Imitation de Jésus-Christ/Livre 3/Chapitre 7

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CHAPITRE VII.

qu’il faut cacher la grâce de la dévotion sous l’humilité.


Tu veux être dévot, et je t’en fais la grâce ;
mais apprends qu’il la faut cacher,
et qu’un don que tu tiens si cher,
renfermé dans toi-même aura plus d’efficace.
Bien que tu saches ce qu’il vaut,
ne t’en élève pas plus haut ;
parles-en d’autant moins que plus je t’en inspire ;
et n’en prends pas l’autorité
de donner plus de poids à ce que tu veux dire,
par une sotte gravité.

Le mépris de toi-même est le plus heureux signe
que tu sais connoître son prix :
sois donc ferme dans ce mépris,
et crains de perdre un bien dont tu te sens indigne.
Toutes ces petites douceurs
que le zèle épand dans les cœurs
ne sont pas de ce bien la garde la plus sûre.

N’y mets aucun attachement ;
je te l’ai déjà dit, que telle est leur nature
qu’elles passent en un moment.

Dans ces heureux moments où ma grâce t’éclaire,
regarde avec humilité
quelle devient ta pauvreté
sitôt que cette grâce a voulu se soustraire.
Le grand progrès spirituel
n’est pas au goût continuel
des sensibles attraits dont elle te console,
mais à souffrir sans murmurer
les maux qu’elle te laisse alors qu’elle s’envole,
et ne te point considérer.

Bien qu’en ce triste état tout te nuise et te fâche,
bien qu’une importune langueur
éteigne presque ta vigueur,
ne permets pas pourtant que ton feu se relâche :
veille, prie, et ne quitte rien
de ce que tu faisois de bien
alors que tu sentois ta ferveur plus entière ;
fais enfin suivant ton pouvoir,
suivant ce qui te reste en l’esprit de lumière,
et tu rempliras ton devoir.


Je me tiendrai toujours de ton intelligence,
pourvu que cette aridité,
pourvu que cette anxiété
ne se tourne jamais en pleine négligence.
Plusieurs bronchent à ce faux pas ;
et dès qu’ils perdent ces appas,
il semble par dépit qu’au surplus ils renoncent :
tout leur courage s’amollit,
et dans la nonchalance où leurs âmes s’enfoncent
leur plus beau feu s’ensevelit.

Ce n’est pas comme il faut se ranger à ma suite :
l’homme a beau former un dessein,
il n’a pas toujours en sa main
tout ce qu’il se promet de sa bonne conduite.
Quelle que soit l’ardeur des vœux,
c’est quand je veux et qui je veux
que console, où je veux, ma grâce toute pure ;
et de ses plus charmants attraits
mon vouloir souverain est la seule mesure,
et non la ferveur des souhaits.

Souvent cette ferveur, par ses douces amorces
fatale aux esprits imprudents,
fait succomber les plus ardents
à force d’entreprendre au-dessus de leurs forces :
ces dévots trop présomptueux

dans leurs élans impétueux
ne daignent réfléchir sur ce qu’ils peuvent faire,
et changent leur zèle en poison,
quand ils écoutent plus son ardeur téméraire
que les avis de la raison.

Ainsi ces indiscrets perdent bientôt mes grâces,
pour oser plus qu’il ne me plaît ;
et leur vol rencontre un arrêt
qui les rejette au rang des âmes les plus basses.
Pour fruit de leur témérité
ils retrouvent l’indignité
des imperfections qui leur sont naturelles,
afin que n’espérant rien d’eux,
et ne prétendant plus voler que sous mes ailes,
ils me laissent régler leurs feux.

Vous donc qui commencez à marcher dans ma voie,
chers apprentis de la vertu,
dans ce chemin que j’ai battu
portez, je le consens, grand cœur et grande joie ;
mais gardez sous cette couleur
d’écouter toute la chaleur
qui s’allume sans ordre en vos jeunes courages :

vous pourrez trébucher bien bas,
si vous ne choisissez les conseils des plus sages
pour guides à vos premiers pas.

C’est vous faire une folle et vaine confiance,
de croire plus vos sentiments
que les solides jugements
qu’affermit une longue et sainte expérience.
Quelque bien que vous embrassiez,
quelques progrès que vous fassiez,
ils vous laissent à craindre une funeste issue,
si ce que vous avez d’amour
pour ces foibles clartés de votre propre vue,
s’obstine à fuir tout autre jour.

L’esprit persuadé de sa propre sagesse
rarement reçoit sans ennui
l’ordre ni les leçons d’autrui ;
il aime rarement à suivre une autre adresse.
L’innocente simplicité
que relève l’humilité

passe le haut savoir qu’enfle la suffisance,
et des fruits qu’il fait recueillir
le peu vaut mieux pour toi que la pleine abondance,
si tu t’en peux enorgueillir.

Sache régler ta joie : une âme est peu discrète
qui dans les plus heureux succès
s’y livre avec un tel excès,
qu’elle va toute entière où ce transport la jette,
avec trop de légèreté,
de sa première pauvreté,
au milieu de mes dons, ingrate, elle s’oublie ;
et qui sait l’art d’en bien jouir
craint toujours de donner à ma grâce affoiblie
quelque lieu de s’évanouir.

Ne sois pas moins soigneux de régler la tristesse :
c’est témoigner peu de vertu
que d’avoir un cœur abattu,
sitôt qu’un déplaisir violemment te presse.
Quelque grand que soit le malheur,
il ne faut pas que la douleur
forme aucun désespoir de ton impatience,

ni que le zèle rebuté
étouffe par dépit toute la confiance
qu’il doit avoir en ma bonté.

Fuis ces extrémités : quiconque en la bonace
s’ose tenir trop assuré
devient lâche et mal préparé
à la moindre tempête, à sa moindre menace.
Si tu peux te faire la loi,
toujours humble, toujours en toi,
toujours de ton esprit le véritable maître,
alors, moins prompt à succomber,
tu verras les périls que toutes deux font naître
presque sans péril d’y tomber.

Dans l’ardeur la plus forte et la mieux éclairée
conserve bien le souvenir
de ce que tu dois devenir
lorsque cette clarté se sera retirée :
dans l’éclipse d’un si beau jour
pense de même à son retour ;
fais briller ses rayons sans cesse en ta mémoire ;
et s’ils paroissent inconstants,
crois que c’est pour ton bien et pour ma propre gloire
que je t’en prive quelque temps.


Cette sorte d’épreuve est souvent plus utile,
bien qu’un peu rude à ta ferveur,
que si tu voyois ma faveur
rendre à tous tes souhaits l’événement facile.
L’amas des consolations,
l’éclat des révélations,
ne sont pas du mérite une marque fort sûre ;
et ni par le degré plus haut,
ni par la suffisance à lire l’écriture,
on ne juge bien ce qu’il vaut.

Il veut pour fondements de son prix légitime
une sincère humilité,
une parfaite charité,
un ferme désaveu de toute propre estime.
Celui-là seul sait mériter,
qui n’aspire qu’à m’exalter,
qui partout et sur tout ne cherche que ma gloire,
qui tient les mépris à bonheur,
et gagne sur soi-même une telle victoire,
qu’il les goûte mieux que l’honneur.