Impressions d’Afrique/Chapitre V

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A. Lemerre (p. 105-116).

V


Deux minutes passèrent, pendant lesquelles Carmichaël vint se poster à gauche devant le théâtre plein d’une invisible et bruyante activité.

Soudain les rideaux se rouvrirent sur un tableau vivant empreint de joie pittoresque.

D’une voix sonore, Carmichaël, en désignant l’immobile apparition, articula cette courte apostrophe : « Le Festin des Dieux de l’Olympe. »

Au milieu de la scène, tendue de draperies noires, Jupiter, Junon, Mars, Diane, Apollon, Vénus, Neptune, Vesta, Minerve, Cérès et Vulcain, assis en grands costumes à une table luxueusement garnie, levaient en souriant leurs coupes bien remplies. Prêt à gaîment trinquer à la ronde, Mercure, représenté par le comique Soreau, semblait soutenu dans l’espace par les ailes de ses sandales et planait au-dessus du banquet sans lien visible avec les combles.

Les rideaux, en se fermant, firent disparaître la surhumaine assemblée, puis s’écartèrent de nouveau après un remue-ménage de quelques instants, pour montrer dans un cadre différent une vision assez complexe.

La partie gauche de la scène évoquait paisiblement quelque nappe d’eau cachée par une haie de roseaux.

Une femme de couleur, qui, par son costume et sa parure, semblait appartenir à une tribu sauvage du Nord-Amérique, foulait, immobile, le fond d’une barque légère. Seule avec elle sur le frêle esquif, une fillette de race blanche tenait à deux mains la tige d’un filet de pêche à l’aide duquel, par un geste brusque, elle soulevait hors de l’onde un brochet pris au piège ; en dessous, on voyait passer à travers les mailles la tête du poisson prêt à replonger dans son élément.

L’autre moitié de la scène figurait une rive gazonneuse. Au premier plan, un homme paraissant courir à toutes jambes portait sur ses épaules une hure de carton, qui, en cachant complètement sa tête, lui donnait l’aspect d’un sanglier à corps humain. Un fil de fer formant une arche très ample se rattachait par ses deux extrémités aux poignets encerclés que le coureur tendait en avant à une hauteur inégale. Un gant, un œuf et un fétu de paille, accomplissant un vol factice, étaient traversés par le fil métallique en trois points différents de la courbe gracieuse. Les mains du fuyard s’ouvraient vers le ciel comme pour jongler avec ces trois objets figés dans leur course aérienne. L’arche, obliquement inclinée, donnait une impression d’entraînement rapide et irrésistible. Vu de profil perdu et attiré en apparence par une force invincible, le jongleur s’éloignait vers le fond de la scène.

Au second plan, une oie vivante gardait une pose de vertigineux essor, grâce à une glu quelconque fixant au sol, en un pas immense, ses pattes prodigieusement distantes. Les deux ailes blanches s’écartaient largement comme pour activer cette fuite éperdue. Derrière l’oiseau, Soreau, vêtu d’une robe flottante, représentait Borée en courroux ; de sa bouche s’échappait un long entonnoir en carton gris bleuté, qui, zébré de fines rayures longitudinales et copié sur ces grands souffles mis par les dessinateurs aux lèvres des zéphyrs joufflus, figurait avec art une haleine de tempête ; le bout évasé du cône léger visait l’oie, chassée en avant par le déplacement d’air. Borée, en outre, tenant dans la main droite une rose à haute tige épineuse, s’apprêtait froidement à fouetter la fugitive pour accélérer sa course. Tourné presque de face, l’oiseau était sur le point de croiser le jongleur, chacun semblant décrire en sens inverse le tournant rapide d’une même parabole.

Au troisième plan se dressait une herse d’or, derrière laquelle l’ânesse Mileñkaya tendait vers une auge remplie de son intact sa mâchoire close, traversée de haut en bas par un séton. Certaines particularités laissaient deviner le subterfuge employé pour simuler l’entrave douloureuse et affamante. Seules les deux extrémités apparentes du séton existaient réellement, collées à la peau de l’ânesse et terminées respectivement par un bâtonnet transversal. À première vue, l’effet obtenu donnait bien l’idée d’une fermeture absolue condamnant la pauvre bête à un continuel supplice de Tantale.

Carmichaël, montrant la fillette, qui, debout dans la barque, n’était autre que Stella Boucharessas, prononça distinctement cette brève explication :

— « Ursule, accompagnée de la Huronne Maffa, prête son appui aux ensorcelés du lac Ontario. »

Les personnages gardaient tous une immobilité sculpturale. Soreau, serrant dans ses dents la pointe de son long cornet couleur d’espace, gonflait ses joues lisses et congestionnées, sans laisser trembler la rose dressée au bout de son bras tendu.

Les rideaux se rejoignirent, et aussitôt, derrière leur impénétrable obstacle, un tintamarre prolongé se fit entendre, causé par quelque travail fiévreux et empressé.

Soudain la scène réapparut, complètement transformée.

Le centre était rempli par un escalier dont la courbe se perdait dans les combles.

À mi-hauteur, un vieillard aveugle, en costume Louis XV, se présentait de face au tournant de la descente. Sa main gauche tenait un sombre bouquet vert composé de plusieurs branches de houx. En observant la base de la gerbe, on découvrait peu à peu toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, représentées par sept faveurs différentes nouées individuellement aux tiges groupées en faisceau.

Avec sa main libre armée d’une plume d’oie, l’aveugle écrivait sur la rampe, qui, placée à sa droite, lui offrait par sa forme plate et sa couleur blanchâtre une surface lisse et commode.

Plusieurs comparses, tassés sur les marches voisines, épiaient gravement les mouvements du vieillard. Le plus rapproché, porteur d’un large encrier, semblait guetter la plume pour l’humecter à nouveau.

Le doigt tendu vers la scène, Carmichaël prit la parole en ces termes :

— « Hændel composant mécaniquement le thème de son oratorio Vesper. »

Soreau, dans le rôle d’Hændel, s’était fabriqué une cécité de convention en maquillant ses paupières, qu’il gardait presque entièrement baissées.

La scène s’éclipsa derrière son voile de draperies, et un intervalle assez long fut signalé uniquement par les chuchotements de l’assistance.

— « Le czar Alexis découvrant l’assassin de Plechtcheïef. »

Cette phrase, lancée par Carmichaël au moment où les rideaux glissaient sur leur tringle, s’appliquait à une scène russe du XVIIe siècle.

À droite, Soreau, figurant le czar, tenait verticalement au niveau de ses yeux un disque en verre roux offrant une apparence de soleil couchant. Son regard, traversant cette vitre ronde, fixait vers la gauche un groupe d’hommes du peuple empressés autour d’un mourant, qui, le visage et les mains complètement bleus, venait de tomber en convulsions dans leurs bras.

La vision dura peu et fut suivie d’un entr’acte fugitif qui prit fin sur cette annonce de Carmichaël :

— « L’écho du bois d’Arghyros envoyant à Constantin Canaris l’arome des fleurs évoquées. »

Soreau, composant le personnage de l’illustre marin, se tenait de profil au premier plan, les mains placées en porte-voix autour de sa bouche.

Près de lui, plusieurs compagnons gardaient une attitude de surprise émerveillée.

Sans bouger, Soreau prononça distinctement le mot « Rose », qui bientôt fut répété par une voix partie de la coulisse.

Au moment précis où l’écho résonnait, un parfum de rose, intense et pénétrant, se répandit sur la place des Trophées, frappant à la fois toutes les narines pour s’évanouir presque aussitôt.

Le mot « Œillet », jeté ensuite par Soreau, eut la même répercussion phonétique et odorante.

Tour à tour le lilas, le jasmin, le muguet, le thym, le gardénia et la violette furent appelés à voix haute, et chaque fois l’écho propagea de puissants effluves odoriférants, en parfait rapport avec le vocable docilement redit.

Les rideaux se croisèrent sur ce tableau poétique, et l’atmosphère se débarrassa promptement de tout vestige enivrant.

Après une attente monotone, la scène brutalement découverte fut indiquée par Carmichaël, qui accompagna son geste de ce bref commentaire :

— « Le richissime prince Savellini, atteint de cleptomanie, dévalise les rôdeurs de barrière dans les bas quartiers de Rome. »

Pour la première fois Soreau s’exhibait en tenue moderne, enveloppé d’un élégant paletot de fourrure et paré de pierres précieuses qui étincelaient à sa cravate et à ses doigts. Contre lui un cercle de sinistres voyous entourait curieusement deux combattants armés de couteaux. Mettant à profit la tension d’esprit des contemplateurs trop puissamment absorbés par le duel pour remarquer sa présence, l’homme au paletot de fourrure explorait furtivement, par derrière, les poches répugnantes dont il attirait le sordide contenu. Ses mains avancées agrippaient actuellement une vieille montre bossuée, un porte-monnaie crasseux et un grand mouchoir à carreaux encore presque enfoui dans les profondeurs d’une veste rapiécée.

Quand l’habituelle et souple fermeture eut caché ce fait divers à antithèse, Carmichaël quitta son poste, donnant ainsi une fin à la suite d’apparitions sans mouvement.


La scène fut bientôt rendue aux regards pour l’entrée de la vieille ballerine Olga Tcherwonenkoff, grosse Livonienne à moustache, qui, habillée en danseuse et parée de feuillage, fit son apparition sur le dos de l’élan Sladki, qu’elle écrasait sous son poids formidable ; le gracieux animal arpenta les planches deux fois de suite, puis regagna la coulisse, débarrassé de sa corpulente amazone, qui se mit en position pour exécuter le Pas de la Nymphe.

Le sourire aux lèvres, l’ex-étoile commença une série de rapides évolutions, encore marquées par certains vestiges de son talent passé ; sous les plis raides de la jupe de tulle, ses jambes monstrueuses, moulées par l’étreinte du maillot rose, accomplissaient leur savant travail avec une agilité suffisante et un restant de grâce dont on avait lieu d’être surpris.

Soudain, en traversant la scène à petits pas, les deux pieds dressés sur l’extrême pointe du gros orteil, Olga tomba lourdement avec des cris de douleur.

Le docteur Leflaive, quittant notre groupe, se précipita sur la scène, où il put constater l’état lamentable de la malade, immobilisée par un coup de fouet.

Appelant à son aide Hector et Tommy Boucharessas, l’habile médecin, avec mille précautions, souleva l’infortunée, qui fut transportée à l’écart afin de recevoir tous les soins désirables.

Au moment de l’accident, Talou, comme pour éviter toute interruption dans le spectacle, avait donné discrètement quelques ordres à Rao.

Couvrant tout à coup les cris lointains de la pauvre Olga, un chœur immense retentit, formé de voix d’hommes graves et vibrantes.

À ce bruit, chacun se retourna vers le côté ouest, devant lequel les guerriers noirs, accroupis près de leurs armes déposées sur le sol, chantaient tous la Jéroukka, sorte d’épopée orgueilleuse enfantée par l’empereur, qui avait pris pour sujet le récit de ses propres exploits.

L’air, de rythme et de tonalité bizarres, se composait d’un seul motif assez court, indéfiniment reproduit avec des paroles toujours nouvelles.

Les chanteurs scandaient chaque couplet par des battements de mains réglés avec ensemble, et une impression assez grandiose se dégageait de cette glorieuse complainte, dont l’exécution ne manquait ni d’ampleur ni de caractère.

Pourtant la reprise continuelle de l’unique phrase, éternellement pareille, engendra peu à peu une intense monotonie, accentuée par les inévitables chances de durée qu’offrait la Jéroukka, relation fidèle où tenait la vie entière de l’empereur, dont les hauts faits étaient nombreux.

Le texte ponukéléien, entièrement inaccessible à des oreilles européennes, se déroulait en strophes confuses, sans doute pleines d’événements capitaux, et la nuit tombait progressivement sans que rien fît prévoir le terme de cette fastidieuse mélopée.

Soudain, alors qu’on désespérait de jamais atteindre au vers final, le chœur, s’arrêtant de lui-même, fut remplacé par une voix de cantatrice, ― voix merveilleuse et pénétrante qui résonnait avec pureté dans la pénombre déjà opaque.

Tous les yeux, cherchant l’endroit d’où partait ce nouveau chant, découvrirent Carmichaël, qui, debout à l’extrémité gauche devant le premier rang des choristes, achevait la Jéroukka en phrasant solitairement, sans rien changer au motif musical, le chapitre additionnel consacré à la Bataille du Tez.

Sa miraculeuse voix de tête, copiant à s’y méprendre les vibrations d’un gosier féminin, se développait à souhait dans la grande sonorité du plein air, sans paraître gênée par la difficile prononciation vocables incompréhensibles dont les stances étaient faites.

Au bout de quelques instants, Carmichaël, d’abord si sûr de lui, fut forcé de s’interrompre, trahi par sa mémoire, qui lui refusait un mot dans la suite d’inintelligibles syllabes consciencieusement apprises par cœur.

Talou souffla de loin à voix haute le fragment oublié par le jeune Marseillais, qui, retrouvant dès lors le fil du récit, parvint sans nouvelle hésitation jusqu’à la fin du dernier couplet.

Aussitôt l’empereur dit quelques mots à Sirdah, qui, traduisant en excellent français la sentence dictée par son père, dut infliger à Carmichaël une consigne de trois heures pour punition de sa légère défaillance.