Images de la vie/32

La bibliothèque libre.
Chez l'auteur (p. 98-100).

EN FAMILLE


Un camarade, excellent et modeste garçon, qui doit se marier prochainement, me consulte au sujet de l’ameublement de son logis. Le sujet lui est agréable et je m’imagine qu’il m’en parle pour le plaisir qu’il éprouve à causer de ce qui lui tient au cœur plutôt que pour avoir mon avis. Je l’écoute avec joie, car il est toujours intéressant de voir les autres recommencer les rêves que nous avons faits.

Il aura un logement de quatre pièces : une salle à manger, une chambre à coucher, un boudoir et une cuisine. Il me cite le chiffre qu’il se propose de dépenser pour meubler chacune d’elles. Je trouve le montant alloué à la cuisine un peu élevé. Pourquoi, dis-je une pareille somme pour cette pièce ? N’y mettez que le strict nécessaire. Allez-y le plus simplement possible. Évitez l’encombrement. Un poêle, une table, deux chaises, en voilà suffisamment pour votre cuisine. Mettez la balance de votre montant sur la salle à manger qui est la pièce la plus importante.

Mon camarade ne paraît pas satisfait de cet arrangement. Cet ameublement lui paraît trop sommaire.

— Ajoutez-y une boîte à allumettes, lui dis-je, conciliant.

Mais mon copain n’entend pas badinage sur ce chapitre.

— Et si nous voulons veiller sans cérémonie à la cuisine et si nous n’avons que deux chaises, je ne suis peut-être pas pour faire asseoir mes visiteurs par terre. Puis, il y a des intimes que nous pouvons faire manger avec nous et il faut qu’il y ait quelques meubles.

— Manger à la cuisine ! Vous allez manger à la cuisine ?

— Certainement, répond mon camarade, calme mais avec conviction. Dans ma famille, en a toujours mangé à la cuisine et il en est de même chez mon amie. Pourquoi changer ?

— Dites-moi plutôt alors pourquoi avoir une salle à manger si vous ne voulez pas vous en servir ?

— Mais quelques fois nous aurons des visiteurs que nous voudrons recevoir avec plus d’égards que d’autres et alors, nous pourrons manger dans la salle.

— Et celle qui deviendra votre femme, ne croyez-vous pas qu’elle mérite au moins autant d’égards que les plus distingués de vos visiteurs ? Ne pensez-vous pas qu’à tous les repas, elle devrait s’asseoir à la table de famille, dans la salle à manger ?

— Mais elle est habituée comme moi à manger dans la cuisine. Puis, cela lui donnera moins de trouble.

— Réellement, vous vous leurrez, car faire trois pas de plus ou de moins pour apporter un plat sur la table n’est pas une affaire énorme.

— Peut-être, mais puisque l’un et l’autre sommes accoutumés à manger dans la cuisine et que nos familles, nos parents font de même, pourquoi faire autrement qu’eux ?

— Mais vous comptez donc pour rien le plaisir de vous asseoir à votre table dans un confortable fauteuil en cuir, devant un joli couvert en faïence de Rouen ou de Quimper, de manger une grappe de raisin ou une tranche de melon dans une fine assiette bleue en porcelaine et de boire votre thé dans une tasse légère d’un élégant modèle ?

— Est-ce que votre viande est meilleure dans une assiette de Rouen et votre melon plus savoureux dans une petite assiette bleue ? Moi, quand je mange, c’est que j’ai faim et lorsque j’ai mangé à ma satisfaction, mon appétit est apaisé et je n’en demande pas davantage. Peu m’importe l’assiette.

— C’est très bien, mais là où vous ne satisfaites qu’un besoin, moi je prends deux plaisirs : celui de manger et celui de voir de jolies choses, car, avec la vaisselle choisie, il y a les gravures, les dessins, une eau-forte ou une peinture ou deux sur les murs, quelques poteries aux couleurs éclatantes sur la crédence. Il y a parfois un bouquet de fleurs et, avec les enfants autour de la table, nous avons l’atmosphère de notre maison, nous avons notre table de famille.

Mon camarade me jette un regard désapprobateur.

— Ça, c’est du luxe, me dit-il. Moi, j’ai des goûts simples et manger à la cuisine me suffira. Puis, songez. Si jamais vous tombiez dans l’infortune, si la malchance vous frappait et que vous seriez privé de toutes ces choses que vous m’énumérez si complaisamment, vous seriez infiniment malheureux.

— Il n’y a là aucun luxe. Seulement, je prends pour moi et les miens ce que vous réservez pour les visiteurs. Ce sont des choses modestes dont il serait très regrettable de se priver, parce que nous pourrions être obligés de nous en passer un jour. Ce sont ces petites choses qui resteront peut-être le plus longtemps dans la mémoire. Ce sera par l’évocation de la salle à manger de leur enfance que nous resterons dans le souvenir de ceux qui nous survivront. Qu’ils gardent donc de cette pièce la vision la plus agréable possible. Vaines paroles.

Mon camarade mangera quand même dans sa cuisine.

Ses tasses et ses assiettes seront aussi simples, aussi frustes que ses idées, que son cerveau.

Certes, il n’a pas de grandes aspirations.

Il ne fait pas de grands rêves.

Il n’a pas de grands désirs.

Il n’a pas de grands enthousiasmes.

Il manque totalement d’imagination.

Comme un cadran que l’on néglige de remonter, son intellect est arrêté depuis des années, depuis sa sortie du collège et il est resté stationnaire depuis. Il n’a fait aucun progrès, il n’en fera jamais. Il est resté le même.

Toujours son existence sera terre à terre.

Il vivra sa petite vie.

Il trouvera sa joie à manger dans sa cuisine.

Et il aura beaucoup d’enfants.