Humour et humoristes/L’humour chez les clowns

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H. Simonis Empis (p. 215-227).

L’HUMOUR CHEZ LES CLOWNS



Ils ne comprennent pas ce qu’il y a de vraiment esthétique et de profondément philosophique dans les attitudes du clown.
Bill. Sharp. (Dans les Coins, p. 13.)


Pour Georges Acker.

J’aime le cirque à la folie. Les lumières y sont douces, les fauteuils bien rembourrés, les ouvreuses assez affables ; la musique, si différente de celle de Wagner, me séduit et je la comprends. De tous les côtés, des rires fusent, de petites mains applaudissent, de petites bouches crient bravo ; redevenu pour quelques heures semblable aux babys joufflus et potelés, blonds ou bruns, qui m’entourent, j’y savoure délicieusement des joies calmes et reposantes et simples.

Mes yeux amusés regardent sans se lasser les écuyères légères, aux mollets nerveux, aux bras souples, sauter en pirouettant des obstacles et fuir à travers des cerceaux de papier. Leurs sourires vaniteux, leurs mines ennuyées, même les baisers commandés qu’elles jettent au public du bout des doigts, ravissent mon âme de grand enfant. Plus gue les chevaux de course, ces aristocratiques poseurs, plus que les chevaux de cavalerie, ces snobs belliqueux, les chevaux d’hippodrome me charment. Ils savent piaffer d’un pied mondain, et remuer la tête gentiment ; avec une grâce naturelle à la fois et apprise, ils époussettent de la queue leur arrière-train avec distinction ; ni trop fats, ni trop modestes, ils sont discrètement cabotins. J’admire aussi les jambes fortes et les bras musclés, les torses souples et les moustaches retroussées des hercules et des gymnastes. Je songe à la faiblesse de mes membres, je n’ose jeter un coup d’œil — même attristé — sur mes épaules étroites, mes poignets, mes mains pâles, j’ai honte et pitié de moi, et la fierté, bête un peu, de ces garçons jolis et solides ne me fâche plus. Même les domestiques, gênés avec solennité dans leurs étranges habits galonnés, à grands boutons de métal blanc, me plaisent. Mais plus que tout, j’adore les clowns, les clowns, les clowns.

D’abord, parce qu’ils sont des clowns : la variété de leurs tours est infinie : ils marchent, s’assoient, mangent, se coiffent, se décoiffent, jouent du violon, avec des façons bien spéciales. Leurs corps désossés semblent de longs ressorts compressibles : ils courent, sautent, pivotent, culbutent, girouettent de manière à déconcerter les natures les plus ingénieuses et les plus prévenues. Et voilà déjà bien des raisons pour que des esprits excellents, curieux d’attitudes point banales, s’intéressent à eux. Ce n’est pas là cependant par quoi ils causent mon bonheur : avant tout ils sont en leur genre de vrais humoristes et ainsi je peux à leur sujet — pauvre maniaque — commettre un peu de littérature.

Dans chaque clown, digne de ce nom, se cache, voyez-vous, un philosophe — sans le savoir — peut-être. À force de dire des folies et d’en faire, de lancer à travers les airs des chapeaux pointus qui tournoient, ou d’appliquer sur la face du voisin des claques trop sonores, de se rouler sur le dos, et de marcher sur la tête, ils arrivent à se former du monde une conception assez juste : une grande arène de cirque, pleine de clowns et de « gugusses » qui jouent ensemble. Les clowns giflent et rient, les gugusses sont giflés et rient. La vie n’est qu’une cabriole, mais une cabriole immense et d’une fantaisie sans cesse renouvelée. Rappelez-vous certains de leurs actes, certains de leurs discours. Ces êtres enfarinés, au nez peint de rouge, aux yeux cernés de noir, perdus dans un long vêtement flottant et multicolore, ou étriqués dans un sinistre habit, ont un sens admirable du ridicule ; peu savent aussi bien dégager de toute chose le grotesque qui s’y renferme.

Sans doute, on peut avoir de l’univers cette amusante et sombre idée, et n’être pas un humoriste. C’était à certaines heures, avec moins d’exagération, celle de Schopenhauër, et bien qu’il maniât d’une main de maître l’ironie froide et amère, on ne peut élargir le sens du mot humoriste jusqu’à lui donner ce nom. Reconnaissez pourtant que cette idée se base sur l’observation de certains faits particuliers, que l’ironie vint ensuite généraliser, et étendre à tous les hommes, et accordez-moi que, plus que tout autre, elle doit engendrer l’humour. Celui qui ne voit dans le monde qu’une parade de foire, et en ses habitants que des baladins de place publique, est naturellement frappé quand il regarde autour de lui par tout ce qu’il y a de comique en eux. Combien plus encore les clowns dont le métier même consiste à parodier par des mimiques expressives ou des paroles dénuées de bon sens, les gestes, les actions, les pensées de ceux qui l’entourent. Et quand il l’accomplit avec une gaieté pleine de souplesse, d’imprévu, de virtuosité, en restant toujours naturel et en gardant un inaltérable sens critique, ne devient-il pas vraiment lui aussi, un humoriste ?

Je me souviens de deux clowns, glabres et petits, à mine d’enfants chétifs, qui jouaient il y a deux ans aux Folies-Bergère. Ils simulaient des tours inouïs, qui dépassaient toute imagination, et toute capacité humaine, encore bien plus. L’un d’eux, le plus grand, était attaché par les jambes, les bras et les épaules à des fils de fer assez fins pour que, tout en les voyant, on n’y prêtât pas attention. Il pouvait, ainsi soutenu, prendre, sans le moindre effort, les positions les plus contraires aux conditions élémentaires de toute statique, et accomplissait avec son camarade d’invraisemblables exercices.

Celui-ci, de taille minuscule, s’avançait vers le public, saluait, revenait vers le fond de la scène et tendait d’un beau geste robuste son bras horizontalement. L’autre aussitôt s’y accrochait avec les mains et, doucement remonté par les fils de fer, exécutait un magnifique rétablissement, puis se mettait, jambes en l’air, en équilibre sur le poignet, ou l’un des doigts.

Tantôt, tandis que, souriant, le tout petit se campait solidement, le plus grand grimpait sur son dos, puis sur ses épaules, arrivait enfin, toujours par les mêmes moyens, à s’ériger en superbe « poirier ». Crâne contre crâne, les bras ballant, les jambes touchant les frises, il se mettait alors à tourner vertigineusement sur la tête de son ami. Tantôt le petit, brusquement, saisissait son compagnon par la tête, ou les souliers, et le portait à bout de bras, en marchant, en courant, en dansant. Tout se faisait avec une telle mesure, une telle progression, le moindre mouvement copiait si exactement le réel, que l’illusion était complète.

Et ce qui achevait encore de tromper l’esprit tout en l’amusant, c’était leur mimique d’acteurs. Le petit posait à l’hercule, prenait des attitudes, retroussait ses moustaches. Parfois, après un exercice particulièrement fantastique, il s’épongeait le front. Il saluait avec gravité, par une légère et noble inclinaison du corps. Un sourire pourtant errait sur ses lèvres. Il avait l’air de dire : « Vous voyez, ça n’est pas plus difficile que ça. » L’autre aimait mieux paraître épouvanté, atterré de son propre talent. Il remerciait le public en rougissant. Parodie charmante dont j’imagine que les vrais acrobates ne devaient pas être contents.

Voici un autre trait. Gugusse vient de mourir de frayeur ; tout pâle et raidi, il est étendu par terre dans son habit noir élimé. Son inconsolable ami, Bob, le clown, veut l’emporter sur une planche. Vous, sans doute, vous auriez pris Gugusse entre vos bras, sans répulsion, et vous l’auriez porté jusqu’à la planche, avec délicatesse. Bob déteste ce qui n’est pas compliqué. Il soulève le mort, le campe sur ses pieds, et, comme ce mort ainsi redressé chancelle, il le soutient d’une main, à la poitrine ; de l’autre il essaie de saisir la planche. Hélas ! elle est trop loin ! Bob ne peut lâcher le mort qui, sans lui, s’aplatira sur le sable ; il ne peut non plus atteindre la planche. Que faire ? Après quelques minutes cruelles d’indécision, il se décide à étendre son mort bien doucement sur le sable, puis à aller chercher la planche. Il la place à deux pas du cadavre, à la même hauteur. Cela fait, il réfléchit : soudain il s’agenouille et souffle sur le mort : le mort remue, tourne à demi. Bob exulte. Il souffle plus fort : hélas ! le mort ne tourne toujours que d’un demi-tour. Sur le conseil d’un ami, Bob se met à courir quelques secondes, bouche ouverte, pour attraper l’air, et revient en toute hâte souffler sur Gugusse. Gugusse tourne, tourne, passe par-dessus la planche, tourne, tourne jusqu’à la barrière. Le souffle de Bob était, cette fois, trop puissant. Désespéré, le clown saisit le mort entre ses bras, le pose sur la planche et l’emporte. N’est-ce pas là une raillerie très précise de tous ceux qui, dans la vie, ont, à chaque instant, recours pour les tâches les plus simples aux moyens les plus compliqués ?

Autre trait : Foottit veut apprendre à Chocolat le maniement des armes et il lui donne un fusil. « Je vais commander en russe, d’abord », dit-il. Et, en effet, il prononce d’une voix tonitruante une litanie de mots, qui pourront bien sembler du russe aux ignorants.

Chocolat ne comprend goutte. « En anglais, maintenant », reprend Foottit ; et de nouveau il émet des sons bizarres, que j’imagine avec complaisance être anglais, ne connaissant aucun mot (pas même yes) de cette langue. Chocolat s’obstine à ne rien comprendre et reste immobile. « En chinois, alors. » Chocolat, tout à fait ahuri, sent la folie naître en son cerveau. Foottit s’impatiente. « En français, puisque vous ne savez pas d’autres langues. » Et le voilà qui, semblable aux vieux adjudants ou aux vieux capitaines, mangeurs de syllabes, ne hurle plus que des onomatopées, français bien militaire, mais aussi inintelligible que du patagon. Chocolat, épouvanté, jette son fusil.

J’ai cité ces trois exemples, parce qu’ils m’ont paru tout à fait caractéristiques. Ils exigent, en effet, tous trois un sens très fin et très exact de la vie ; ce sont, si vous voulez, des déformations de la réalité, qui reposent sur une observation minutieuse et ironique de cette même réalité, et il faut les présenter au public avec les fantaisies, la grâce et le naturel qu’on attend de tout bon humoriste.

Les deux petits pseudo-acrobates ont assurément été choqués de la vanité propre à leurs vrais confrères ; peut-être même ont-ils été assez perfides pour croire, chez les plus forts, à l’emploi de certains trucs. Ils ont voulu faire mieux, avec des moyens plaisants, et ainsi se moquer d’eux : observation et raillerie.

Bob a vu des gens perdre la tête pour une affaire sans importance, et dont la réalisation n’offrait aucune difficulté : il les a vus inquiets, bouleversés, tenter tous les moyens, sauf celui qui aurait été le plus simple ; de là une raillerie légère, encore que répétée, de leur bêtise.

Foottit a entendu des officiers commander la manœuvre sans comprendre ce qu’ils disaient, tant ils parlaient vite et mal. Aussi bien on lui aurait juré qu’il entendait du russe, qu’il l’aurait cru. De là cette idée très drôle, et très ironique, de commander à plusieurs reprises le même exercice, en se servant à chaque fois d’une langue différente, sans que jamais il soit possible de le mieux comprendre.

Je présume que quelques humoristes m’en voudront d’avouer une telle estime pour les clowns. « Eh quoi, diront-ils, vous nous comparez à des paillasses, à des Augustes, à de vulgaires saltimbanques, qui sautent et se roulent dans le sable ! Vraiment l’affection que vous nous portez est bizarre et vous avez une étrange façon de recommander vos amis. Déjà le public se défiait de nous. Quelle opinion va-t-il avoir maintenant ? »

Je ne leur répondrai pas ; je me tournerai vers les clowns et leur dirai seulement ces mots :

« Ô clowns, clowns fardés et peints, comme l’on vous méconnaît ! Aux heures où, sur le sable des cirques, et le parquet feutré des music-halls, vous prodiguez l’ironie tranquille de vos discours et la folie de vos culbutes, vous êtes des sages. Sans doute vous ne le savez pas ; c’est pourquoi vous l’êtes vraiment, puisque vous vous ignorez vous-mêmes. La tradition veut que les paroles de vérité sortent de la bouche des fous, car les fous diffèrent des sots. Hamlet, Falstaff, Triboulet tiennent des monologues lumineux, tels que jamais n’en prononcent les plus sensés des hommes. Vous aussi, tout en gambadant, tout en cabriolant, vous déchirez le voile qui couvre nos manies, nos défauts, nos ridicules. D’un mot, d’un geste vous faites jaillir tout le grotesque qui se cache en nous : vous nous montrez la presque parfaite petite image de ce que nous sommes, nous et le monde, et j’aime mieux le toupet railleur qui se dresse sur votre tête que les grandes perruques des vieux docteurs. »