Humour et humoristes/Capus

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H. Simonis Empis (p. 93-102).


ALFRED CAPUS


Pour René Doumic.

M. Capus pleurait de petites larmes puériles…

La nuit commençait à tomber, sans hâte, paresseusement, s’attardant à estomper les murs et les meubles d’ombres douces et timides. Nul bruit : drapé d’étoffes à fleurs, le piano s’apprêtait au sommeil, et les bibelots des guéridons ou des consoles semblaient prendre pour se délasser des poses moins précieuses. Une lampe frêle jetait au milieu du salon une lueur faible et tremblotante. Un journal froissé, déchiré, boudait sur le coin de la table, dressant vers le plafond les pointes menaçantes de ses feuilles meurtries.

M. Capus pleurait de petites larmes puériles…

Qu’avait donc M. Capus ? quelque mal physique — odontalgie, céphalalgie, otalgie, podalgie, xylostomie — ou quelque souffrance morale, douleur de se sentir un homme de péché, douleur de connaître la noirceur de son âme, et les supplices infernaux qui l’attendent, ou douleur plus grande encore de voir la France divisée, et toute revanche à jamais illusoire…

M. Capus pleurait de petites larmes puériles. Assis sur le canapé, il pleura longtemps, longtemps, bercé par le tictac enfantin d’une vieille horloge. Puis soudain, il se leva, saisit d’une main presque folle le journal déjà maltraité, le roula, le tritura, le réduisit en boule difforme, puis le lança dans la cheminée.

Et M. Capus exhala sa colère.

« Nom de nom, j’en ai assez. Encore un canard qui m’appelle auteur gai, humoriste, ironiste, pince-sans-rire… Quelle salade !… et d’abord je ne suis pas un auteur gai, je ne suis pas un humoriste, je ne suis pas un ironiste, je ne suis pas un pince-sans-rire : je suis M. Capus.

« Quel crime ai-je donc commis qui mérite semblable châtiment ? Oh ! sans doute, j’écris en des quotidiens des notes rapides sur les faits du jour. Un pauvre meurt-il pour avoir été secouru par l’Assistance publique, une prison luxueuse s’ouvre-t-elle pour abriter les villégiatures forcées des voleurs et des assassins : vite, un court dialogue, ou bien un petit monologue… Style simple, réflexions simples, un mot de la fin… et ça y est, mais ça n’est pas fameux, ah ! certes non !… M. Prud’homme, après dîner, en ferait tout autant. Certains néanmoins proclament que je souligne à merveille dans ces articles l’ironie de tout événement caractéristique de notre époque, et que ma raillerie brode un délicieux et preste commentaire de l’actualité. Bien aimables, et peu difficiles, ces messieurs. Hélas ! s’ils me voyaient à l’œuvre ! Il faut vivre, et ces petites choses, je les exécute pour vivre, en cinq sec, en voiture, au café, en wagon, et neuf fois sur dix j’offre des ratés au bon public gobeur. Et là-dessus pourtant s’édifia ma réputation. « Ah ! oui, M. Capus, dit-on, celui qui « fait de l’humour » au Figaro et à l’Écho ». Hélas ! hélas ! hélas ! »

M. Capus leva les bras au ciel et se rassit. Il ne pleurait plus, ses glandes étaient sèches. Une tristesse profonde emplissait son cœur et l’assombrissait. Il lui semblait qu’il avait eu de belles ambitions, tenté de grands efforts pour les réaliser, et qu’une lugubre fatalité le retenait au sol, et que personne ne le comprenait et ne le comprendrait jamais. Il regardait vaguement autour de lui, et les objets familiers qui l’entouraient irritaient ses yeux et son âme, comme des témoins fâcheux d’intimités qu’il ne convient pas d’exhiber.

« Et pourtant, dit-il, la voix un peu voilée, j’ai publié des romans, et des romans pleins de talent. »

M. Capus se tut un instant. Une mouche affolée voletait autour de la lampe ; il l’observa durant quelques secondes. Mais son irritation oublia de cesser, et il reprit :

« Mes œuvres sérieuses, mes belles œuvres, celles que j’ai longuement enfantées, où j’ai mis le meilleur de moi-même et tout moi-même, ne contiennent pas un soupçon d’humour : je reste cependant pour le public un humoriste, un auteur gai, un ironiste, un pince-sans-rire, je suis le monsieur qui fait de l’humour, comme mon concierge est le monsieur « qui fait les courses et tout ce qui se présente ».

Alors une manière de folie saisit M. Capus. À grandes enjambées, il allait à travers la chambre, heurtant les fauteuils, bousculant les chaises, pestant, sacrant, montrant le poing à d’invisibles ennemis :

« Non, non, je le crierai, je le hurlerai, je suis un réaliste et rien qu’un réaliste, ni amer, ni gai, ni moral, ni immoral, ni ibsénien, ni tolstoïen, un réaliste simplement. Je regarde attentivement, mon œil perçant ne laisse rien échapper, je vois clair, et je dis clairement ce que je vois, sans délayage, sans recherche, sans ironie surtout et sans raillerie. Mon vrai père s’appelle M. Lesage, celui de Gil Blas.

« Que diable ! je sais bien ce que je vaux. J’aurais pu, moi aussi, conter des histoires drôles, assaisonnées d’esprit, de fantaisie, critiques amusantes et amusées des petits mondes qui composent Paris. J’aurais pu, moi aussi, me glorifier d’une Passade ou d’une Maîtresse d’Esthètes, si je l’avais souhaité. Je n’ai voulu peindre que la réalité, humbles existences de petits bourgeois, existences tourmentées de coulissiers, de banquiers, efforts douloureux et vains de jeunes gens qui débutent dans la vie et chassent à l’argent, des histoires très simples, en somme. Une femme intelligente et jolie, désireuse d’une vie calme et sûre, qui aime bien son mari et n’hésite que brièvement à commettre quelques actes charnels, pour lui gagner la fortune qu’il perdait à la Bourse : voilà Qui perd gagne. Un bon garçon, pauvre, faible, plein d’illusions, et marié à une gentille fille, qui cherche une position stable, et de professions bizarres en bizarres professions finit par diriger une usine à la campagne : voilà Années d’aventures. Sont-ce là des sujets humoristiques ? Mais non, ce sont des événements de tous les jours. Je connais des centaines de ménages semblables à celui d’Emma la blanchisseuse, et de Fayolles l’agent de publicité ; je connais mille jeunes hommes de l’espèce d’André Imbert.

« Hélas ! parce que j’accepte avec philosophie les saletés incessantes de la vie, parce que je les raconte avec tranquillité, puisqu’elles sont indispensables, il paraît que je me livre à des fantaisies ironiques, et que mes livres se parent d’un sourire railleur. Et pourtant je conte avec exactitude et lucidité ce que j’ai vu, et j’ai vu que les hommes ne sont pas malhonnêtes parce qu’ils le veulent, mais parce qu’il ne se peut pas qu’ils ne le soient. Comme si les saletés morales ne constituaient pas un des éléments nécessaires de la vie, comme si nous pouvions vivre sans elles ! Quelle ironie y a-t-il à montrer toute nue cette vérité ? Même les personnages comiques de mes romans ne le sont pas, parce que je le veux : le monde abonde en acteurs risibles par eux-mêmes, par leurs actes, par leurs paroles ; je me contente de les peindre tels qu’ils m’apparaissent. »

M. Capus de nouveau s’écroula sur le canapé.

« Mais non, mes romans ne comptent pas. Je suis sans doute le seul réaliste de mon époque, car j’ai fui le naturalisme de Médan, le pessimisme de mes cadets, la prétentieuse écriture des nouveaux venus, le parisianisme des auteurs à la mode, me bornant à représenter le réel, simple, tel qu’il est, dans un style simple. Mais bast ! quelques esprits légers m’ont classé parmi les ironistes ; je porterai toute ma vie cette odieuse étiquette. »

Trois coups discrets, une porte entre-bâillée, un bras, un pied, une tête : un vieil ami, jadis littérateur, aujourd’hui député, entrait.

Le dos voûté, la tête un peu inclinée à droite, son lorgnon se balançant sur le veston entr’ouvert, il fit quelques pas, tendit la main, puis s’assit.

« Qu’avez-vous ? dit-il ; vous me semblez morose. »

D’un air dolent, M. Capus, les yeux baissés, conta ses ennuis.

L’éternel sourire, que des idées et des batailles nouvelles n’avaient pu rendre grave, fleurit les lèvres du représentant.

— Que tout cela me paraît vain ! fit-il. Qu’importe qu’on vous appelle humoriste, réaliste, pince-sans-rire ? Dans cinquante ans, qui de nos petits-fils se souviendra de nous ? On ne saura peut-être même pas que nous avons existé. Alors quoi ?

« La littérature ne mérite pas qu’on s’attriste à cause d’elle. Un simple joueur de flûte vivra plus longtemps que nous. Mon ami, il vaut mieux s’occuper de comestibles, de cotonnade ou des affaires de l’État. Tenir en politique un rôle important, prendre part aux luttes qui se livrent pour ou contre le gouvernement, c’est assurer à son nom une durée certaine. L’histoire ne collectionne pas seulement les faits, elle collectionne encore les états civils de ceux qui les créèrent ou les dirigèrent. Faites comme moi : assurez votre immortalité. »

Les yeux écarquillés, la bouche ouverte, M. Capus écoutait.

Il eut un haussement d’épaules désabusé.

« Si par hasard, dit-il, je suivais votre conseil, on me traiterait de politicien humoriste. Dieu le veut : c’est écrit. »

Le vieil ami se leva pour partir.

« Vous savez combien je vous estime. J’ai dit souvent du bien de vous, et je le pensais. Aujourd’hui je veux votre bonheur et votre tranquillité : imitez-moi. »

Une tête dans les épaules, un pas traînard, une main qui saisit le bouton de la porte… Le vieil ami disparut. Et comme M. Capus, plus triste que jamais, s’en revenait vers le canapé hospitalier, une voix lui cria de la chambre voisine :

— Dis donc, Alfred, je te rappelle qu’il faut envoyer ce soir au Figaro ta fantaisie humoristique. »