Impressions d’Afrique/Chapitre XII

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A. Lemerre (p. 289-298).

XII


Toujours allongés dans le sable fin à l’ombre de la haute falaise, nous avions tous suivi, sans nulle interruption, les péripéties du long drame exposé par Séil-kor.

Pendant ce temps, les nègres avaient extrait des profondeurs du Lyncée une foule d’objets et de caisses qu’ils placèrent soudain sur leurs épaules, pour obéir à un ordre de Séil-kor, dont la voix claire, après l’achèvement du récit, venait de donner le signal du départ. Plusieurs trajets devaient, par la suite, compléter le déchargement du navire, dont le butin entier serait peu à peu transporté à Éjur.

Quelques instants plus tard, formé en colonne au milieu des nègres courbés sous leurs fardeaux multiples, notre groupe, conduit par Séil-kor, se dirigeait en droite ligne vers la capitale annoncée. Le nain Philippo était porté comme un enfant par son barnum Jenn, tandis que Tancrède Boucharessas trônait, avec une famille de chats savants, dans une petite voiture de cul-de-jatte poussée par son fils Hector. En tête, Olga Tcherwonenkoff, suivie de Sladki et de Mileñkaya, marchait non loin de l’écuyer Urbain, qui, monté sur son cheval Romulus, dominait fièrement toute la troupe.

Une demi-heure nous suffit pour atteindre Éjur, où nous vîmes bientôt l’empereur, qui pour nous recevoir avait groupé autour de lui, sur la place des Trophées, sa fille, ses dix épouses et tous ses fils, alors au nombre de trente-six.

Séil-kor échangea quelques mots avec Talou et nous traduisit aussitôt l’arrêt émané de la volonté souveraine : chacun de nous devait écrire une lettre à l’un des siens, dans le but d’obtenir une rançon dont l’importance varierait suivant l’apparence extérieure du signataire ; ce travail achevé, Séil-kor, marchant vers le nord avec un nombreux détachement d’indigènes, se rendrait à Porto-Novo afin d’expédier en Europe la précieuse correspondance ; une fois possesseur des sommes exigées, le fidèle mandataire achèterait diverses denrées que ses hommes, toujours sous sa conduite, rapporteraient à Éjur. Après quoi, le même Séil-kor nous servirait de guide jusqu’à Porto-Novo, où nous aurions toute facilité pour nous rapatrier.

Chaque lettre devait contenir une mention spéciale pour avertir le destinataire que la moindre tentative exécutée en vue de notre délivrance serait le signal de notre mort immédiate. De toutes façons, la peine capitale était réservée sans délais à ceux qui ne pourraient se racheter.

Par un étrange scrupule, Talou, ne voulant pas se poser en détrousseur, nous laissait l’entière possession de notre argent de poche. Au reste, le numéraire prélevé en nous dépouillant sur place n’eût ajouté qu’un faible appoint à l’immense produit global des rançons projetées.

On déballa un volumineux attirail de papeterie, et chacun s’empressa de rédiger sa lettre, en marquant une somme libératrice dont Séil-kor fixait le chiffre à l’instigation de l’empereur.


Huit jours après, Séil-kor s’achemina vers Porto-Novo, accompagné des mêmes noirs qui, apparus à nos yeux lors de l’échouement, avaient en moins d’une semaine, par suite d’un va-et-vient continuel, transporté à Éjur le butin complet de notre malheureux navire, fréquemment visité par la foule des passagers.

Ce départ marqua pour nous le début d’une vie monotone et fastidieuse. Nous appelions à grands cris l’heure de la délivrance, dormant la nuit à l’abri des cases réservées pour notre usage et passant nos journées à lire ou à parler français avec Sirdah, toute joyeuse de connaître des compatriotes de Velbar.

Pour nous créer une source d’occupations et d’amusements, Juillard émit alors la pensée de fonder, au moyen d’un groupement d’élite, une sorte de club étrange dont chaque membre serait tenu de se distinguer soit par une œuvre originale, soit par une exhibition sensationnelle.

Les adhésions affluèrent aussitôt, et Juillard, auquel revenait l’honneur de l’idée première, dut accepter la présidence de la nouvelle association, qui prit le titre prétentieux de « Club des Incomparables ». Chaque inscrit aurait à se préparer pour une grande représentation de gala destinée à fêter le retour libérateur de Séil-kor.

Le club ne pouvant se passer de siège central, Chènevillot s’offrit pour élever une petite construction qui serait en quelque sorte l’emblème du groupement. Juillard accepta, en le priant de donner à son monument, en vue des futures exhibitions, la forme d’une scène légèrement exhaussée.

Mais l’autorisation de l’empereur était indispensable pour choisir un fragment de terrain sur la place des Trophées.

Sirdah, toute dévouée à notre cause, se chargea d’intervenir auprès de Talou, qui, enchanté d’apprendre qu’on voulait embellir sa capitale, fit le meilleur accueil à la requête en demandant toutefois le but de l’édifice projeté. Aussitôt Sirdah parla brièvement du gala, et l’empereur, se réjouissant à l’avance de cette fête imprévue, nous donna spontanément toute latitude pour prendre dans le butin du Lyncée les objets nécessaires à l’organisation du spectacle.

Quand la jeune fille nous eut confié l’heureux résultat de sa mission, Chènevillot, aidé de ses ouvriers, auxquels les outils ne manquaient pas, abattit un certain nombre d’arbres dans le Béhuliphruen. Les troncs furent débités en planches, et la construction s’ébaucha sur la place des Trophées, au milieu du côté le plus distant de la mer.

Désireux de créer un peu d’émulation entre les différents membres du club, Juillard résolut d’inventer une décoration nouvelle réservée aux plus méritants. Ayant longuement cherché quelque insigne à la fois inédit et simple à fabriquer, il fixa son choix sur la majuscule grecque delta, qui lui paraissait réunir les deux conditions requises. En disloquant certain vieux récipient trouvé dans le stock du Lyncée, il obtint une feuille de fer-blanc dans laquelle il put découper six triangles surmontés d’un anneau ; suspendu à un court fragment de ruban bleu, chaque delta ainsi formé fut destiné à la poitrine d’un chevalier de l’ordre.

Voulant fonder en outre une distinction suprême et unique, Juillard, sans changer de modèle, tailla un delta géant fait pour se porter au flanc gauche.

Les décorations devaient être remises à la fin de la représentation de gala.


Cependant chacun se préparait d’avance pour le grand jour.

Olga Tcherwonenkof, comptant exécuter le « Pas de la Nymphe », son plus éclatant succès de jadis, s’exerçait souvent à l’écart dans l’espoir de reconquérir son ancienne souplesse.

Juillard ébauchait sur l’histoire des Électeurs de Brandebourg une brillante conférence avec portraits à l’appui.

Après avoir promis de figurer sur le programme, Balbet, dont les bagages contenaient des armes et des munitions, retrouva toutes ses cartouches mouillées par la mer, qui, à marée haute, profitant d’une large voie d’eau occasionnée par l’échouement, avait partiellement envahi la cale du Lyncée. Mise au courant de ce contretemps, Sirdah proposa généreusement l’arme et les cartouchières de Velbar. L’offre fut acceptée, et Balbet entra en possession d’un excellent fusil Gras accompagné de vingt-quatre cartouches restées en parfait état grâce à la sécheresse du climat africain. Laissant le tout en place sur la tombe du zouave, l’illustre champion annonça pour le jour du gala un prestigieux exercice de tir, complété par un assaut sensationnel avec le fleuret mécanique de La Billaudière-Maisonnial.

Les colis de Luxo, plus encore que ceux de Balbet, avaient souffert de l’inondation, et toutes les pièces d’artifice, heureusement assurées, se trouvaient irrémédiablement perdues. Le bouquet final, soigneusement empaqueté à part, avait seul échappé au désastre ; Luxo résolut d’embellir notre fête complexe en tirant ce groupe de portraits éblouissants, qui désormais ne pouvait arriver en temps voulu pour le mariage du baron Ballesteros.

L’ichtyologiste Martignon passait son temps sur mer dans une pirogue procurée par Sirdah. Armé d’un immense filet à longue corde extrait d’une de ses malles, il opérait de continuels sondages, espérant faire quelque intéressante découverte dont la communication viendrait enrichir le programme du gala.

Tous les autres membres du club, inventeurs, artistes, dresseurs, phénomènes ou acrobates, s’exerçaient dans leurs spécialités diverses, voulant posséder tous leurs moyens pour le jour de la solennité.

Dans certaine partie du Lyncée particulièrement éprouvée par le choc, on avait découvert douze véhicules à deux roues, sortes de chars romains ornés de peintures voyantes. Au cours de leurs tournées, les familles Boucharessas et Alcott, en se réunissant, employaient toute cette carrosserie à l’accomplissement d’un curieux exercice musical.

Chacun des chars, une fois mis en marche, faisait entendre une note pure et vibrante produite par le mouvement des roues.

Au moment de l’exhibition, Stéphane Alcott et ses six fils puis les quatre frères Boucharessas et leur sœur apparaissaient tout à coup dans le cirque et montaient isolément sur les douze chars, attelés chacun d’un seul cheval entraîné par quelque rapide dressage.

L’ensemble des équipages sonores, rangés côte à côte sur un rayon de la piste circulaire, donnait la gamme diatonique de do, depuis la tonique grave jusqu’au sol aigu.

Sur un signe de Stéphane Alcott, une promenade commençait, lente et mélodieuse. Les chars, avançant l’un après l’autre suivant un ordre et un rythme déterminés, exécutaient une foule d’airs populaires, soigneusement choisis parmi les refrains ou rengaines dépourvus de modulations. L’alignement était vite rompu par la valeur et la fréquence des notes ; tel char, en émettant une ronde, dépassait de quatre ou cinq mètres le véhicule voisin, qui, chargé de lancer une simple double-croche, franchissait à peine quelques lignes. Bientôt dispersés sur toute l’étendue de la piste, les chevaux, habilement fouettés, partaient toujours au moment voulu.

Onze chars s’étaient brisés pendant l’atterrissage. Le seul resté intact fut confisqué par Talou au profit du jeune Kalj, qui, chaque jour plus faible, avait besoin de longues et saines promenades faites sans fatigue.

Un fauteuil d’osier provenant du Lyncée fut fixé par les quatre pieds au plancher du véhicule, dont les roues en tournant produisaient un ut élevé.

Un esclave placé entre les deux brancards compléta l’équipage, dont Kalj parut enchanté. Désormais on rencontra souvent le jeune malade installé dans le fauteuil d’osier et vaillamment accompagné par Méisdehl, qui cheminait à ses côtés.