Imitation de Jésus-Christ/Livre 3/Chapitre 53

La bibliothèque libre.


CHAPITRE LIII.

que la grâce de Dieu est incompatible avec le gout des choses terrestres.


Ma grâce est précieuse, et l’impur alliage
des attraits du dehors et des plaisirs mondains,
ces douceurs dont la terre empoisonne un courage,
sont l’éternel objet de ses justes dédains :
elle n’en souffre point l’injurieux mélange,
et depuis qu’avec elle on pense les unir,
elle prend aussitôt le change,
et leur cède le cœur qui les veut retenir.

Défais-toi donc, mon fils, de tout le corruptible,
bannis bien loin de toi tout cet empêchement,
si tu veux que ton cœur demeure susceptible
de ce qu’a de plus doux son plein épanchement.
Plongé dans la retraite, et seul avec toi-même,
fais-en ton seul plaisir et ton unique bien ;
adore son auteur suprême,
et fuis l’amusement de tout autre entretien.

Redouble à tous moments l’ardeur de ta prière,
afin que je te donne un esprit recueilli,

une pureté d’âme inviolable, entière,
un tendre et long regret d’avoir longtemps failli :
ne compte à rien le monde ; et quand cet infidèle
par quelques hauts emplois émeut ta vanité,
préfère ceux où je t’appelle
à tout l’extérieur dont tu te vois flatté.

Tu ne peux contempler mes augustes mystères,
m’offrir une âme pure et des vœux innocents,
et laisser tout ensemble aux douceurs passagères
ce dangereux aveu de chatouiller tes sens.
Il faut qu’un saint exil, par un pieux divorce,
de tes plus chers amis sache te retrancher,
et rejette toute l’amorce
des satisfactions qui viennent de la chair.

Ainsi Pierre autrefois, ce prince des apôtres,
savoit en éviter le piége décevant,
et pour à son exemple attirer tous les autres,
il les prioit lui-même, et leur disoit souvent :
" Contenez vos desirs, et marchez sur la terre
comme si vous étiez en pays étranger ;
ce sont eux qui vous font la guerre,
et leur plus doux appas fait le plus grand danger. "


Oh ! que l’homme à la mort porte de confiance,
quand il n’a dans le monde aucun attachement,
qu’il s’est dépris de tout, et que sa conscience
a su se faire un fort de ce retranchement !
Mais il n’est pas aisé, ni que l’esprit malade
rompe ainsi tous les fers dont il est arrêté,
ni que la chair se persuade
quels biens a de l’esprit l’entière liberté.

Il le faut toutefois, du moins si tu veux vivre
ainsi qu’un vrai dévot, avec ordre, avec soin ;
il te faut affranchir des assauts que te livre
tout ce qui te regarde ou de près ou de loin :
il est besoin surtout de vigilance extrême,
d’un cœur bien résolu, d’un courage affermi,
et de te garder de toi-même,
comme de ton plus grand et plus fier ennemi.

Tout le reste aisément avoùra sa défaite,
si tu sais de toi-même une fois triompher :
le combat est fini, la victoire est parfaite,
quand l’amour-propre fuit, ou se laisse étouffer.
Qui se dompte à ce point qu’il tient partout soumise

sa chair à sa raison, et sa raison à moi,
ne craint plus aucune surprise,
et demeure le maître et du monde et de soi.

Oui, quand l’homme en est là, la bataille est gagnée ;
mais pour y parvenir il faut bien commencer,
avec force et courage empoigner la cognée,
et jusqu’en la racine à grands coups l’enfoncer :
c’est ainsi qu’on détruit, c’est ainsi qu’on arrache
l’amour désordonné qu’on se porte en secret,
et c’est ainsi qu’on se détache
et de l’intérêt propre, et de tout faux attrait.

De ce vice commun, de cet amour trop tendre
où par sa propre main on se laisse enchaîner,
coulent tous les desirs dont il se faut défendre,
s’élèvent tous les maux qu’il faut déraciner ;
de là descend le trouble, et de là prend naissance
tout cet égarement qui brouille tes souhaits ;
et qui peut briser sa puissance
s’assure en même temps une profonde paix.

Mais il en est fort peu dont la vertu sublime
réduise tous leurs soins à bien mourir en eux,

à bien anéantir toute la propre estime,
et du propre regard purifier leurs vœux.
Ce charmant embarras les retient, les rappelle :
enveloppés en eux, ils n’en peuvent sortir,
et leur âme toute charnelle
à prendre un vol plus haut ne sauroit consentir.

Quiconque cependant veut marcher dans ma voie,
et suivre en liberté la trace de mes pas,
doit de tous ces desirs que l’amour-propre envoie
sous de saintes rigueurs ensevelir l’appas,
combattre dans son cœur et vaincre la nature,
ne lui rien accorder qu’elle ait trop desiré,
et pour aucune créature
n’avoir aucun amour qui ne soit épuré.