Impressions d’Afrique/Chapitre XXIII

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A. Lemerre (p. 435-440).

XXIII


Quelques jours passèrent encore, pendant lesquels Carmichaël apprit à la façon des perroquets le texte barbare de la Bataille du Tez. Guidé par Séil-kor, il avait retenu sans peine l’air étrange adapté aux strophes et se sentait en mesure de chanter avec maîtrise le nouveau fragment de la Jéroukka.

À la Bourse le Carmichaël n’avait cessé de monter depuis qu’un chant ponukéléien, œuvre prodigieusement bizarre comme paroles et comme musique, s’était substitué au répertoire habituel du jeune Marseillais.

Aux approches du grand jour la spéculation avait pris un nouvel essor, et une dernière séance, qui promettait d’être mouvementée, devait avoir lieu juste avant le début de la représentation.


Désireux de contribuer à la magnificence du gala en tissant un riche manteau de sacre destiné à l’empereur, Bedu installa au-dessus du Tez son fameux métier, qui n’avait nullement souffert pendant l’échouement.

Il dressa une carte de l’Afrique environnée d’une vaste portion de mer et marqua en rouge vif toute la contrée soumise au sceptre de Talou.

La limite sud du Drelchkaff étant imparfaitement connue laissait le champ libre à l’artiste, qui par flatterie prolongea le royaume jusqu’au cap de Bonne-Espérance, dont il traça le nom en toutes lettres.

Le réglage des aubes effectué, la machine fut mise en mouvement, et bientôt un lourd vêtement d’apparat était prêt à s’affaler, au moment solennel, sur les épaules du souverain.

Encouragé par cette réussite, Bedu voulut ménager une surprise à Sirdah, qui nous avait toujours témoigné tant de bonté et de dévoûment.

Il dessina pour elle un somptueux modèle de manteau, dont les sujets d’ornement reproduisaient maintes émouvantes scènes du Déluge.

L’inventeur comptait mettre l’appareil au point le matin même du sacre pour le faire fonctionner devant Sirdah, qui, après sa guérison, ne pourrait manquer de contempler avec un vif plaisir la vision fournie par le travail féerique du prodigieux mécanisme.

L’opération de Bachkou devant avoir lieu à la nuit tombante, un phare d’acétylène, trouvé dans le matériel du Lyncée puis installé au bord de l’eau, darderait sur la machine même les gerbes éclatantes projetées par son réflecteur.


Pour amplifier le spectacle consacré au fleuve, Fuxier résolut de confectionner plusieurs pastilles bleues, qui, plongées dans le courant, créeraient à la surface des eaux toutes sortes d’images distinctes et fugitives.

Avant de se mettre à l’œuvre, il nous consulta collectivement sur le choix des sujets à traiter et recueillit pêle-mêle une foule d’idées, dont il ne retint que les suivantes :

1° Persée portant la tête de Méduse.

2° Un festin espagnol accompagné de danses échevelées.

3° La légende du poète provençal Giapalu, qui, étant venu certain jour chercher l’inspiration dans le site pittoresque où le Var jaillit du sol, laissa surprendre ses secrets par le vieux fleuve, curieusement penché pour lire au-dessus de son épaule. Le lendemain, les flots murmurants récitèrent depuis la source jusqu’à l’embouchure les vers nouveaux, qui frappés au coin du génie furent aussitôt connus dans tout le pays sans apporter aucun nom d’auteur. Giapalu stupéfait voulut en vain établir sa paternité ; on le traita d’imposteur, et le pauvre poète mourut de chagrin sans avoir connu la gloire.

4° Une particularité du pays de Cocagne concernant la régularité du vent, qui donnait l’heure exacte aux habitants sans aucune peine d’entretien ni de remontage d’horloge.

5° Une aventure galante du prince de Conti, racontée par lui-même en ces termes discrets dans sa correspondance :

Au printemps de l’an 1695, François-Louis de Bourbon, prince de Conti, était l’hôte d’un vieillard octogénaire, le marquis de ***, dont le château se dressait au milieu d’un parc immense et ombreux.

L’année précédente, le marquis avait épousé une jeune femme dont il se montrait fort jaloux, tout en n’ayant pour elle que des attentions de père.

Chaque nuit, le prince de Conti allait retrouver la marquise, dont les vingt ans ne pouvaient s’accommoder d’une éternelle solitude.

Ces visites réclamaient d’infinies précautions. Pour ménager en cas d’alerte un prétexte à sa fuite, le prince lâchait dans le parc, avant chaque rendez-vous, certain geai apprivoisé, qui depuis longtemps déjà le suivait dans tous ses voyages.

Un soir, concevant quelques soupçons, le marquis alla frapper chez son hôte ; n’ayant pas obtenu de réponse, il pénétra dans la chambre vide et aperçut les vêtements de l’absent épars sur un meuble.

L’octogénaire se rendit aussitôt chez sa femme en la sommant de le recevoir sur-le-champ. La marquise ouvrit sa fenêtre sans bruit et la referma de même, pendant que son amant se laissait glisser jusqu’au sol. Cette manœuvre avait demandé quelques secondes à peine, et le verrou de la porte put être tiré en temps voulu.

Le vieux jaloux entra sans rien dire et visita en vain tous les recoins de la chambre. Après quoi, l’idée d’une évasion par la fenêtre lui étant venue à l’esprit, il sortit du château et se mit à fureter dans le parc.

Bientôt il découvrit Conti à demi nu, qui lui exposa les recherches auxquelles il se livrait par suite de l’escapade de son geai.

Le marquis voulut accompagner son hôte pour voir s’il disait vrai. Au bout de quelques pas le prince s’écria : « Le voici ! » en montrant, perché sur un arbre, l’oiseau apprivoisé, qui au premier appel vint se poser sur son doigt.

Les soupçons du vieillard se dissipèrent aussitôt, et l’honneur de la marquise demeura sauf.

Armé de ces cinq sujets, Fuxier recommença, dans son bloc de substance bleue, le travail minutieux qu’il avait déjà mené à bien pour le modelage interne des diverses pastilles rouges réclamées par la figuration du tableau shakespearien.