Images de la vie/31

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Chez l'auteur (p. 94-97).

LORSQU’ON EST MALADE


La nuit, pendant mon sommeil, la fièvre s’est traîtreusement infiltrée en moi. Elle s’est glissée dans ma chair, mes muscles et jusque dans mes os. Au matin, malgré la tête lourde, les membres las et un malaise accablant, j’ai voulu quand même retourner à la tâche quotidienne, mais le mystérieux et redoutable ennemi m’a dompté, vaincu et, une heure plus tard, j’ai dû retourner à la maison. Frissonnant, mou comme une loque, je me jette entre mes draps. Tout mon être me fait mal. Une détresse sans nom pèse sur mon cerveau. Sous les couvertures, je grelotte pitoyablement. C’est l’animal humain qui souffre. Je me plains, je gémis, je voudrais pleurer. Serai-je encore vivant après-demain ? Je me sens si mal que l’idée de la mort n’a aucune terreur pour moi. En dehors de la fièvre qui me ronge et me torture, tout me devient indifférent.

Je suis l’animal humain qui souffre dans sa chair.

Les heures passent. La fièvre me brûle, me consume. J’absorbe des potions, des médecines. Vêtue de rose, la figure très jeune encadrée de cheveux blancs, la compagne de ma vie me prodigue ses soins, m’encourage et me réconforte.

De mon lit, près de la fenêtre, je regarde au dehors, et ce n’est pas la ville que je vois, mais un immense champ de neige coupé ici et là par la ligne noire d’une clôture. L’horizon là-bas et les fils télégraphiques produisent cette curieuse illusion d’optique. Cette impression persiste, se renouvelle chaque fois que je lève les yeux vers le dehors et finalement, je m’imagine que l’on m’a transporté dans la vieille maison paternelle à la campagne, et que ce sont de vrais champs de neige qui sont là devant moi et qui s’étendent à l’infini. Et, n’est-ce pas, lorsqu’on est là malade dans la vieille maison paternelle, ce doit être pour y mourir…

Que les heures sont longues !

Voici le soleil qui entre à flots par la fenêtre. C’est le printemps hâtif qui s’en vient. Les rameaux des arbres sont luisants et semblent gonflés de sève. Immobile, un moineau se chauffe sur une branche. Des voitures passent et les grelots des attelages tintent allègrement.

La fièvre a un peu diminué. Je me regarde dans un petit miroir. Dieu, quels dégâts ! C’est comme si le feu avait passé par là. Ce nez calciné, quelle caricature !

Étendu entre les draps, sans volonté, sans ressort, sans désir, je suis une lamentable loque humaine.

Les heures coulent, monotones.

Tant que dure le jour, la situation est supportable, mais lorsque vient le soir, lorsque les ténèbres obscurcissent le ciel et envahissent la chambre, la fièvre s’abat sur moi et m’envahit comme un mauvais souvenir qui, à cette heure trouble et sombre, revient me ronger comme un accès de folie.

Pendant la soirée, la cloche sonne. Un visiteur demande à voir le malade. L’inquiétude me prend. Tout vêtu de noir, solennel et grave, un homme s’avance vers mon lit. Il me semble voir un entrepreneur de pompes funèbres venant prendre les mesures de mon cercueil avant même que je sois mort. Il me tend une large et forte main dans laquelle tiendrait la sympathie de toute une paroisse. Je n’en demande pas tant. Je ne suis pas si exigeant.

Malgré le geste amical de mon visiteur, je me recule dans mon lit. Il me rassure. Il a appris que j’étais malade, et il s’est dit qu’il viendrait me voir. Chaque matin, il inscrit sur son calepin la liste de ses amis et connaissances malades, et, le soir, sa journée finie, il va les voir. Ah ! s’il était riche, il ne ferait que cela visiter les malades ! Ce serait son plaisir. Je constate une fois de plus que tous les goûts sont dans la nature.

Le lendemain, une lettre si franchement sympathique et si amicale d’un vieux camarade m’apporte plus de réconfort et me fait plus de bien qu’une caisse de remèdes.

Après les jours lumineux, après les jours de soleil et de printemps, voici l’hiver revenu. Le vent fouette et cingle les branches des arbres, les secoue violemment et de gros nuages noirs qui ressemblent à une procession d’énormes corbillards roulent lentement, lourdement sur la voûte du ciel. Ce paysage me donne l’impression d’un poème de Verhaeren. Car les jours sont tous marqués au cachet de quelque poète. Il y a des après-midi qui nous disent toute l’âme de Verlaine, et certains soirs semblent voués à Albert Samain ou à Baudelaire. À songer à ces choses, je m’explique un peu la répulsion que j’éprouve pour les tabacs, les alcools et toutes les drogues. La littérature dont je suis saturé, me procure toutes les émotions et les exaltations que d’autres peuvent demander aux excitants ou aux stupéfiants. La littérature me suffit.

Que je suis donc las d’être étendu entre mes draps et que le métier de malade est difficile ! Je tente un effort. Je me lève et vais m’installer dans une large berceuse.

— Mais ne vas-tu pas te recoucher ? me demande après un certain temps mon amie inquiète et prudente.

— Ah ! J’aimerais autant aller chercher mon cercueil de suite et me coucher pour toujours.

— Allons, pas d’extravagances, s’il te plaît ; ne fais pas de dépenses inutiles, riposte mon amie.

Et devant cette boutade, il n’y a plus qu’à obéir, s’étendre de nouveau entre les draps, et attendre que les forces me reviennent.

Mais voilà que je regarde les tableaux accrochés aux murs, que je jette un regard vers les livres qui s’étagent sur les rayons de la bibliothèque, que j’éprouve le désir de tenir une plume. Voilà un heureux présage. Il faut donc que j’aie été bien malade pour que ces livres et ces toiles qui ont été ma passion m’aient été indifférents pendant des jours. Et je pense aussi, avec quelle impatience ! au petit pastel que mon ami Charles de Belle, l’incomparable peintre des douleurs, des détresses et des agonies, a fait pour moi en une heure de tristesse et qu’il doit m’apporter. Que j’ai hâte de voir cette création d’un artiste grand entre tous !

Et maintenant, après ces tristes jours de maladie, après toutes ces heures de misère physique et de détresse morale, je vais enfin goûter cette joie simple, forte et complète : reprendre le travail quotidien.