Images de la vie/22

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Chez l'auteur (p. 66-68).

LE PHILANTHROPE


C’était un brave homme qui était consumé par l’amour de l’humanité. Dans sa jeunesse, il aurait donné sa vie, dix vies pour assurer le bonheur de l’humanité. L’humanité, ce mot le faisait vibrer dans tout son être, le remplissait de ferveur, d’un immense besoin de dévouement. C’était le plus beau mot qu’il connaissait. Peu à peu cependant, et avec les années, dans cette multitude anonyme qui peuple la terre, il avait fait une sélection, il s’attachait à un groupe d’êtres qu’il jugeait supérieurs aux autres, des êtres d’élite qui lui paraissaient infiniment dignes d’estime et d’admiration. Il leur avait voué toute son amitié et tout son dévouement. Rien ne pouvait le rendre plus heureux que de leur être utile, leur rendre service.

Un après-midi de fin d’hiver, il travaillait fébrilement dans le bureau où il était employé, afin de terminer pour quatre heures la besogne accumulée devant lui. Jamais il ne voulait remettre au lendemain la plus petite tâche et il se hâtait comme toujours pour finir son travail et s’en aller en paix. À ce moment, le timbre du téléphone placé à côté de lui résonna.

— C’est vous, Dumas ? fit la voix à l’autre bout de la ligne, lorsqu’il eut répondu.

— Ah ! comment allez-vous, mon cher Lamer ? fit Dumas reconnaissant la voix de son ami.

— Ça va, mais je me sens un peu démoralisé et j’aurais besoin de vous voir, de causer avec vous pour me remettre. Il me semble qu’il y a bien longtemps que je ne vous ai vu. Que ne venez-vous un moment après votre travail ?

— Écoutez, je suis très occupé à cette heure-ci mais je serai libre dans dix minutes et je me rendrai ensuite à votre appartement.

Puis Dumas se remit à la tâche, se hâtant davantage si possible, afin de se rendre plus tôt auprès de son ami, le musicien Lamer qui occupait un studio dans un grand édifice pour professionnels. « Sûrement qu’il a besoin d’argent, se dit-il en lui-même. C’est pour cela qu’il m’appelle ».

Là-dessus, il prit une formule de chèque dans son tiroir, y apposa un timbre et le mit dans la poche de son veston.

Dix minutes plus tard, son travail était fini. Il endossa son paletot, mit son chapeau et sortit.

Il tombait une petite pluie glacée, il ventait et le temps était franchement très désagréable. Pour économiser un billet de tramway, Dumas se mit à marcher. Il pataugeait dans la neige fondante et la pluie froide lui arrosait la figure. Mais il allait rendre service à un ami et il était heureux.

Après plus d’une demi heure de marche, il arriva au terme de sa course et prit l’ascenseur qui le monta au dernier étage de l’édifice où le musicien avait son studio.

L’accueil fut chaleureux et les deux hommes que liait une vieille amitié se mirent à causer.

Il se fit une pause.

— J’ai un grand besoin d’argent, fit le musicien. Alors, j’ai pensé à vous. Ne pourriez-vous m’aider ?

— Certainement, avec plaisir, répondit Dumas. Est-ce que $75 feraient votre affaire ?

— C’est justement la somme que je voulais vous demander de me prêter, répondit le musicien.

Le mot prêter était un euphémisme commode, car il n’était jamais question de rendre et c’était moins gênant pour demander.

Lors donc, Dumas sortit le chèque qu’il avait pris avant de sortir de son bureau, le remplit, le signa et le tendit au musicien.

La figure de ce dernier s’illumina d’un large sourire.

— Merci ! Ah, vous êtes un véritable ami.

— J’espère que vous n’en avez jamais douté ? demanda Dumas.

— Ah ! vous m’en avez bien souvent donné la preuve, répondit l’autre.

Ils se regardaient en face, heureux de se voir, songeant qu’ils pouvaient compter sur la loyauté et l’amitié l’un de l’autre. Les deux hommes s’entretinrent encore un moment, puis Dumas sortit pour se rendre chez lui.

Une couple de semaines plus tard, le musicien appela de nouveau son ami.

— Venez donc me voir à la maison. J’aimerais à jaser longuement avec vous. Il me passe bien des choses par la tête et j’ai le besoin de vous les communiquer.

— C’est bon, j’irai vous voir samedi après-midi, répondit Dumas.

Donc, le samedi après-midi, il sonnait à la demeure du musicien. À ce moment, il entendit un furieux aboiement à l’intérieur de la maison. La porte s’ouvrit et le musicien souriant à son ami lui fit signe d’entrer pendant que les aboiements redoublaient.

— Prince ! Prince ! va te coucher, ordonna le maître en s’adressant à un gros chien menaçant.

Dumas pénétra dans la pièce.

Alors, désignant la bête hargneuse d’un geste, le musicien déclara :

— C’est un beau chien, n’est-ce pas ? Je l’ai acheté il y a huit jours et l’ai payé seulement vingt-cinq piastres.

Et un quart d’heure plus tard, Dumas s’en retournant chez lui se disait : Pour économiser un billet de tramway, j’ai pataugé l’autre jour pendant plus d’une demi-heure dans la neige fondante, sous une pluie glacée, et avec mon argent, l’argent que je lui ai donné, il s’est acheté un chien !

Il marchait courbé avec, sur la figure, une expression amère et bien désabusée.