Illis robur et æs triplex

La bibliothèque libre.
Poésies complètes
Lemerre (2p. 124-130).

ILLIS ROBUR ET ÆS TRIPLEX


Ô poète, s’il faut que le cœur du marin
            Soit cuirassé d’un triple airain,
Au paysan qui fait métier de labourage
            Il faut aussi bien du courage,

Aux morsures du vent aigre et du flot amer
            Si la vie est rude à la mer,
Par la neige et le vent et sous l’âpre froidure,
            À terre aussi la vie est dure.


Mon frère matelot, nous labourons tous deux
            Un champ fertile et hasardeux,


Mais dans la vague molle au gouvernail docile

            Ton fer trace un sillon facile ;



Ton beau navire fend le flot avec orgueil
            Et, s’il court le long d’un écueil,
Comme pour saluer le péril qu’il évite
            Il se balance et passe vite.

Quand, au mois d’août, la pluie, activant le ferment,
            Fait germer sur pied le froment,
Suis-je donc sans angoisse au fond de ma chaumine
            Et sans souci de la famine ?

Je vois périr l’espoir du pain quotidien ;
            Je me désole et ne puis rien.
J’assiste à ma ruine, hélas ! sous la tempête
            Il faut que je courbe la tète.

Que les cœurs généreux nous prennent en pitié
            Et qu’ils nous mettent de moitié !
Celui qui peut lutter en est-il le plus digne,
            Ou bien celui qui se résigne ?


Laissant chez soi l’enfant et la femme et l’aïeul,
            Tu vas au loin, tout seul… tout seul,
Mais, bercé par les flots, tu gardes tes chimères ;

            Tu ne vois pas vieillir les mères,



Les pères décliner et les femmes souffrir,
            Les enfants languir et mourir
Et souvent bien longtemps tu caresses en rêve
            Céux que l’on pleure sur la grève.

Du pays d’outremer quand tu reviens chez toi
            On t’enguirlande comme un Roi,
C’est fête ; en attendant que le flot te remporte
            La misère reste à la porte.

Ton retour rajeunit les aïeux fatigués,
            Ta femme et tes enfants sont gais,
Le souci domestique est noyé dans la joie
            Et c’est sur toi qu’on s’apitoye.

Certes, j’ai l’âme tendre et mon cœur est de chair ;
            Du foyer qui m’est cher
Je goûte la chaleur et la douce coutume,
            Mais j’en sens aui l’amertume.


Quand on n’a plus de pain à mettre sous sa dent,
            Quand les vieux geignent en grondant,
Quand la femme que trouble et qu’aigrit la détresse
            Reproche au mari sa paresse,

Quand les petits enfants piaillent, quand les grands
            Se détachent de leurs parents ;
Quand le garçon s’adonne au vice, quand la fille
            Tache l’honneur de la famille,

Mon cœur n’est pas de pierre, il tient bon, mais il sent
            Goutte à goutte couler son sang.
La misère s’oublie et les douleurs s’apaisent,
            Mais je sais ce que les croix pèsent.


Certes, pour te montrer calme dans le péril,
            Tu dois avoir un cœur viril,
Tu l’as ; tu sais mourir comme mouraient tes pères
            Et jamais tu ne désespères.



Pour moi, j’ai mes récifs inconnus ; si mon soc
            Vient à heurter racine ou roc,


Je ressens dans ma chair, d’un frisson parcourue,
            Le soubresaut de la charrue.


Je connais tes tourments, tes labeurs, tes ennuis.
            Quels jours ! Quelles terribles nuits,
Quand la tempête vient menacer du naufrage
            La cargaison et l’équipage,



Quand l’océan grondeur, fier et terrible à voir,
            Blanchit sous un horizon noir,
Quand tout-à-coup fermant l’abîme, la nuit tombe,
            Comme la lame d’une tombe,

Quand le flot engloutit les morts, quand les vivants
            S’en vont ensuite au gré des vents
Et que de ton radeau la carcasse isolée
            Bondit sur la vague affolée !

Lorsque la grêle aiguë abat, pique, détruit
            Le bourgeon, la fleur et le fruit,
Qu’elle hache menu l’orge et l’avoine en herbe
            Et ne laisse rien dans la gerbe ;



Quand l’orage, la nuit, gronde, approche, s’accroît
            Et vient éclater sur mon toit,
Moi, tuteur et gardien des hommes et des choses
            Suis-je donc sur un lit de roses ?

Quand la Mort vient à toi, tu la reçois debout ;
            Fidèle au devoir jusqu’au bout,
Tu ne marchandes pas tes dernières minutes,
            Tu meurs comme un brave, tu luttes.

Je sais que ton trépas est dur et que souvent
            Tu meurs emporté par le vent,
Plus tristement aussi quelquefois tu meurs jeune
            De fièvre, de peste ou de jeûne.

Alors, ton pauvre corps s’en va, je ne sais où,
            Entre deux eaux, boulet au cou ;
Frère, ce n’est pas là le trépas que j’envie
            Après les tracas de la vie,

Mais il vaut mieux mourir au milieu du chemin
            L’arme au bras ou l’outil en main
Que de traîner vivant dans l’amère tristesse
            Le lourd boulet de la vieillesse.


Si je te dis cela, ce n’est pas, matelot,
            Que je porte envie à ton lot ;
Le Maître qui nous dit de travailler en hommes

            Nous a mis au poste où nous sommes,



Et, quand avec le jour le travail finira,
            À ses fidèles il dira,
Au fils du paysan comme à ceux du prophète :
            « Viens, enfant, ta journée est faite. »

(1873).