Hurrah !!!/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII.


VISIONS



VISION PREMIÈRE
L’esprit.


« Mon père et ma mère se sont reposés
après m’avoir engendré. L’esprit de divination
de l’une, les aspirations de révolte
de l’autre se sont mêlés dans mon sang.
La moëlle de mes os crie. Je souffre tout
ce qu’écrit cette plume. »
Ernest CœurderoyJours d’exil.


Maudite soit l’heure qui m’a vu naître ! Maudite soit l’étoile du matin qui veilla sur ma mère prise de douleurs ! Maudit soit le premier oiseau qui salua ce déplorable jour ! Maudit le pâtre et maudit le vigneron qui essuyèrent les pleurs de la rosée sur les coteaux de Bourgogne ! Maudit l’accoucheur qui ne m’étouffa pas au passage ! Maudit le chien qui lécha mes souillures ! Maudit, les amis empressés qui vinrent complimenter mon père de ce qu’un fils lui était né !!

Que faisaient les vagues ? Où était la foudre ? Oh ! que ne m’emportaient-elles au néant ! Pourquoi les glaces et les neiges de Janvier m’ont-elles épargné ? Pourquoi m’a-t-on lavé d’eau parfumée ? Pourquoi ma pauvre mère m’a-t-elle donné son lait ?

Ah ! qu’il m’eût épargné de malédictions et de douleurs, celui qui, sans remords, m’aurait enfoui sous la terre noire ! Mon âme ne saignerait pas aujourd’hui en révélant aux hommes les épouvantables malheurs qui vont s’appesantir sur eux !




VISION II
Ce que je vis un soir à l’amphithéâtre


« Les morts ne sont pas loin de nous,
ils ne sont pas dans un autre monde. »
Ernest CœurderoyJours d’exil.


J’étais un pauvre étudiant ; je me préoccupais de la Mort, et je disséquais des cadavres.

Un soir, je travaillais à l’amphithéâtre, comme de coutume. Et voici : un mort se leva sur la table froide. Sa taille était gigantesque ; il était brun et fort ; ses yeux étaient pleins d’éclairs, et des flammes sortaient de sa bouche en sifflant. Surnaturelle était sa beauté ; il n’avait pas trente ans. Ils l’avaient, décapité le matin ; son doigt était appliqué sur le moignon de son cou, et le sang découlait tout le long de son corps.

« Petit étudiant ! me dit-il, touche mon sang, touche ma chair et découpe-moi, si tu l’oses, avec tes beaux petits instruments montés d’écaille. Je ne crierai pas, car je ne ressens plus la douleur. Je suis plus heureux que toi, pauvre garçon, qui travaille tant que la nuit dure, afin de rentrer au pays avec le parchemin de docteur. »

Et il m’appela vers lui, ce mort singulier ! Et je tremblais comme la feuille. Et je touchai son sang et sa chair qui étaient froids. Mais comme il me parlait si courtoisement et avec un discernement si peu commun parmi les vivants, j’hésitais à enfoncer mon scalpel dans sa peau. Il s’en aperçut.

« Tu trembles, me dit-il, petit étudiant ! Cependant tous les jours tu fais le brave en venant ici, parce que tes maîtres t’ont dit que nous sommes bien morts.

» Et quand je passe la main dans tes cheveux, voilà que tes cheveux se dressent et que tu n’oses pas me disséquer. »

Et il riait en me montrant deux rangées de dents plus blanches que l’ivoire, et il me répétait : Coupe donc, petit étudiant !

J’allumai ma pipe au grand poële bourré de graisse que nous faisions rougir à blanc. Et voici : je l’entendis rire plus fort. Je fis le fanfaron, et, détournant mes yeux des siens, je lui portai un coup au cœur. Il jaillit de la plaie un jet de sang chaud qui me couvrit de rouge, depuis l’orteil jusqu’à l’extrémité des cheveux.

Et je tombai à la renverse. Et ma tête se trouva près de la sienne sur la table froide.

Alors il se pencha sur ma bouche et me dit : « Tu te crois bien savant, pauvre petit, parce que tes maîtres t’ont dit que les morts ne sont rien qu’une poignée de poussière et que tu vas répétant cela dans les salons pour donner des crises de nerfs aux petites dames blondes. Va souhaiter de ma part le bonjour à tes maîtres, et dis-leur qu’il y a plus d’ignorance sous leurs toques dorées que sous la robe des ânes aux longues oreilles.

» En vérité, je te le dis, les morts reviennent. L’universelle existence ne s’entretient qu’au moyen d’éternelles transformations. Moi, qu’ils croient enseveli dans les gouffres du néant, je suis plus vivant qu’eux. J’étais hier ; je m’appelais Christ, et j’humiliais les docteurs ! Je suis aujourd’hui ; et je m’appelle un assassin, un condamné à mort ! Je serai demain ; et, puissant révolutionnaire, je dépouillerai les grands d’une fortune injustement acquise !

» Petit étudiant ! veux-tu te repentir de m’avoir blessé ? Veux-tu recoudre la plaie de mon cœur ? »

Et il me secouait rudement en disant cela. Et sa bouche restait collée contre la mienne.

« Tu es jeune et d’un visage agréable, reprit-il ; tu travailles avec courage ; tu sais tout ce que peut savoir un carabin de ton âge. J’ai besoin de toi ; ne veux-tu pas entrer de moitié dans ma révolte contre la Civilisation, au lieu de t’ennuyer ici sur ces morts ? »

Et il porta ma main sur la plaie de son cœur. Et voici : ma main fut agitée d’une secousse effrayante, tout mon corps s’ébranla, et je me relevai debout sur mes pieds.

Et je me repentis du mal que j’avais fait à ce grand mort. Et je passai des ligatures dans les lèvres de sa plaie qui saignait encore ; j’en affrontai les chairs, et les petits vaisseaux, et les petits nerfs. Et tout reprit au même instant ; et le sang ne suspendit plus son cours.

Et là où était sa blessure, je vis briller une Croix et un Niveau rouges.

Et voici : le Pacte qui m’unit à lui fut juré sur la cicatrice rose, sur la Croix et le Niveau rouges !




VISION III
La Fièvre.


« Fils de l’Homme, mange ton pain
avec émotion, et bois ton eau avec
tourment et chagrin. »
Ézéchiel.


Depuis ce soir-là, je ne m’appartiens plus. Les tempes me battent ; mes yeux se remplissent de sang ; mon front ruisselle de sueur, mes mains tremblent, mes jambes se dérobent sous moi. La nuit, tout le long de la nuit noire, de terribles menaces résonnent à mon oreille, — Il faut que je répète aux hommes ce que la Révolution me crie.

Je ne me réjouis plus que du bruit du tonnerre et des lueurs des éclairs ; mon cœur ne tressaille plus que devant des lambeaux sanglants ! — Il faut que je répète aux hommes ce que la Révolution me crie.

C’est que la Révolution vient. Quand les sociétés sont en décadence, il se lève toujours, du milieu d’elles, des êtres qui souffrent et qui s’écrient : Jérusalem, Babylone, Ninive, Troie, Rome, Athènes périront par l’épée ! Car la coupe de leurs iniquités déborde, et les temps sont proches. — Il faut que je répète aux hommes ce que la Révolution me crie.

Je suis de la race d’Amos, de Cassandre, d’Isaïe, de Savonarole, de Luther, de Cazotte, de tous les prophètes et de tous les apôtres qui crièrent en vain : Malheur, malheur aux habitants de la terre !... et que les habitants de la terre ont lapidés, et qu’ils ont roulés dans les fossés humides, et qu’ils ont retranchés enfin. Je suis de l’irritable race des prophètes et des poètes sauvages. — Il faut que je répète ce que la Révolution me crie.

Je suis étranger à mon pays et à mon temps. Je suis citoyen de la terre ; ma patrie, c’est l’avenir. Les haines de ce siècle me sont réservées. J’en perdrai le peu de santé qui me reste.

Je suis celui qu’on accuse de répandre le désespoir parmi les hommes, celui qu’on appelle fou, qu’on calomnie, qu’on condamne, qu’on poursuit partout et qui n’excite aucun regret derrière lui. Et cependant, je ne dis rien que ce que je vois.

Je suis celui que la fièvre consume, que ses entrailles dévorent. Et je me complais dans ma douleur, car il faut que ma voix résonne plus aigrement que la trompette sur les nations pantelantes.

Je suis celui dont le cerveau bouillonne pendant les pénibles insomnies, et dont le sang sort par la bouche au matin. — Heureux celui qui donne à la Liberté un gage de son ardent amour !

Je suis celui qui confondrai les savants et les moralistes devant le peuple, parce qu’il est nécessaire que le faux savoir et la fausse philanthropie disparaissent enfin.

Les uns m’ont pris pour un instrument docile entre les mains des chefs de parti ; les autres pour un ambitieux hypocrite ; ceux-là pour un médecin, et ceux-ci pour un philosophe. Je ne suis rien de tout cela. Je suis un homme libre parmi des esclaves.

J’ai reconnu ce que valent les camaraderies politiques. Ma franchise a scandalisé tous ceux qui s’honoraient de ma connaissance quand il me plaisait d’être muet. J’ai mesuré le cercle étroit des affections de famille ; mes parents ont eu peur de moi : on s’est garanti de mon souffle.

Je suis celui qui s’est levé de bonne heure et qui a vu l’étoile du matin. — L’homme qui dort ne fait pas son travail.

Je suis celui qui m’écriai le premier : Décadence de la France et de l’Occident ! — Invasion des Barbares du Nord ! — Mort de la Civilisation ! — Naissance du Socialisme ! — Régénération de l’Europe par l’Épée ! — Transformation palingénésique de l’Humanité !

Je suis celui dont la voix fut entendue déjà lorsqu’elle appela les Cosaques aux rives du Bosphore. Je donne aujourd’hui signe de vie pour que ceux qui ont des oreilles écoutent ; demain, s’il m’en reste la force, j’achèverai ma Révélation.

Je suis celui qui distingue de loin le grondement de la Foudre et qui vois flamboyer le Glaive à travers les nuages de plomb.

Rien ne lassera ma persévérance ; je ferai tout ce que j’ai résolu de faire.

La France ne me tuera point par le ridicule, et je tuerai la France par mes prédictions.

Je suis celui qui voit le Soleil rougissant s’approcher de la Terre tremblante, et la consumer ; celui qui voit la mer déborder ses rivages et ne rentrer dans son lit qu’après avoir balayé les villes, les forêts et les récoltes.

Je suis celui qui entend gronder le tonnerre comme mille tonnerres, et siffler les grains de grêle comme des éclats d’obus.

Celui qui voit, par les champs, les sacs d’or, les colonnes brisées des palais et des temples, et les hommes fulgurés.

Je suis celui qui se réjouit de ce déluge, et d’être né à temps pour voir la terre abreuvée du sang des civilisés, et leurs os fichés au coin de leurs propriétés pour remplacer les bornes.

Il faut que je répète aux hommes le cri de la Révolution, — ce cri qui s’acharne sur moi et ne me laisse aucun repos ; ce cri qui m’ôte le manger et le boire, qui se couche et se lève avec moi ! Je ne serai tranquille qu’après l’avoir traduit, s’il m’est possible, dans une langue humaine.

Les autres jeunes gens boivent et font l’amour ; ils chantent et se préoccupent de leurs affaires ; ils vivent tranquilles au sein de leurs familles : ils font bien ; qu’ils soient heureux. — Moi, je suis celui dont les paroles seront répétées et dont la vision s’accomplira. — Il faut que je répète ce que la Révolution me crie.





VISION IV
L’Ange de la Révolution.


« Les jeunes gens sont pris de visions. »
Daniel.


Dans mon sommeil tourmenté, l’Ange de la Révolution m’est apparu. Il s’est approché de moi, et tout mon corps s’est raidi lorsqu’il m’a posé la main sur l’épaule.

Et l’Ange de la Révolution m’a dit : « Prends cette plume dans ta droite, et ceins ce glaive autour de ton corps.

» Et que cette plume s’use en courant sur le papier ; que cette épée s’ébrèche dans le combat ; que tes bras sèchent au travail !

» Marche depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, et passe les nuits devant ta table. »

Et j’ai regardé la Plume et l’Épée. Et voici : la Plume était consumée d’un feu inextinguible, et l’Épée brillait d’un éclat que ne pouvait supporter ma vue.

Et l’Ange dit encore : « Dépose l’épée jusqu’à ce que les clairons résonnent ; ils n’est pas temps de frapper encore. Mais saisis la plume. »

Et j’avançai ma main vers lui, et je pris la plume en tremblant. Mais elle me brûla les chairs, et je poussai des cris de douleur.

Alors l’Ange me dit : « Plonge ta main dans le vase dont j’entretiens la flamme depuis le commencement des siècles. »

Et voici ! Le vase qu’il me présenta était fait d’airain. Au fond brillaient l’alcool et l’éther, les huiles parfumées et les précieuses essences que préparent, sur les monts, les baisers du soleil. Et mille langues de feu, vives comme le sang des taureaux, s’échappaient par dessus les bords du vase.

« Plonge tes mains dans l’eau de feu, reprit l’ange, et ne les y laisse pas plus de temps qu’il n’en faut à l’hirondelle pour mouiller son aile dans le Léman. »

Et je plongeai ma main dans le vase ardent. Et je la retirai calcinée comme une poutre de chêne qu’a dévorée l’incendie.

« Écris maintenant, dit l’Ange, car les temps sont proches. »

Et comme j’étais effrayé et que je frissonnais : « Sois sans crainte, ajouta-t-il. Ce que je vais annoncer aux hommes est terrible, et l’avenir est plus noir que l’aile du corbeau. Mais tu n’es qu’un roseau entre mes mains, et si tu hésites, je te briserai.

» Et j’en choisirai quelque autre qui sache regarder en face la Mort et la Désolation. »




VISION V
Malédiction !


« Crie à plein gosier, ne t’épargne pas,
élève la voix comme un cornet. »
Isaïe.


Alors, je gravis jusqu’au sommet des Alpes ébranlées par le tonnerre, je touchai la nue menaçante, et j’exposai mon corps aux torrents de pluie.

J’écrivis ; et je ne distinguai plus les hommes qui me couvraient d’injures. Et je devins insensible aux cailloux qu’ils me jetaient. Et je n’entendis plus que la voix de l’Esprit qui disait :

« Écoutez ! cieux brillants d’étoiles, et vous, mers profondes !

» Écoutez ! grands fleuves, fils des hauts rochers. Écoutez ! cimes des monts-voilées de neige !

» Écoutez ! savanes desséchées, et vous, collines, qui agitez dans l’air vos chevelures vertes !

» Écoutez ! nations qui couvrez le sol de l’industrieuse Europe, depuis l’Orient doré jusqu’à l’Occident livide, depuis le Nord attristé par les frimas jusqu’au Sud que réjouit le flambeau du jour !

» Écoutez ! solitudes où les fauves bondissent, lacs et torrents qui cachez les poissons muets. Et vous, cités, villages où les hommes multiplient, prêtez l’oreille !

» ... Mort ! selle ton coursier noir ; presse ses flancs maigres entre tes os blanchis jusqu’à ce qu’il ait rougi son mors. Et repasse ta faux d’acier à la pâle clarté de la lune !

» — Jusqu’à ce que je t’ordonne de prendre ta course par les monts et les plaines pour moissonner les mélèzes odorants, les vignes en fleur, les blés jaunes,

» ... Et les hommes dégénérés que j’émonderai comme des rameaux stériles.

» Déchaîne tous tes vents, Éole, père des tempêtes et l’Aquilon glacé, et le Simoum desséchant, et la Bise furieuse, et le Mistral, effroi des nautoniers ;

» Fais-les bondir comme la tigresse altérée de sang et la panthère trapue ; comme des chats sauvages dans la futaie ; comme des étalons hennissant après des cavales.

» Hurlez tous les éléments, comme des forcenés ! Et que les troncs des arbres, les fentes des rochers et les rails des chemins deviennent les trompettes de ma fureur !...

» Il ne servira de rien aux hommes de se boucher les oreilles, de se cacher au fond des palais ou dans le sein de la terre ;

» Car toutes les oreilles seront tenues ouvertes, tous les palais seront démolis pierre par pierre, et les entrailles de Cybèle rejetteront tout ce qui se dérobe à la lumière.

» Il ne leur servira de rien de s’envelopper dans les nuages avec leurs aérostats légers ou de gagner le fond des mers dans leurs cloches à plongeur ;

» Car les abîmes des Océans remonteront jusqu’à leur surface, et les Cieux descendront jusqu’à leur rencontre.

» Car les hommes ont été comptés comme les bestiaux par le boucher, comme les grappes par le vendangeur, comme les baliveaux par le bûcheron, comme les épis par le fermier.

» Et il faudra que je retrouve autant de cadavres qu’il a été compté de têtes d’hommes ! »




VISION VI
Malheur !


« Je vais leur donner à manger de
l’absinthe, et je leur donnerai à boire de
l’eau de fiel. »
Jérémie.


Voici ce que la Révolution fait dire aux peuples :

« Il me faut du sang : du sang des rois et du sang des sujets ; du sang des riches et du sang des pauvres ; du sang des femmes, des vieillards et des nouveau-nés.

» Malheur ! malheur sur la Civilisation !

» Malheur sur les peuples et malheur sur les rois !

» Malédiction sur toi, Albion la Superbe ! Malédiction sur toi, Paris la Folle ! Malédiction sur Rome, Madrid, Venise, Naples et Vienne, repaires de criminels impunis, vases de luxure et d’écume, foyers de pestilence, ateliers de corruption, égouts sans fond qui absorbez la sève de vos provinces et leur rendez de la boue et des corps rongés de lèpre !

» Vous êtes les sœurs prostituées, les coureuses, les agaçantes, aussi pâles, aussi défaites les unes que les autres ; vous êtes les dignes filles de Ninive, de Gomorrhe et de Carthage ; vous tomberez et ne vous relèverez plus. Car je mutinerai contre vous les quatre vents des cieux.

» Orgueilleuses ! ne dites pas que vous êtes éternelles et imprenables. Ne dites pas que le monde gémirait comme un homme veuf le jour où vous lui seriez ravies ;

» Car l’homme veuf reprend femme ; l’Humanité construit de nouvelles tours avec les débris des anciennes, et forge des créneaux avec le fer rouillé ;

» Mais il faut des ouvriers robustes pour forger et tailler : la pierre et les métaux sont durs.

» Tandis que vous, vous laissez tomber vos églises et vos palais parmi les orties, et vous n’élevez plus de monuments.

» Voici : mes poumons sont encore pleins de la pluie de soufre qui consuma Sodome ; mon haleine a gardé sa force comme au jour où elle dispersa les Juifs ; l’épée qui détruisit Ninive et le cimeterre qui nivela l’Asie sont encore pendus à mon flanc.

» Cadix était riche quand elle envoyait ses flottes piller les nouveaux mondes ; Sidon, Florence, et Pise, et Gênes étaient riches aussi. Athènes était brillante au temps de Périclès ; Rome était toute-puissante quand l’univers subissait sa loi ; Jérusalem et la Mecque furent les reines de l’Orient !

» Et maintenant, les souveraines du Midi sont déchues et mouillent de pleurs leurs rivages arides. Rome est assiégée par la fièvre et délaissée, comme un corps mort, au milieu d’une campagne désolée. Athènes n’est plus qu’un pauvre village ; le Pirée est désert de matelots ; Jérusalem est un tombeau !

» Et le bras qui a fait ces ruines ne se lasse jamais ; il frappe avec les peuples, comme le forgeron avec le marteau ; il sème avec les peuples, comme les laboureurs avec le froment.

» Malheur ! malheur sur la Civilisation !

» Malheur sur les peuples ! et malheur sur les rois ! »




VISION VII
Ruine !


« Tout à coup un effroyable éclat de
tonnerre frappe mon oreille assoupie.
Je me lève chancelant. »
Schiller.


En ce moment j’entendis un grand bruit semblable au fracas de milles roues d’engrenage ; le ciel devint rouge comme un lac de sang, et la terre noire comme une sphère d’ébène.

Et ma frayeur fut si grande que ma main se serra convulsivement sur la plume ardente et qu’elle la courba en deux.

Alors l’Ange : « Malheur à ceux qui ont provoqué ma colère, car rien ne saurait en suspendre le cours. Quand les Civilisés m’apporteraient des montagnes d’or et de diamants, et des greniers de parfums et de fruits ; — pour me corrompre !

» Quand ils réuniraient tous les princes de la science, tous les renards de leur diplomatie, tous leurs foudres de guerre, tous leurs grands-prêtres, toutes les puissances de la terre ; — pour m’implorer !

» Quand ils déposeraient à mes pieds les vierges de Géorgie, et les Andalouses pleines de feux, et les courtisanes de Paris, habiles dans l’art des voluptés faciles ; — pour m’attendrir !

» Mon bras ne se relèverait pas !

» Entends donc sans frissonner la trompe des morts et les éclats d’airain du cor de la Destruction. Car ma voix remplira l’espace. Je suis l’Ange exterminateur ! »




VISION VIII
L’armée d’Invasion.


« D’où viennent ces familles fugitives ?…
Qui sont ces peuples sortis des quatre coins de la terre ?…
Le fléau de Dieu les conduit. »
Chateaubriand.


Un rayon de lumière sortit alors du doigt de l’Ange. Et ce rayon se dirigea vers le Nord en s’élargissant comme un éventail de saphir ;

Et je suivis le prisme impalpable qui miroitait dans l’air ainsi qu’un regard du soleil dans lequel se jouent des paillettes de poussière, des gouttes d’eau et des ailes d’insectes.

Et voici : je vis des flammes courir sur les neiges, comme des feux-follets ;

Et les maigres coursiers de l’Ukraine brouter le lichen et la mousse amers, et la menthe poivrée qui croît au bord des étangs.

Et ces coursiers ne cessaient de hennir ; ils frappaient la terre de leurs sabots ; le soufre et le sang sortaient de leurs naseaux : ils portaient leurs têtes aux vents du Midi.

Et je vis, dans une plaine immense, sur les bords du golfe de Finlande, une grande multitude d’hommes.

Leurs statures étaient colossales ; leurs têtes, osseuses ; leurs yeux, verts et gris ; leurs peaux luisantes et leurs barbes incultes, comme des tiges de chiendent brûlé.

Et ils arrivaient dans cette plaine de tous les pays qu’habite la grande race des Slaves, comme des cours d’eau qui se rendent à la mer.

Il en venait du Midi et du Nord, du Couchant et de l’Aurore. Il en venait d’Asie ; il en venait d’Europe. Les uns avaient quitté les fertiles plaines de la Pologne, la Syrmie riante ; et les autres, les déserts de la Tartarie. Ceux-ci étaient descendus des sommets orgueilleux de l’Olympe et du Rhodope ; ceux-là, des flancs du Caucase et de l’Himalaya riches en métaux.

D’autres avaient grandi, buvant chaque matin la neige des Krapacks brûlée par le soleil levant.

Ils accouraient de la Bohème, de la Hongrie, de la Valachie, du littoral de l’Hellespont et des beaux rivages du Danube. Ils étaient descendus des bords glacés de la Baltique, de la Sibérie désolée, du Groënland et de la Laponie qu’on ne connaît pas.

L’on remarquait parmi eux le Kamschatdale stupide ; le Samoyède, à la chair olivâtre ; le Mongol et le Tartare, à la face écrasée ; le Géorgien au beau profil, le Hongrois à la taille déliée, le Polonais plein de bravoure, le maigre Cosaque, l’Albanais riche, l’Arménien bronzé et le Russe flegmatique.

Non ! pas même aux jours d’Attila ou de Gengis, on ne vit la terre couverte par tant de vagues humaines !…

Ceux-ci portaient des peaux de bêtes à peine suffisantes pour les garantir du froid ; ceux-là étaient couverts des costumes les plus somptueux de la Civilisation et affectaient, dans leurs manières, l’élégance des grandes villes.

Tous parlaient des langues diverses, les idiomes les plus sauvages et les dialectes les plus recherchés. Ils ne s’entendaient que lorsqu’ils criaient : Guerre ! Constantinople ! Paris !

Après eux ils avaient entraîné femmes, enfants, prêtres, animaux, tentes : tout ce qui est nécessaire aux migrations lointaines.

Et toute cette foule campait au milieu de la plaine immense. Le bruit des voix n’était interrompu que par le roulement des tambours, les fanfares belliqueuses et les salves d’artillerie.

Les hommes se gorgeaient de viandes salées, d’écorces de pins et de chênes ; de genièvre, d’orge et d’avoine fermentés.

Et l’ivresse les rendait fous. Et ils sautaient sur le dos des coursiers, les faisant bondir par les steppes comme des chevreuils blessés à la tête.

Les femmes et les enfants, couverts d’étoffes voyantes, criaient : « Courons aux pays du soleil que nous ont promis nos devins ! »

Les prêtres arrachaient les croix de la terre et les aiguisaient sur les pierres des tombeaux.

Et les vieillards tombaient à genoux aux pieds des chefs, les suppliant de ne pas les laisser au milieu des déserts, et promettant de supporter les fatigues de la route.

Je vis encore des arsenaux pleins de poudre, des fusils, des glaives, des lances et des boulets de canon :

Comme des œufs dans une fourmilière !

Il y avait dans cette armée de quoi repeupler le monde. À Saint-Pétersbourg était son état-major.




VISION IX
Attila.


« Quand, s’apprêtant pour un carnage
qu’il voit s’approcher, l’aigle allonge ses
serres dans les cieux, aussitôt les aiglons
accourent à son appel. Tu es notre
second père, ô tzar, nous te suivrons partout,
et, s’il le faut, dans le tombeau ! »
Lermontoff.


Et voici : du milieu de ces hommes sauvages, il s’en leva un, revêtu des insignes du commandement.

Aussitôt les clairons sonnèrent aux champs, hurlant :

« Le lion est monté hors de son hallier, et le destructeur des nations est parti ; il est sorti de son lieu pour réduire le pays en désolation. »

On étendit un drap d’écarlate sur le plus haut des fourgons. Et le chef des nations y monta, faisant signe qu’il voulait parler.

Alors, les autres hommes se turent, comme se tait l’esclave devant le maître qu’il redoute.

Et cet homme s’écria :

« Slaves ! dont la renommée s’est étendue par le monde ! race ancienne et noble qui n’as pas encore accompli tes destinées ! race propre à la guerre et aux fatigues ! En avant ! En avant !!

» Elle est venue, l’heure que nous attendions depuis des siècles dans le silence de nos reniements ! Entendez-vous crier les aigles ?

» Ceux qui nous appelaient barbares ont couvert le monde de leurs souillures. Et le monde s’est lassé de les subir !

» La Providence nous a choisis pour frapper les peuples, pour les renverser et les broyer sous nos pieds, comme le fléau disperse et brise le froment sur l’aire.

» Un rayon d’en haut me guide. Je suis le roi des rois. Grand pour détruire, je jure de ne pas me laisser gagner par le sommeil, et d’étendre ma large main pour punir ceux qui me bravent.

» Je serai cruel et sans pitié ; je passerai sur les Civilisés comme un torrent furieux ; avec l’épée, je les frapperai, et je les gouvernerai par le fer.

» Je vous donnerai leurs bois pour paître vos cavales et leurs guérets pour y parquer vos bestiaux. Je récompenserai tous ceux qui me servent loyalement. Chacun de vous aura sa place au soleil, et sur sa table, des vins généreux.

» Je vous donnerai leurs femmes et leurs filles afin que vous les rendiez fécondes. Par nous, leurs sciences et leurs arts seront recréés ; entre nos mains, leurs machines renverseront Dieu !

» Je suis le roi des armées. Je méprise la vie des hommes qui ne me secondent point. Je ne suis qu’un mortel, mais je suis plus fort que Dieu, car je fais trembler la terre en la frappant de mon pied. — Entendez !

» Voyez ! les Civilisés invoquent le Dieu de leurs pères ; ils jeûnent, prient et baisent la cendre des chemins.....

» Et le Dieu de leurs pères ne les exauce pas !

» Ils ressemblent à ces femmes, vieilles déjà, mais dévorées de désirs, et qui n’ont plus assez de charmes pour réveiller les sens de leurs anciens amants.

» Qu’il revête sa vieille armure, l’Éternel de leurs armées ! Qu’il amène contre nous ses troupes ! Ou plutôt, qu’il me défie moi-même en un combat singulier !.....

» Et voici : je ramasserai les hommes comme des pierres. Et je les rassemblerai comme un rocher. Et je précipiterai ce rocher sur les vallées, et je suspendrai le cours des fleuves.

» Et j’établirai mes fils et mes généraux que j’ai bénis sur tous les trônes des rois de l’Europe ; et ils se reposeront entre les mamelles des princesses ;

» Et je me ferai bâtir un palais comme les mortels n’en virent jamais, plus spacieux que le Whallallah, plus splendide que le Paradis !

» L’aigle se fatiguera pour en faire le tour, et la plus fine de mes courtisanes n’en saura jamais tous les secrets ;

» Car je ferai venir pour l’élever les plus habiles artisans de toutes les nations ; et ils n’y travailleront qu’une année ;

» Au bout de ce temps, l’édifice de ma gloire s’élèvera contre le ciel, et je renverrai les ouvriers dans leur pays, les mains pleines.

» Et je ne souffrirai pas de pouvoir rival ni dans les Cieux ni sur la Terre ;

» — Car tout empire divisé est un empire mort. —

» C’est pourquoi j’abaisserai les prêtres et les docteurs et les princes, et leur ferai tenir mes étriers ;

» Et il n’y aura pas une créature vivante qui ne subisse ma loi ;

» C’est pourquoi aussi je m’appuierai sur les masses d’hommes que j’aurai conduites à la conquête, ne les traitant pas en déshérités, mais répandant sur eux l’instruction et le bien-être ;

» Afin qu’ils soient bien réellement mes frères d’armes et mes enfants, afin qu’ils me gardent des complots des grands ;

» Car l’Inégalité est mère des Discordes. Et là où on élève des statues à beaucoup de Dieux, on les renverse un jour sans respect comme des images vaines. »

...... Des hurrahs formidables accueillirent ces paroles. Et les arbres et les pierres en furent ébranlés.




VISION X
Hurrah !


Hurrah !


Quand le calme fut rétabli, le chef des nations reprit :

« Déployez vos étendards, Slaves vaillants ! Jetez les fortes rênes sur le cou des chevaux agiles ; que l’acier de vos armes fasse pâlir le jour. Et remplissez les airs de vos chants de victoire ! —

» Hurrah ! Marchez en colonnes d’invasion, réservant au milieu de vous un large espace pour les familles, pour les troupeaux et la musique guerrière.

» Nous allons traverser les contrées les plus heureuses de l’heureuse Europe : l’Allemagne abondante en moissons, la France féconde en soldats : terres jadis fertiles, en poètes, en savants, en artistes, en guerriers au cœur fort, terres aujourd’hui dégénérées parce qu’elles sont devenues la proie de l’exploitation ;

» Et que leurs mamelles ont été dévorées par le cancer de l’Usure !

» Quand nous passerons, aussi nombreux que les sables des mers, les peuples effrayés se demanderont d’où vient ce nouveau déluge, et depuis quand les glaces du Pôle se fondent en armées.

» Les paysans se cacheront dans leurs cabanes enfumées ; les bourgeois s’accroupiront derrière leurs comptoirs ; et nous trouverons les rois tremblants dans les latrines de leurs palais.

» Les femmes se railleront de pareils guerriers et livreront leurs charmes aux jeunes Cosaques.

» Moi, je pousserai mon cheval dans les flots qui baignent le pied des colonnes d’Hercule. Et les hommes jetteront des fleurs sous les sabots de mon cheval.

» — Déployez vos étendards, Slaves vaillants ! Jetez les fortes rênes sur le cou des chevaux ailés ; que l’acier de vos armes fasse pâlir le jour. Et remplissez les airs de vos chants de victoire ! —

» Hurrah ! Criez : un homme fort nous est né sur les bords de la verte Baltique ; nos destinées sont entre ses mains, et quiconque lui résistera sera passé par l’épée !

« Ainsi, suivant le cours des fleuves ou traversant les plaines au moyen de la vapeur, que vous apprendrez à gouverner, nous arriverons sous Paris.

» Et voici : Je laisserai cette grande ville debout encore pendant quarante jours et quarante nuits, afin que vous puissiez voir combien sont vains ses hauts remparts, combien ses splendeurs sont iniques ;

» Et que vous ne bâtissiez point de remparts autour de vos villes nouvelles, et que vous ne vous décimiez plus les uns les autres par l’Injustice.

» Mais, quand le Soleil aura parcouru quarante fois son cycle étincelant, Paris sera rasé de terre, et sur ses décombres, je ferai brûler du sel, du goudron et des acides subtils ;

» Et de ses monuments superbes aucun ne sera conservé !

» Au milieu de ces ruines je laisserai, pour les garder, cet édifice bas, humide et sombre, que les civilisés appellent la Morgue, et dans lequel ils exposent les malheureux trop pauvres pour avoir une sépulture, trop abandonnés pour supporter le poids de la vie ;

» Et j’y ferai allumer une lampe d’huile.

» J’établirai, dans cette Morgue, un homme vêtu de noir qui entretiendra la lueur de la lampe pâle et qui, toutes les heures, criera :

» Ainsi passent les nations superbes gangrenées par l’Injustice !

» Et je défendrai qu’on coupe l’herbe qui croîtra dans les alentours de ce lieu maudit ; je défendrai que les pasteurs y conduisent leurs troupeaux, car toute bête qui broutera cette herbe sera frappée de mort.

» La sombre Belladone, la Jusquiame noire, l’Hellébore empoisonné et la Ciguë vireuse enfonceront leurs racines dans le sol désolé ;

» Les Oiseaux aveugles, fils de la Nuit, y passeront en pressant leur vol, en redoublant leurs ululations sinistres ;

» Le Lézard qui aime les lieux habités ne se réchauffera point sur ces pierres expiatoires.

» La Vipère à tête plate sera le seul hôte de ce désert ;

» Le Gui parasite, le Lierre envahisseur, le Houx plein de dards et le triste Cyprès en interdiront l’abord.

» Ils s’élèveront par dessus les murailles, les couronnant d’une verdure de deuil.

» ............. Et quand un siècle sera écoulé, ces murs s’écrouleront, et on ne les relèvera plus.

» Ainsi que cela est écrit. Afin que la Seine passe libre au milieu des campagnes et qu’au loin se puissent entendre et le cri matinal du coq et les aboiements des chiens de ferme !

» Et voici : les hommes oublieront Paris comme ils oublient tout ce qui tombe, et ils viendront en foule habiter la nouvelle capitale ;

» Et cette Capitale attirera les regards du Soleil par son étendue, le bruit de ses travaux et le déploiement merveilleux de ses richesses !

» Car, de même qu’il faut un cœur tout nouveau à l’homme qui revoit le jour, de même il faut une métropole neuve au milieu des peuples régénérés....

» — Déployez vos étendards, Slaves vaillants ! Jetez les fortes rênes sur le cou des chevaux agiles ; que l’acier de vos armes fasse pâlir le jour. Et remplissez les airs de vos chants de victoire ! —

» Hurrah ! »




VISION XI
Fin des derniers des Bourgeois et du dernier des Bonaparte.


« Hierro ! despierta te. »
(Fer ! réveille-toi !)
El Romancero.


Il continue, le Fléau des nations :

« Si les Civilisés veulent tenter un combat suprême :

» Alors que les hommes se saisissent corps à corps ! Que les coursiers galopant s’enfoncent dans le sang jusqu’au poitrail ! Qu’on s’éventre à la lance, au sabre, à l’épée, à l’ongle et à la dent ! Que les balles trouent des nuages épais de poudre !

» Et que le Canon accomplisse sa redoutable tâche, enlevant les rangs ennemis comme le Vent, des vagues de sable au désert !

» Que cuirasses, casques, épées, affûts volent en éclats ! Que le sol soit jonché d’entrailles, de crânes et de membres palpitants, comme les promenades sont jonchées de feuilles pendant les gelées blanches ?

» Que la Guerre, la Guerre vorace secoue sur l’Humanité ses torches ardentes, et qu’il soit fait comme la Nécessité le veut !

» Et si Paris s’efforce de soutenir un siège :

» Alors qu’on laisse ses bourgeois se manger le foie comme des chacals affamés et se confesser leurs crimes les uns aux autres !

» Et que leur Empereur Bonaparte soit enseveli de la sépulture d’un âne ; qu’il soit traîné et jeté hors des portes de la ville ! »

» Car il est écrit dans le Livre : Quiconque a tué par l’épée périra par l’épée.

» — Déployez vos étendards, Slaves vaillants ! Jetez les fortes rênes sur les cous des chevaux agiles ; que l’acier de vos armes fasse pâlir le jour. Et remplissez les airs de vos chants de victoire ! —

» Hurrah ! »





VISION XII
Invocation des vieux Cosaques.


« Comme l’aube du jour se répand
sur les montagnes, ainsi se répandra un
peuple grand et puissant auquel il n’y en point eu
et il n’y en aura point de semblable
dans tous les temps. »
Joël le Prophète.


— Ainsi parla le Chef des nations.... —

Puis, cette multitude se mit en mouvement avec un bruit pareil à celui de la houle dans le lit des mers. Il se passa huit jours et huit nuits avant que le dernier soldat eût quitté la dernière place.

Il ne resta plus là que les vieillards effrayés du silence qui succéda à ces apprêts gigantesques.

Alors, le plus ancien d’entre les anciens découvrit sa tête blanche, éleva vers le ciel ses mains osseuses et dit ainsi :

« Le vent emporte la graine aux rivages fortunés où elle germe dans la bonne terre ; mais il abandonne la paille aux rigueurs des frimas.

» L’air du soir recueille le parfum des fleurs ; mais il laisse les calices se dessécher sur leurs tiges et tomber sous les pleurs de la rosée ;

» Les fruits dorés sont récoltés, et les raisins foulés sur le pressoir. Mais les grappes nues et les écorces vides sont passées au feu des sarments ;

» On conduit aux abattoirs les chevaux hors de service ; on livre au chiffonnier les dépouilles du chien maigre ; et quand la terre les réclame, on lui confie les restes des vieillards.

» Nous sommes les tiges flétries, les grappes dépouillées et les écorces vides. Nous n’avons plus que quelques jours à passer ici-bas, et nous ne verrons pas les cités de la Terre-Promise.

» Nous sommes vieux comme les peuples que nos fils vont conquérir ; comme eux nous allons payer tribut à la Nature, toujours jeune.

» À quoi nous serviraient les grands temples, les rues larges et les maisons élevées ? À quoi nous serviraient les métaux, les pierres, l’eau, le sol et le feu ?

» Nous ne pouvons plus remplir les vastes dômes de nos voix mourantes. Et nos bras sont trop débiles pour dompter les coursiers et les atteler aux chars de bataille. Nous n’avons plus de force pour tailler la pierre, endiguer les fleuves, forger le fer et diriger le soc de la charrue.

» Nous sommes à la merci de l’incendie, de l’ouragan et des inondations, et si nous voulions fuir la foudre, nos pauvres jambes nous manqueraient.

» Qu’ils reviennent donc les guerriers sortis de nos reins. afin que nous puissions chanter leur gloire en exhalant notre dernier soupir !

» Et si nous ne devons pas les revoir, que la neige nous enveloppe dans son blanc linceul. Car la neige est froide, c’est la fiancée du vieillard ! »





VISION XIII
Désespoir !


« Hélas ! quelle journée ! »
Jérémie.


Et moi, je suivais l’armée d’invasion qui se déployait sur l’Europe au son des tambours. J’admirais la sinistre clarté de l’univers brûlant, les cités et les villages s’écroulant au milieu des plaines ; les palais, les lambris dorés, les meubles précieux et les joyaux rares, dévorés par les flammes.

J’écoutais sans peur les mugissements des taureaux, les voix plaintives des chèvres et des génisses, les cris de détresse des oiseaux éperdus, et les blasphèmes des hommes !

Mes regards supportaient, sans faiblir, la vue des éclairs et des nuages de sang et de poudre dont l’air était obscurci.

Je prenais plaisir à entendre au loin les volées des cloches sonnant le dernier tocsin, et la voix des gardes qui appelaient les hommes à apaiser le feu du ciel ;

Et les clochettes des troupeaux carillonnant dans les forêts vertes.

Mon cœur se remplissait d’allégresse en voyant les timides agneaux courir pêle-mêle avec les loups dévorants, les gazelles rapides avec les lions du désert, et les bandes de chevaux sauvages bondir parmi les hautes herbes incendiées ;

Et les hommes, que la Peur rend féroces, plongeant leurs mains sanglantes dans les entrailles les uns des autres ;

Et ceux que la Rage exaspère, menaçant le ciel et se précipitant dans les flammes pour mourir plus vite ;

Et ceux que la Luxure embrase, violant des femmes qui se tordent dans le feu ;

Et ceux qui veulent fuir la terre brûlante, et qui la retrouvent partout ;

Et ceux qui enfoncent leurs ongles dans le sable pour y découvrir une goutte d’eau, un brin d’herbe, un peu de fraîcheur ;

Et ceux qui lèchent les rochers de leurs langues arides, ceux qui grattent les vieux murs et le fer rouillé pour recueillir des sels désaltérants ;

Et ceux qui se brûlent la peau avec des caustiques, et qui la déchirent avec leurs dents pour faire disparaître les traces de leurs forfaits.




VISION XIV
Carnage !


Guerra, fuego y sangre !
(Guerre, feu et sang !)
El Romancero.


Et voici : le riche, le cœur bourrelé de remords, s’agenouillait devant le pauvre en haillons, lui tendait ses mains pleines d’offrandes, et lui disait : « Prends, mon frère bien-aimé, ceci est à toi ;

— Et pardonne-moi ce que je t’ai fait souffrir, afin que le grand Dieu me le pardonne aussi.

Et le pauvre, morne, appuyé sur la canon d’un fusil vide, pleurait de n’en avoir point fait usage quand il en était temps encore ;

Et l’avare sans entrailles cachait son trésor sous la lave fondue, et la recouvrait de cendres ;

Et les amants s’embrassaient dans une dernière étreinte et levaient au ciel leurs yeux pleins de larmes ;

Et les mères éperdues pressaient leurs mamelles sèches et serraient dans leurs bras écorchés leurs enfants morts.

..... Les soldats féroces se pressent autour des derniers despotes, leur font rempart de leurs corps, et se ruent en bataillons serrés sur les multitudes sans armes.

Les oiseaux de proie volettent avec leurs ailes rôties et se traînent sur leurs moignons près des cadavres qu’ils éventrent ;

Les palais sautent en éclats. Au dehors, des chiens galeux hurlent dans les fossés sans eau et se gorgent de boyaux de rois.

Au dedans, les princesses éperdues collent leurs lèvres encore frémissantes de volupté à des crucifix rouges.

Et tout autour des clochetons et des tourelles, des vols de martinets remplissent l’air de leurs cris stridents.




VISION XV
Expiation !


« Des cités populeuses deux hommes
seulement survivaient.
Et ces hommes étaient ennemis. »
Byron.


Fils de l’homme, crie donc :

Malheur ! Malheur aux habitants de la Terre ! !

Trois fois malheur aux riches !

Qui connaissent la justice ! — Et qui ne la pratiquent point ! !

Qui parlent de science et de religion ! — Et qui mangent la chair du pauvre ! Et qui boivent ses sueurs !

Qui écrasent les mendiants sous les roues de leurs chars, et ordonnent aux pauvres diables de répandre des feuilles de roses sur leur chemin !

Qui profanent des corps de jeunes filles sous leurs baisers infâmes ! Et qui les renvoient, mères, se prostituer pour nourrir les enfants conçus dans l’accomplissement d’un marché !

« Malheur à ceux qui ont joint maison à maison et qui ont ajouté un champ à l’autre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus eu de place et qu’ils se fussent rendus les seuls habitants du pays !

» Malheur à celui qui bâtit sa maison par injustice et ses étages sans droiture, qui se sert de son prochain sans le payer, et qui ne lui rend pas le salaire de son travail ! »

Malheur à ceux qui se vautrent dans les jouissances les plus effrénées ! — Tandis que d’autres entendent la faim crier dans leurs entrailles.

Et aussi, aussi, trois fois malheur aux pauvres !

À tous ceux qui souffrent la faim ! — Car il y a du froment dans les greniers ;

À tous ceux qui souffrent la soif ! — Car les caves sont encombrées de vins ;

À tous ceux qui restent nus ! — Tandis qu’il y a de la pourpre sur les trônes, des surplis dans les couvents, et de l’hermine dans les palais de justice ;

À tous ceux qui couchent sur la terre humide ! — Pendant que les palais restent déserts.

Malheur à ceux qui labourent et laissent récolter le blé par les oisifs !

À ceux qui bâtissent de splendides édifices ! — Et qui nichent comme des passereaux, dans des mansardes où se réjouissent les vents !

Malheur à ceux qui tissent la soie, le lin, les châles riches et les précieuses étoffes ! — Et qui tremblent de froid, vêtus de bure.

Malheur à ceux qui travaillent l’or, l’argent et le fer ! — Et qui livrent des chefs-d’œuvre pour un morceau de pain !

Malheur aux artistes vendus !

Malheur aux pauvres qui produisent tout et qui souffrent sans se plaindre en hommes ! — Alors que d’autres jouissent comme des animaux, sans se rassasier jamais.

Malheur ! ! Malheur aux habitants de la Terre ! !




VISION XVI
Pestes et Famines.


Alarma ! Alarma ! !
El Romancero.


Le Mal vient ! la Fin vient ! Les grands fléaux ont paru : ceux qui sont dans l’air, ceux qu’on ne voit pas, qu’on n’explique pas ; ceux qui sidèrent les hommes et répandent les épouvantements parmi nous !

Reptiles hideux, lascifs, ils s’étendent sur les bords fortunés des mers du Midi. Dans les voluptueuses cités d’Italie, ils sévissent avec rage, jaunissant les hommes en quelques heures, et les jetant, comme des épis sans semences, aux fourgons de la Mort !

Parmi les armées brillantes, ils frappent sans relâche. Les Empereurs et les Rois grincent des dents. Mais les contagions se rient de leurs Majestés grotesques et chargent les soldats sur leurs épaules maigres. Allez donc, ô les plus pauvres ! Courez à la guerre aux cris de Vive l’Empereur ! Pour lauriers, le Choléra sèmera de cyprès les champs de vos batailles !

Les riches fuient lâchement ; les pauvres meurent par milliers dans les villes industrieuses. Les agonisants demandent du travail et du pain : pain et travail leur sont refusés !

Esclavage et Misère ! vous avez donc bien altéré notre nature, qu’à la Mort même l’homme n’ose pas se dérober par la Révolte ! !

Eh ! qui donc espérerait de réveiller des êtres que la Disette ou le Choléra ne galvanisent plus ! Et quelles preuves plus terribles puis-je vous donner, moi, de la Décadence de l’Occident ?

Le Pape accuse la propagande révolutionnaire d’être cause de tous nos maux. Le Bomba-roi fait prodiguer les soins de ses sbires aux Lazzaroni décimés. Les oppositions bavardent et se réjouissent malignement des embarras du pouvoir. Les ambitieux crochettent dans les cadavres des parchemins, décorations et hochets pour leur vanité misérable. — Dans une société comme la nôtre, l’Intérêt rend l’homme plus cruel que le chacal. Quand la Mort l’épargne, elle l’enrichit !

Vous voilà, médecins, philanthropes, politiques, guerriers, gouvernants, charlatans de tous grades qui flairez les morts ! Eh bien ! que vous apprennent ces entrailles brûlées, ces chairs flétries, ces intelligences fulgurées ? Rien...…

Vaniteux et sceptiques ! vous cherchez des mots grecs pour cacher la nudité de votre intelligence ! Vous ressemblez aux vermisseaux ; vous tremblez et mourez sans qu’on vous ait arraché l’aveu de votre faiblesse !

Malthusiens hypocrites ! Des milliers d’hommes disparaissent chaque jour. Et cependant l’équilibre ne se rétablit point entre les richesses et la population. Jusque à quand faudra-t-il qu’il meure des pauvres pour que les riches se décident à leur faire une part dans les biens de la terre ?

Et moi, je dis : les Fléaux qui passent sur nous, c’est la Révolution qui s’accomplit !...... Il le faut ! C’est la fin de ce monde !

Ah ! les hommes veulent vivre par l’Injustice ! Qu’ils meurent donc par l’Injustice ! — Ah ! les riches ont dépouillé les pauvres ; et les pauvres l’ont souffert ! Que riches et pauvres disparaissent donc ! — Ah ! les fruits de la terre sont ramassés par le Privilège ! Que les fruits de la terre soient donc frappés de maladies, et les hommes de disettes ! Peut-être alors se décideront-ils à revendiquer ? — Ah ! les gouvernements compriment les révolutions de la Misère et de la Faim ! Qu’ils compriment donc celles du Choléra et de la Peste ! — Ah ! les despotes veulent s’opposer aux libres rapports entre nations ! Qu’ils s’opposent donc aux émigrations des cholériques et des meurts-de-faim ! — Ah ! cette génération a été un objet d’opprobre sur la terre ! Qu’elle rentre donc sous la terre !

La mortalité par les maladies est horrible. Mais ce n’est rien encore. Quand les hommes sont malades, les éléments souvent aussi : les Pestes sombres présagent les Famines décharnées.

Alors les éléments sont pris d’angoisses. Affligée des iniquités des hommes, la terre leur refuse et moissons et vendanges. La Terre gémit jusque dans ses entrailles, et dans son désespoir, elle laisse échapper le cri du Pain, le cri de la Famine, le cri Dernier !

Dans les gouffres profonds, aux rives des mers glacées, sur une pierre nue, elle s’est éveillée, la hideuse vieille, l’inexorable vengeresse des injustices des siècles !

La Famine ! Elle frotte ses yeux creux ; sur le dernier os qu’elle ait conservé, elle aiguise ses dents maudites. Parmi ses haillons, elle choisit ceux qu’elle sait le plus odieux aux peuples, les oripeaux d’écarlate qui couvraient les rois et les bourreaux. Elle vient sur nous, altérée du sang des femmes, des enfants, des hommes forts, de tout ce qui est vivace dans l’Humanité !

En cette longue année de grâce et de misère, 1854, nous n’en sommes encore qu’au prologue du drame de la Méduse. À bientôt les horribles crimes que produisent l’Avarice, la Misère et la Détresse poussées à leur dernière extrémité. Personne — pas même moi — ne peut se figurer les agonies atroces qu’enfantera la dissolution de cette société maudite. Jusqu’ici, l’on n’a vu succomber les nations que par une mort violente, sans languir. Nous saurons enfin comment un peuple meurt par indigestion de vert-de-gris monnayé !

Quand ces temps viendront, — et ils sont proches — le père sera contre son fils, et le fils contre son père, et la mère contre sa fille ! Le frère dénoncera son frère, et l’ami son ami ! Alors, l’homme verra son semblable expirer, et passera son chemin ! Alors la femme sera plus habile encore qu’aujourd’hui dans l’art de trahir sûrement et de se vendre cher !

En ce temps là, de belles filles mourront plutôt que de subir les baisers du public immonde ; de jeunes artistes, exténués de misère, échangeront leur dernier pinceau contre un morceau de pain ; ils seront nombreux, ceux qui se mettront au travail avec l’estomac vide ! Il restera cependant quelques bourgeois qui mourront de gras fondu !

En ce temps-là, l’intérêt sera devenu si rapace, et la misère si générale, que ceux qui pourront vivre fermeront leurs portes afin de ne pas entendre ceux qui râlent dans l’escalier. Les mères arracheront leurs enfants de leurs seins flétris et les coucheront dans le lit des eaux. En ce temps-là les sentiments les plus ignobles, tous ceux qu’on enfouit aujourd’hui jusqu’au tréfonds des âmes, éclateront avec fracas.

Les hommes arriveront à un tel point d’indifférence, qu’il ne sera pas plus tenu compte de la mort d’un individu que de celle d’un poulet. Ils en arriveront à un tel point de désespoir, qu’ils invoqueront le secours du Choléra contre les tortures de la Faim. Alors la vie sera pour les uns une angoisse constante, et pour les autres, un insupportable fardeau. Ah ! je juge par le présent de cet épouvantable avenir !

Malheur aux jeunes hommes, s’il en reste encore, qui s’éprendront de la Liberté ! L’ardente fille les consumera, comme le soleil brûle les feuilles d’automne. Et la terre en sera jonchée. Oh ! souffrir de la faim et la soif, ce ne serait rien ! Mais il faudra se voir méprisé par le premier imbécile venu, quand il sera vêtu correctement ! Dès à présent, on ne salue de vous que votre chapeau et votre linge : avec une paire de gants vous pouvez vous concilier l’estime de ce public stupide !

En ce temps-là, une destinée sombre pèsera sur ceux qui pensent. Les plus grands honneurs reviendront de droit aux plus pauvres d’esprit.

Bien peu d’hommes auront le courage de résister à tant de maux. Ceux qui seraient assez forts pour se conserver clairvoyants et probes au milieu de la démence et du déshonneur universels, ceux-là seront accusés de folie et d’immoralité ! — Quand j’étais interne dans les hôpitaux d’aliénés et de vénériens, j’ai soigné bien des infortunés, grands d’intelligence et de cœur, qu’on avait ensevelis dans ces sépulcres pour les y torturer sans témoins. Ce système de prévention se généralisera.

Eh bien donc ! que l’étable de cette vie soit laissée aux pourceaux ! Et que les hommes libres ne supportent ce supplice que pour le raconter et marquer les fronts civilisés d’un éternel opprobre !




RÉALITÉ.


« Je ne juge que par les faits,
et ils sont amers. »
Byron.


J’ai regardé tout autour de moi dans le monde. Et je n’ai rien vu que des hommes qui se font un Dieu de leur ventre et des organes qui sont au-dessous. — J’ai regardé tout autour de moi. Et dans la foule, je n’ai vu que des boucs et des pourceaux.

J’ai écouté tout autour de moi dans ce siècle. Et je n’ai entendu que tintement d’argent, grincement de métaux, vains discours. — J’ai écouté, tout autour de moi. Et tous les jours, à toute heure, j’ai entendu broyer les pauvres par les machines que les riches font mouvoir.

J’ai interrogé tout autour de moi dans la société civilisée. Et le Bourgeois m’a répondu : Je trafique ! Et le Prolétaire m’a répondu : Je meurs ! Et l’étudiant m’a répondu : Je bâille et ne crois à rien ! Et les plus illustres des RRévolutionnaires, altérés par les derniers coups d’état des rois, m’ont répondu : Nous ne pouvons plus rien ; nous ne savons pas ressusciter les morts !...

Oh ! alors, alors ! j’ai frappé ma poitrine de mes deux mains et j’ai dit à mon cœur : Organe imbécile, tais-toi ! Aujourd’hui le sentiment est ridicule, et la pensée superflue ; les aspirations généreuses ne valent pas un centime au grand livre du doit et de l’avoir ! Puisqu’on ne parle aux hommes de ce temps qu’avec des voix métalliques, au roulement de l’or sur les comptoirs j’opposerai le bruit d’airain de mes prédictions.

Oh ! alors, alors ! j’ai compris que pour vaincre la contagion morale dont nos sociétés sont infectées, il fallait appeler sur elles la contagion physique, les fléaux et les famines. Car Bien et Mal, tout est forcément contagieux parmi les hommes contraints de vivre en société. Et parmi les contagions funestes, la Misère tue plus de monde que le Choléra ! Elle tue plus cruellement, plus lentement ! — Et nous savons les causes de la Misère ! Et nous sommes coupables quand nous la supportons.

Oh ! alors, alors ! j’ai juré que du soir au matin, par les larges rues, sur le seuil des magasins, des palais et des casernes, retentirait ma voix. Et qu’elle remplirait les bourgeois de terreur !

Alors, je me suis écrié : Périsse la France ! Périssent toutes les patries ! Ce ne sont après tout que des formes éphémères de sociétés. Mais vive l’Homme, la moins imparfaite et la plus récente des transformations universelles !

Et j’ai dit encore : Oh ! les hommes de ce temps, les hommes à bon marché et à petite valeur, les hommes accroupis sur le travail de la femme, ceux qui passent leur vie à balancer des comptes et à auner du ruban, les hommes qui n’ont jamais eu ni pensée propre ni parole libre ! Oh ! je les méprise comme ils le méritent ! Et je le leur répéterai ! ! !

J’ai la conscience exacte de la fatalité des révolutions, de leurs caractères, des lieux qu’elles visitent, des époques où elles paraissent et du cercle qu’elles parcourent. — Parce que je me détache facilement du point de vue national et temporaire pour embrasser l’humanité dans la continuité des temps. — Parce que j’ose dire la vérité, et qu’à toute peine suffit son vouloir. — Parce que j’éprouve un véritable orgueil à me sentir détaché, brillant de franchise, sur le fond terne de la civilisation. — Parce qu’il n’est pas en mon pouvoir de résister à la Force fatale qui me desserre les dents.

Parce que moi aussi j’ai été sidéré de Dieu. Quand j’étais tout petit enfant, le noir Choléra me présenta à la Mort capricieuse qui refusa de me prendre. Depuis, j’ai grandi ; malade, et toujours frappé du pressentiment des dangers futurs. Ainsi, l’oiseau, pris une seule fois dans la trappe meurtrière, s’il parvient à s’échapper par miracle, avertit les autres, par ses cris, des dangers qui les menacent.

Suprême Destructeur ! tu m’as vaincu par la Maladie fidèle à tes ordres ! Jusqu’au profond de mes entrailles retentit l’émotion des sociétés, et mon corps en est ébranlé comme par un coup de foudre inattendu. Je suis brisé ; je ne puis rester insensible, comme les autres, aux turpitudes et aux misères de notre agonie. L’horreur, la colère invinciblement me gagnent et font descendre la Fièvre jusqu’au bout de mes doigts !

Est-ce l’Amour qui me fait frémir ? Est-ce la Haine ? C’est l’un comme c’est l’autre. Mais c’est, avant tout, le sentiment vengeur de la Justice et le juste besoin de la Vengeance !