute la table de son âme est couverte des notes de
l’expérience, iln’aura plus pour l’existence de mépris
et de haine, ni non plus d’amour, mais il résidera
au-dessus d’elle, tantôt avec un regard de joie,
tantôt avec un regard de deuil, et, pareil à la nature,
aura dans la pensée tantôt l’été, tantôt l’automne.
Conséquence accessoire. — Celui qui veut sérieusement devenir libre perdra par là, sans nulle contrainte, le penchant aux fautes et aux vices : même
le chagrin et le dépit le prendront plus rarement.
C’est que sa volonté ne désire rien de plus pressant
que connaître et le moyen de connaître, c’est-à-dire : l’état durable où il sera dans les conditions
les plus convenables pour connaître.
Importance de la maladie. — L’homme que la
maladie tient au lit arrive parfois à trouver qu’à
l’ordinaire il est malade de son emploi, de ses affaires ou de sa société, et que par elles il a perdu toute
connaissance raisonnée de soi-même : il gagne cette
sagesse au loisir où le contraint sa maladie
Impression à la campagne. — Si
l’on
n’a pas à
l’horizon de sa vie des lignes fermes et paisibles,
semblables à celles que font la montagne et la
forêt, la volonté intérieure de l’homme est elle-même
inquiète, distraite et troublée de désirs comme la
nature de l’habitant des villes : il n’a pas de bonheur et n’en donne pas.
Circonspection des esprits libres. — Les hommes d’esprit libre, vivant uniquement pour la connaissance, auront bientôt atteint leur but extérieur,
leur situation définitive à l’égard de la société et
de l’État, et par exemple se déclareront volontiers
satisfaits d’un petit emploi ou d’une fortune qui
suffit juste à leur existence, car ils s’arrangeront
pour vivre de manière qu’un grand changement
dans la fortune publique, et même une révolution
de l’ordre politique, ne soit pas en même temps la
ruine de leur vie. Ce sont là toutes choses auxquelles ils appliquent aussi peu que possible de leur
énergie, pour plonger avec toutes leurs forces rassemblées et, en quelque sorte, avec une respiration
longue dans l’élément de la connaissance. Ainsi ils
peuvent espérer plonger profondément et peut-être
bien voir jusqu’au fond. — D’un événement, un
pareil esprit aime à ne prendre qu’un seul bout, il
ne se plaît pas à voir les choses dans toute l’ampleur et l’abondance de leur développement : car
il ne veut pas se développer en elles. — Lui aussi
connaît les jours ouvrables de manque de liberté,
dedépendance, de servitude. Mais de temps en temps
il faut qu’il lui vienne un dimanche de liberté,
autrement il ne supportera point la vie. — Il est
probable que même son amour des hommes sera
circonspect et quelque peu court d’haleine, car
c’est seulement dans la mesure où il lui est nécessaire pour la fin de la connaissance qu’il veut s’engager dans le monde des instincts et de l’aveuglement. Il doit compter que le génie de la justice dira
quelque chose en faveur de son disciple et de son
pupille, si des voix accusatrices venaient à l’appeler
pauvre d’amour. — Il y a dans sa manière de vivre
et de penser un héroïsme raffiné, qui a honte de
s’offrir au respect des masses, comme fait son frère
plus grossier, et qui suit silencieusement sa route
par le monde et hors du monde. Quelques labyrinthes qu’il traverse, entre quelques rochers que son
cours soit resserré momentanément — dès qu’il
arrive à la lumière, il va son chemin dans la clarté,
facilement et presque sans bruit, et laisse les rayons
du soleil jouer jusqu’en son fond.
En avant. — Et ainsi, en avant sur la voie de la sagesse, d’un bon pas, en bonne confiance ! En quelque condition que tu sois, sers-toi toi-même de source d’expérience ! Jette l’amertume par-dessus bord en ton être, pardonne-toi ton propre Moi, car en tout cas tu as en toi une échelle à cent degrés, sur lesquels tu peux monter à la connaissance. Le siècle où tu souffres d’être jeté t’estime heureux de ce bonheur ; il te crie que tu as encore part à des expériences dont les hommes des temps futurs devront peut-être se passer. Ne fais point fi d’avoir été encore religieux ; pénètre bien comme tu as eu encore un légitime accès à l’art. Ne peux-tu pas justement à l’aide de ces expériences suivre avec une intelligence plus complète d’immenses étapes de l’humanité antérieure ? N’est-ce pas justement sur ce terrain qui parfois le déplaît tant, sur le terrain de la pensée trouble, que sont poussés les plus beaux fruits de la vieille civilisation ? Il faut avoir aimé la religion et l’art comme on aime une mère et une nourrice — autrement on ne peut devenir sage. Mais il faut porter ses regards au delà, savoir grandir au-dessus ; si l’on reste dans leur suzeraineté, on ne les comprend pas. De même, il faut t’être familiarisé avec les études historiques et le jeu prudent de la balance : « d’un côté — de l’autre. » Fais un voyage rétrospectif, cheminant dans les vestiges où l’humanité a marqué sa longue marche douloureuse à travers le désert du passé : c’est ainsi que tu apprendras le plus sûrement dans quelle direction toute l’humanité future n’a plus la possibilité ni le droit d’aller. Et cependant que tu cherches de toutes tes forces à découvrir par avance comment le nœud de l’avenir est encore serré, ta propre vie prend la valeur d’un instrument et d’un moyen de connaissance. Il dépend de toi que tous les traits de ta vie : tes essais, tes erreurs, tes fautes, tes illusions, tes souffrances, ton amour et ton espoir entrent sans exception dans ton dessein. Ce dessein est de devenir toi-même une chaîne nécessaire d’anneaux de la civilisation et de conclure de cette nécessité à la nécessité dans la marche de la civilisation universelle. Quand ton regard aura pris assez de force pourvoir le fond dans la fontaine sombre de ton être et de tes connaissances, peut-être aussi, dans ce miroir, les constellations lointaines des civilisations de l’avenir te deviendront visibles. Crois-tu qu’une telle vie avec un tel dessein soit trop pénible, trop dénuée de tous agréments ? C’est que tu n’as pas encore appris qu’il n’est pas de miel plus doux que celui de la connaissance, et que les nuées d’affliction qui planent doivent encore te servir de mamelle, où tu puiseras le lait pour ton rafraîchissement. Vienne l’âge, alors seulement tu verras bien comment tu as écouté la voix de la nature, de cette nature qui gouverne l’univers par le plaisir : la même vie qui aboutit à la vieillesse, aboutit aussi àla sagesse, joie constante de l’esprit dans cette douce lumière du soleil ; l’une et l’autre vieillesse et sagesse, l’arrivent sur un même versant de la vie : ainsi l’a voulu la nature. Alors il est temps sans qu’il y ait lieu de s’indigner, que le brouillard de la mort s’approche. Vers la lumière — ton dernier mouvement ; un hourra de connaissance — ton dernier cri.
- ↑ Il s’agit de la troisième partie des Considérations inactuelles : Schopenhauer.