Humour et humoristes/La critique du critique

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H. Simonis Empis (p. 228-234).

LA CRITIQUE DU CRITIQUE



Pour M. Jeantet.

Vic-sur-Cère.

Mon ami,

De longs mois se sont enfuis, depuis que j’ai quitté Paris et ma vieille maison, et je suis grandement coupable de ne vous avoir point écrit. Que voulez-vous ? J’ai tant d’excuses.

C’est un merveilleux pays que celui où je vis, et je l’aime d’un amour profond. À peine l’aube luit-elle que je pars. Dans le village les demeures sommeillent, les chemins sont encore humides, et déjà pourtant la nature entière travaille. Je gravis la montagne. Les bœufs, lentement, paissent, à coups de langue presque rythmés, l’herbe des premiers contreforts, et chaque mouvement de leur tête agite la sonnette qui pend à leur cou. De toutes les vallées montent ainsi des musiques argentines, pures et fraîches, que les échos se renvoient, et que domine parfois le chant grave d’un bouvier. Je m’attarde près des granges, où des hommes hâlés et velus battent le blé. Les fléaux tombent, s’élèvent, retombent encore, en cadence, bras gigantesques et souples qui broient sans relâche. Le soleil, qui glisse à travers les raies du toit et entre à flots par la vaste porte, jette sur les travailleurs et les gerbes étalées des lueurs d’or. Des poussières, qui brillent, dansent dans l’air. Je pénètre dans les burons campés sur les plateaux déserts, et, un peu suffoqué tout de même par l’odeur acre qui les emplit, je regarde les paysans faire leurs fromages. Ma curiosité ne les dérange pas ; ils ne s’inquiètent point de moi, pas plus qu’ils ne s’inquiètent de ceux qui vivent dans les villages. Ils écument le lait, pétrissent, serrent le beurre en des cases de bois, silencieux, avec des gestes tranquilles et sûrs. Quand je leur parle, c’est à peine s’ils me répondent. Je suis pour eux un inutile. Je monte encore plus haut ; le ciel seul est au-dessus de moi. Là-bas, là-bas, tout au fond, filets limpides, des ruisseaux serpentent parmi les prairies, comme à la poursuite les uns des autres. Un moment, ils disparaissent derrière des arbres, des haies, des maisons ; l’œil ravi les retrouve plus loin et les suit encore. Peu à peu, cependant, leurs eaux claires diminuent, s’assombrissent et se confondent avec la terre.

Ah ! comme la vie, ici, est simple, et bonne, et reposante ! Il n’est pas besoin de livres, en face d’une pareille nature. Les livres les plus beaux ne valent pas le calme et la sérénité de ces contrées, et rien ne forme plus notre intelligence et la nourrit et la dirige, que de regarder ces beautés et les goûter.

Pourtant j’ai lu avec attention le paquet d’articles que vous m’avez envoyé, parce que je vous chéris. Je ne vous tresserai pas de guirlandes de compliments, non que je craigne de vous rendre fat ; mais j’estime qu’ils ne servent de rien, et que les blâmes seuls sont utiles, et j’ai à vous en adresser.

Je comprends mal d’abord votre façon de critique. J’appartiens à une époque où l’on évitait toute cabriole, et je suis habitué à traiter gravement tout ce qui ressort du domaine littéraire. Avions-nous à parler d’un prosateur ou d’un poète : nous distinguions en lui, suivant les principes enseignés par des maîtres éminents, l’homme et l’écrivain, et nous cherchions avec habileté et finesse comment l’un pouvait expliquer l’autre. Nous imaginions ensuite quelque comparaison avec un auteur classique, et, selon que notre homme était plus ou moins entaché de modernisme, nous lui accordions du talent, ou nous lui en refusions. Nous composions ainsi un article solide, divisé rigoureusement en paragraphes clairs.

Vous êtes d’une autre école : les pirouettes et les gambades seules vous charment ; vous esquissez, avec bonheur, des pieds-de-nez à ceux que vous jugez, et vous levez la jambe, et vous tirez la langue, avec une joie indicible.

Votre fantaisie évoque des morts illustres ou de traditionnels pantins, des bêtes sauvages ou des bêtes domestiques, qui surgissent, on ne sait d’où, on ne sait comment, et tiennent avec vos humoristes d’ironiques conversations, d’où vous tâchez de faire jaillir la lumière de l’analyse. Je trouve ce procédé factice, encore plus que bizarre ; ce sont là un peu des contes de fées pour grandes personnes. Je crains que pour le plaisir d’une raillerie ou d’un geste farceur, vous ne vous laissiez aller parfois à fausser la vérité.

Il eût été si beau d’écrire sur l’humour une étude bien documentée ! Que de superbes titres de chapitres : « Définition et origine de l’Humour ; l’Humour et le tempérament français ; l’Humour dans la vie et au théâtre ; l’Humour et son évolution depuis la chanson du Renard. » Voilà qui vous eût mérité l’approbation de l’Université entière, et peut-être un prix à l’Académie. Tête légère ! les portraits seuls vous ont arrêté, et vous vous y êtes attardé, en écolier paresseux qui flâne le long des routes écartées. Vous aviez bien commencé ! je prise votre définition de l’humour, et les pages dans lesquelles vous caractérisez les humoristes français, et montrez qu’ils sont vraiment dans la tradition. Mais vous avez vite tourné court, et volé vers des sujets moins arides.

Il est même, en admettant votre système, des choses que je m’étonne de vous voir oublier. Si vieux que je sois, c’est-à-dire si arriéré, je n’ignore pas qu’il exista quelque part dans Montmartre une manière de café littéraire qu’on nomma le Chat-Noir. Il me semble que vous n’en avez pas parlé, et pourtant j’ai appris que là se formèrent la plupart des actuels humoristes. Votre amour du pittoresque eût trouvé dans ce bric-à-brac plus qu’un amusant exercice de style. Vous y auriez sans doute découvert la genèse de toute l’école humoristique d’aujourd’hui. Vous n’avez pas voulu… pour des raisons sans doute excellentes, et je n’essaierai pas de vous amener à combler cette lacune… j’y perdrais mon latin…

Et maintenant, je vous félicite de votre courage tout de même, comme vous le demandez.

Je vous savais plus paresseux que le loir, ce pauvre animal que le populaire couronne roi des fainéants, et je ne vous pensais pas capable de parachever une si grosse entreprise. Puissiez-vous devenir, en même temps, plus sérieux et publier un jour de doctes écrits !

Votre vieil ami.




FIN