Images de la vie/26

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Chez l'auteur (p. 74-79).

LE PENDU


La maison de Magloire Restaire, l’ancien charron, une maison en brique, à deux étages, au village, près du pont, a été vendue ce matin. C’est le dénouement d’un drame arrivé l’hiver dernier.

Alcoolique invétéré, Restaire, l’homme à la grande barbe noire, s’est un gris matin de février pendu dans son grenier. Il avait bu toute sa vie et, depuis longtemps, il était à charge à sa famille.

Au milieu des siens, il était moins qu’un étranger.

— S’il pouvait disparaître, soupirait quelquefois sa femme.

Après un nouveau méfait de l’ivrogne :

— S’il pouvait disparaître, chuchotait-elle à quelques voisines.

Dans un besoin de se vider le cœur :

— S’il pouvait disparaître, faisait en écho le chœur de ses enfants.

Et ce souhait lui venait si souvent, la phrase lui était devenue si familière, qu’il lui arrivait de la prononcer à portée des oreilles de son mari lui-même.

— S’il pouvait disparaître, avait répété sa fille.

Comme s’il reprenait un refrain :

— S’il pouvait disparaître, faisait en écho le chœur des voisins.

Restaire était donc renseigné sur les sentiments de ceux qui l’entouraient.

Certes, sa pauvre femme n’était pas très blâmable de formuler de tels désirs, car Restaire ne lui avait jamais causé que des désappointements, des chagrins et de la honte.

Après avoir connu des jours prospères dans les premiers temps de son mariage, elle en était arrivée par suite de la mauvaise conduite de son mari et de sa passion pour l’alcool, à mener une existence précaire et gênée.

Lorsque arriva le régime de la prohibition, Restaire eut plus de difficultés à trouver à boire. Avec l’hiver et le départ des citadins, les occasions de se procurer quelque argent étaient devenues plus rares.

Restaire devint neurasthénique. Il passa des nuits et des nuits sans dormir. Son esprit se dérangea, s’obscurcit.

Il refusait de manger, passait les journées à pleurer à l’écart.

— Il est si laid, il fait de telles grimaces, il est si épouvantable à voir, que je ne peux le regarder, disait sa fille aînée.

Comme il paraissait inoffensif, sa famille laissait faire, ne s’alarmait pas trop.

La crise de Restaire durait depuis plus de trois semaines. Un matin, sa femme ayant affaire à aller au village s’habilla pour sortir.

— Emmène donc la petite avec toi, lui dit son mari. Elle va s’ennuyer ici.

Et Mme  Restaire partit avec Yvonne, une fillette de dix ans.

Lorsqu’elle revint à la maison une heure et demie plus tard, elle ne vit pas son homme. Il n’était pas dans la cuisine. Il n’était pas dans sa chambre. Elle l’appela : personne ne répondit. Chose certaine, cependant, il n’était pas sorti, car son chapeau et son paletot étaient là, accrochés à leur place habituelle. Un peu inquiète, Mme  Restaire monta à l’étage supérieur. En entrant dans le grenier, elle aperçut le corps de son mari pendu avec la corde à linge, près de la fenêtre. Les pieds étaient à peine à six pouces du plancher, et la figure était violette, noire, grimaçante. Horrifiée à cette vision, la femme redescendit l’escalier à la course en poussant des cris de frayeur. Un jeune homme passait ; il entra, mais lorsqu’il apprit que le père Restaire s’était suicidé, il eut peur et refusa de monter le décrocher. Des voisins accoururent aux clameurs de la vieille. L’un d’eux grimpa résolument les degrés et coupa la corde.

Le cadavre déjà froid et raide fut étendu sur le plancher.

Tout énervée, secouée par le choc qu’elle avait éprouvé en apercevant son mari pendu, Mme  Restaire et la petite Yvonne pleuraient maintenant très fort.

Des curieux entraient, montaient voir.

L’on put constater que Restaire avait bien pris ses mesures pour mettre à exécution le projet qu’il méditait évidemment depuis quelque temps. Il avait pris la planche à repasser et l’avait mise en travers sur les deux poutres de la lucarne. La corde à linge s’était ensuite comme offerte d’elle-même et Restaire l’avait attachée à la barre d’occasion. En mesurant la hauteur, il avait cependant constaté qu’elle était trop longue, car il y avait fait plusieurs nœuds pour la raccourcir.

Ses mesures prises, Restaire est monté sur une chaise.

— S’il pouvait disparaître, rumine-t-il, répétant en un soliloque le souhait exprimé par sa femme, ses enfants, ses voisins.

Sur cet adieu, il a renversé d’un coup de pied le siège sur lequel il était.

On a dû laisser le cadavre tout le jour dans son grenier afin d’aller quérir le coroner. Celui-ci est venu, a tenu une petite enquête et a rendu un verdict à l’effet que Restaire avait mis fin à ses jours dans un moment de folie.

La nouvelle du suicide de Restaire s’est répandue rapidement dans la paroisse. Aussitôt, de bonnes âmes ont couru au presbytère, prévenir le curé.

— C’était un malheureux qui ne faisait pas ses pâques et nous espérons bien qu’il n’entrera pas à l’église et qu’il ne sera pas inhumé en terre sainte. Nous ne voulons pas qu’un homme qui n’accomplissait pas ses devoirs religieux et qui s’est pendu, soit à côté de nos parents dans le cimetière, ont dit ces âmes charitables.

Le prêtre a rassuré ces chrétiens modèles. Il leur a déclaré que le corps du renégat ne pourrait seulement approcher de la porte du temple sacré.

— Il n’aura rien, pas même un Libéra et on l’enterrera comme un chien, a-t-il ajouté.

Quelques heures plus tard, le frère du défunt, un avocat, est arrivé à son tour pour voir aux arrangements à prendre pour les funérailles.

Le curé l’a reçu d’une façon hostile, l’a tenu à distance comme un homme souffrant de maladie contagieuse, comme un pestiféré. Ah ! il n’a pas laissé longtemps ses intentions en doute ce pasteur. Il a parlé avec le ton de celui qui représente une autorité infaillible.

— Un service ? Mais je ne peux lui chanter de service et le corps n’entrera pas dans mon église. C’était un misérable qui ne faisait pas ses pâques et qui s’est mis en dehors de la famille catholique. Je ne le connais pas ; je n’ai rien à faire avec lui.

— Alors, vous voulez qu’il s’en aille comme cela au cimetière sans la moindre cérémonie religieuse ?

— Je ne veux pas qu’il entre dans mon cimetière ! Il s’est pendu. C’est un réprouvé. Vous le mettrez dans le champ des réprouvés.

— Mais, monsieur le curé, fit le frère outré, enlevez donc votre soutane pour une heure et pensez donc comme un homme une fois dans votre vie. Considérez les sentiments de la famille. Il s’est pendu, c’est vrai ; mais vous savez comme moi qu’il était fou. Il n’était pas responsable. Le coroner lui-même l’a déclaré dans son verdict. S’il ne peut pas entrer à l’église, qu’il soit au moins enterré dans son lot au cimetière. C’est un terrain qu’il a payé de son propre argent.

— L’inhumer en terre sainte, lui, un homme qui n’a pas fait ses pâques. Vous voulez donc que j’ameute mes paroissiens contre moi !

— Dans tous les cas, nous ne pouvons l’enterrer maintenant. La terre est gelée, et nous allons être obligés de le mettre dans le charnier. D’ici au printemps, vous changerez peut-être d’idée.

— Le laisser passer tout un hiver avec mes morts ? Allons donc ! Que la terre soit gelée ou non, vous allez le faire enterrer immédiatement. Vous ferez creuser une fosse.

Ça vous coûtera ce que ça vous coûtera. Vous pouvez le mettre dans le charnier en attendant, mais je vous donne trois jours et pas une heure de plus, pour m’en débarrasser.

Ah ! on ne lui en impose pas à ce prêtre. Il sait exercer son autorité. Et lorsqu’il dit : mon église, mes paroissiens, mes morts, il sait bien ce qu’il dit.

Le dimanche, après la messe, la moitié de la paroisse au moins a défilé devant la maison du pendu.

Le spectacle est typique.

Les voitures se suivent presque en procession et, devant la demeure de Restaire, chacun tourne la tête, s’étire le cou, passe des remarques. Certains désignent même la place du doigt.

Et à l’intérieur, la veuve et les enfants se cachent pour éviter tous ces regards qui les blessent, pour leur échapper. Ils subissent le supplice de cette curiosité morbide, cruelle. Ils voient ces visages dirigés vers eux, ces figures tendues, ces yeux qui voudraient percer les murs pour mieux voir.

— On dirait des bœufs qui veulent sauter dans le champ voisin et qui se passent les cornes à travers la clôture, fait l’aînée des filles poussée à bout.

Le lundi matin, au point du jour, une voiture a emporté le corps du pendu.

— Il est parti comme un chien, a dit sa fille. Pas de corbillard, pas de suite de parents ou d’amis, rien.

On a payé dix piastres au vieux Masson pour creuser la fosse.

Et pendant que les morts orthodoxes se décomposent dans la terre bénie par l’église en attendant la glorieuse résurrection promise, le pendu formé de la même argile, frappé jusque dans la mort par la réprobation unanime et condamné, pauvre maudit, aux peines éternelles, pourrit à l’écart, dans un coin.

La maison a été mise en vente.

Mais personne de la place n’a voulu l’acquérir. Demeurer dans l’ancien logis du pendu ? Jamais de la vie ! La propriété a été achetée au rabais par un juif dénué de préjugés.

Et la veuve se lamente :

— Pensez-vous que c’est de la malchance ? J’avais l’espoir que s’il disparaissait, je serais tranquille, j’aurais le calme, la paix. Eh bien ! je n’ai jamais eu autant de troubles que depuis qu’il est mort. D’abord, il me semble toujours le voir pendu avec la corde à linge dans son grenier. Je l’ai tout le temps devant les yeux ; c’est un cauchemar, et par moments, il me semble que je vais devenir folle. J’ai beau faire, je ne puis chasser cette vision de malheur. Puis, il y a le déshonneur qu’il a jeté sur nous en se suicidant. Nous ne pouvons sortir les enfants et moi sans que les gens se retournent à notre passage et nous regardent comme des bêtes curieuses. Nos voisins, nos amis nous évitent, ont honte de nous parler, de nous saluer. C’est à tel point que nous sommes obligés de nous en aller, d’aller vivre à la ville. Et voilà que pour finir, pour comble de malchance, j’ai été obligée de sacrifier ma maison, de la vendre à moitié prix à un juif. Pensez-vous que je suis malchanceuse ? Ce n’était pas assez pour lui de me causer des ennuis toute sa vie, voilà qu’il fait pis encore une fois mort.

— Ils font bien de partir, me confie le notaire qui vient de passer l’acte de vente, car jamais la fille n’aurait pu trouver à se marier ici.