Humour et humoristes/Franc-Nohain

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H. Simonis Empis (p. 151-158).
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FRANC-NOHAIN


Pour Claude Terrasse.

Minuit venait de sonner, et bien que ce fût l’heure traditionnelle des crimes et des fantômes, aucun assassin n’avait encore surgi d’un coin sombre, le poignard menaçant, dans la petite chambre de M. Franc-Nohain, et nulle apparition blanche ne s’était détachée des murailles, en secouant ses chaînes. Un feu clair brûlait dans l’âtre, et M. Franc-Nohain, enfoncé dans un fauteuil, regardait le feu.

Visages grotesques qui éveillaient en lui le souvenir d’amis et d’ennemis, châteaux crénelés et dentelés dont les tours s’effondraient avec la chute des charbons, arbres aux rameaux enchevêtrés, bêtes apocalyptiques, que ne voyait-il pas dans les flammes souples et effilées qui montaient, montaient, en sifflant et en soupirant ! Il suivait, charmé, ces fragiles visions, sans se lasser, et pour chacune qui s’évanouissait ou s’écroulait, un peu de peine se glissait dans son cœur.

Et soudain, voici que le feu pétilla plus fort et répandit une lueur plus vive. Parmi les bûches à demi consumées, une forme de poupée naissait. La tête d’abord se dégagea, pâle et penchée, avec deux grands yeux innocents ; puis le buste, maigre, étroit ; puis les jambes, molles et vides. Les bras pendaient, inertes, comme gênés, et ne sachant à quoi servir… Et c’était une marionnette, une petite marionnette, une marionnette de songe, une marionnette de rêve. Elle resta là, debout, au milieu de la cheminée, et M. Franc-Nohain la reconnut et sourit d’émotion et se pencha vers elle.

J’ignore si elle parla ; je ne me souviens pas que jamais les marionnettes aient parlé, sans maître et sans souffleur, et autre part que sur des planches de théâtre, et pourtant ses lèvres remuèrent, et M. Franc-Nohain entendit des paroles qui l’enchantèrent.

La petite marionnette leva son bras, puis le laissa retomber, et il parut à M. Franc-Nohain qu’elle disait :

« Bonjour, bonjour, Franc-Nohain, bonjour, bonjour. »

M. Franc-Nohain se frotta les yeux et les oreilles, toussa et se pinça les mollets… Tout de même, si quelque illusion se jouait de lui ?… Mais de nouveau il entendit la voix fluette, hésitante :

« Franc-Nohain, Franc-Nohain, je suis venue pour t’éclairer et te dévoiler l’avenir. Franc-Nohain, Franc-Nohain, ne te contente pas d’écrire des vers amorphes. »

M. Franc-Nohain fronça le sourcil, et ses lèvres pincées ébauchèrent un sourire d’ironique pitié.

« J’écris des vers amorphes, parce que ça me chante, dit-il, et j’attends, pour écrire autre chose, quelque autre chose qui me chante ».

La marionnette agita les jambes, remua la tête et, dressant un bras :

« Sans doute, reprit-elle, et sans doute aussi c’est très bien ce que tu fais. Tu aimes tout ce qui ne vit pas, et tu devines ce que pensent les choses : les âmes tristes des cure-dents, les âmes orgueilleuses des triangles musicaux, les âmes sanglotantes des billards te révèlent tous leurs secrets, et sur leurs confidences tu brodes d’infinies variations en vers dont la forme s’adapte toujours à leur nature. Soliloques et dialogues, évocations et invocations, apartés et répétitions, tu connais et tu pratiques en virtuose les procédés innombrables du développement… Mais tu devrais cesser ; voilà longtemps que ça dure. Penses-tu découvrir toujours des sujets nouveaux, et ne crains-tu pas de tomber dans la monotonie ? »

La petite marionnette inclina davantage la tête, ses jambes se rapprochèrent, ses bras collèrent à son corps, et, semblable à quelque loque pendue au bout d’une ficelle, elle demeura immobile. Les flammes l’entouraient en chantant.

M. Franc-Nohain eut peur des flammes trop ardentes ; il se courba et joignit les mains :

« Oh ! parle encore, dit-il, parle encore. Ne t’en va pas. Je t’attendais, je t’espérais et je t’aime. Je ne vis que pour toi et je veux être l’ouvrier de ta gloire. »

La petite marionnette tressaillit :

« Écoute notre voix zézayante, dit-elle, et regarde nos gestes gauches et raides, et nos visages immuables. Figurines incassables, n’évoquons-nous pas tout ce qui est simple et naïf ? Que de belles œuvres tu pourrais créer ! Tu nous ferais réciter des choses vieilles et banales, telles qu’en disent les vieux petits bourgeois, ou des choses tendres et tristes, telles qu’en doivent dire les vierges des anciens temps que peignirent les primitifs. Tous les lieux communs, nous les répéterions de notre voix balbutiante, sans les comprendre ; tous les lieux communs sur la beauté, l’ambition, la guerre, la paix ; tous les lieux communs sur la patrie, la famille, l’amour ; toutes ces phrases sonores et creuses que depuis des milliers d’années les hommes se transmettent comme un précieux héritage. Et rien ne serait plus ironique et plus délicieux que de nous entendre, avec nos petites mines de poupée, et nos petits mouvements de pantins.

— Oui, murmura M. Franc-Nohain, j’y ai souvent songé…

Et il ajouta faiblement : « Vive la France ! »

La marionnette trépigna :

« Oui, oui… Vive la France… tu avais bien commencé avec cette railleuse épopée que jouèrent d’éphémères Pantins, hélas ! Il fallait continuer ; mais tu n’as pas voulu, tu es revenu à tes poèmes amorphes, paresseux, paresseux. »

M. Franc-Nohain rougit et s’irrita :

« Mais tu m’ennuies, s’écria— t-il. Il me plaît encore de me livrer à ce jeu, il m’amuse, il me divertit et je l’aime : j’y trouve des joies si douces, si discrètes et si secrètes aussi. »

Elle ne l’écoutait point. Les deux bras vers le ciel, elle jabotait toujours :

« Oh ! ce serait si gentil ! Une petite salle, claire, ronde, coquette et tiède, toute parfumée de fleurs et tapissée de dessins. Pas de contrôle où des messieurs graves plastronnent en de mauvais habits, pas d’ouvreuses étriquées et quémandeuses ; des fauteuils doux, commodes et larges. On entrerait là comme chez soi, le soir, en passant. Il n’y aurait que des femmes jeunes et jolies, on éloignerait sans recours toutes les dondons qui encombrent à l’ordinaire les théâtres. L’air y serait léger, comme les rires et les sourires. »

M. Franc-Nohain tout de même soupira ; une larme, je crois, mouilla sa paupière, une larme d’attendrissement, et il s’emballa à son tour :

« Et quand le rideau, un beau rideau fleuri, s’ouvrirait, les marionnettes apparaîtraient, frêles, puériles et paysannes, représentant chacune quelqu’un des types éternels de la pauvre humanité, et leurs voix enfantines diraient, sur des rythmes brisés, d’antiques et railleuses vérités. Et l’orchestre dissimulé jouerait des musiques folles et affolées, impudiques et chahutantes, burlesques et bouffes, et des musiques tendres aussi, et berceuses et lointaines, qu’aurait écrites M. Terrasse. »

M. Franc-Nohain se tut, et devant ses yeux éblouis des visions chères passaient. Il voyait le théâtre de ses désirs, il entendait les marionnettes, et les cuivres sonores, et les applaudissements des spectateurs ; il tendit les bras comme pour saisir ce rêve.

La petite marionnette ne parlait plus. Elle fit, fit, fit trois petits tours, et puis s’en alla. M. Franc-Nohain eut beau s’approcher du foyer et, s’étant mis à genoux, remuer les bûches et bouleverser les cendres… Elle avait disparu… Était-elle même jamais apparue ?…

Et, jusqu’au matin, M. Franc-Nohain se le demanda, en cherchant dans la cheminée vainement.