Humour et humoristes/Auriol

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H. Simonis Empis (p. 103-112).


GEORGES AURIOL


Pour Mme  L. Lambert.

C’était tout en haut, tout en haut de Montmartre, près d’une vieille petite église, sur une petite place froide, où de vieux arbres frissonnaient et semblaient pleurer, un tout petit café. Et dans ce petit café il y avait, assis à une table, un petit homme, à la barbe blonde et bien taillée, aux bons yeux doux, coiffé d’un petit chapeau noir, amolli, ramolli et démoli. Il fumait, en penchant la tête un peu, une grosse pipe de merisier d’où fuyaient, éperdues, de grosses bouffées blanches ; il les regardait avec un sourire tendre monter, gambader et s’évanouir.

Une lampe au ventre rebondi jetait au milieu de la salle carrelée une grande tache claire. Le poêle ronronnait. Sur une chaise, l’aubergiste sommeillait, et, digne, son épouse, dans le comptoir, lisait le Petit Journal. De belles gravures guerrières ou pacifiques ornaient les murs : entourés de drapeaux multicolores, M. Faure et le Czar saluaient, en se donnant le bras, une foule invisible ; plus loin, des soldats montaient à l’assaut, brandissant leurs képis, agitant leurs armes ; et tout à côté une petite femme, vêtue à la manière économique des pays chauds, présentait à de jeunes hommes monoclés et guêtrés un paquet de feuilles de cigarettes, avec un geste prophétique. De temps en temps le petit homme portait à ses lèvres un verre, plein d’un liquide blanc, claquait de la langue, reposait son verre et se frottait les mains.

Et soudain voici qu’ayant tiré une bouffée plus épaisse que toutes les autres, le petit homme cligna des yeux, secoua la tête, puis s’endormit, et la dame du comptoir l’imita. La pipe tomba à terre, le verre culbuta. Au dehors le vent soufflait et, rageur, venait battre et secouer les auvents Alors le petit homme se mit à rêver, à parler, à divaguer, et sa voix grasseyante dit ces choses :

« Comme je suis bien ici ! Hou, hou, hou ! Ah ! tu peux souffler, siffler, ronfler, vent maudit : je me moque de toi. Entre ces quatre murs bas et étroits, il me semble dormir dans quelqu’une de ces tavernes chaudes et grises de Belgique, où les patrons se glorifient de noms drôles et sonores, où l’on boit du genièvre si bon, en fumant des pipes si culottées, en écoutant des histoires si amusantes. Cet aubergiste doit avoir une âme simple, et cette imposante dame aussi. Comme ils dorment profondément ! Heureux, bienheureux couple ! mille habitudes paisibles, docilement héritées de vos aïeux, ont réglé tous vos mouvements, toutes vos paroles, et votre vie s’écoule, calme et tendre, entre les bouteilles multicolores de ce comptoir et les draps blancs de votre lit. Ah ! mon âme, à moi aussi, est simple, douce et tranquille, et j’aime tout ce qui, semblable à elle, est tranquille, doux et simple.

« Vous direz comme moi, n’est-ce pas ? petites filles blondes, petites poupées pâles, qui jacassez avec effronterie, ou balbutiez timidement dans mes contes hebdomadaires ; et vous de même, doux maniaques, doux indécis, petits hommes ronds aux cheveux rares qui jouez d’interminables manilles, fumez d’innombrables pipes, et buvez d’intarissables bouteilles de pale-ale… Non, en vérité, ils ne me contrediront pas. J’ai ouvert, avec délicatesse, la boîte de leur crâne, et j’ai regardé, curieusement, ce qui pouvait s’y cacher. Je n’y ai rien vu, ou presque rien : c’étaient des têtes légères et vides, sans soupçon de cervelle. Seuls quelques fils blancs couraient, serpentaient, en s’entrelaçant, et j’ai cru y reconnaître les ficelles qui font remuer les bras et les jambes des pierrots et des polichinelles. Même les petites femmes perverses, si grassouillettes, si potelées, si vives, dont j’ai chanté les erreurs et les gamineries, elles me sont apparues avec les gestes menus et innocents d’insoucieuses et d’inconscientes enfants. Oui, oui, oui, rien de ce qui est naïf ne m’échappe. Les petites miss, aux grands yeux bleus et volontaires, me confient avec des fautes savoureuses de français le secret de leurs hardiesses, et leurs frères, vous savez, ceux qui portent des habits à carreaux, et plantent dans leur bouche des dents si terriblement jaunes et longues, ils se déshabillent pour moi, moralement : aôh, my dear, ce était seulement de grands babys géants.

« Aussi, parce que j’aime les simples et les frêles, je ne m’étonne pas d’aimer ce qui est vieux. Les âmes des vieilles petites gens qui s’en vont le dos voûté, en branlant la tête, les airs surannés, les meubles rococo, les robes démodées ont quelque chose d’enfantin, de puéril, qui pare mes lèvres nicotinées d’un sourire ému. J’ai démonté, sans les casser, le cœur des vieilles pendules des siècles écoulés, que le temps a poudrées de gris aux étalages des antiquaires, comme celui des statuettes, des estampes qui se tiennent autour d’elles en des poses précieuses. Sous ma plume, — telles de grandes personnes, — elles ont esquissé des révérences cérémonieuses, elles ont bavardé de leur voix cassée et tremblotante, elles ont risqué des pas de menuet, et, la main sur la poitrine, les yeux baissés, les joues rougissantes, elles ont murmuré des paroles d’amour galant. Puis j’ai mis un point final à leurs discours et à leurs mines ; elles se sont évanouies, comme des cendres ténues, sur lesquelles un souffle passe. Que voulez-vous ! je me grise des parfums du passé, avec la même joie que d’un verre de shidam… Je suis talentueux. »

Le poêle chantait moins fort, le vent s’apaisait. L’aubergiste sommeillait, et des lèvres de sa femme un léger ronflement s’enfuyait. Le balancier de l’horloge tictacaitavec monotonie. Le petit homme se tut un instant. Puis, comme il ouvrait la bouche, une voix aigrelette, railleuse, agaçante perça la cloison.

« Tais-toi, tais-toi, petit homme. Un peu de modestie, s’il te plaît. Et quoi ! tu n’as pas honte de te couvrir de fleurs si éclatantes ? Et que fais-tu ici, à une heure si tardive ? Ne devrais-tu pas avoir suspendu ta pipe à ton râtelier, bu la dernière goutte de ton verre, et puiser dans un sommeil profond des forces nouvelles — car tu en as besoin. Mais non, tu préfères jacasser tout seul, dans ce vieux café perdu, et demain tu viendras nous parler de pale-ale, de stout, de whisky, de gin, de genièvre, de sherry-gobler, de brandy, de cocktails, et tu nous diras que tu t’es assis sur des rocking-chair, avec des captains anglais, en écoutant des miss et des mistress à figure de Keapsake, ou regardant de petites bonnes flamandes aux pas silencieux. Ah ! ah ! quel décor et quels accessoires vas-tu nous tirer de ton magasin, marchand de bric-à-brac ?

« Tu souris, tu te fiches de moi, et tu penses tout de même que tu as bien du talent et du charme, et que vraiment avec ton style bonhomme et ton amour des êtres simples et antiques, tu appartiens à la bonne vieille école des conteurs provinciaux, lorrains, picards, limousins ou alsaciens, comme moi qui te parle. Malheureux, nous sommes sincères, mais toi, tu te moques de tout le monde, et sans remords. Ta seule joie c’est de barbouiller en noir de grandes feuilles blanches, et d’aligner les jambages, les pleins, les déliés d’innombrables lettres, et les héros de tes récits, tu ne les aimes que parce qu’ils t’amusent. Pauvre captain Cap ! l’as-tu assez raillé, ce fabuleux coureur de fabuleuses aventures ! et Hans Borg de Trumsoe, qui fumait de si extraordinaires cigares ! et Marie Kouarec, qui tenait sur le port de Loctudy un cabaret graisseux, où l’on buvait du gin ardent si estimé ! Ils ont été les grands jouets de ton âge mûr, mille fois plus divertissants, et mille fois moins incassables que les soldats de plomb, les chevaux de bois, les pistolets de paille dont s’égayait ta toute enfance. Tu ne les as chéris que pour le plaisir qu’ils te donnaient, égoïste, égoïste !

« Sans doute, tu as laissé à d’autres le terrible fouet à sept nœuds de la satire, tu as fui les colères furieuses des grands chevaliers de vertu, évité les larmes trop abondantes des désabusés et l’amertume des misanthropes. Tu as allumé ta meilleure pipe, tu t’es versé un verre de gin, tu as caressé ta barbe blonde, tu t’es assis devant ta porte et, ravi comme un moutard devant le Guignol, tu as regardé les passants, notant impitoyablement leurs tics, leurs ridicules, leurs manies. Oui, ton ironie est douce, légère, rieuse, mélancolique parfois, comme celle d’un vieil enfant qui s’amuse au spectacle divers du monde. Elle n’en est que plus aiguë, elle n’épargne même pas ce dieu redouté, le lecteur.

« Le pauvre ! Comment ! le rouge ne te vient pas au front, ou aux joues, de lui conter des histoires si minces, si insignifiantes ! C’est comme une gageure : un petit sujet de rien du tout, si petit, si petit, qu’à peine on l’aperçoit. Mais tu monologues, tu soliloques, tu dialogues à toi seul, tu t’interroges, tu te réponds, tu menaces, tu piques des points dans les nuages bleus des pays sentimentaux et lyriques. Tu gambades, tu gambilles, tu gesticules, tu gigues, tu te disloques, tu te désosses en étourdissements, en affolements. Ah ! tu es le Foottit de l’amour, mais tu ne l’es pas sans motif : ta courte histoire, si courte, si courte, se glisse ainsi, et passe sans qu’il ait le temps de railler sa petite taille ridicule. Et le lecteur est volé, sans même le deviner. Et toi, beau drille, le tour joué, tu éclates de rire dans la coulisse. »

La voix soudain se tut. L’aubergiste et sa femme avaient disparu, je ne sais où, je ne sais comment. Maintenant le vent caressait presque la porte. L’horloge s’était arrêtée, et le feu s’éteignait. Comme surprises et attentives, les images des murs semblaient sourire et se pencher pour mieux entendre, et peut-être pensaient-elles qu’elles assistaient à un spectacle bien surprenant.

Le petit homme sursauta, se frotta les yeux :

« Ah ! ça, fit-il, qui donc jabote si fort et si vite. Mes oreilles sont lasses, et ma tête est brisée. »

Il y eut un instant de silence, et la voix murmura : « Erckmann-Chatrian ».