Mon voisin

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Poésies complètes
Lemerre (2p. 131-135).


MON VOISIN


Nous l’avons tous connu pendant l’horrible guerre.
— Debout, voisin, debout, vous avez trop dormi ;
            Vous savez bien que l’ennemi
A culbuté l’armée et passé la frontière.
— De ces affaires là vous prenez trop de soin,
            Mon cher, la frontière est bien loin.

— Sédan nous a ravi notre chance dernière ;
L’Empereur pris… la France est folle de terreur.
            — Eh ? que m’importe l’Empereur ?
— Mais avec l’Empereur l’armée est prisonnière,
Maréchaux, généraux, caporaux et sergents.
            — Que feront-ils de tant de gens ?


— L’avalanche grossit, elle roule, elle approche ;
Elle engloutit Paris qui se débat en vain
            Sous les obus contre la faim.
— Ah ! dit notre voisin en surveillant sa broche,
C’est un triste régal pour les Parisiens
            De manger des rats et des chiens.

— N’entends-tu pas gémir les mères de famille ?
Tous nos pauvres garçons sont partis, mais, hélas !
            Tous certes ne reviendront pas.
Y songes-tu, voisin ? — Bah ! je n’ai qu’une fille ;
Le Prussien féroce, on le tient pour certain,
            Est plus gourmand que libertin.

— Entends-tu le canon ? Nos Mobiles reculent.
Ô honte ! quelques-uns courent comme des fous !
            — Ce ne sont pas ceux de chez nous.
— La ville est envahie et les villages brûlent.
J’entends le lourd galop des chevaux… les voici !
            — Qui sait s’ils viendront jusqu’ici ?

— Ils y sont. Le cheval du hulan noir se cabre,
Le damné Prussien se cramponne à ses crins.
            S’il pouvait se casser les reins !

Je crois que le brigand t’a frappé de son sabre,
Laisse-moi tirer l’homme et prendre le cheval.
            — Chut ! il ne m’a pas fait grand mal.

— Sais-tu ce qu’il faut d’or aux hordes ennemies ?
— Non, mais… — Pour assouvir la faim de ces pillards
            Où prendrons-nous cinq milliards ?
— Je paierai mon impôt sur mes économies,
Moi, j’économisais, lorsque tu dissipais.
            Faisons la paix ! Faisons la paix !

— Sais-tu bien qu’il leur faut l’Alsace et la Lorraine ?
Il reste un mot sublime à répondre : Jamais !
            — Faisons la paix ! Faisons la paix !
— Deux morceaux de ta chair, ô France ! — Qu’on les prenne
Et qu’on nous laisse ensuite en repos ; aussi bien,
            Je n’ai là-bas parents, ni bien.

La paix est faite. Hélas ! notre voisin n’a guère
De regrets ; il est calme, il a tout oublié.
            Il n’est pas même humilié ;
Il a choisi pour gendre, au sortir de la guerre
Un riche et vieux garçon qui, revenu perclus,
            Jure qu’on ne l’y prendra plus.



Mon voisin est-il donc un homme abominable
Que le mépris public isole sous son toit,
            Un lache que l’on montre au doigt ?
Non. Les honnêtes gens l’admettent à leur table ;
Il fait même partie, aux yeux des indulgents,
            Du commun des honnêtes gens.

Et qui donc oserait le charger d’anathèmes ?
Où sont les yeux ouverts qui ne s’endorment pas ?
            Où sont les cœurs ? Où sont les bras ?
Et, si nous voulons faire un retour sur nous-mêmes,
En est-il donc un seul parmi nous aujourd’hui
            Qui ne pèche un peu comme lui ?

Et pourtant, nul ne doit, au gré de sa paresse,
S’asseoir commodément parmi les spectateurs
            Pour rire ou pleurer des acteurs.
Nous sommes, mes voisins, les héros de la pièce
Et, soit que nous fassions les sages ou les fous,
            Le dénouement dépend de nous.

Dieu donne aux ouvriers qui remplissent leurs tâches,
Même à la fin du jour le pain quotidien,
            Aux paresseux il ne doit rien,


Aux égoïstes, rien. Il ne doit rien aux lâches.
Que vous a-t-il promis, orgueilleux épeurés ?
            La honte ou l’oubli. Vous l’aurez.

(1873).