Il***/VINGT ÉTÉS

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(p. 19-33).

III

VINGT ÉTÉS


À cet âge où l’homme aime à jouer le rôle d’un page dévoué.
Les sœurs de Saïda.

Il*** est mûr.

D’impures aux virulentes léchées de vierges aux obscènes candeurs ; d’éphèbes au rire clair, au rire aigre et de la bonne volonté des animaux familiers ; Il*** est blasé.

Pour le grand amour Il*** est mûr.

Esseulé dans sa couche, Il*** songe à la future maîtresse et de tête et de cœur : dont la fantaisie lui engluera l’art et la société (mais combien vain le culte de l’art ! et combien répugnant un rang en la société qui légalise le viol et patente le vol !)

Est-ce un rêve ?

Le baldaquin devient ténébreux.

De la voûte pendent non plus des étoffes mais des stalactites d’où des gouttes dégoulinent pesantes.

Le jour s’ombre.

L’air rancit.

Trouée la paroi comme par la baie d’un antre paraît un horizon. Un horizon de montagnes qui percent un ciel attique.

Il*** veut lever les bras. Il*** ne peut

Il*** est sur un grabat lié.

Au bout d’une courroie bleuissent ses poignets. Au bout d’une courroie bleuissent ses chevilles.

« Roaaah ! »

Les deux courroies — tirées — l’étirent.

Il*** saigne et se rompt. Ses os craquent.

Crâne et talon heurtent les tiges extrêmes : puis dépassent puis s’allongent encore.

Sur le corps — trop grand — alors se lève le couteau.

Rempli le lit symbolique ; au couteau les chairs superflues 8

« Grâce ! Procuste ! »

Ô visionnaire ! Halluciné ! — À ton inspirateur, ange gardien ou daîmaun ; rends grâces !

Ne rime jamais fût-ce pour la madone.

Jamais — sur l’immuable lit — n’écartèle ou n’ampute ta pensée.

Il*** dodeline et dit :

« Jamais ! »

Et pourtant peu plus tard :

Pourquoi tant me prier de vous faire des vers ?
De votre chambre à peine ai-je franchi la porte
Que, d’une main mutine, en un geste pervers,
Vous voulez me fouiller « pour voir ce que j’apporte. »

Froide vos yeux sont d’ambre. Amoureuse : ils sont verts.
Sur un papier noirci ma tentative avorte
Lorsque je veux vanter leur charme à l’univers.
Je t’aime ! — De dépit ma jeune Muse est morte.

En le disant voilà que ton sonnet se fait :
Voilà, bon gré mal gré, ton désir satisfait :
L’homme de sa femelle est l’éternelle dupe.

Acquitte mon salaire en bel baiser comptant !
« C’est trop cher ! » réponds-tu. – Je boude mécontent.
Oh dis veux-tu ? sécher mes pleurs avec ta jupe ?


VAPORISME


Je suis tout imprégné d’un arôme subtil !
Il grise mon cerveau d’une odorante ivresse…
Ma chambre est une fleur il en est le pistil
Qui se darde sur moi, me tâte et me caresse.

Je suis tout imprégré d’un arôme subtil !
Vague et voluptueux je sens qu’il m’enveloppe :
Pourtant… aucun flacon n’est ouvert. D’où vient-il ?
De Jenna grande-dame ou de Jenna-salope ?

Je suis tout imprégné d’un arôme subtil !
Je vous reconnais forte odeur de ma maîtresse
Et souffle délicat que je hume en Avril :
C’est vous ! Dans le zéphir c’est l’odeur de sa tresse.

La chère pense à moi : — Dieu parfumeur subtil
Lui fait dénouer ses cheveux — La brise passe
Et s’envole vers moi. — Par cet étrange fil
Nos pensers sont unis au travers de l’espace.

ÉVOCATION


Maintenant c’est fini ! Lentement dans sa chambre
Elle poudre son front : Son œil redevient d’ambre
Et puis nue elle attend le maître va rentrer.

S’il me voyait près d’elle, il voudrait m’éventrer.
L’affront le rendrait fou : l’effroi la rendrait blême :
Mais c’est lui qui mourrait puisque c’est moi qu’elle aime.

À quoi bon t’évoquer ? fait-divers éternel ?
Elle hait comme moi le froissement charnel :
On ne pourra jamais nous surprendre et pour cause.

En lutinant sa mule, à genoux, je lui cause
Sa main se tend — dans ma main j’aime à la garder :
Même — tout simplement — j’aime à la regarder.

Du Livre des amants c’est la première page.
Jenna, comme une reine auprès d’un jeune page,
Oublie entre mes bras (mais pour combien de temps ?)

Qu’elle a trop de savoir et qu’elle a vingt-neuf ans.
Nous aimons la préface et laissons l’épilogue :
L’adultère-embryon est pur comme une églogue.

SOUVENANCE


 « Au revoir ! » « À bientôt ! » « Vous… » Elle est disparue
Et me voilà soudain, seul — tout seul — dans la rue
Pleurant au souvenir des doux moments passés…

Ah ! les brûlants baisers par d’autres effacés
Qui — plus brûlants encore à d’autres ont fait place
Tels que tous ceux d’avant étaient froids comme glace

Ah ! les hasardeux pas sur un glissant chemin !
Les entrelacements de ses doigts dans ma main !
Les regards alanguis ! Les morbides étreintes !

Le sensuel parfum dont ses chairs sont empreintes
De ses seins s’en venait sur son col expirer
Et je la dégrafai pour mieux la respirer.

RUT


Sans ses voluptés j’ai — d’un cerveau de génie
Les tourments. Le marasme, à la gorge, me prend.
La névrose me mange et, d’un son déchirant
Je viens te supplier « Sauve-moi ma Jennie ! »

Tu m’as donné le plus doux rêve ! Sois bénie !
Mais ne ris plus — sans-cœur dont le cœur me comprend.
Laisse parler ta chair — Unis on nous surprend ?
Qu’importe ? Après la mort toute peine est finie.

Ne raille pas mon sot amour ! Ne me condamne
Par un éclat de rire à me briser le crâne…
Le suicide ? est banal ! J’aime mieux l’échafaud !

Pour tous deux l’échafaud. — Quand, ce soir, moins farouche,
Ta bouche aux coins mouillée collera sur ma bouche,
Je tuerai le jaloux qui — du club — sort trop tôt.

PSYCHOLOGIE


Je voudrais me tuer mais j’aime ma maîtresse :
La vie est une mer dont le bord n’a qu’un port.
Comme — dans la tempête — un navire en détresse
Je rêve d’atterrir au bon phare : à la mort.
Ouitche ! à vau l’eau mon cœur ! J’aime trop ma maîtresse.

Je veux vivre : et je vis ! — Sans faire un seul effort
Pour briser sa gaîté — car elle rit — l’infâme !
Sous l’étreinte du spleen quand mon esprit se tord,
J’entends son cri de biche et — cerf en rut – je brame.
Je me laisse alanguir sans faire un seul effort.

Hélas ! La chair est faible ! Où donc es-tu mon âme ?
Où donc es-tu son roi Dieu des sombres chagrins
Quand mon corps me trahit sur son corps qui se pâme ?
Quand, dans l’œuvre d’amour, mes reins battent ses reins
Que fais-tu donc mon roi ? Que faites-vous mon âme ?

Vous semblez être loin de mes ébats sans frein :
Mais quand je veux jouir en pleine confiance
Et céder — demi-mort — au spasme qui m’étreint,
Juste — au dernier moment — parle ma conscience :
Le besoin d’analyse à mes sens met un frein.

À quoi bon posséder l’amoureuse science ?
Raffiner en amour est le plus grand des torts :
À la bourgeoise enfant celui qui se fiance
Est — peut-être — banal, mais comparons nos sorts :
Lui seul a le bonheur si moi j’ai la science.

Je cherche, en vain, l’oubli des attraits de la mort,
Dans les attouchements qu’invente ma maîtresse.
Ma chair ne s’émeut pas sous la dent qui la mord.
Et même — impuissant à la savante caresse.
Je ne puis plus… Pourrai-je après la mort ?