Idylles Héroïques (Laprade)/ROSA MYSTICA/Livre deuxième

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Œuvres poétiques de Victor de Laprade
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 216-223).




LIVRE DEUXIÈME




La prison de Konrad est sombre ; éclairs funèbres.
Ses regards de courroux sillonnent les ténèbres.
Soldat vaincu d’un droit qui succombe avec lui,
Et doutant de ses dieux, insultés aujourd’hui,
Il maudit cette foule au cœur bas et frivole,
Qui fait du crime heureux une insolente idole.
Blessé sous le drapeau dont il porte le deuil,
Il saigne dans sa chair, comme dans son orgueil.

Mais son mal le plus âpre est dans l’âme elle-même ;
C’est un vide rongeur à la place où l’on aime,
Un désir qui survit, couvrant plus d’un remord
Jeune, il invoque, hélas ! et redoute la mort ;
Indigné de sentir que l’épreuve du glaive
En le laissant vaincu n’a pas tranché son rêve
Mais un son de voix doux comme la charité
Parvient, dans le cachot, à son cœur agité.


ROSA MYSTICA.

Je viens, dans la prison plaintive,
Veiller au chevet des douleurs ;
C’est le jardin que je cultive,
J’y prends mes perles et mes fleurs.


Si je n’en peux briser la porte,
J’y laisse après moi, chaque soir,
Pour prix des joyaux que j’emporte,
Le pain, la prière et l’espoir.

Un songe heureux vers toi m’appelle ;
Quatre saintes m’ont dit ton nom ;
Je sais qu’une fleur immortelle
Éclôt dans ton noir cabanon.

Je veux cueillir sur tes blessures
Les larmes du juste affligé,
Et, si mes mains sont assez pures.
Toucher à ton cœur soulagé.


KONRAD.

À d’aussi nobles mains un miracle est possible.
Mes fers peuvent tomber, ma prison peut s’ouvrir,
Mon flanc, qui saigne encor, devenir insensible…
Mais tu parais trop tard, mon cœur ne peut guérir.

Pour fuir de son cachot, mon âme n’a plus d’aile,
Je souffre de ma nuit sans désirer le jour ;
J’admire encor le bien, mais j’ai perdu son zèle,
Et je crois à ton Dieu, mais j’y crois sans amour.


ROSA.

Tu sais aimer, puisque tu pleures.
Tu sais prier, puisque tu crois !

Je viendrai, dans tes sombres heures,
T’ouvrir les deux bras de la croix.

C’est peu de souffrir sans révolte,
Sachons féconder chaque pleur ;
Aimons Dieu ! l’amour seul récolte
Les fruits semés par la douleur.

Peut-être que ta gerbe est mûre,
S’il y pleut une larme encor ;
Tu risquerais, par un murmure,
De flétrir ses mille épis d’or.


KONRAD.

Il est des maux portant avec eux leurs délices,
Où des belles vertus les germes sont semés…
Nulle fleur n’éclora dans mes âpres calices ;
Leur poison m’est venu des cœurs les plus aimés.

Sous le fer des méchants je tombai sans blasphème.
Mais, par des coups secrets que je ne puis trahir,
J’ai souffert trop souvent des vertus elles-mêmes…
Je veux les oublier !… et crains de les haïr.


ROSA.

J’ai vu répandre bien des larmes
À de pauvres yeux délaissés ;
Par le sourire, ou d’autres armes,
J’ai connu bien des cœurs blessés.


Jamais à panser une plaie
Je n’ai pleuré comme aujourd’hui !
Dieu veut, sans doute, que j’essaie
D’adoucir ta coupe d’ennui.

Pour que ton cœur, sans méfiance,
Cherche, au fond du vase de fiel.
Cette fleur de la patience
Qui manque à ta couronne au ciel.


KONRAD.

Parlant du ciel ainsi, tu l’habites sans doute,
Toi dont chaque regard éclaire ma prison !
La colère en mon cœur s’endort, quand je t’écoute.
J’y sens se réveiller la voix de l’oraison.

Ta sereine beauté, chassant l’ombre et la crainte,
Luit en des traits si purs qu’ils n’ont rien de mortel ;
Sous ses longs cheveux noirs, ton front est d’une sainte.
Dis s’il faut qu’on t’adore, et monte sur l’autel !


ROSA.

L’humble culte qu’il faut me rendre,
C’est un peu de douce pitié.
Offre à Dieu ta ferveur si tendre ;
Garde pour moi ton amitié.

Mes jours, comme tes jours sans trêve,
Sont pleins d’ennemis dangereux.

Et mon front n’a touché qu’en rêve
Au nimbe d’or des bienheureux.

Mes pieds ont peine à me conduire
Sur un sentier matériel ;
Mais je suis pareille au navire,
Ma force est dans le vent du ciel.

C’est le nom du Dieu que je prie
Qui donne à ma voix sa douceur,
Et, dans ton âme endolorie,
M’annonce à toi comme une sœur.

Si mon front a quelque noblesse,
Je la reçus avec la foi ;
Je n’ai que ma chaste faiblesse
Et mon cœur qui soient bien à moi.

Dieu me vit tremblante et courbée ;
Un piège était sur mon chemin,
Et mon âme y serait tombée,
Sans un miracle de sa main.


KONRAD.

Si des pleurs à tes yeux je ne voyais les traces,
Je te croirais un ange et n’oserais parler.
Ton cœur, que la tristesse embellit de ses grâces,
S’il n’avait pas souffert ne saurait consoler.

Non moins que ta beauté cette douleur m’attire,
M’apprenant que ton sein palpita comme nous.

Ce front charmant, peut-être, est fait pour le martyre
Mais il est fait, encor, pour qu’on l’aime à genoux.

Puisque de ma prison tu sais ouvrir les portes,
Délivre aussi mon âme esclave en ce bas lieu ;
Tends à mes faibles mains la palme que tu portes,
M’élevant jusqu’à toi pour m’approcher de Dieu.


ROSA.

Je n’ai la palme, ni les ailes,
Ni l’esprit fier et triomphant ;
J’ai l’amour et l’espoir fidèles.
J’ai l’humble foi qui me défend.

Pour l’emporter dans la lumière,
Mon bras est trop débile encor ;
Mais vois-tu, là-haut, la prière
Qui nous tend son échelle d’or ?

Il faut l’escalader ensemble !
Oublions les pleurs essuyés…
Tu me soutiendras si je tremble ;
Montons ! l’un sur l’autre appuyés.


KONRAD.

Ah ! lorsque je rêvais, dans mes saisons bénies,
De planer dans la sphère où s’allume le jour,
De plonger jusqu’au fond des choses infinies,
En traversant le ciel dans un essor d’amour ;


L’ange qui m’entraînait sur ses ailes de flamme
Avait ces yeux, ce front, ces lèvres, cette voix…
La rencontrai-je, enfin, cette sœur de mon âme,
Tardive Béatrix, est-ce vous que je vois ?

Venez-vous me ravir, éperdu, sur les cimes
De ce chaste idéal objet de mon tourment ;
M’apportez-vous la fleur des voluptés sublimes
Que je veux respirer jusqu’à l’enivrement ?


ROSA.

Au nom des promesses divines
Je viens pour t’aider à souffrir ;
Ma tendre couronne d’épines
Est la fleur que je dois t’offrir.

De mon front qui saigne et se penche,
Pour la partager si tu veux,
J’en vais détacher une branche
Et l’enlacer à tes cheveux.

Le Dieu clément qui nous l’impose,
Pour des jours bientôt révolus.
De chaque dard fait une rose
Et la fixe au front des élus.


KONRAD.

Donne-moi, donne-moi ce pâle diadème,
La ronce aux mille dards dont ta chair a saigné ;

Son charme a pénétré dans ma douleur que j’aime ;
De fleurs et de parfums je sens mon front baigné.

Oui, c’est là Béatrix ! ses pleurs et son sourire
Réveillent en mon cœur d’ineffables accords ;
Et l’éclair de ses yeux, dardé pour me conduire,
Me lance vers le ciel et m’arrache à mon corps.

Qu’importe le passé ! je sens tomber mes chaînes ;
Comme d’un frais berceau je sors de ma prison ;
Je respire, déjà, dans les saisons prochaines,
Un souffle d’infini qui passe à l’horizon.

Partons, ô Béatrix, je te suis dans la nue !
Mais je veux, pour ta gloire, écrire, auparavant,
Sur les murs du cachot où je t’ai reconnue :
« Entré mort en ces lieux, Konrad en sort vivant. »