Idylles Héroïques (Laprade)/ROSA MYSTICA/Livre premier

La bibliothèque libre.
Œuvres poétiques de Victor de Laprade
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 209-215).





ROSA MYSTICA





LIVRE PREMIER



À cet âge où, des sens brisant la verte écorce,
La fleur de l’âme éclate et brille dans sa force,
Où tout prend une voix et, d’un accent vainqueur,
Parlant hier aux yeux frappe aujourd’hui le cœur,
Écolier, dans les bois il marchait plein de rêves.
Respirant le soleil et le parfum des sèves,
Il oubliait son livre entre ses mains ouvert,
Et lisait le printemps aux pages du désert.

C’était un jeune sage ; en ces riants portiques
Tout à l’heure il songeait des demi-dieux antiques :
Soldat, il triomphait aux champs de Marathon,
Ou, vaincu, libre et fier, tombait avec Caton ;
Poëte, il ravissait, près de la source ardente,

Le rameau d’or cueilli par Virgile et par Dante ;
Entre ces deux lauriers s’exerçait à choisir,
Et sur les grandes morts il pleurait de désir.

Le jour, filtrant par goutte aux voûtes des allées,
Sème de diamants les mousses constellées,
Et, jaspant de vermeil le tronc du chêne obscur,
Fait sourire, à ses pieds, la pervenche œil d’azur.
C’est midi ; la forêt croise en détours sans nombre
Ses chemins, clairs sillons tracés sous des flots d’ombre.
Au hasard l’enfant marche, absorbé tout entier
Dans son rêve sans terme ainsi que le sentier.
Bientôt avec l’odeur qui sort de chaque tige,
Il subit du printemps l’invincible vertige,
Les folles visions, voltigeant par essaims,
Rompent en lui le fil des austères desseins.
Parti du Capitole, épris des vieux trophées,
Le mobile songeur s’égare chez les fées.
Il touche à ces jardins où s’endort la raison
Sous d’attrayants rameaux dont l’ombre est un poison.
Un murmure joyeux l’invite ! il va sans crainte,
Il fait un dernier pas vers le noir labyrinthe.

Mais, tout à coup, tenant une rose à la main,
Grande et belle une femme a barré le chemin.
Au doux vent de ses pas la feuille à peine bouge,
Et s’embrase aux reflets de son vêtement rouge ;
Le concert de sa voix, des grâces de son corps,
De ce printemps perfide étouffe les accords ;
Elle parle et sourit, l’éclair de sa paupière
Brille et du ciel ardent éclipse la lumière.



BÉATRIX.

Reconnais-moi ! je donne au cœur des ailes d’or.
Nul à ces grands sommets dont tu cherches la voie
N’atteindra si mes yeux n’éclairent son essor.

J’apporte à mes élus la force dans la joie ;
Et, sous des noms divers, je viens pour eux du ciel,
Leur frayant le retour vers le Dieu qui m’envoie.

Je suis la Béatrix aux paroles de miel
Révélant les secrets du bienheureux empire ;
J’y prépare, à qui m’aime, un laurier éternel.

Beaux combats et beaux vers, c’est moi qui les inspire.

Ayant dit, à l’enfant elle adresse un regard
Qui dans le vif du cœur pénètre comme un dard,
Et, sur ce front tremblant, d’un doigt calme elle applique
La rose préparée à ce baiser mystique.

Soudain, les lits de mousse et l’églantier vermeil,
Le chêne aux feuilles d’or miroitant au soleil,
Les magiques appels des fleurs et de la brise,
Ces doux pièges des bois par qui l’âme est surprise,
Toute la terre, enfin, disparaît. Le rêveur,
Saisi par Béatrix dans ce baiser sauveur,
Plus haut que la nature, en son essor paisible,
Monte et ses yeux guéris s’ouvrent sur l’invisible.

Il voit le paradis, le bonheur des élus
Embelli, ce jour-là, par un amour de plus.

Une âme y vient de naître, une vierge innocente,
Gardant du sein de Dieu l’empreinte éblouissante,
Rayonnante à la fois de force et de douceur,
Pareille à Béatrix comme une jeune sœur.
Un rosier sans épine est son lit ; deux beaux anges
De leurs robes d’azur ont fait ses premiers langes.
Le chant des séraphins, mélodieux ruisseau,
Coule comme un lait pur autour de son berceau.
Quatre saintes, debout, marraines et patronnes,
Filant l’or de ses jours en tressent des couronnes,
Et, lui versant les flots dont on baptise aux cieux,
Répandent leurs vertus sur ce front gracieux.


SAINTE MARIE.

Reçois mon nom, mon nom sans tache.
Tu me le rendras aussi pur,
Sans qu’une ombre en ta vie attache
Un seul nuage à cet azur.

Je te prends, rose de mystère,
Pour t’abriter de ma pudeur ;
Dieu seul, sous ton feuillage austère.
Saura quelle est ta douce odeur.

Sous d’autres feux que ceux de l’âme
Jamais tu ne voudras fleurir ;
Mais tu connaîtras, pauvre femme,
Tous les amours qui font souffrir.

Tu boiras à l’éponge amère
Qui m’abreuve au pied de la croix ;

Et le glaive en ton cœur de mère
Comme au mien plongera sept fois


SAINTE VICTOIRE.

La vie en fleurs m’offrit ses plus chères délices.
Quand tout me souriait, jeunesse, honneurs, beauté,
J’ai des mornes prisons choisi la volupté ;
J’ai pris Dieu pour époux, dans l’horreur des supplices.

Plus cruels à mon cœur que le fer et le feu,
J’ai subi les assauts de deux amours contraires :
Ma foi m’a fait trembler pour mon père et mes frères.
J’ai vu ceux que j’aimais ennemis de mon Dieu.

Mais le ciel m’a rendu ma maison douce et calme ;
Mon sang a racheté tous ceux que j’ai chéris ;
Dans le salut des miens j’en ai reçu le prix…
Je te lègue, à présent, mon martyre et ma palme.


SAINTE THÉRÈSE.

Dans un corps admiré cacher un cœur de flammes,
Comme un brasier trop plein sous l’or de l’encensoir,
C’est un don périlleux… tu peux le recevoir !
Tu seras belle et pure entre toutes les femmes.

Car le feu dont ta grâce embrasera les âmes
Consume en ses ardeurs tout criminel espoir ;
Qui te chérit s’enchaîne aux rigueurs du devoir,
Il apprend à servir le Dieu que tu proclames.

Et toi, tu meurs d’amour ; mais d’un amour sacré
Qu’un terrestre désir n’a jamais effleuré,
Dont nul ne troublera les extases divines,
Tu poursuis, à jamais, d’un chaste emportement,
Tu prends, ainsi que moi, pour éternel amant,
Jésus en croix, saignant et couronné d’épines.


SAINTE ÉLISABETH.

Dieu montre à qui se perd, pour le gagner aux cieux,
Ta vertu souriante,
Étoile aimable et sûre invitant tous les yeux,
Astre où l’on s’oriente.

Chacun t’apportera sa lèpre et ses douleurs.
Sans que tu t’en effraies ;
Car ton doigt délicat, fait pour cueillir des fleurs,
Aime à panser des plaies.

Le pauvre, à tes genoux, recevra, sans fierté,
L’aumône qu’il repousse ;
Tu sauras embellir même la charité
D’une beauté plus douce.

Une grâce est cachée aux plis de ton manteau.
Transformant toutes choses ;
De ton voile, entr’ouvert sur ton pieux fardeau
Tu fais pleuvoir des roses.

Ainsi, les bienheureux, égrenant leurs fleurons.
Sèment sur nos berceaux les perles de leurs fronts,

Et font, dès sa naissance, à l’âme de tout homme
Un germe de vertus des noms dont il se nomme.

À peine elle a reçu ce grain des fleurs du ciel,
Dont la terre à sa lèvre empruntera le miel,
La sœur de Béatrix, la rose bien nommée,
Se lève dans l’azur comme une aube enflammée.

Tout l’horizon s’embrase à sa vive rougeur ;
Son sourire a plongé dans les yeux du songeur,
Et, pour garder cette âme, active sentinelle,
La vision s’y fixe en sa grâce éternelle.

Par le songe ébloui, sitôt qu’à son réveil
L’adolescent revoit la terre et le soleil.
Il croit, au bord des prés, trouvant l’herbe si pâle.
Que la nuit s’y promène en ses sentiers d’opale.
En vain, pour l’attirer, les grands lis importuns
De leur robe d’argent agitent les parfums.
En vain sourit, tout près, la pourpre des cerises ;
Sous l’ambre et le carmin les fleurs lui semblent grises,
Si fort brille, à ses yeux, de l’éclat d’un brasier,
La rose ardente au sein du mystique rosier.