Impressions d’Afrique/Texte entier2

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A. Lemerre (p. 244-455).

XI


À ce moment de sa narration, Séil-kor reprit haleine, puis aborda certains détails plus intimes concernant la vie privée de l’empereur.

Au début de son règne Talou VII avait épousé une jeune Ponukéléienne idéalement belle, nommée Rul.

Très amoureux, l’empereur refusait de choisir d’autres compagnes, malgré les usages du pays, où la polygamie était en honneur.

Un jour de tempête, Talou et Rul alors enceinte de trois mois se promenaient tendrement sur la plage d’Éjur pour admirer le sublime spectacle offert par la mer furieuse, quand ils virent au large un navire en détresse qui, après avoir heurté quelque récif, vint couler à pic sous leurs yeux.

Muet d’horreur, le couple resta longtemps immobile, regardant l’emplacement fatal où surnageaient quelques épaves.

Bientôt le cadavre d’une femme de race blanche, provenant évidemment du navire disparu, flotta dans la direction de la grève, roulé en tous sens par les vagues. La passagère, couchée à plat, la face tournée vers le ciel, portait un costume de Suissesse composé d’une jupe foncée, d’un tablier à broderies multicolores et d’un corset de velours rouge qui, descendant seulement jusqu’à la taille, enfermait un corsage blanc décolleté, aux manches larges et bouffantes. Derrière sa tête on voyait briller, à travers la transparence des eaux, de longues épingles d’or disposées en forme d’étoile autour de quelque chignon solidement natté.

Rul, très éprise de parure, fut aussitôt fascinée par ce corset rouge et ces épingles d’or dont elle rêvait de s’affubler. Sur sa prière l’empereur manda un esclave, qui, montant dans une pirogue, se mit en devoir de ramener la naufragée.

Mais le mauvais temps rendait la tâche ardue, et Rul, dont le désir morbide se trouvait aiguisé par la difficulté à vaincre, suivait anxieusement, avec des alternatives d’espoir et de découragement, la périlleuse manœuvre de l’esclave, qui sans cesse voyait sa proie lui échapper.

Après une heure de lutte incessante avec les éléments, l’esclave atteignit enfin le cadavre, qu’il parvint à hisser dans la pirogue ; on découvrit alors le corps d’un enfant de deux ans, placé sur le dos de la morte, dont le cou restait convulsivement enfermé dans les deux faibles bras encore crispés. Le pauvre petit était sans doute le nourrisson de la naufragée, qui, au dernier moment, avait tenté de se sauver à la nage en emportant son précieux fardeau.

La nourrice et l’enfant furent transportés à Éjur ; bientôt Rul entra en possession des épingles d’or, qu’elle piqua en cercle dans ses cheveux, puis du corset rouge, qu’elle agrafa coquettement au-dessus du pagne qui lui ceignait les reins. Dès lors elle ne quitta plus ces ornements qui faisaient sa joie ; suivant l’avancement de sa grossesse elle distendait le lacet, qui glissait avec souplesse dans les œillets à fine garniture métallique.

À la suite du sinistre, la mer pendant longtemps jeta sur la côte, au milieu d’épaves de toutes sortes, maintes caisses diversement garnies, qui furent recueillies avec soin. On trouva, parmi les débris, un bonnet de matelot portant ce mot : Sylvandre, nom du malheureux navire naufragé.

Six mois après la tempête, Rul mit au monde une fille qu’on appela Sirdah.

L’heure d’anxiété passée par la jeune mère avant l’atterrissage de la Suissesse avait laissé des traces. L’enfant, d’ailleurs saine et bien constituée, portait sur le front une envie rouge de forme spéciale, étoilée de longs traits jaunes rappelant par leur disposition les fameuses épingles d’or.

La première fois que Sirdah ouvrit les yeux, on s’aperçut qu’elle louchait affreusement ; sa mère, très orgueilleuse de sa propre beauté, fut humiliée d’avoir procréé un laideron et prit en aversion cette enfant qui blessait sa vanité. Au contraire, l’empereur, qui désirait ardemment une fille, conçut un amour profond pour la pauvre innocente, qu’il entouta de soins et de tendresse.

À cette époque Talou avait pour conseiller un nommé Mossem, nègre de haute stature, à la fois sorcier, médecin et lettré, qui jouait le rôle de premier ministre.

Mossem s’était épris de la charmante Rul, qui de son côté subissait l’ascendant du séduisant conseiller, dont elle admirait la majestueuse prestance et le grand savoir.

L’intrigue suivit son cours inévitable, et Rul, un an après la naissance de Sirdah, donna le jour à un fils dont tous les traits rappelaient ceux de Mossem.

Talou, heureusement, ne remarqua pas la fatale ressemblance. Néanmoins ce fils resta éloigné de son cœur, où Sirdah garda la plus belle place.

D’après une loi instituée par Souann, chaque souverain, à sa mort, était remplacé par son premier enfant, fille ou garçon. Deux fois déjà, dans chacune des branches rivales, des filles avaient dû régner ; mais toujours leur mort prématurée avait transmis à un frère les droits au rang suprême.

Mossem et Rul conçurent l’affreux projet de faire disparaître Sirdah pour que leur fils pût un jour être empereur.

Sur ces entrefaites, Talou, rempli d’instincts belliqueux, partit pour une longue campagne en laissant le pouvoir à Mossem, qui, pendant l’absence du monarque, devait exercer une autorité absolue.

Les deux complices saisirent cette occasion si favorable à l’exécution de leur plan.

Au nord-est d’Éjur s’étendait la Vorrh, immense forêt vierge où nul n’osait s’aventurer, à cause de certaine légende qui peuplait ses ombrages de génies malfaisants. Il suffisait d’y abandonner Sirdah, dont le corps, protégé par la superstition, serait à l’abri de toutes recherches.

Une nuit, Mossem partit, emportant Sirdah dans ses bras ; le soir suivant, après une longue journée de marche, il atteignit la lisière de la Vorrh et, trop intelligent pour croire aux contes surnaturels, pénétra sans crainte sous les rameaux hantés offerts à sa vue. Arrivé à une vaste clairière, il déposa sur la mousse la petite Sirdah endormie, puis regagna la plaine par le chemin même qu’il venait de se frayer à travers l’épaisseur des branches et des lianes.

Vingt-quatre heures après il rentrait nuitamment à Éjur ; son départ et son retour s’étaient effectués sans témoins.

Pendant son absence, Rul s’était postée au seuil de la case impériale, afin d’en interdire l’accès. Sirdah était gravement malade, disait-elle, et Mossem restait aux côtés de l’enfant pour lui prodiguer ses soins. Après la rentrée de son complice, elle annonça la mort de Sirdah, et le lendemain on simula de pompeuses funérailles.

La tradition exigeait, pour chaque membre défunt de la famille souveraine, le tracé d’un acte mortuaire exposant avec détails le récit du décès. Possédant tous les secrets de l’écriture ponukéléienne, Mossem se chargea du travail et rédigea sur parchemin une relation imaginaire des derniers moments de Sirdah.

La douleur de l’empereur fut immense quand à son retour il apprit la mort de sa fille.

Mais rien ne put lui faire soupçonner la trame ourdie contre Sirdah ; les deux complices, ivres de joie, virent donc réussir à souhait l’odieuse machination qui faisait de leur fils l’unique héritier du trône.

Deux ans passèrent pendant lesquels Rul n’eut pas de nouvelle grossesse. Contrarié par cette stérilité, Talou, sans pour cela répudier celle qu’il croyait encore fidèle, se décida finalement à prendre d’autres épouses, dans l’espoir d’avoir une seconde fille dont les traits lui rappelleraient l’image de sa chère Sirdah.

Son attente fut déçue ; il n’engendra que des fils, qui ne parvinrent pas à lui faire oublier la pauvre disparue.

La guerre seule le distrayait de son chagrin ; sans cesse il entreprenait de nouvelles campagnes, reculant les limites de son vaste domaine et fixant de nombreuses dépouilles sur les sycomores de la place des Trophées.

Doué d’une sensibilité de poète, il avait commencé une vaste épopée dont chaque chant célébrait un de ses hauts faits d’armes. L’œuvre s’intitulait la Jéroukka, mot ponukéléien évocateur d’héroïsme triomphant. Plein d’ambition et d’orgueil, l’empereur s’était promis d’éclipser par sa personnalité tous les princes de sa race et de transmettre aux générations futures une relation poétique de son règne, qu’il voulait écrasant et glorieux.

Chaque fois qu’il terminait un fragment de la Jéroukka, il l’apprenait à ses guerriers, qui, à l’unisson, le chantaient en chœur sur une sorte de mélopée lente et monotone.


Les années se succédèrent sans amener aucun nuage entre Mossem et Rul, qui continuaient à s’aimer en secret.

Mais un jour l’empereur fut instruit de leurs relations par une de ses nouvelles épouses.

Incapable d’ajouter foi à ce qu’il prenait pour une audacieuse calomnie, Talou conta gaîment la chose à Rul, en l’invitant à se méfier de la haine jalouse provoquée chez ses rivales par son écrasante beauté.

Bien que rassurée par le ton jovial de l’empereur, Rul flaira le danger et se promit de redoubler de prudence.

Elle supplia Mossem d’afficher une maîtresse qu’il comblerait ostensiblement d’honneurs et de richesses pour détourner les soupçons du monarque.

Mossem approuva le projet, dont la réalisation lui paraissait, comme à Rul, d’une urgente nécessité. Il jeta son dévolu sur une jeune beauté nommée Djizmé, dont le visage d’ébène découvrait, au moyen d’un sourire enivrant, des dents d’une étincelante blancheur.

Djizmé s’habitua vite aux privilèges de sa haute situation ; Mossem, s’appliquant à bien jouer son rôle, satisfaisait ses moindres caprices, et d’un mot la jeune femme obtenait pour ses créatures les faveurs les moins méritées.

Ce crédit groupa vite auprès de la favorite du ministre une nuée de solliciteurs qui se pressaient pour avoir audience. Djizmé, heureuse et flattée, dut bientôt réglementer cet envahissement.

Sur sa prière, Mossem découpa dans plusieurs feuilles de parchemin un certain nombre de rectangles souples et minces sur chacun desquels il traça finement ce nom : « Djizmé », figurant ensuite dans un des angles, au moyen d’un dessin sommaire, trois différentes phases de lunaison.

C’étaient en somme de vraies cartes de visite, qui, répandues à profusion, indiquèrent aux intéressés les trois jours de réception choisis pour chaque période de quatre semaines par la toute-puissante intermédiaire.

Djizmé s’amusa dès lors à jouer à la souveraine. Chaque fois que se présentait une des dates fixées, elle se parait magnifiquement et recevait la foule des quémandeurs, accordant son appui aux uns et le refusant aux autres, sûre à l’avance de voir ses décisions complètement ratifiées par Mossem.

Une chose pourtant manquait au bonheur de Djizmé. Belle, ardente et pleine d’exubérante jeunesse, elle se sentait brûlée de fièvre et de désirs.

Or, Mossem, fidèle à Rul, n’avait jamais accordé le moindre baiser à celle qui passait aux yeux de tous pour son amante idolâtrée.

Consciente du rôle de paravent qu’on lui faisait jouer, Djizmé résolut de se donner tout entière sans aucun scrupule à quiconque saurait la comprendre et l’apprécier.

Durant chacune de ses audiences, elle avait remarqué, au premier rang des solliciteurs, un jeune noir nommé Naïr, qui semblait ne lui parler qu’avec émotion et timidité.

Plusieurs fois elle crut apercevoir Naïr qui, dissimulé derrière quelque buisson, la guettait à l’heure de sa promenade dans le but de la voir un instant.

Bientôt elle ne douta plus de la passion qu’elle avait inspirée au jeune amoureux. Elle attacha Naïr à sa personne et se livra sans réserve au gracieux soupirant dont elle avait vite partagé le fougueux sentiment.

Un prétexte fort plausible expliquait aux yeux de Mossem l’assiduité du nouveau page auprès de la favorite.

Éjur, à ce moment, était infesté par une légion de moustiques dont la piqûre donnait les fièvres. Or, Naïr savait fabriquer des pièges qui prenaient infailliblement les dangereux insectes.

Il avait découvert comme amorce une fleur rouge dont le parfum très violent attirait de loin les bestioles à capturer. Certaines enveloppes de fruits lui fournissaient des filaments d’une extrême ténuité, avec lesquels il exécutait lui-même un tissu plus fin que les toiles d’araignée, mais suffisamment résistant pour arrêter les moustiques au passage. Ce dernier travail demandait une grande précision, et Naïr ne le menait à bien qu’à l’aide d’une longue formule dont le texte récité par cœur lui indiquait un par un chaque mouvement à faire et chaque nœud à former.

Djizmé, comme une enfant, extrayait un plaisir toujours nouveau du spectacle offert par l’industrieux agencement des fils s’enchevêtrant délicatement sous les doigts de son amant.

La présence de Naïr se trouvait ainsi motivée par la puissante distraction que procurait à Djizmé ce talent plein d’invention et de subtilité.

Artiste de toutes façons, Naïr savait dessiner et se délassait de l’absorbante fabrication de ses pièges en esquissant des portraits et des paysages d’une exécution bizarre et primitive. Un jour, il remit à son amante une curieuse natte blanche, qu’il avait patiemment ornée d’une quantité de petits croquis représentant les sujets les plus variés. Il voulait, au moyen de ce cadeau, présider au sommeil de Djizmé, qui désormais reposa chaque nuit sur la couche moelleuse dont le contact lui rappelait sans cesse la tendre et attentive sollicitude du bien-aimé.

Le jeune couple vivait ainsi heureux et tranquille, quand une imprudence de Naïr mit soudain la vérité sous les yeux de Mossem.

Certaines des caisses apportées par la mer après le naufrage du Sylvandre contenaient divers articles d’habillement qui, depuis lors, étaient demeurés sans emploi. Djizmé, avec l’autorisation de Mossem, puisait dans cette réserve une masse de colifichets dont s’accommodait sa frivolité insouciante et légère.

Les gants surtout amusaient la rieuse enfant, qui, en toute occasion un peu solennelle, se plaisait à emprisonner ses mains et ses bras dans de souples fourreaux de peau de Suède.

Au cours de ses fouilles dans le vieux stock abondant et disparate, Djizmé avait découvert un chapeau melon dont Naïr s’était paré avec joie. Depuis lors, le jeune noir ne se montrait plus jamais sans la rigide coiffure, qui, de loin, le faisait facilement reconnaître.

Il y avait au sud-est d’Éjur, non loin de la rive droite du Tez, un immense et magnifique jardin appelé le « Béhuliphruen », que des esclaves en foule entretenaient avec un luxe inouï. Talou, en véritable poète, adorait les fleurs et composait les strophes de son épopée sous les délicieux ombrages de ce parc grandiose.

Au centre du Béhuliphruen s’étendait une sorte de plateau assez élevé, qui, soigneusement arrangé en terrasse, était recouvert d’une admirable végétation. On dominait de là l’ensemble du vaste jardin, et l’empereur aimait à passer de longues heures de repos, installé près de la balustrade de branches et de feuillages qui bordait de tous côtés ce lieu adorablement frais. Souvent, le soir, il allait rêver en compagnie de Rul dans certain angle du plateau d’où la vue était particulièrement splendide.

Incapable d’apprécier cette sereine contemplation qui lui paraissait fastidieuse, Rul invita un jour Mossem à venir égayer l’impérial tête-à-tête. Aveugle et confiant comme toujours, Talou ne s’opposa nullement à la réalisation de ce caprice ; la présence de Djizmé suffirait d’ailleurs à écarter de son esprit tout malencontreux soupçon.

Naïr, qui avait chaque soir rendez-vous avec son amie, fut dépité en apprenant par elle l’événement qui les empêchait de se rejoindre. Résolu à se rapprocher quand même de Djizmé, il conçut un audacieux projet qui devait le faire assister en cinquième à la réunion du Béhuliphruen.

Mais, ce jour-là, Djizmé donnait audience au flot habituel de ses solliciteurs ; la réception étant commencée, Naïr ne pourrait plus avoir avec la jeune femme le long entretien particulier nécessité par l’exposition assez complexe de son plan.

Aussi lettré qu’artiste, Naïr connaissait l’écriture ponukéléienne, qu’il avait enseignée à Djizmé au cours de leurs entrevues fréquentes et prolongées. Il prit le parti d’écrire à son amie toutes les urgentes recommandations qu’il ne pouvait lui détailler de vive voix.

La lettre fut libellée sur parchemin, puis, au milieu de la cohue, passa habilement des mains de Naïr dans celles de Djizmé, qui la glissa vite dans son pagne.

Mais Mossem, qui errait parmi la multitude, avait surpris la manœuvre clandestine. Bientôt, enlaçant Djizmé habituée à recevoir de lui en public maintes caresses voulues, il s’empara de l’épître, qu’il alla déchiffrer à l’écart.

Comme en-tête, Naïr avait dessiné, sous forme de cortège, les cinq personnages appelés à figurer dans la scène de la soirée : à droite, Talou s’avançait seul ; derrière lui, Mossem et Rul faisaient un geste de moquerie, bafoués eux-mêmes par Naïr et Djizmé, qui venaient à leur suite.

Le texte contenait les instructions suivantes :

Une fois installée à l’angle de la fraîche terrasse, Djizmé guetterait Naïr, qui, sans bruit, s’avancerait par certain sentier déterminé ; dans l’ombre, la silhouette du jeune noir serait aisément reconnaissable grâce au chapeau melon dont il aurait soin de se coiffer. L’endroit choisi par Talou pour ses profondes rêveries était bordé de pentes presque à pic ; néanmoins, en s’accrochant de ses dix doigts aux racines et aux broussailles, Nair saurait se hisser avec précaution jusqu’au niveau du groupe nonchalant ; Djizmé laisserait pendre sa main hors de la balustrade fleurie, puis, après s’être assurée de l’identité du visiteur en touchant soigneusement le chapeau, tendrait cette main au baiser de son amant, capable de se maintenir un moment à la force des poignets.

Après avoir gravé dans sa mémoire tous les détails qu’il venait de surprendre, Mossem retourna vers Djizmé, puis, sous prétexte de nouvelles cajoleries, parvint à replacer le billet dans le pagne de la favorite.

Blessé dans son amour-propre et furieux à la pensée que depuis longtemps déjà il était la risée de tous, Mossem chercha le moyen d’obtenir une preuve flagrante contre les deux complices, qu’il voulait châtier sévèrement.

Il élabora tout un plan et se rendit auprès de Séil-kor, qui, à cette époque, servait déjà l’empereur depuis plusieurs années et pouvait, la nuit, ressembler à Naïr grâce à une parfaite conformité d’âge et de tournure.

Voici quel était le projet de Mossem :

Coiffé du melon qui servirait à donner le change, Séil-kor apparaîtrait à Djizmé dans le sentier clairement désigné par les termes du billet. Avant de commencer son ascension, le faux Naïr tracerait sur le chapeau, avec un enduit frais et gluant, certains caractères définis. Djizmé, suivant sa manie, ne pouvait manquer de se ganter pour passer la soirée avec l’empereur ; dans le geste prudent qui selon les instructions de la lettre devait précéder le baiser, la favorite s’accuserait elle-même en imprimant sur la peau de Suède un des caractères révélateurs.

Séil-kor accepta la mission. Un refus était d’ailleurs impossible, car Mossem, tout-puissant, pouvait commander.

En premier lieu, il importait d’arrêter Naïr dans son expédition nocturne. Or, par crainte d’une indiscrétion pouvant faire échouer ses combinaisons, Mossem voulait se passer de toute aide étrangère.

Forcé d’agir seul, Séil-kor se souvint des collets au moyen desquels les chasseurs capturaient le gibier dans les forêts pyrénéennes. Muni de cordages recueillis après le lointain naufrage du Sylvandre, il alla tendre un piège au milieu du sentier que devait suivre Naïr. Grâce à cette ruse, Séil-kor était assuré d’avoir l’avantage sur un adversaire à demi paralysé par de traîtresses entraves.

Ce travail accompli, Séil-kor plaça au pied de la pente abrupte qu’il se proposait de gravir à l’heure opportune certaine mixture promptement composée avec des pierres crayeuses et de l’eau.

Le soir venu, il alla se cacher non loin du collet tendu par ses soins.

Naïr parut bientôt et, soudain, se prit le pied dans le piège adroitement agencé. Un moment après, l’imprudent était bâillonné puis lié par Séil-kor, qui d’un bond avait foncé sur lui.

Satisfait de sa victoire discrète et silencieuse, Séil-kor se coiffa du chapeau de sa victime et se dirigea vers le lieu du rendez-vous.

Il aperçut de loin Djizmé qui guettait à la dérobée, tout en devisant nonchalamment en compagnie du couple impérial et de Mossem.

Trompée par la silhouette et surtout par la coiffure du nouveau venu, Djizmé crut reconnaître Naïr et pencha d’avance son bras hors de la balustrade.

En atteignant le bas de la pente, Séil-kor trempa son doigt dans la mixture blanchâtre et, par espièglerie, traça en majuscules sur le chapeau noir ce mot français « PINCÉE », qu’il appliquait prématurément à la malheureuse Djizmé ; après quoi, il se mit à grimper la côte en s’agrippant péniblement aux moindres branchages capables de le soutenir.

Parvenu au niveau du plateau, il s’arrêta et sentit la main surplombante qui, après avoir effleuré le feutre rigide, s’abaissait pour recevoir le baiser promis.

Séil-kor appuya silencieusement ses lèvres sur la peau du gant dont Djizmé, suivant les prévisions de Mossem, s’était parée avec bonheur.

Sa tâche remplie, il redescendit sans bruit.

Sur le plateau, Mossem avait sans cesse épié l’attitude de Djizmé. Il la vit ramener son bras et découvrit en même temps qu’elle un « C » qui, nettement gravé sur le gant gris, s’étalait depuis la naissance des doigts jusqu’au bas de la paume.

Djizmé cacha vivement sa main, tandis que Mossem se réjouissait tout bas en constatant la réussite de sa manœuvre.

Une heure après, Mossem, se trouvant seul avec Djizmé, arracha le gant maculé et prit dans le pagne de l’infortunée la lettre accusatrice, qu’il lui mit brusquement sous les yeux.

Le lendemain, Naïr et Djizmé, emprisonnés, étaient gardés à vue par de farouches sentinelles.

Talou ayant demandé l’explication de cette mesure rigoureuse, Mossem saisit l’occasion de consolider la confiance de l’empereur, dont il craignait toujours les soupçons pour Rul et pour lui-même. Il présenta comme une vengeance d’amoureux jaloux ce qui n’était en réalité que l’effet d’une colère due à un froissement d’amour-propre. Par calcul, il exagéra la profondeur de son ressentiment et conta longuement au souverain tous les détails de l’aventure, y compris les particularités concernant le collet, le chapeau et le gant. Toutefois, il sut garder secrète sa propre intrigue avec Rul, en évitant de faire allusion aux portraits compromettants dessinés par Naïr au début de sa lettre.

Talou approuva le châtiment infligé par Mossem aux deux coupables, qui furent maintenus en captivité.


Dix-sept ans avaient passé depuis la disparition de Sirdah, et Talou pleurait sa fille comme au premier jour.

Ayant conservé d’une façon très précise dans son souvenir la vision de l’enfant si fidèlement regrettée, il cherchait à évoquer, d’une façon purement imaginaire, la jeune fille qu’il aurait eue actuellement devant les yeux si la mort n’avait pas accompli son œuvre.

Les traits de la fillette à peine sevrée, nettement gravés dans son esprit, servaient de base à son travail mental. Il les amplifiait sans rien changer à leur forme, semblant épier année par année leur épanouissement graduel, et parvenait à créer ainsi, pour lui seul, une Sirdah de dix-huit ans dont le fantôme très défini l’accompagnait sans cesse.

Un jour, au cours d’une de ses campagnes coutumières, Talou découvrit une enfant séduisante appelée Méisdehl, dont la vue le frappa de stupeur. Il avait devant lui le portrait vivant de Sirdah telle qu’il la retrouvait à l’âge de sept ans dans la série ininterrompue d’images forgées par sa pensée.

C’est en passant en revue plusieurs familles prisonnières, échappées aux flammes d’un village incendié par lui, que l’empereur avait aperçu Méisdehl. Il s’empressa de prendre l’enfant sous sa protection et la traita comme sa propre fille après son retour à Éjur.

Parmi ses frères d’adoption, Méisdehl distingua vite un certain Kalj, qui, âgé de sept ans comme elle, semblait tout désigné pour partager ses jeux.

Kalj était d’une santé délicate qui faisait craindre pour sa vie, car, en lui, tout semblait accaparé par l’esprit. Supérieur à son âge, il dépassait la plupart de ses frères comme intelligence et comme finesse, mais sa maigreur faisait pitié. Conscient de son état, il se laissait envahir trop souvent par une profonde tristesse que Méisdehl résolut de combattre. Pris d’une mutuelle tendresse l’un pour l’autre, les deux enfants formèrent un couple inséparable, et, du fond de son chagrin, en voyant sans cesse la nouvelle venue aux côtés de son fils, Talou put se faire illusion et croire par moments qu’il avait une fille.

Peu de temps après l’adoption de Méisdehl, quelques indigènes arrivant de Mihu, village situé dans le voisinage de la Vorrh, vinrent annoncer aux habitants d’Éjur qu’un incendie, allumé par la foudre, dévorait depuis la veille au soir la portion sud de l’immense forêt vierge.

Talou, monté sur une sorte de palanquin porté par dix robustes coureurs, se rendit à la lisière de la Vorrh afin de contempler l’éblouissant spectacle fait pour inspirer son âme de poète.

Il mit pied à terre comme la nuit venait de tomber. Une forte brise du nord-est chassait les flammes de son côté, et il resta immobile, regardant l’incendie qui se propageait rapidement.

Toute la population de Mihu s’était massée aux environs pour ne rien perdre de cette scène grandiose.

Deux heures après l’arrivée de l’empereur, il ne restait plus qu’une dizaine d’arbres intacts, formant un épais massif que les flammes commençaient à lécher.

Soudain on vit sortir du fourré une jeune indigène de dix-huit ans, accompagnée d’un soldat français en uniforme de zouave, armé de son fusil et de ses cartouchières.

Aux lueurs de l’incendie, Talou distingua sur le front de la jeune fille un signe rouge étoilé de lignes jaunes qui ne pouvait le tromper ; c’était sa bien-aimée Sirdah qu’il avait sous les yeux. Elle différait beaucoup du portrait imaginaire édifié dans la peine et si parfaitement réalisé par Méisdehl, mais peu importait à l’empereur, qui, fou de joie, s’élança vers sa fille pour l’étreindre.

Il tenta ensuite de lui parler, mais Sirdah, étonnée, ne comprenait pas son langage.

Pendant les effusions de l’heureux père, un arbre consumé par la base s’effondra tout à coup, en frappant violemment à la tête le zouave, qui perdit connaissance. Sirdah s’élança aussitôt vers le soldat en manifestant la plus vive inquiétude.

Talou ne voulut pas abandonner le blessé, qui semblait inspirer à sa fille un pur et affectueux intérêt ; il comptait en outre sur les révélations de ce témoin pour éclaircir le lointain mystère concernant la disparition de Sirdah.

Quelques instants plus tard, le palanquin, enlevé par les coureurs, emportait du côté d’Éjur l’empereur, Sirdah et le zouave toujours inanimé.

Le lendemain Talou rentrait dans sa capitale.

Mise en présence de sa fille, Rul, prise d’une terreur folle et menacée de la torture, exposa des aveux complets à l’empereur, qui, sur-le-champ, fit arrêter Mossem.

En cherchant dans la case de son ministre quelque preuve de l’indigne félonie, Talou découvrit le billet doux que Naïr avait écrit à Djizmé quelques mois auparavant. Se voyant ridiculisé sur le dessin de l’en-tête, le monarque entra en fureur, puis résolut de supplicier à la fois Naïr pour son audace et Djizmé pour la duplicité dont elle s’était rendue coupable en accueillant une pareille œuvre sans dénoncer l’auteur.

Entouré de soins dans une case où on venait de l’étendre, le zouave reprit ses sens et conta son odyssée à Séil-kor mis en demeure de s’expliquer avec lui.

Velbar ― le blessé se nommait ainsi ― était né à Marseille. Son père, peintre décorateur, lui avait appris de bonne heure son propre métier, et l’enfant, admirablement doué, s’était perfectionné dans son art en suivant quelques cours populaires où l’on enseignait gratuitement le dessin et l’aquarelle. À dix-huit ans Velbar s’était découvert une forte voix de baryton ; pendant des journées entières, occupé sur son échafaudage à peindre quelque enseigne, il chantait à pleins poumons maintes romances à la mode, et les passants s’arrêtaient pour l’entendre, émerveillés par le charme et la pureté de son généreux organe.

Quand vint l’âge du service actif, Velbar fut envoyé à Bougie pour être incorporé au 5e zouaves. Après une heureuse traversée, le jeune homme, tout joyeux de voir un nouveau pays, débarqua sur la terre d’Afrique par une belle matinée de novembre, et fut aussitôt dirigé sur la caserne au milieu d’un nombreux détachement de conscrits.

Les débuts du zouave novice furent pénibles et marqués quotidiennement par mille vexations. Un hasard funeste l’avait placé sous les ordres de l’adjudant Lécurou, brute maniaque et impitoyable qui se vantait avec orgueil de sa légendaire férocité.

À cette époque, pour subvenir aux besoins d’une certaine Flore Crinis, jeune femme exigeante et prodigue dont il était l’amant, Lécurou passait de longues heures dans un tripot clandestin où fonctionnait continuellement une roulette tentatrice. La chance ayant jusqu’alors favorisé le joueur audacieux, Flore, richement entretenue, se montrait partout couverte de bijoux et se pavanait en voiture à côté de l’adjudant sur la promenade élégante de la ville.

Pendant ce temps Velbar continuait le dur apprentissage de son métier de soldat.

Un jour, comme le régiment revenant vers Bougie après une longue marche se trouvait encore en pleine campagne, les zouaves reçurent l’ordre d’entonner une joyeuse chanson capable de leur faire oublier en partie les fatigues du chemin.

Velbar, dont la belle voix était connue, fut chargé de dire en solo les couplets d’une interminable complainte dont le régiment entier chantait en chœur le refrain éternellement pareil.

Au crépuscule on traversa un petit bois dans lequel un rêveur isolé, assis sous un arbre, notait sur une feuille à portées quelque mélodie éclose au sein de la solitude et du recueillement.

En écoutant la voix de Velbar, plus sonore à elle seule que le chœur immense qui lui répondait périodiquement, le flâneur inspiré se leva tout à coup et suivit le régiment jusqu’à son entrée en ville.

L’inconnu n'était autre que le compositeur Faucillon, dont le célèbre opéra Dédale, après une brillante carrière en France, venait d’être joué successivement dans les principales villes de l’Algérie. Accompagné des interprètes de son œuvre, Faucillon était depuis la veille à Bougie, qui figurait parmi les étapes de la triomphale tournée.

Or, depuis la dernière représentation, le baryton Ardonceau, surmené par le rôle écrasant de Dédale et atteint d’un enrouement tenace, était dans l’impossibilité de se produire en public ; fort embarrassé, Faucillon, cherchant en vain à remplacer le premier sujet de sa troupe, avait subitement prêté l’oreille en écoutant le jeune zouave qui chantait sur la route.

Le lendemain, ses informations prises, Faucillon alla trouver Velbar, qui bondit de joie à la pensée de paraître en scène. On obtint facilement l’autorisation du colonel, et, après quelques jours d’un travail acharné accompli sous la direction du compositeur, le jeune débutant se sentit à la hauteur de sa tâche.

La représentation eut lieu devant une salle comble ; au premier rang d’une avant-scène, Flore Crinis trônait avec l’adjudant Lécurou.

Velbar, magnifique dans le rôle de Dédale, traduisit en comédien consommé les angoisses et les espérances de l’artiste obsédé par les conceptions grandioses de son génie. Les draperies grecques mettaient en valeur sa superbe prestance, et le timbre idéal de sa puissante voix provoquait à chaque fin de phrase de brusques élans d’enthousiasme.

Flore ne le quittait pas des yeux, braquant sur lui les verres de sa lorgnette et sentant croître en elle un sentiment irrésistible qui avait pris naissance dès la première apparition du jeune chanteur.

Au troisième acte, Velbar triompha dans l’air principal de la pièce, sorte d’hymne de joie et d’orgueil par lequel Dédale, ayant achevé la construction du labyrinthe non sans éprouver une vive émotion à la vue de son chef-d’œuvre, saluait avec ivresse la réalisation de son rêve.

L’admirable interprétation de ce passage entraînant acheva de porter le trouble dans le cœur de Flore, qui, dès le lendemain, ébaucha un plan subtil pour se rapprocher de Velbar.

Avant d’accomplir aucun projet, Flore, très superstitieuse, consultait toujours la mère Angélique, vieille intrigante familière et bavarde, à la fois tireuse de cartes, chiromancienne, astrologue et prêteuse sur gages, qui, moyennant finances, s’employait à toute espèce de besognes.

Mandée par une lettre pressante, Angélique se rendit chez Flore. La vieille femme réalisait le type parfait de la diseuse de bonne aventure, avec son cabas crasseux et son ample rotonde qui, depuis dix ans, lui servait à braver les hivers algériens parfois rigoureux.

Flore avoua son secret et voulut savoir, avant tout, si sa flamme était née sous d’heureux auspices. Angélique, aussitôt, tira de son cabas un planisphère céleste qu’elle épingla au mur ; puis, prenant la date de la veille pour point de départ de son horoscope, elle se plongea dans une grave méditation, semblant se livrer à un calcul mental actif et compliqué. À la fin elle désigna du doigt la constellation du Cancer, dont l’influence bienfaisante devait préserver de tout déboire les futures amours de Flore.

Ce premier point élucidé, il s’agissait de mener l’intrigue le plus secrètement possible, car l’adjudant, soupçonneux et jaloux, épiait sournoisement les moindres agissements de sa maîtresse.

Angélique remit le planisphère dans son cabas et sortit des profondeurs du vieux sac une feuille de carton percée d’un certain nombre de trous irrégulièrement disposés. Cet appareil, appelé grille en langage cryptographique, devait permettre aux deux amants de correspondre sans danger. Une phrase, écrite au moyen des trous appliqués sur du papier blanc, pouvait être rendue inintelligible par l’adjonction de lettres quelconques, tracées au hasard pour remplir avec ordre les intervalles primitivement ménagés. Seul Velbar saurait retrouver le sens du billet en plaçant sur le texte une grille exactement semblable.

Mais ce subterfuge demandait une explication préalable et rendait nécessaire une entrevue discrète qui mettrait en présence Velbar et Angélique. La vieille ne pouvait aller à la caserne sans s’exposer à une dangereuse rencontre avec l’adjudant, parfaitement au courant de son intimité avec Flore ; d’autre part, convier Velbar à venir chez elle serait éveiller la méfiance du jeune zouave, qui ne pourrait voir dans cet appel que le désir intéressé d’une consultation payante. Angélique résolut donc de fixer le rendez-vous dans quelque endroit public, en indiquant un signe de reconnaissance propre à éviter toute surprise.

Sous les yeux de Flore, la vieille rédigea une lettre anonyme pleine de séduisantes promesses : Velbar devait s’installer le lendemain soir à la terrasse du café Léopold et commander un arlequin au moment précis où le Salut sonnerait à l’église Saint-Jacques ; aussitôt une personne de confiance s’approcherait du jeune soldat afin de lui transmettre les plus flatteuses révélations.

Le lendemain, à l’heure dite, Angélique se trouvait à son poste, attablée devant le café Léopold, non loin d’un zouave silencieux qui fumait tranquillement sa pipe. La vieille, ne connaissant pas Velbar et craignant de commettre un impair, attendait prudemment le signal convenu pour entrer en matière.

Soudain, la sonnerie d’un office ayant ébranlé le clocher tout proche de l’église Saint-Jacques, le zouave prit ses informations et commanda un arlequin.

Angélique s’approcha et se présenta elle-même en parlant de la lettre anonyme, pendant que le garçon posait devant Velbar l’arlequin demandé, sorte d’assemblage multicolore de viandes et de légumes disparates empilés sur la même assiette.

En quelques mots la vieille exposa la situation, et Velbar, enchanté, reçut un double absolument parfait de la grille confiée à Flore.

Les deux amoureux entamèrent sans retard une secrète et brûlante correspondance. Velbar, ayant touché un fort cachet après la représentation de Dédale, consacra une partie de son gain à la location et à l’ameublement d’une séduisante retraite, où il put recevoir sa maîtresse sans crainte des importuns ; avec le restant de la somme il voulut offrir un présent à Flore et choisit, chez le premier bijoutier de la ville, une châtelaine d’argent à laquelle pendait une ravissante montre finement ciselée.

Flore poussa un cri de joie en acceptant ce charmant souvenir, qu’elle épingla vite à sa ceinture ; il fut convenu que, vis-à-vis de Lécurou, elle se serait soi-disant payé elle-même cette fantaisie.

Cependant, en dépit de la constellation du Cancer, l’aventure devait avoir un dénoûment tragique.

Lécurou avait remarqué certaines bizarreries dans les allures de Flore, qu’il suivit un jour jusqu’à l’appartement loué par Velbar. Embusqué au coin d’une rue, il attendit deux longues heures et vit enfin sortir les deux amants, qui se séparèrent tendrement au bout de quelques pas.

Dès le lendemain, Lécurou cessait toutes relations avec Flore et vouait une haine mortelle à Velbar, qu’il se mit à persécuter cruellement.

Sans cesse il épiait son rival pour le prendre en faute, lui infligeant avec acharnement les punitions les plus dures et les plus injustes. Rentrant le pouce de sa main droite levée, il avait une manière d’annoncer les jours de consigne en prononçant ces mots : « Quatre crans ! » qui faisait bouillonner le sang dans le visage de Velbar, tout prêt, dans ces moments de rage, à insulter son supérieur.

Mais un exemple terrible vint rappeler au jeune zouave la nécessité de refréner ces dangereux élans de rébellion.

Un de ses camarades, nommé Suire, passait pour avoir mené, de dix-huit à vingt ans, une vie fort mouvementée. Fréquentant les bas quartiers de Bougie et vivant dans un monde de filles et de souteneurs, Suire, avant son entrée au régiment, était une sorte de bravo qui, d’après certains dires, avait commis, moyennant salaire, deux meurtres testés impunis.

Suire, nature sauvage et violente, se pliait difficilement aux exigences de la discipline et supportait mal les continuelles remontrances de Lécurou.

Un jour, l’adjudant, inspectant la chambrée, somma Suire de refaire immédiatement son paquetage, qui manquait de régularité.

Suire était dans une de ses mauvaises heures et resta immobile.

L’adjudant réitéra son ordre, auquel Suire répondit ce seul mot: « Non ! »

Lécurou, en fureur, invectiva Suire de sa voix pointue, lui parlant avec une âpre joie des trente jours de prison réservés sans nul doute à son refus d’obéissance ; puis, avant de se retirer, comme suprême insulte il lui cracha au visage.

À cet instant Suire perdit la tête et, saisissant sa baïonnette, frappa en pleine poitrine l’odieux adjudant, qu’on emporta aussitôt.

Bien qu’évanoui et sanglant, Lécurou n’était que très légèrement blessé par l’arme, qui avait glissé sur une côte.

Suire, néanmoins, passa en conseil de guerre et fut condamné à mort.

Lécurou, promptement rétabli, commandait le peloton d’exécution, dont Velbar faisait partie.

Quand l’adjudant cria : « Joue ! » Velbar, en songeant qu’il allait donner la mort, se sentit secoué par un grand frisson.

Brusquement le mot « Feu ! » retentit, et Suire s’affaissa, frappé de douze balles.

Velbar devait garder éternellement le souvenir de ce moment terrible.

Flore affichait maintenant librement sa liaison avec Velbar ; mais, depuis l’abandon de Lécurou, la pauvre fille contractait sans cesse de nombreuses dettes. Connaissant la maison de jeu qui, pendant quelque temps, avait procuré des ressources à l’adjudant, elle résolut de tenter le sort à son tour et s’assit chaque jour devant la table de roulette.

Une malchance persistante lui fit perdre jusqu’à son dernier louis.

Elle eut alors recours à Angélique, et la vieille, flairant une bonne affaire, prêta de suite à un taux usuraire une somme assez ronde, garantie par les bijoux et le mobilier, qui désormais constituaient le seul avoir de l’emprunteuse.

Hélas ! le jeu emporta rapidement ce nouveau capital.

Un jour, installée devant le tapis vert, Flore, agitée et nerveuse, risquait ses dernières pièces d’or. Quelques coups suffirent à consommer sa ruine. Atterrée, la malheureuse, voyant dans un éclair ses bijoux vendus et ses meubles saisis, fut soudain hantée par des idées de suicide.

À ce moment un grand bruit se fit entendre à la porte de l’établissement clandestin, et quelqu’un entra en criant : « La police ! »

Une panique s’empara des assistants, dont quelques-uns ouvrirent les fenêtres comme pour chercher une issue. Mais quatre étages séparaient le balcon de la rue et rendaient toute fuite impossible.

Bientôt la porte fut forcée, et une dizaine d’agents en bourgeois envahirent l’antichambre pour pénétrer ensuite dans la salle.

L’affolement général avait porté à son comble la surexcitation de Flore. La vue du scandale, s’ajoutant au spectre de la misère, hâta l’accomplissement de son fatal projet. D’un bond elle courut au balcon et se précipita sur le pavé.

Le lendemain, en apprenant en même temps le drame de la maison de jeu et la disparition de sa maîtresse, Velbar eut un sinistre pressentiment. Il se rendit à la Morgue, où il vit, accrochée au-dessus d’un cadavre de femme à la figure broyée et méconnaissable, la fameuse châtelaine d’argent offerte par lui-même à la pauvre Flore. Cet indice servit à établir l’identité de la morte, dont le jeune zouave put payer les obsèques en vendant sur l’heure, à bas prix, les meubles récemment achetés avec l’argent de son cachet.

La mort de Flore ne calma pas la haine de Lécurou, qui, plus que jamais, accablait son rival d’injures et de punitions.

Un soir de mai, à certaine halte d’une marche de nuit accomplie sans clair de lune au seul rayonnement des étoiles, Lécurou s’approcha de Velbar, auquel il infligea huit jours de salle de police sous prétexte de négligence dans la tenue. Après quoi l’adjudant se mit à insulter froidement le jeune zouave, qui, pâle de colère, se crispait pour rester maître de lui.

À la fin, Lécurou renouvela le dénoûment de sa scène avec Suire en crachant au visage de Velbar ; celui-ci eut un éblouissement et, par un mouvement instinctif, sans se rendre compte de son action, envoya de toute sa force une gifle à l’adjudant. Mais, brusquement, les conséquences terribles de ce geste presque involontaire lui apparurent avec une effrayante netteté, pendant qu’une vision rapide lui montrait l’affreux exemple de Suire tombant sous les balles du peloton d’exécution. Bousculant l’adjudant et les quelques gradés qui s’approchaient pour prêter main-forte à leur chef, il s’enfuit droit devant lui à travers la campagne et se trouva promptement à l’abri de toute poursuite grâce à l’obscurité de la nuit.

Il gagna le port de Bougie et parvint à se cacher dans la cale du Saint-Irénée, grand navire à vapeur en partance pour l’Afrique du sud.

Le lendemain, le Saint-Irénée leva l’ancre ; mais cinq jours après, désemparé à la suite d’une tempête, il s’échoua en vue de Mihu. En comptant le Sylvandre et le paquebot des jumelles espagnoles, c’était la troisième fois que pareil fait se produisait dans ces parages depuis le lointain avènement de Souann.

Sorti soudainement de sa retraite, Velbar, toujours en uniforme, avec son fusil et ses cartouchières garnies, vint se mêler à la masse des passagers.

Les habitants de Mihu, redoutables cannibales, parquèrent les naufragés sous bonne garde pour se repaître de leur chair ; chaque jour, l’un des prisonniers, après une rapide exécution, était dévoré séance tenante en présence de tous les autres. Bientôt Velbar survécut seul, après avoir vu disparaître, jusqu’au dernier, ses infortunés compagnons.

Le jour de son propre supplice, il résolut de tenter l’impossib]e pour échapper à ses bourreaux. Quand on vint le chercher, il se fraya vite, à coups de crosse, un passage à travers la foule, puis se mit à courir au hasard, escorté par une vingtaine d’indigènes qui se lancèrent à sa poursuite.

Après une heure de course effrénée, alors que ses forces commençaient à le trahir, il aperçut la lisière de la Vorrh et redoubla d’ardeur dans l’espoir de se cacher sous les épais massifs de l’immense forêt.

De leur côté, les cannibales, s’excitant par des cris, parvinrent à se rapprocher du fugitif, et c’est au moment d’être atteint par eux que Velbar pénétra sous les premières frondaisons. La chasse prit fin aussitôt, les naturels n’osant s’aventurer dans le sombre repaire des génies malfaisants.

Velbar vécut tranquille dans la sûre retraite que lui offrait la Vorrh, ne se risquant jamais au dehors dans la crainte d’être repris par les féroces anthropophages. Il s’était construit une petite hutte de branchages et se nourrissait de fruits ou de racines, gardant précieusement son fusil et ses cartouches en prévision de quelque attaque de fauves.

Lors du fatal soufflet donné à l’adjudant, Velbar avait sur lui sa boîte d’aquarelle et son album. Avec l’eau d’un ruisseau puisée dans un caillou creux il put délayer ses couleurs et charmer par le travail ses longues journées de solitude. Il voulut résumer par l’image le sombre drame de Bougie et apporta tous ses soins à l’accomplissement de cette tâche absorbante.

De longs mois passèrent sans amener aucun changement dans la situation du pauvre reclus.

Un jour, Velbar entendit des pleurs lointains que répétaient les échos généralement silencieux de son vaste domaine. S’étant rapproché de l’endroit d’où venait le bruit, il découvrit Sirdah, abandonnée depuis peu par Mossem, et prit dans ses bras la pauvre enfant, dont les cris cessèrent aussitôt. Quelques jours avant, il avait capturé, à l’aide de trappes, un couple de buffles sauvages, qu’il retenait prisonniers avec de fortes lianes enroulées autour de leurs cornes et fixées à un tronc d’arbre. Le lait de la femelle lui servit a élever sa fille d’adoption, et sa vie, jusqu’alors si solitaire, eut désormais un intérêt et un but.

À mesure qu’elle grandissait, Sirdah, pleine de charme et de grâce en dépit de sa loucherie, rendait en affection à son protecteur tous les bienfaits qu’elle recevait de lui chaque jour. Velbar lui apprenait le français et lui recommandait de ne jamais sortir de la Vorrh, craignant de la voir retomber aux mains des farouches ennemis qui l’avaient si cruellement exposée à la mort et qui ne manqueraient pas de la reconnaître grâce au signe marqué sur son front.

Les années passèrent, et déjà l’enfant devenait femme lorsqu’un violent incendie, consumant la Vorrh, expulsa les deux reclus qui, jusqu’au dernier moment, se dérobèrent sous l’abri toujours plus restreint fourni par les grands arbres.

Une fois hors de la retraite où il vivait caché depuis si longtemps, Velbar s’attendait à retomber au pouvoir des cannibales de Mihu. Heureusement la présence de l’empereur le préserva de ce danger terrible.


Talou, lorsque Séil-kor lui eut traduit le récit de Velbar, promit de récompenser dignement le sauveur de sa fille.

Mais le temps, hélas ! lui manqua pour réaliser ce généreux projet.

Velbar, en effet, ne survécut pas au choc terrible qu’il avait reçu pendant la chute de l’arbre incendié. Une semaine après son arrivée à Éjur, il rendit le dernier soupir entre les bras de sa fille adoptive, qui, jusqu’à la fin, veilla courageusement avec la plus active tendresse ce bienfaiteur si dévoué, seul soutien de son enfance.

Talou, voulant rendre à Velbar un hommage suprême, chargea Séil-kor d’enterrer glorieusement le corps du zouave au milieu du côté ouest de la place des Trophées.

Copiant le modèle des sépultures françaises, Séil-kor, aidé de plusieurs esclaves, déposa le cadavre à l’endroit désigné, pour le couvrir ensuite d’une large pierre funéraire sur laquelle furent placés l’uniforme, le fusil et les cartouchières, rangés avec symétrie. Les aquarelles biographiques trouvées dans une des poches du zouave servirent à orner, derrière la tombe, une sorte de panneau vertical recouvert d’étoffe noire.

Après ce décès qui la frappa d’une douloureuse stupeur, Sirdah, nature douce et aimante, reporta toute son affection sur l’empereur. Séil-kor lui avait révélé en français le secret de sa naissance, et elle voulait, à force d’attentions, dédommager son père des longues années de séparation que le sort injuste leur avait infligées à tous deux.

Avec l’aide de Séil-kor elle étudia la langue de ses ancêtres, pour être en mesure de parler couramment avec ses futurs sujets.

Chaque fois que ses pas la conduisaient près de la tombe de Velbar, elle appuyait pieusement ses lèvres sur la pierre consacrée au cher disparu.

Le retour de Sirdah ne porta pas ombrage à Méisdehl, toujours tendrement chérie par l’empereur, qui, malgré les derniers événements, aimait encore à contempler en elle l’image animée de ce fameux fantôme irréel si souvent évoqué jadis.

En souvenir de son ancien amour, Talou accorda la vie sauve à Rul, qui, désormais, comptant au nombre des esclaves désignés pour la culture du Béhuliphruen, dut se courber tout le jour vers la terre, bêchant ou sarclant sans relâche. La vengeance du monarque n’eut pas à s’étendre jusqu’au fils adultérin, dont la ressemblance avec Mossem n’avait cessé de s’accentuer avec les années. Bouleversé par l’arrivée de Sirdah et par la découverte du lointain complot tramé pour lui seul, l’infortuné jeune homme, qui s’était cru destiné à régner un jour sous le nom de Talou VIII, fut frappé par un mal de langueur et succomba au bout de quelques semaines.

Mossem, Naïr et Djizmé furent réservés pour de terribles supplices, différés de jour en jour par l’empereur, qui voulait imposer en expiation aux trois coupables l’angoisse d’une attente cruelle et prolongée.

Un nègre nommé Rao, élève de Mossem, qui lui avait transmis son savoir assez complexe, fut appelé à succéder au ministre disgracié dans les importantes fonctions de conseiller et de gouvernant.

Cependant Rul, abreuvée d’humiliations, avait juré de se venger. Irritée surtout contre Sirdah, qui par son retour avait causé tous ses malheurs, elle cherchait un moyen d’assouvir sa haine contre cette fille, dont elle maudissait la naissance.

Après maintes réflexions, voici ce qu’imagina la mère infâme.

Certaine maladie sévissait dans le pays à l’état endémique, se manifestant par l’apparition de deux taies blanches très contagieuses qui s’étendaient sur les yeux et s’épaississaient chaque jour davantage.

Seul, le sorcier Bachkou, vieillard silencieux et solitaire, savait guérir la dangereuse affection à l’aide d’un onguent secret. Mais la cure rapide ne pouvait réussir que sur un endroit sacré situé dans le lit même du Tez. Immergé avec le patient dans certain remous déterminé, Bachkou, employant son baume, décollait facilement les deux taies, qui suivaient aussitôt le courant jusqu’à la pleine mer, où leur terrible contamination n’était plus à craindre. Beaucoup de malades, après l’opération, recouvraient aussitôt la vue ; mais d’autres, moins favorisés, restaient aveugles pour jamais, à cause d’une trop grande extension du mal, qui peu à peu avait envahi le globe oculaire tout entier.

Rul connaissait le caractère contagieux des taies. Un soir, trompant la surveillance des gardiens d’esclaves répandus dans le Béhuliphruen, elle atteignit le bord de la mer et parvint à l’aide d’une pirogue jusqu’à l’embouchure du Tez. Elle savait que Bachkou opérait toujours à la tombée de la nuit, pour réserver aux sujets récemment guéris une pénombre douce et reposante. Protégée par le sombre voile crépusculaire, elle guetta sans être découverte l’arrivée des taies extraites par le sorcier, en prit une au passage à la sortie du courant, puis regagna le rivage à son point d’embarquement.

Au milieu de la nuit, elle pénétra sans bruit chez Sirdah, dont la case touchait celle de l’empereur ; puis, s’avançant avec précaution, guidée par la clarté d’un rayon de lune, elle frotta doucement les cils de sa fille endormie avec la dangereuse taie serrée entre deux doigts.

Mais Talou, éveillé par les pas légers de Rul, venait de se précipiter dans la case de Sirdah, juste à temps pour voir le geste criminel. Il comprit aussitôt le but de la mère dénaturée, qu’il entraîna brutalement au dehors pour la remettre aux mains de trois esclaves chargés de la garder à vue.

L’empereur revint ensuite auprès de Sirdah, que le bruit avait tirée de son profond sommeil ; le mal agissait déjà, et un voile commençait à s’étendre sur les yeux de la pauvre enfant.

Par ordre de Talou, ivre de fureur, Rul, destinée à une mort atroce, fut incarcérée avec Mossem, Naïr et Djizmé.

Le lendemain, la maladie de Sirdah avait fait de foudroyants progrès ; deux taies opaques, formées en quelques heures sur ses yeux, la rendaient complètement aveugle.

Voulant une opération immédiate, l’empereur, à la nuit tombante, traversa le Tez avec sa fille et s’approcha d’une hutte assez vaste habitée par Bachkou.

Mais l’endroit consacré pour le magique traitement confinait à la rive gauche du fleuve, et, par ce seul fait, appartenait au Drelchkaff.

Or, le roi Yaour IX, ayant appris le crime de Rul et prévoyant la démarche du père et de la fille, s’était hâté de donner à Bachkou des instructions sévères et précises.

Le sorcier prit la parole et refusa ses soins à Sirdah par ordre d’Yaour, qui, ajouta-t-il, exigeait la main de la jeune fille en échange d’une guérison placée sous sa dépendance.

En effet, grâce au mariage projeté, Yaour, appelé à partager avec Sirdah la succession de Talou, réunirait un jour sous sa seule domination le Ponukélé et le Drelchkaff.

Révolté par l’énoncé de ce message et par l’idée de voir ses États passer aux mains de la branche ennemie, Talou dédaigna de répondre et reconduisit sa fille à Éjur.

Depuis cet événement qui remontait seulement à quelques semaines, la situation était stationnaire et Sirdah restait aveugle.

XII


Toujours allongés dans le sable fin à l’ombre de la haute falaise, nous avions tous suivi, sans nulle interruption, les péripéties du long drame exposé par Séil-kor.

Pendant ce temps, les nègres avaient extrait des profondeurs du Lyncée une foule d’objets et de caisses qu’ils placèrent soudain sur leurs épaules, pour obéir à un ordre de Séil-kor, dont la voix claire, après l’achèvement du récit, venait de donner le signal du départ. Plusieurs trajets devaient, par la suite, compléter le déchargement du navire, dont le butin entier serait peu à peu transporté à Éjur.

Quelques instants plus tard, formé en colonne au milieu des nègres courbés sous leurs fardeaux multiples, notre groupe, conduit par Séil-kor, se dirigeait en droite ligne vers la capitale annoncée. Le nain Philippo était porté comme un enfant par son barnum Jenn, tandis que Tancrède Boucharessas trônait, avec une famille de chats savants, dans une petite voiture de cul-de-jatte poussée par son fils Hector. En tête, Olga Tcherwonenkoff, suivie de Sladki et de Mileñkaya, marchait non loin de l’écuyer Urbain, qui, monté sur son cheval Romulus, dominait fièrement toute la troupe.

Une demi-heure nous suffit pour atteindre Éjur, où nous vîmes bientôt l’empereur, qui pour nous recevoir avait groupé autour de lui, sur la place des Trophées, sa fille, ses dix épouses et tous ses fils, alors au nombre de trente-six.

Séil-kor échangea quelques mots avec Talou et nous traduisit aussitôt l’arrêt émané de la volonté souveraine : chacun de nous devait écrire une lettre à l’un des siens, dans le but d’obtenir une rançon dont l’importance varierait suivant l’apparence extérieure du signataire ; ce travail achevé, Séil-kor, marchant vers le nord avec un nombreux détachement d’indigènes, se rendrait à Porto-Novo afin d’expédier en Europe la précieuse correspondance ; une fois possesseur des sommes exigées, le fidèle mandataire achèterait diverses denrées que ses hommes, toujours sous sa conduite, rapporteraient à Éjur. Après quoi, le même Séil-kor nous servirait de guide jusqu’à Porto-Novo, où nous aurions toute facilité pour nous rapatrier.

Chaque lettre devait contenir une mention spéciale pour avertir le destinataire que la moindre tentative exécutée en vue de notre délivrance serait le signal de notre mort immédiate. De toutes façons, la peine capitale était réservée sans délais à ceux qui ne pourraient se racheter.

Par un étrange scrupule, Talou, ne voulant pas se poser en détrousseur, nous laissait l’entière possession de notre argent de poche. Au reste, le numéraire prélevé en nous dépouillant sur place n’eût ajouté qu’un faible appoint à l’immense produit global des rançons projetées.

On déballa un volumineux attirail de papeterie, et chacun s’empressa de rédiger sa lettre, en marquant une somme libératrice dont Séil-kor fixait le chiffre à l’instigation de l’empereur.


Huit jours après, Séil-kor s’achemina vers Porto-Novo, accompagné des mêmes noirs qui, apparus à nos yeux lors de l’échouement, avaient en moins d’une semaine, par suite d’un va-et-vient continuel, transporté à Éjur le butin complet de notre malheureux navire, fréquemment visité par la foule des passagers.

Ce départ marqua pour nous le début d’une vie monotone et fastidieuse. Nous appelions à grands cris l’heure de la délivrance, dormant la nuit à l’abri des cases réservées pour notre usage et passant nos journées à lire ou à parler français avec Sirdah, toute joyeuse de connaître des compatriotes de Velbar.

Pour nous créer une source d’occupations et d’amusements, Juillard émit alors la pensée de fonder, au moyen d’un groupement d’élite, une sorte de club étrange dont chaque membre serait tenu de se distinguer soit par une œuvre originale, soit par une exhibition sensationnelle.

Les adhésions affluèrent aussitôt, et Juillard, auquel revenait l’honneur de l’idée première, dut accepter la présidence de la nouvelle association, qui prit le titre prétentieux de « Club des Incomparables ». Chaque inscrit aurait à se préparer pour une grande représentation de gala destinée à fêter le retour libérateur de Séil-kor.

Le club ne pouvant se passer de siège central, Chènevillot s’offrit pour élever une petite construction qui serait en quelque sorte l’emblème du groupement. Juillard accepta, en le priant de donner à son monument, en vue des futures exhibitions, la forme d’une scène légèrement exhaussée.

Mais l’autorisation de l’empereur était indispensable pour choisir un fragment de terrain sur la place des Trophées.

Sirdah, toute dévouée à notre cause, se chargea d’intervenir auprès de Talou, qui, enchanté d’apprendre qu’on voulait embellir sa capitale, fit le meilleur accueil à la requête en demandant toutefois le but de l’édifice projeté. Aussitôt Sirdah parla brièvement du gala, et l’empereur, se réjouissant à l’avance de cette fête imprévue, nous donna spontanément toute latitude pour prendre dans le butin du Lyncée les objets nécessaires à l’organisation du spectacle.

Quand la jeune fille nous eut confié l’heureux résultat de sa mission, Chènevillot, aidé de ses ouvriers, auxquels les outils ne manquaient pas, abattit un certain nombre d’arbres dans le Béhuliphruen. Les troncs furent débités en planches, et la construction s’ébaucha sur la place des Trophées, au milieu du côté le plus distant de la mer.

Désireux de créer un peu d’émulation entre les différents membres du club, Juillard résolut d’inventer une décoration nouvelle réservée aux plus méritants. Ayant longuement cherché quelque insigne à la fois inédit et simple à fabriquer, il fixa son choix sur la majuscule grecque delta, qui lui paraissait réunir les deux conditions requises. En disloquant certain vieux récipient trouvé dans le stock du Lyncée, il obtint une feuille de fer-blanc dans laquelle il put découper six triangles surmontés d’un anneau ; suspendu à un court fragment de ruban bleu, chaque delta ainsi formé fut destiné à la poitrine d’un chevalier de l’ordre.

Voulant fonder en outre une distinction suprême et unique, Juillard, sans changer de modèle, tailla un delta géant fait pour se porter au flanc gauche.

Les décorations devaient être remises à la fin de la représentation de gala.


Cependant chacun se préparait d’avance pour le grand jour.

Olga Tcherwonenkof, comptant exécuter le « Pas de la Nymphe », son plus éclatant succès de jadis, s’exerçait souvent à l’écart dans l’espoir de reconquérir son ancienne souplesse.

Juillard ébauchait sur l’histoire des Électeurs de Brandebourg une brillante conférence avec portraits à l’appui.

Après avoir promis de figurer sur le programme, Balbet, dont les bagages contenaient des armes et des munitions, retrouva toutes ses cartouches mouillées par la mer, qui, à marée haute, profitant d’une large voie d’eau occasionnée par l’échouement, avait partiellement envahi la cale du Lyncée. Mise au courant de ce contretemps, Sirdah proposa généreusement l’arme et les cartouchières de Velbar. L’offre fut acceptée, et Balbet entra en possession d’un excellent fusil Gras accompagné de vingt-quatre cartouches restées en parfait état grâce à la sécheresse du climat africain. Laissant le tout en place sur la tombe du zouave, l’illustre champion annonça pour le jour du gala un prestigieux exercice de tir, complété par un assaut sensationnel avec le fleuret mécanique de La Billaudière-Maisonnial.

Les colis de Luxo, plus encore que ceux de Balbet, avaient souffert de l’inondation, et toutes les pièces d’artifice, heureusement assurées, se trouvaient irrémédiablement perdues. Le bouquet final, soigneusement empaqueté à part, avait seul échappé au désastre ; Luxo résolut d’embellir notre fête complexe en tirant ce groupe de portraits éblouissants, qui désormais ne pouvait arriver en temps voulu pour le mariage du baron Ballesteros.

L’ichtyologiste Martignon passait son temps sur mer dans une pirogue procurée par Sirdah. Armé d’un immense filet à longue corde extrait d’une de ses malles, il opérait de continuels sondages, espérant faire quelque intéressante découverte dont la communication viendrait enrichir le programme du gala.

Tous les autres membres du club, inventeurs, artistes, dresseurs, phénomènes ou acrobates, s’exerçaient dans leurs spécialités diverses, voulant posséder tous leurs moyens pour le jour de la solennité.

Dans certaine partie du Lyncée particulièrement éprouvée par le choc, on avait découvert douze véhicules à deux roues, sortes de chars romains ornés de peintures voyantes. Au cours de leurs tournées, les familles Boucharessas et Alcott, en se réunissant, employaient toute cette carrosserie à l’accomplissement d’un curieux exercice musical.

Chacun des chars, une fois mis en marche, faisait entendre une note pure et vibrante produite par le mouvement des roues.

Au moment de l’exhibition, Stéphane Alcott et ses six fils puis les quatre frères Boucharessas et leur sœur apparaissaient tout à coup dans le cirque et montaient isolément sur les douze chars, attelés chacun d’un seul cheval entraîné par quelque rapide dressage.

L’ensemble des équipages sonores, rangés côte à côte sur un rayon de la piste circulaire, donnait la gamme diatonique de do, depuis la tonique grave jusqu’au sol aigu.

Sur un signe de Stéphane Alcott, une promenade commençait, lente et mélodieuse. Les chars, avançant l’un après l’autre suivant un ordre et un rythme déterminés, exécutaient une foule d’airs populaires, soigneusement choisis parmi les refrains ou rengaines dépourvus de modulations. L’alignement était vite rompu par la valeur et la fréquence des notes ; tel char, en émettant une ronde, dépassait de quatre ou cinq mètres le véhicule voisin, qui, chargé de lancer une simple double-croche, franchissait à peine quelques lignes. Bientôt dispersés sur toute l’étendue de la piste, les chevaux, habilement fouettés, partaient toujours au moment voulu.

Onze chars s’étaient brisés pendant l’atterrissage. Le seul resté intact fut confisqué par Talou au profit du jeune Kalj, qui, chaque jour plus faible, avait besoin de longues et saines promenades faites sans fatigue.

Un fauteuil d’osier provenant du Lyncée fut fixé par les quatre pieds au plancher du véhicule, dont les roues en tournant produisaient un ut élevé.

Un esclave placé entre les deux brancards compléta l’équipage, dont Kalj parut enchanté. Désormais on rencontra souvent le jeune malade installé dans le fauteuil d’osier et vaillamment accompagné par Méisdehl, qui cheminait à ses côtés.


XIII


En trois semaines Chènevillot termina une petite scène d’aspect fort coquet. Parmi les ouvriers, qui tous avaient fait preuve d’un zèle infatigable, le peintre en bâtiments Toresse et le tapissier Beaucreau méritaient des éloges particuliers. Toresse, qui, fort méfiant à l’endroit des fournitures américaines, s’était muni de barils remplis de peintures diverses, avait recouvert l’édifice entier d’une magnifique teinte rouge ; sur le fronton, les mots : « Club des Incomparables » s’étoilaient d’une foule de rayons symbolisant la gloire de la brillante association. Beaucreau ayant, de son côté, emporté un stock d’étoffes destinées à Ballesteros, s’était servi d’un souple damas écarlate pour poser deux larges rideaux se rejoignant au milieu de l’estrade ou s’écartant jusqu’aux montants. Une perse blanche à fines arabesques d’or servait à masquer le mur de planches dressé au fond.

L’œuvre de Chènevillot obtint un grand succès, et Carmichaël fut mis en demeure d’inaugurer la nouvelle scène en chantant avec sa merveilleuse voix de tête quelques romances de son répertoire.

Le jour même, vers quatre heures, Carmichaël ayant déballé son accoutrement féminin se retira dans sa case et reparut une heure après entièrement transformé.

Il portait une robe de soie bleue ornée d’une onduleuse traîne sur laquelle on lisait en noir le numéro 472 ; une perruque de femme aux épais cheveux blonds, s’harmonisant à souhait avec sa face encore imberbe, complétait la curieuse métamorphose. Interrogé sur la provenance du chiffre étrange inscrit sur sa jupe, Carmichaël nous conta l’anecdote suivante.

Vers la fin de l’hiver, pressé de se rendre en Amérique où l’appelait un brillant engagement, mais retenu à Marseille jusqu’au 14 mars, date de son tirage au sort, Carmichaël, entre tous les paquebots, avait choisi le Lyncée, qui partait le 15 du même mois.

À cette époque, le jeune homme chantait chaque soir avec un étourdissant succès aux Folies-Marseillaises. Le matin du 14 mars, quand il parut à la mairie, les conscrits assemblés reconnurent sans peine leur célèbre compatriote et spontanément, après le tirage au sort, lui firent tous fête à la sortie.

Carmichaël, suivant leur exemple, dut épingler à son chapeau un souple numéro chargé d’éclatantes enluminures, et, pendant une heure, ce fut par les rues de la ville une joyeuse et fraternelle promenade accompagnée de gambades et de chants.

Au moment des adieux, Carmichaël distribua des billets de faveur à ses nouveaux amis, qui, le soir, firent irruption dans les coulisses des Folies-Marseillaises en brandissant avec des gestes légèrement avinés leurs chapeaux toujours ornés d’éblouissantes imageries. Le plus titubant de tous, fils d’un des premiers tailleurs de la ville, voyant Carmichaël en grande toilette et sur le point de paraître en scène, sortit de sa poche une paire de ciseaux et une aiguillée de fil enveloppées dans un large échantillon de soie noire, puis, avec une insistance d’ivrogne, voulut coudre sur l’élégante robe bleue le numéro 472 tiré le matin par son illustre camarade.

Carmichaël, en riant, se prêta de bonne grâce à cette bizarre fantaisie, et, après dix minutes de travail, trois chiffres artistement découpés et cousus s’étalèrent en noir sur sa longue traîne.

Quelques instants plus tard, les conscrits, installés dans la salle, acclamèrent bruyamment Carmichaël, bissant toutes ses romances et criant : « Vive le 472 ! » à la grande joie des spectateurs qui regardaient avec étonnement le nombre tracé sur la jupe du jeune chanteur.

Parti le lendemain, Carmichaël n’avait pas eu le loisir de découdre l’extravagant ornement, qu’il voulait maintenant conserver comme un précieux souvenir de sa ville natale, dont un simple caprice de Talou pouvait en somme le tenir à jamais éloigné.


Son récit achevé, Carmichaël se rendit sur la scène des Incomparables et chanta d’une façon éblouissante l’Aubade de Dariccelli. Sa voix de tête, montant avec une souplesse inouïe jusqu’à l’extrême limite du soprano, exécutait en se jouant les plus déconcertantes vocalises ; les gammes chromatiques partaient comme des fusées, et les trilles, fabuleusement rapides, se prolongeaient à l’infini.

Une longue ovation souligna la cadence finale, bientôt suivie de cinq nouvelles romances, non moins stupéfiantes que la première. Carmichaël, en sortant de scène, fut chaleureusement fêté par tous les spectateurs, pleins d’émotion et de reconnaissance.

Talou et Sirdah, présents depuis le début du spectacle, partageaient visiblement notre enthousiasme. L’empereur, stupéfait, rôdait autour de Carmichaël, dont l’excentrique toilette semblait le fasciner.

Bientôt quelques mots impérieux, promptement traduits par Sirdah, nous apprirent que Talou, désirant chanter à la façon de Carmichaël, exigeait du jeune artiste un certain nombre de leçons, dont la première devait commencer sur l’heure.

Sirdah n’avait pas terminé sa phrase que déjà l’empereur allait sur la scène, où Carmichaël le suivit docilement.

Là, pendant une demi-heure, Talou, émettant une voix de fausset assez pure, s’efforça de copier servilement les exemples fournis par Carmichaël, qui, tout surpris en constatant l’étrange facilité du monarque, déployait un zèle infatigable et sincère.

Après l’achèveinent de cette séance inattendue, la tragédienne Adinolfa voulut expérimenter au point de vue déclamatoire l’acoustique de la place des Trophées. Vêtue d’une magnifique robe de jais endossée en quelques minutes pour la circonstance, elle monta sur la scène et récita des vers italiens accompagnés d’une impressionnante mimique.

Méisdehl, la fille adoptive de l’empereur, venait de se joindre à nous et semblait médusée par les attitudes géniales de la célèbre artiste.

Or, le lendemain, Adinolfa éprouva une grande surprise en errant sous les voûtes odorantes du Béhuliphruen, dont l’ardente végétation attirait chaque jour son âme vibrante, toujours en quête de splendeurs naturelles ou artistiques.

Depuis un moment la tragédienne traversait une région très boisée tapissée de fleurs éclatantes. Elle eut bientôt connaissance d’une clairière au milieu de laquelle Méisdehl, improvisant dans son jargon des paroles pleines d’envolée, reproduisait devant Kalj la mimique prodigieuse qui la veille, après la leçon de Talou, avait attiré tous les regards vers la scène des Incomparables.

À vingt pas le char stationnait, gardé par l’esclave étendu sur un lit de mousse.

Adinolfa, sans faire de bruit, attendit quelque temps, épiant Méisdehl, dont les gestes l’étonnèrent par leur gracieuse justesse. S’intéressant à la révélation de cet instinct dramatique, elle s’approcha de la fillette pour lui enseigner les principes fondamentaux de la démarche et de la tenue scéniques.

Ce cours d’essai donna d’immenses résultats. Méisdehl comprenait sans peine les plus subtiles indications et trouvait spontanément des jeux de physionomie personnels et tragiques.

Pendant les jours suivants, plusieurs séances nouvelles furent consacrées à la même étude, et Méisdehl devint promptement une véritable artiste.

Encouragée par ces merveilleux progrès, Adinolfa voulut apprendre à son élève une scène entière, destinée à être mimée le jour du gala.

Cherchant à donner un puissant relief aux débuts de sa protégée, la tragédienne conçut une idée ingénieuse qui l’amena forcément à nous dire quelques mots de son passé.

Tous les peuples du monde acclamaient Adinolfa, mais les Anglais surtout professaient à son égard un culte ardent et fanatique. Les ovations que lui prodiguait le public londonien ne ressemblaient à aucune autre, et c’est par milliers qu’on vendait ses photographies dans tous les coins de la Grande-Bretagne, qui devint pour elle une seconde patrie.

Désireuse de posséder une résidence fixe pour les séjours prolongés qu’elle faisait chaque année dans la ville des brouillards, la tragédienne acheta, sur les bords de la Tamise, un somptueux château fort ancien ; le propriétaire, un certain lord de Dewsbury, ruiné par de dangereuses spéculations, lui vendit d’un seul bloc, à vil prix, l’immeuble et tout ce qu’il contenait.

De cette demeure on communiquait facilement avec Londres, tout en conservant l’avantage du grand espace et du bon air.

Parmi les différents salons du rez-de-chaussée consacrés à la réception, la tragédienne affectionnait particulièrement une vaste bibliothèque, dont les murs étaient garnis entièrement de vieux livres à précieuses reliures. Un large rayon rempli d’œuvres de théâtre attirait plus souvent que tout autre l’attention de la grande artiste, qui, très versée dans la connaissance de l’anglais, passait de longues heures à feuilleter les chefs-d’œuvre nationaux de son pays d’adoption.

Adinolfa, un jour, avait pris à la fois, puis déposé sur sa table, dix volumes de Shakespeare, afin de chercher certaine note dont elle connaissait l’existence sans se rappeler au juste le titre du drame commenté.

La note retrouvée et transcrite, la tragédienne saisit adroitement les livres pour les remettre en place ; mais, parvenue devant la bibliothèque, elle aperçut une épaisse couche de poussière répandue sur la planche dégarnie. Alignant provisoirement son fardeau sur un fauteuil, elle se mit en devoir d’épousseter avec son mouchoir la surface lisse et poudreuse, en poussant le soin jusqu’à promener le tampon improvisé sur le fond même du meuble, dont la portion verticale réclamait aussi sa part de nettoyage.

Tout à coup, un bruit sec résonna, produit par un ressort secret qu’Adinolfa venait de faire jouer en appuyant involontairement sur certain point déterminé.

Une planche étroite et mince se rabattit subitement, découvrant une cachette d’où la tragédienne, tout émue, sortit non sans d’infinies précautions un très vieux manuscrit à peine lisible.

Elle porta aussitôt sa trouvaille à Londres chez le grand expert Creighton, qui, après un rapide examen fait à la loupe, laissa échapper un cri de stupéfaction.

À n’en pas douter on avait sous les yeux le manuscrit de Roméo et Juliette, tracé de la main même de Shakespeare !

Éblouie par cette révélation, Adinolfa chargea Creighton de lui livrer une copie nette et fidèle du précieux document, qui pouvait renfermer quelque scène inconnue d’un prodigieux intérêt. Puis, s’étant informée de la valeur du volumineux autographe, que l’expert estima un prix fabuleux, elle reprit, toute songeuse, le chemin de sa nouvelle demeure.

D’après le contrat de vente précis et formel, tout le contenu du château appartenait de droit à la tragédienne. Mais Adinolfa était trop scrupuleuse pour profiter d’une circonstance fortuite qui rendait son marché honteusement avantageux. Elle écrivit donc à lord de Dewsbury pour lui conter l’aventure, en lui envoyant par chèque le montant de la somme représentée au dire de l’expert par l’impressionnante relique.

Lord de Dewsbury témoigna sa fervente gratitude par une longue lettre de remerciements, dans laquelle il donnait l’explication probable de la mystérieuse découverte. Seul un de ses ancêtres, Albert de Dewsbury, grand collectionneur d’autographes et de livres rares, avait pu imaginer une pareille cachette pour préserver du vol un manuscrit de cette importance. Or, Albert de Dewsbury, mort brusquement en pleine santé, le crâne fracassé par un terrible accident de cheval, n’avait pas eu le loisir de révéler à son fils, comme il comptait sans doute le faire pendant ses derniers moments, l’existence du trésor si bien claustré, qui depuis lors était resté à la même place.

Au bout de quinze jours, Creighton rapporta lui-même à la tragédienne le manuscrit, accompagné de deux copies, la première scrupuleusement conforme au texte plein d’archaïsmes et d’obscurité, la seconde parfaitement claire et compréhensible, véritable traduction modernisée comme langue et comme caractères.

Après le départ de l’expert, Adinolfa prit la seconde copie, qu’elle se mit à lire attentivement.

Chaque page la plongeait dans une stupéfaction profonde.

Elle avait maintes fois joué le rôle de Juliette et connaissait tout le drame par cœur. Or, au cours de sa lecture, elle découvrait sans cesse des répliques, des jeux de scène, des détails de mimique ou de costume entièrement nouveaux et ignorés.

D’un bout à l’autre la pièce se trouvait ainsi parée d’une foule d’enrichissements qui, sans en dénaturer le fond, l’émaillaient de nombreux tableaux pittoresques et imprévus.

Certaine d’avoir entre les mains la version véritable du célèbre drame de Vérone, la tragédienne s’empressa d’annoncer sa découverte dans le Times, dont une page entière fut remplie de citations puisées au manuscrit même.

L’insertion eut un retentissement immense. Artistes et savants affluèrent dans la vieille demeure des Dewsbury, pour voir l’extraordinaire autographe, qu’Adinolfa laissait feuilleter tout en exerçant discrètement une incessante surveillance.

Deux camps se formèrent aussitôt, et une violente polémique s’engagea entre les partisans du fameux document et les adversaires qui le déclaraient apocryphe. Les colonnes des journaux se remplirent de plaidoyers enflammés, dont les preuves et les détails contradictoires défrayèrent bientôt les conversations de l’Angleterre et du monde entier.

Adinolfa voulut profiter de cette effervescence pour monter la pièce d’après la version nouvelle, en se réservant pour elle-même le rôle de Juliette, dont la création sensationnelle pouvait auréoler son nom d’un éclat ineffaçable.

Mais aucun directeur n’accepta la tâche offerte. Les innombrables frais de mise en scène exigés par chaque page du manuscrit épouvantaient les plus audacieux, et la grande artiste frappa en vain à toutes les portes.

Découragée, Adinolfa cessa de s’intéresser à la question, et bientôt la polémique prit fin, détrônée par un crime sensationnel qui, soudain, capta l’attention du public.

Or, c’est la scène finale du drame de Shakespeare qu’Adinolfa voulait faire jouer à Méisdehl, en se conformant aux indications du célèbre autographe. La tragédienne avait à sa disposition la copie modernisée, prise à tout hasard en vue de certaines démarches possibles auprès de plusieurs directeurs américains. Kalj, si fin et si bien doué, ferait un charmant Roméo, et la mimique, très touffue, se passerait aisément du dialogue inaccessible aux deux enfants ; d’ailleurs l’absence de texte ne pouvait nuire à la compréhension d’un sujet aussi populaire.

À défaut d’accoutrements complets, il fallait trouver quelque fragment de costume ou de parure pouvant faire reconnaître les deux personnages. La coiffure offrait dans cet ordre d’idées l’élément le plus simple et le plus facile à exécuter. Mais, d’après le manuscrit, les deux amants étaient vêtus d’étoffes à ornements rouges, avec coiffures assorties et richement brodées.

Cette dernière indication embarrassait Adinolfa et la hantait, certain jour, au cours de ses habituelles promenades à travers les massifs du Béhuliphruen. Soudain, comme elle marchait le regard fixé à terre, absorbée par ses réflexions, elle s’arrêta au bruit d’une sorte de monologue lent et entrecoupé. Elle tourna la tête et aperçut Juillard, qui, assis à la turque sur le gazon, tenait un cahier à la main et rédigeait des notes qu’il prononcait à voix haute. Un grand recueil illustré, posé tout ouvert sur le sol, attira l’attention de la tragédienne par certains tons rougeâtres qui se trouvaient justement en harmonie avec ses pensées intimes. Elle s’approcha de Juillard, qui lui vanta le charme puissant du lieu de retraite choisi par lui. C’est là que, depuis le récent achèvement de la conférence réservée au gala, il venait chaque jour préparer, au milieu du recueillement et du silence, un long travail sur la guerre de 70. D’un geste il montra, épars autour de lui, plusieurs ouvrages parus pendant la terrible lutte, et, parmi eux, le grand recueil dont les deux pages, remarquées par la tragédienne, figuraient avec assez de vie, l’une la charge de Reichshoffen, l’autre un épisode de la Commune ; les tons rouges, empruntés à gauche aux uniformes et aux plumets, à droite aux flammes d’un incendie, pouvaient donner de loin l’illusion des broderies réclamées par l’autographe shakespearien. Désireuse d’employer en guise d’étoffe ce papier teinté selon ses vues, Adinolfa présenta sa requête à Juillard, qui sans se faire prier détacha les feuilles convoitées.

À l’aide de ciseaux et d’épingles, la tragédienne confectionna pour Kalj et Méisdehl les deux coiffures classiques des amants de Vérone.

Ce premier point réglé, Adinolfa reprit l’ouvrage de Shakespeare, afin d’étudier avec soin les moindres détails de mise en scène.

Certains épisodes du morceau final trouvaient leur explication dans un prologue assez développé, comprenant deux tableaux consacrés à l’enfance de Roméo et de Juliette encore étrangers l’un pour l’autre.

C’est de ce prologue qu’Adinolfa se pénétra plus particulièrement.

Dans le premier tableau, Roméo enfant écoutait les leçons de son précepteur le père Valdivieso, savant moine qui inculquait à son élève les principes de la morale la plus pure et la plus religieuse.

Depuis nombre d’années Valdivieso passait toutes ses nuits au travail, s’entourant d’in-folio qui faisaient sa joie et de vieux parchemins dont les secrets n’échappaient jamais à son infaillible sagacité. Doué d’une mémoire immense et d’une élocution entraînante, il charmait son disciple par des récits fort imagés, dont le sens cachait presque toujours quelque enseignement profitable. La scène initiale était remplie entièrement par son rôle, auquel se joignaient seulement quelques interruptions naïves du jeune Roméo.

Les souvenirs bibliques se pressaient sur les lèvres du moine. Il évoquait minutieusement la tentation d’Ève, puis contait l’aventure du débauché Thisias, qui, en pleine Sion, au milieu d’une orgie, vit apparaître le spectre de Dieu le Père, terrible et courroucé.

Ensuite venaient les détails suivants sur la légende de Phéior d’Alexandrie, le jeune libertin contemporain de Thaïs.

Désespéré par l’abandon d’une maîtresse bien-aimée qui lui avait signifié la rupture en oubliant volontairement un rendez-vous d’amour, Phéior, renonçant à son existence de plaisir et cherchant une consolation dans la foi, s’était retiré dans le désert pour y vivre en anachorète, revenant parfois semer la bonne parole sur les lieux témoins de ses erreurs passées.

À la suite de longues privations, Phéior était devenu d’une maigreur extrême ; sa tête, naturellement volumineuse, semblait immense comparée à son corps étique, et ses tempes surtout ressortaient prodigieusement aux deux côtés de son visage émacié.

Un jour, Phéior parut sur la place publique au moment où les citoyens convoqués discutaient les affaires de l’État. À cette époque deux assemblées distinctes, celle des jeunes gens et celle des vieillards, se réunissaient à jour fixe sur cette espèce de forum, la première émettant de hardis projets de lois rectifiés par la deuxième dans le sens de la modération. Ces deux groupes se disposaient chacun suivant un carré parfait pouvant représenter la superficie d’une acre.

L’apparition de Phéior, célèbre par sa soudaine conversion, suspendit un instant les délibérations.

Aussitôt le néophyte, selon sa coutume, se mit à prêcher avec ardeur le mépris des richesses et des plaisirs, prenant surtout à partie le clan des jeunes, auxquels il semblait reprocher directement toutes sortes de vices et de turpitudes.

Courroucés par cette attitude provocante, ceux qu’il interpellait ainsi se jetèrent sur lui et le renversèrent sur le sol avec rage. Trop faible pour se défendre, Phéior se releva péniblement et s’éloigna tout meurtri en maudissant ses agresseurs. Soudain, au détour d’une rue, il tomba à genoux, en extase, à la vue de son ancienne amante, qui passa sans le reconnaître, richement parée et suivie d’une foule d’esclaves. Phéior, pendant un moment, se sentit reconquis par sa brûlante passion ; mais, la vision évanouie, il parvint à se ressaisir et gagna de nouveau le désert, où, après plusieurs années de pénitence continuelle, il mourut vainqueur de ses penchants et pardonné.

Après la légende de Phéior, le moine Valdivieso décrivait deux martyres fameux, celui de Jérémie lapidé par ses compatriotes à l’aide de nombreux silex tranchants et pointus, puis celui de saint Ignace livré aux bêtes, qui lacérèrent son corps tandis que son âme, par antithèse, montait vers le paradis, offert sous l’aspect féerique d’une île merveilleuse.

L’ensemble de ces discours présentait une grande unité. Leurs frappants sujets avaient pour but évident d’attirer vers le bien l’esprit de Roméo, expliquant en outre la facilité avec laquelle Juliette, image de l’amour pur et conjugal, s’emparait victorieusement du jeune homme adonné tout d’abord aux intrigues frivoles et avilissantes.

Le second tableau du prologue, touchant parallèle du premier, montrait Juliette enfant assise auprès de sa nourrice, qui la charmait par des contes gracieux ou terribles ; entre autres personnages fabuleux dépeints par la narratrice, on voyait la bienfaisante fée Urgèle secouant ses tresses pour répandre à l’infini des pièces d’or sur son passage, puis l’ogresse Pergovédule qui, rendue hideuse par son visage jaune et ses lèvres vertes, mangeait deux génisses à souper lorsqu’elle manquait d’enfants pour satisfaire son appétit.

Dans la scène finale qu’Adinolfa prétendait monter, une foule d’images empruntées au prologue réapparaissaient aux yeux des deux amants, qui, après l’absorption d’un breuvage empoisonné, devenaient la proie d’hallucinations continuelles.

D’après les indications du manuscrit, tous ces fantômes composaient une série de tableaux vivants, dont la succession trop rapide ne pouvait manquer de soulever à Éjur d’insurmontables difficultés.

Adinolfa pensa dès lors à Fuxier, dont les pastilles pouvaient, par leur effet pittoresque, tenir lieu de costumes et d’accessoires.

Accédant au désir de la tragédienne et promettant de mettre au point toutes les visions demandées, Fuxier, très au courant des finesses de la langue anglaise, prit connaissance du prologue et du morceau final, qui lui fournissaient d’amples matériaux pour un intéressant travail.

Une mention spéciale du manuscrit réclamait, auprès du tombeau de Juliette, un foyer à feu verdâtre propre à éclairer d’une lueur tragique la scène poignante jouée par les deux amants. Ce brasier, dont on colorerait les flammes avec du sel marin, semblait tout indiqué pour consumer les pastilles évocatrices. Adinolfa, qui se grimerait pour paraître elle-même à la fin sous les traits de l’ogresse Pergovédule, pourrait s’étendre derrière le tombeau, et, cachée à tous les yeux, jeter dans la fournaise, au moment opportun, telle pastille génératrice de telle image.

Ce procédé n’excluait pas toute figuration. Deux apparitions, celle de Capulet paré d’une robe à reflets d’or et celle du Christ immobile sur l’âne fameux, devaient être réalisées par Soreau, qui possédait dans sa réserve de costumes tous les éléments nécessaires à leur composition. La transformation s’opérerait à l’abri des regards en quelques secondes, et la docile Mileñkaya se verrait requise pour la circonstance. Chènevillot promit d’établir dans la toile de fond deux fins grillages habilement peints, que l’éclairage respectif d’une lampe à réflecteur rendrait transparents à l’heure dite ; par derrière, deux niches de grandeur suffisante seraient aménagées à hauteur voulue.

Le spectre de Roméo devant, pour finir, descendre du ciel en présence du cadavre lui-même, un des frères de Kalj, très près de ce dernier comme âge et comme traits, fut désigné pour l’emploi de sosie. On tailla dans le restant de la feuille consacrée aux cuirassiers de Reichshoffen une seconde coiffure pareille à la première, et Chènevillot imagina facilement, avec une corde et une poulie du Lyncée, un système de suspension se mouvant à la main.

Pour l’évocation d’Urgèle, on prit, dans la cargaison du navire, certaine poupée restée intacte au fond d’une caisse adressée à un coiffeur de Buenos-Ayres. Un socle à roulettes pouvait être construit en peu de temps pour soutenir le buste blanc et rose aux grands yeux bleus. Non loin de la caisse, de nombreux jetons dorés, pareils à des louis de vingt francs, s’étaient répandus hors d’un colis défoncé rempli de jeux divers ; à l’aide d’une faible provision de colle on les fixa très légèrement sur la magnifique chevelure blonde du buste, défaite et répandue en tresses de tous côtés ; la moindre secousse ferait tomber cette éblouissante monnaie que la fée généreuse sèmerait ainsi à profusion.

Pour le reste de la mise en scène, comprenant le tombeau et le brasier, on s’en rapporta sans contrôle à Chènevillot.

Suivant un court passage du manuscrit, Roméo attachait au cou de Juliette réveillée de son sommeil léthargique un riche collier de rubis, destiné d’abord, dans la pensée de l’époux, à orner seulement le froid cadavre de la bien-aimée.

Ce détail fournit à Bex l’occasion d’utiliser un baume de sa façon, dont l’emploi lui avait toujours réussi au cours de ses savantes triturations.

Il s’agissait d’un anesthésiant suffisamment puissant pour rendre la peau indifférente aux brûlures ; en appliquant sur ses mains cet enduit protecteur, Bex pouvait manier à n’importe quelle température certain métal inventé par lui et baptisé le bexium. Sans la découverte antérieure du précieux ingrédient, le chimiste n’aurait pu mener à bien celle du bexium, dont la spécialité réclamait justement d’extrêmes variations thermiques.

Pour remplacer le collier de rubis introuvable à Éjur même en imitation, Bex proposait plusieurs charbons ardents attachés à un fil d’amiante qu’il se chargeait de fournir. Kalj n’aurait qu’à prendre dans le brasier l’étrange bijou étincelant et rouge pour en parer Méisdehl, dont la poitrine et les épaules seraient immunisées d’avance par le baume infaillible.

La tragédienne accepta l’offre de Bex, après s’être assurée de l’assentiment de Méisdehl, qui se montra confiante et brave.

Le tableau tout entier devait être joué sans dialogue. Mais, dans leurs études de mimique, Kalj et Méisdehl dépensaient tant d’intelligence et de bonne volonté qu’Adinolfa, encouragée par le succès, essaya d’apprendre à ses élèves quelques fragments de phrases traduits en français et propres à expliquer les différentes apparitions. La tentative donna de rapides résultats, et il ne resta plus dès lors qu’à perfectionner, jusqu’à la date du gala, les émouvants jeux de scène si bien compris par les deux enfants.

XIV


Stimulé par la réussite du théâtre des Incomparables, Juillard proposa une autre fondation qui devait surchauffer les esprits pour le grand jour et fournir à Chènevillot l’occasion d’exercer encore ses talents de constructeur. Il s’agissait de mettre tous les membres du club en actions et d’instituer un jeu de hasard dont le gros lot serait figuré par le futur détenteur du grand cordon de l’ordre nouveau. Le projet une fois adopté, on s’occupa sans retard de son exécution.

Cinquante passagers commencèrent par former une cagnotte de dix mille francs en versant chacun deux cents francs ; ensuite chaque membre du club se vit représenté par cent actions, simples carrés de papier revêtus de sa signature.

Toutes les actions réunies ensemble furent longuement mêlées comme des cartes à jouer, puis groupées en cinquante paquets égaux loyalement distribués un par un aux cinquante passagers.

À l’issue du gala, les dix mille francs seraient partagés entre les actionnaires de l’heureux élu porteur de l’insigne suprême du Delta ; d’ici là, les actions avaient le temps de subir toutes sortes de fluctuations, suivant les chances que semblerait offrir chacun des concurrents.

Les membres du club devaient rester étrangers à tout trafic, pour les mêmes raisons qui font interdire les paris aux jockeys.

Des intermédiaires étaient nécessaires pour régler le va-et-vient des titres entre les différents joueurs. Hounsfield, Cerjat et leurs trois commis, ayant accepté tous les cinq le rôle d’agent de change, reçurent en dépôt le montant de la cagnotte, et Chènevillot dut créer un nouvel édifice réservé aux transactions.

Au bout de quinze jours une petite Bourse en miniature, réduction exacte de celle de Paris, s’élevait en face de la scène des Incomparables ; le monument, construit en bois, donnait l’illusion complète de la pierre, grâce à une couche de peinture blanche répandue par Toresse.

Pour laisser le champ libre à l’utile bâtisse, on avait déplacé de quelques mètres vers le sud la dépouille mortelle du zouave, ainsi que la pierre tombale toujours accompagnée du panneau noir aux brillantes aquarelles.

L’originalité d’une spéculation prenant pour objet la personne même des Incomparables réclamait un langage à part, et il fut décidé que les ordres rédigés en alexandrins seraient seuls exécutables.

À six heures, le jour même de son achèvement, la Bourse ouvrit pour la première fois, et les cinq agents de change s’assirent à cinq tables placées pour eux derrière la petite colonnade. Bientôt ils lurent à haute voix une foule de bulletins qui, remis entre leurs mains par les joueurs groupés autour d’eux, contenaient des ordres d’achat et de vente écrits en piètres vers de douze pieds pleins de chevilles et d’hiatus. Une cote s’établit suivant l’importance de l’offre ou de la demande, et les actions, aussitôt payées et livrées, passèrent de main en main. Sans cesse de nouveaux bulletins affluaient sur les tables, et ce fut, pendant une heure, un trafic fabuleux et bruyant. Chaque nom précédé de l’article servait à indiquer une des valeurs. À la fin de la séance le Carmichaël valait cinquante-deux francs et le Tancrède Boucharessas deux louis, alors que le Martignon se payait vingt-huit sous et l’Olga Tcherwonenkoff soixante centimes. Le Balbet, à cause de l’exercice de tir qui promettait beaucoup, trouvait acheteur à quatorze francs, et le Luxo faisait dix-huit francs quatre-vingt-dix, grâce à l’étonnante pièce d’artifice dont on attendait d’immenses résultats.

La Bourse ferma à sept heures juste, mais à partir de cette date elle ouvrit chaque jour pendant vingt minutes, à la vive joie des spéculateurs, dont un grand nombre, sans se préoccuper du résultat final, ne songeaient qu’à faire des coups d’audace sur la hausse et la baisse, en faisant circuler dans ce but des bruits de toutes sortes. Un jour le Carmichaël baissa de neuf points à cause d’un prétendu enrouement du jeune chanteur ; le lendemain la nouvelle était reconnue fausse, et la valeur remontait brusquement de douze francs. Le Balbet subit aussi de fortes oscillations, dues à des rapports sans cesse contradictoires sur le bon fonctionnement du fusil Gras et sur le degré de conservation des cartouches.


Grâce à des leçons quotidiennes, Talou était parvenu à chanter l’Aubade de Dariccelli, en répétant une par une les mesures soufflées par Carmichaël placé auprès de lui ; l’empereur voulait maintenant revêtir la toilette féminine qui du premier coup avait excité sa convoitise, et compléter son éducation en cultivant l’art des gestes et du maintien. Sirdah traduisit le désir de son père, qui, aidé du jeune Marseillais, se para soigneusement, avec une joie d’enfant, de la robe bleue et de la perruque blonde, dont la double étrangeté ravissait son âme de poète monarque tant soit peu portée au cabotinisme.

L’empereur, ainsi costumé en cantatrice, monta sur la scène, et cette fois Carmichaël, en donnant sa leçon, décomposa lentement les divers mouvements de bras qui lui étaient familiers, tout en habituant son élève à marcher avec aisance en chassant d’un adroit coup de pied la longue traîne embarrassante. Désormais Talou étudia toujours en grand ajustement et finit par se tirer à son honneur de la tâche qu’il s’était imposée.


Une série de tableaux vivants devait être exécutée le jour du gala par la troupe des chanteurs d’opérette, assez richement pourvus de costumes et d’accessoires.

Soreau, qui avait pris l’initiative et la direction du projet, résolut de commencer par un Festin des Dieux olympiens, facile à réaliser avec les éléments disponibles d’Orphée aux Enfers.

Pour les autres groupements, Soreau s’inspira de cinq anecdotes respectivement recueillies par lui durant ses tournées à travers l’Amérique du Nord, l’Angleterre, la Russie, la Grèce et l’Italie.

En premier lieu venait un conte canadien entendu à Québec, sorte de légende enfantine dont voici le résumé.

Au bord du lac Ontario vivait un riche planteur d’origine française nommé Jouandon.

Veuf depuis peu, Jouandon reportait toute sa tendresse sur sa fille Ursule, gracieuse enfant de huit ans confiée aux soins de la dévouée Maffa, Huronne douce et prévenante qui l’avait nourrie de son lait.

Jouandon se trouvait en butte aux manœuvres d’une intrigante nommée Gervaise, qui, ayant coiffé sainte Catherine à cause de sa laideur et de sa pauvreté, s’était mis en tête d’épouser le planteur opulent.

Faible de caractère, Jouandon se laissa prendre à la comédie amoureuse habilement jouée par la mégère, qui bientôt devint sa seconde femme.

La vie fut dès lors intolérable dans le logis autrefois si paisible et si rayonnant. Gervaise avait installé dans son appartement sa sœur Agathe et ses deux frères Claude et Justin, tous trois aussi envieux qu’elle-même ; cette clique infernale faisait la loi, criant et gesticulant du matin au soir. Ursule, principalement, servait de cible aux railleries de Gervaise aidée de ses acolytes, et c’est à grand’peine que Maffa parvenait à soustraire la fillette aux mauvais traitements dont on la menaçait.

Au bout de deux ans, Jouandon mourut de consomption, miné par le chagrin et le remords, s’accusant d’avoir fait le malheur de sa fille en même temps que le sien par la déplorable union qu’il n’avait pas eu la force de rompre.

Gervaise et ses trois complices s’acharnèrent plus que jamais après la malheureuse Ursule, qu’ils espéraient faire mourir comme son père afin d’accaparer ses richesses.

Indignée, Maffa se rendit un jour auprès des guerriers de sa tribu et dépeignit la situation au vieux sorcier Nô, réputé pour son pouvoir très étendu.

Nô promit de châtier les coupables et suivit Maffa, qui le guida vers l’habitation maudite.

En longeant le lac Ontario ils aperçurent de loin Gervaise et Agathe se dirigeant vers la rive, escortées de leurs deux frères, qui portaient Ursule immobile et muette.

Les quatre monstres, mettant à profit l’absence de la nourrice, avaient bâillonné l’enfant, qu’ils venaient précipiter dans les eaux profondes du lac.

Maffa et Nô se dissimulèrent derrière un bouquet d’arbres, et le groupe arriva sur la berge sans les avoir aperçus.

Au moment où les deux frères balançaient le corps d’Ursule pour le lancer dans les flots, Nô prononça une incantation magique et sonore qui provoqua sur l’heure quatre soudaines métamorphoses.

Gervaise fut changée en ânesse et placée devant une auge pleine de son appétissant ; mais, dès qu’elle s’approchait de l’abondante pitance, une sorte de séton lui entravait subitement la mâchoire et l’empêchait de satisfaire sa fringale. Quand, lassée de ce supplice, elle voulait fuir la décevante tentation, une herse d’or se dressait devant elle, lui barrant le passage par son obstacle imprévu toujours prêt à surgir en n’importe quel point d’une enceinte strictement délimitée.

Agathe, transformée en oie, courut éperdument, pourchassée par Borée, qui soufflait sur elle à pleins poumons en la fouettant avec une rose épineuse.

Claude conserva son corps d’homme, mais on vit sa tête se muer en hure de sanglier. Trois objets de poids divers, un œuf, un gant et un fétu de paille, se mirent à sauter dans ses mains, qui, malgré elles, les lançaient continuellement en l’air pour les rattraper avec adresse. Pareil à un jongleur qui, au lieu de dompter ses babioles, se laisserait entraîner par elles, le malheureux s’enfuyait en ligne droite, subissant une sorte de vertigineuse aimantation.

Justin, métamorphosé en brochet, fut projeté dans le lac, dont il devait indéfiniment faire le tour à grande vitesse, comme un cheval lâché dans un gigantesque hippodrome.

Maffa et Nô s’étaient approchés d’Ursule pour la débarrasser de son bâillon.

Remplie de compassion et oublieuse de toute rancune, la fillette, qui avait vu s’accomplir le quadruple phénomène, voulut intercéder en faveur de ses bourreaux.

Elle demanda au sorcier un moyen de faire cesser l’enchantement, plaidant avec chaleur la cause des coupables, qui, selon elle, ne méritaient pas un éternel châtiment.

Touché par tant de bonté, Nô lui donna ce précieux renseignement : une fois l’an, au jour anniversaire et à l’heure précise de l’incantation, les quatre ensorcelés devaient se retrouver au point de la berge occupé par l’ânesse, qui seule resterait sédentaire pendant les courses vagabondes des trois errants ; cette rencontre ne durerait qu’une seconde, aucun temps d’arrêt n’étant permis aux infortunés fuyards ; si, pendant cet instant à peine appréciable, une main généreuse armée d’un engin quelconque parvenait à pêcher le brochet et à le rejeter sur la rive, le charme se romprait aussitôt, et la forme humaine serait rendue aux quatre maudits ; mais la moindre maladresse dans le geste libérateur pouvait ajourner à l’année suivante la possibilité d’une nouvelle tentative.

Ursule grava dans sa mémoire tous les détails de cette révélation et remercia Nô, qui s’en retourna seul chez les sauvages de son clan.

Un an plus tard, quelques minutes avant l’heure prescrite, Ursule monta en barque avec Maffa et guetta le brochet près de l’endroit où l’ânesse continuait à flairer inutilement son auge toujours pleine.

Soudain la fillette aperçut de loin, dans les eaux transparentes, le poisson rapide qu’elle attendait ; en même temps, de deux points opposés de l’horizon, accouraient vers le même but le jongleur à tête de sanglier et l’oie cruellement fouaillée par Borée.

Ursule immergea verticalement un large filet, en coupant le chemin suivi par le brochet, qui pénétra comme une flèche au milieu de l’engin flottant.

D’un mouvement brusque, la jeune pêcheuse voulut projeter le poisson sur la berge. Mais l’expiation, sans doute, n’était pas encore suffisante, car les mailles, bien que fines et solides, livrèrent passage au captif, qui retomba dans l’eau et reprit sa course folle.

Le jongleur et l’oie, un instant réunis près de l’ânesse, se croisèrent sans ralentir leur élan et disparurent bientôt dans des directions divergentes.

Selon toute évidence, le déboire d’Ursule était dû à une influence surnaturelle, car après l’événement aucune déchirure n’endommageait les mailles intactes du filet.

Trois nouveaux essais, séparés chaque fois par un an d’intervalle, donnèrent le même résultat négatif. Enfin, la cinquième année, Ursule eut un geste si habile et si prompt que le brochet atteignit le bord extrême de la rive sans avoir eu le temps de glisser à travers la trame emprisonnante.

Aussitôt les quatre consanguins reprirent leur forme humaine, et, terrifiés par l’éventuelle perspective d’un nouvel ensorcellement, quittèrent sans retard le pays, où nul ne les revit jamais.

En Angleterre, Soreau avait appris le fait suivant, rapporté dans ses Souvenirs sur Hændel par le comte de Corfield, ami intime du grand compositeur.

Dès 1756, Hændel, vieux et déjà privé de la vue depuis plus de quatre ans, ne sortait plus guère de son logis de Londres, où ses admirateurs venaient le visiter en foule.

Un soir, l’illustre musicien se trouvait dans sa salle de travail du premier étage, pièce vaste et somptueuse qu’il préférait à ses salons du rez-de-chaussée à cause d’un orgue magnifique adossé à l’un des panneaux.

Au milieu des vives lumières, quelques invités devisaient bruyamment, égayés par un repas copieux que leur avait offert le maître, grand amateur de chère délicate et de bon vin.

Le comte de Corfield, qui était présent, mit la conversation sur le génie de l’amphitryon, dont il vanta les chefs-d’œuvre avec l’enthousiasme le plus sincère. Les autres firent chorus, et chacun admira la puissance du don créateur et inné, que le vulgaire ne pouvait acquérir même au prix du labeur le plus acharné.

Au dire de Corfield, une phrase éclose sous un front paré de l’étincelle divine pouvait, banalement développée par un simple technicien, animer maintes pages de son souffle. Par contre, ajoutait l’orateur, un thème ordinaire, traité par le cerveau le mieux inspiré, devait fatalement conserver sa lourdeur et sa gaucherie, sans parvenir à dissimuler la marque indélébile de sa plate origine.

À ces derniers mots Hændel se récria, prétendant que, même sur un motif construit mécaniquement d’après un procédé fourni par le hasard seul, il se faisait fort d’écrire un oratorio entier digne d’être cité sur sa liste d’œuvres.

Cette assertion ayant provoqué certains murmures de doute, Hændel, animé par les libations du festin, se leva brusquement, déclarant qu’il voulait, sur l’heure et devant témoins, établir honnêtement la charpente du travail en question.

À tâtons l’illustre compositeur se dirigea vers la cheminée et sortit d’un vase ou elles se trouvaient réunies plusieurs branches de houx provenant du dernier Christmas. Il les aligna sur le marbre en attirant l’attention sur leur nombre, qui s’élevait à sept ; chaque branche devait représenter une des notes de la gamme et porter un signe quelconque propre à la faire reconnaître.

Madge, la vieille gouvernante du maître, très experte en travaux de couture, fut aussitôt mandée puis mise en demeure de fournir à l’instant même sept minces rubans de nuances différentes.

L’ingénieuse femme ne s’embarrassa pas pour si peu et, après une courte absence, rapporta sept faveurs offrant chacune l’échantillon d’une des couleurs du prisme.

Corfield, sur la prière du grand musicien, noua une faveur autour de chaque tige sans rompre la régularité de l’alignement.

Cette tâche terminée, Hændel invita les assistants à contempler un moment la gamme figurée sous leurs yeux, chacun devant s’efforcer de garder dans sa mémoire la correspondance des couleurs et des notes.

Ensuite le maître lui-même, avec son toucher prodigieusement affiné par la cécité, procéda au minutieux examen des touffes, enregistrant soigneusement dans son souvenir telle particularité créée par la disposition des feuilles ou par l’écartement des piquants.

Une fois sûr de lui, Hændel réunit les sept branches de houx dans sa main gauche et désigna la direction de sa table de travail, en chargeant Corfield de prendre avec lui la plume et l’encrier.

Sortant de la pièce, guidé par un de ses fidèles, le maître aveugle se fit conduire près de l’escalier, dont la rampe plate et blanche se prêtait fort bien à ses desseins.

Après avoir longuement mêlé les branches de houx, qui ne gardèrent plus trace de leur ordre primitif, Hændel appela Corfield, qui lui remit la plume trempée dans l’encre.

Effleurant au hasard, avec les doigts disponibles de sa main droite, une des touffes piquantes, qui pour lui avaient toutes leur personnalité individuelle reconnaissable au toucher, l’aveugle s’approcha de la rampe, sur laquelle il écrivit sans peine, en lettres ordinaires, la note indiquée par le rapide contact.

Descendant une marche en brouillant de nouveau l’épais bouquet, Hændel, par le même procédé d’attouchement purement fantaisiste, recueillit une seconde note, qu’il inscrivit un peu plus bas sur la rampe.

La descente continua ainsi, lente et régulière. À chaque marche, le maître, consciencieusement, remuait la gerbe en tous sens avant d’y chercher, du bout des doigts, la désignation de tel son inattendu aussitôt gravé en caractères suffisamment lisibles.

Les invités suivaient leur hôte pas à pas, vérifiant facilement la rectitude du travail par l’examen des faveurs diversement nuancées. Parfois, Corfield prenait la plume et la trempait dans l’encre avant de la rendre à l’aveugle.

Au bout de dix minutes, Hændel écrivit la vingt-troisième note et dévala sa dernière marche, qui le conduisit au niveau du rez-de-chaussée. Gagnant une banquette, il s’assit un moment et se reposa de son labeur en donnant à ses amis la raison déterminante qui l’avait amené à choisir un mode d’inscription aussi étrange.

Sentant sa fin prochaine, Hændel avait légué à la ville de Londres sa maison tout entière, destinée à être érigée en musée. Une grande quantité de manuscrits de curiosités et de souvenirs de toute espèce promettait déjà de rendre fort captivante la visite du home illustre. Pourtant le maître restait hanté par le désir d’augmenter sans cesse l’attrait du pèlerinage futur. C’est pourquoi, saisissant une occasion propice, il avait ce soir-là fait de la main courante en question un monument impérissable, en autographiant sur elle le thème incohérent et bizarre dont le nombre de marches primitivement ignoré venait de fixer à lui seul la longueur, ajoutant de la sorte une particularité supplémentaire au côté mécanique et voulu de la composition.

Remis par quelques instants d’immobilité, Hændel, escorté de ses amis, regagna la salle du premier, où la soirée se termina gaîment. Corfield se chargea de transcrire musicalement la phrase élaborée par le caprice du hasard, et le maître promit de suivre strictement les indications du canevas, en se réservant seulement deux libertés, d’abord celle des valeurs, puis celle du diapason, qui évoluerait sans contrainte d’une octave à l’autre.

Dès le lendemain Hændel se mit à la besogne avec l’aide d’un secrétaire habitué à écrire sous sa dictée.

La cécité n’avait nullement affaibli l’activité intellectuelle du célèbre musicien.

Traité par lui, le thème au contour fantastique prit une allure intéressante et belle, due à d’ingénieuses combinaisons de rythme et d’harmonie.

La même phrase de vingt-trois notes se reproduisant sans cesse, présentée chaque fois sous un aspect nouveau, vint constituer à elle seule le fameux oratorio Vesper, œuvre puissante et sereine dont le succès dure encore.

Soreau, en parcourant la Russie, avait pris ces notes historiques sur le czar Alexis Michaïlovitch.

Vers la fin de 1648, Alexis, presque enfant et déjà empereur depuis trois ans, laissait gouverner à leur guise ses deux favoris Plechtcheïef et Morosof, dont les injustices et les cruautés faisaient partout des mécontents.

Plechtcheïef surtout, honni de tous ceux qui l’approchaient, semait sur ses pas d’implacables rancunes.

Certain matin de décembre, une rumeur courut dans le palais : Plechtcheïef, hurlant de douleur au fond de son appartement, se tordait dans d’affreuses convulsions, les yeux en sang et l’écume à la lèvre.

Quand le czar, accompagné de son médecin, pénétra chez le favori, un spectacle terrifiant s’offrit à ses regards. Étendu sur le tapis, Plechtcheïef, les membres crispés, le visage et les mains entièrement bleus, venait de rendre le dernier soupir.

On voyait sur une table les restes du repas matinal qu’avait absorbé le défunt. Le médecin s’approcha et reconnut à l’odeur, dans quelques gouttes de liquide restées au fond d’une tasse, les traces d’un poison très violent.

Le czar, procédant à une enquête immédiate, fit comparaître tous les serviteurs de Plechtcheïef. Mais nul aveu ne put être obtenu, et, dans la suite, les perquisitions les plus minutieuses n’amenèrent aucun résultat.

Alexis employa dès lors un moyen qui devait amener le coupable à se trahir malgré lui. Au vu et au su de tous, il s’enferma seul dans sa chapelle pour prier Dieu de l’inspirer. Une heure plus tard il ouvrit la porte et manda auprès de lui les serviteurs suspectés, qui bientôt pénétrérent silencieusement dans le saint lieu.

Tourné vers un des murs, Alexis montra aux nouveaux venus un vitrail précieux dont l’admirable mosaïque transparente évoquait le Christ en croix agonisant au baisser du jour. Presque au niveau de l’horizon, le soleil, prêt à disparaître, était représenté par un disque roux parfaitement régulier.

Sur l’ordre d’Alexis, deux serviteurs détachés du groupe arrivèrent jusqu’au vitrail en escaladant le rebord de pierre suffisamment saillant. Armés de leurs couteaux, ils décollèrent les lamelles de plomb soudées à la circonférence de l’astre radieux, puis parvinrent à saisir du bout des doigts la rondelle de verre, qu’ils rapportèrent brillante et intacte pour la donner au czar.

Avant de se servir de ce bizarre objet, Alexis raconta en ces termes une vision qu’il venait d’avoir, à cette même place, dans le recueillement de la solitude :

Enfermé depuis quelques minutes, Alexis priait Dieu de lui révéler le nom du coupable, quand une clarté soudaine lui fit lever les yeux. Il vit alors, sur le vitrail maintenant incomplet, l’image de Jésus qui semblait s’animer. Les yeux du Crucifié le fixaient ardemment, et bientôt les lèvres souples et vivantes articulèrent la sentence suivante : « Détache du vitrage ce soleil qui éclaire mon supplice ; en traversant ce prisme sanctifié par mon agonie, tes regards iront foudroyer le coupable, qui, pour son châtiment, subira les effets du poison versé par sa main. » Ces mots prononcés, l’image du Christ reprit son immobilité première, et le czar, ébloui par ce miracle, pria longtemps encore pour rendre grâce au Seigneur.

Le groupe des serviteurs avait écouté ce récit sans faire un mouvement.

Alexis, désormais silencieux, porta lentement le soleil roux au niveau de ses yeux et fixa un par un, à travers le disque diaphane, les patients alignés devant lui.

C’est avec raison que le czar avait compté sur les conséquences de l’exaltation religieuse pour toucher au but, car ses paroles avaient profondément impressionné son auditoire. Tout à coup, atteint par le regard investigateur qui brillait derrière le verre coloré, un homme chancela en poussant un cri et se laissa tomber aux bras de ses camarades, les membres tordus, la face et les mains bleuies, pareil à Plechtcheïef agonisant. Le czar s’approcha du malheureux, qui avoua son crime avant d’expirer dans les plus effroyables souffrances.

La Grèce avait fourni une poétique anecdote à Soreau, qui, pendant son séjour à Athènes, profitait de ses heures de liberté pour visiter, en compagnie d’un guide, les beautés de la ville et de la campagne environnante.

Un jour, au fond du bois d’Arghyros, le guide conduisit Soreau à l’angle d’un carrefour ombrageux, en le priant d’expérimenter un écho vanté pour son étonnante pureté.

Soreau obéit et lança une série de mots ou de sons qui furent aussitôt reproduits avec une parfaite exactitude.

Le guide fit alors le récit suivant, qui donnait soudain à l’endroit un intérêt inattendu.

En 1827, idole de la Grèce entière, qui lui devait son indépendance, Canaris siégeait depuis peu au Parlement hellénique.

Certain soir d’été, l’illustre marin, accompagné de quelques intimes, errait lentement dans le bois d’Arghyros, goûtant le charme d’un prestigieux crépuscule, en parlant de l’avenir du pays, dont le bonheur constituait son unique préoccuation.

Parvenu au carrefour sonore, Canaris, qui pour la première fois hantait ces parages, reçut de l’un de ses compagnons la classique révélation du phénomène acoustique mis à l’épreuve par tous les promeneurs.

Voulant à son tour entendre la voix mystérieuse, le héros se mit à l’endroit désigné puis lança au hasard le mot « Rose ».

L’écho répéta fidèlement le vocable, mais, à la grande surprise de tous, un parfum de rose exquis et pénétrant se répandit au même instant dans les airs.

Canaris renouvela l’expérience, nommant successivement les fleurs les plus odorantes ; chaque fois la réponse claire et soudaine arrivait enveloppée dans une bouffée enivrante de l’arome correspondant.

Le lendemain, la nouvelle colportée de bouche en bouche exalta l’enthousiasme des Grecs pour leur sauveur. Selon eux la nature elle-même avait voulu honorer le triomphateur en semant sur ses pas l’âme délicate et subtile des plus merveilleux pétales.

Un fait divers plus moderne rappelait à Soreau son séjour en Italie.

Il s’agissait du prince Savellini, cleptomane incorrigible qui, malgré son immense fortune, hantait les gares de chemins de fer et en général tous les lieux encombrés par la foule, faisant chaque jour, avec la plus miraculeuse habileté, une abondante moisson de montres et de porte-monnaie.

La folie du prince le portait surtout à dévaliser les pauvres. Vêtu avec une suprême élégance et paré d’inestimables bijoux, il se rendait dans les quartiers miséreux de Rome, recherchant avec raffinement les poches les plus crasseuses pour y plonger ses mains chargées de bagues.

Arrivé un jour dans une rue mal famée, repaire de filles et de souteneurs, il avisa de loin un rassemblement qui lui fit aussitôt presser le pas.

En s’approchant il distingua trente ou quarante rôdeurs de la pire espèce, enfermant dans leur cercle attentif deux des leurs qui se battaient à coups de couteau.

Le prince crut voir un nuage qui passait devant ses yeux ; jamais pareille occasion de satisfaire son vice ne s’était jusqu’alors offerte à lui.

Ivre de joie, serrant la mâchoire pour arrêter ses dents prêtes à claquer, il fit quelques pas en chancelant sur ses jambes tremblantes, la poitrine martelée par de sourds battements de cœur qui lui coupaient la respiration.

Secondé par l’intérêt du spectacle sanglant qui captivait tous les esprits, le cleptomane put exercer son art en toute liberté, explorant avec un doigté sans pareil les poches taillées dans la toile bleue ou dans le velours à côtes.

Menues monnaies, montres grossières, blagues à tabac et babioles de toutes sortes venaient s’engloutir sans cesse au fond d’immenses cavités intérieures que le prince avait fait ouvrir dans son luxueux paletot de fourrure.

Soudain plusieurs agents, attirés par la rixe, foncèrent sur le groupe et saisirent les deux combattants, qu’ils emmenèrent au poste en même temps que le prince, dont le manège ne leur avait pas échappé.

Une perquisition faite au palais Savellini exhiba les innombrables larcins du pauvre maniaque.

Le lendemain un affreux scandale éclata dans les journaux, et le noble cleptomane devint la fable de toute l’Italie.

Aidé par Chènevillot, qui promit son concours pour l’agencement factice de tous les accessoires, Soreau s’adonna fiévreusement à la réalisation des six tableaux projetés.

Pour le Festin des Dieux, une corde noire, impossible à distinguer sur un fond de même couleur, devait suspendre Mercure dans les airs ; le maître-coq se chargerait de dresser une table richement servie.

La légende du lac Ontario demandait des travaux plus complexes. Prêtée par Olga Tcherwonenkoff, l’ânesse Mileñkaya, portant à la mâchoire les deux fragments extrêmes d’un séton illusoire, jouerait son rôle devant un son factice qui, obtenu avec de minces pellicules de papier jaune, ne lui offrirait aucune tentation dangereuse capable de révéler la fausseté de l’entrave. Soreau avait fixé son choix sur le moment précis d’une des tentatives infructueuses faites pour délivrer les ensorcelés. Stella Boucharessas représenterait la charitable Ursule s’efforçant vainement de pêcher le brochet fugitif ; auprès d’elle, Jeanne Souze, la face et les mains colorées, figurerait dans l’emploi de la fidèle Maffa. Devant l’ânesse, Soreau en Borée pourchasserait une oie extraite de la basse-cour du maître-coq ; les ailes du volatile seraient écartées par une carcasse invisible, et ses pattes, collées au plancher par un enduit tenace, garderaient une attitude de fuite rapide. Parmi les accessoires de la troupe, on trouva, pour parer le jongleur, une hure en carton de parfaite exécution ; cet ornement servait habituellement comme tête de cotillon au troisième acte de certaine opérette dont tous les personnages à la fois hantaient, à un moment donné, le bal masqué d’un richissime rastaquouère.

Pour le tableau d’Hændel écrivant, Chènevillot reçut des indications très précises de Soreau, qui avait vu de ses propres yeux, à Londres, la célèbre rampe, pieusement conservée au musée de South-Kensington.

L’apparition du czar Alexis était facile à régler, ainsi que celle de Canaris, qui ne devenait embarrassante que par l’adjonction forcée de parfums puissants et variés.

Ce dernier problème ne pouvait être résolu que par Darriand, qui, en poursuivant la découverte de ses plantes océaniennes, s’était livré à de multiples études sur toutes les senteurs végétales.

L’habile savant, projetant de nouveaux travaux pour occuper les loisirs de son voyage, s’était muni d’essences de toutes sortes, qui, mélangées avec art, pouvaient fournir les aromes les plus divers.

Caché dans la coulisse, Darriand répéterait lui-même, comme un écho, le nom des fleurs appelées, débouchant quelques secondes à l’avance tel flacon rempli d’un composé extrêmement volatil, dont les émanations iraient soudain frapper de tous côtés l’odorat des spectateurs.

Dans la scène de cleptomanie, Soteau, évoquant le prince Savellini, revêtirait un ample paletot de fourrure, qui pendant la traversée lui servait à braver sur le pont les souffles toujours vifs de la pleine mer.

Carmichaël, chargé du rôle de récitant, expliquerait en peu de mots le sujet synthétisé par chacun des six groupes.

XV


Il y avait à Éjur un spécimen de captivante originalité représenté par Fogar, le fils aîné de l’empereur.

À peine âgé de quinze ans, cet adolescent nous étonnait tous par son étrangeté parfois terrifiante.

Attiré vers le surnaturel, Fogar avait reçu de la bouche du sorcier Bachkou diverses recettes de magie qu’il avait ensuite perfectionnées à sa manière.

Poète d’instinct comme son père, le jeune homme aimait passionnément la nature. L’océan surtout exerçait sur son esprit un charme irrésistible. Assis sur la plage, il passait des heures à contempler les flots changeants, en rêvant aux secrètes merveilles enfouies dans les abîmes liquides. Excellent nageur, il se baignait avec volupté dans l’élément fascinateur, plongeant le plus longtemps possible afin d’explorer furtivement les espaces mystérieux qui hantaient sa précoce imagination.

Entre autres pratiques ténébreuses, Bachkou avait enseigné à Fogar le moyen de se mettre, sans aucune aide, dans un état léthargique voisin de la mort.

Étendu sur le cadre primitif qui lui servait de couchette, le jeune homme, s’immobilisant dans une sorte d’extase hypnotique, parvenait à suspendre peu à peu les battements de son cœur en arrêtant complètement les oscillations respiratoires de son thorax.

Parfois, quand l’expérience prenait fin, Fogar sentait certains fragments de ses veines obstrués par son sang déjà coagulé.

Mais le cas était prévu, et, pour y remédier, l’adolescent avait toujours à sa portée certaine fleur spéciale indiquée par Bachkou.

Avec une des épines de la tige il ouvrait la veine engorgée pour en retirer le caillot compact. Ensuite un seul pétale, pressé entre ses doigts, lui fournissait un liquide violet dont quelques gouttes suffisaient pour ressouder la fente mortellement dangereuse.

Poursuivi par l’obsédant désir de visiter les repaires sous-marins, qu’il peuplait malgré lui d’éblouissantes fantasmagories, Fogar résolut de cultiver l’art mystérieux qui lui permettait d’annihiler temporairement ses fonctions vitales.

Son but rayonnant était de plonger longuement sous les eaux, en profitant de l’état d’hypnose qui enrayait si parfaitement le jeu de ses poumons.

Grâce à un entraînement progressif il put rester pendant une demi-heure en proie à cette mort factice propre à servir ses projets.

Il commençait par s’allonger sur son cadre, donnant ainsi à sa circulation un calme bienfaisant qui lui facilitait sa tâche.

Au bout de quelques minutes, le cœur et la poitrine immobilisés, Fogar conservait encore une demi-conscience de rêve accompagnée d’une sorte d’activité presque machinale.

Il essayait dès lors de se mettre debout, mais après quelques pas, faits à la manière des automates, il retombait sur le sol faute d’équilibre.

Méprisant les entraves et les dangers, Fogar voulut tenter sans retard l’expédition aquatique depuis longtemps projetée.

Il se rendit sur la plage, muni d’une fleur violette à épines qu’il déposa dans un creux de rocher.

Puis, étendu sur le sable, il réussit à se livrer au sommeil hypnotique.

Bientôt sa respiration s’arrêta, et son cœur cessa de battre. Alors, pareil à un somnambule, Fogar se leva et pénétra dans la mer.

Soutenu par l’élément compact, il garda facilement l’équilibre et descendit sans trébucher les pentes abruptes qui formaient la continuation du rivage.

Une fente de rocher lui donna subitement accès dans une sorte de labyrinthe profond et contourné qu’il explora au hasard en descendant toujours.

Libre et léger, il parcourut des galeries étroitement sinueuses, où jamais aucun scaphandrier n’eût osé risquer son tube d’aération.

Après mille détours il déboucha dans une vaste caverne, dont les parois, enduites de quelque substance phosphorescente, brillaient du plus somptueux éclat.

D’étranges animaux marins peuplaient de tous côtés ce féerique repaire, qui dépassait en magnificence les visions imaginaires créées à l’avance par l’adolescent.

Il suffisait d’étendre la main pour s’emparer des plus stupéfiantes merveilles.

Fogar fit quelques pas vers une éponge vivante qui se tenait immobile sur le rebord saillant d’une des parois. Les effluves phosphorescents, traversant le corps de l’animal, montraient, au sein du tissu imbibé, un cœur humain de petite taille relié à un réseau sanguin.

Avec maintes précautions Fogar prit le curieux spécimen, qui, étranger au règne végétal, n’était retenu par aucun lien.

Un peu plus haut, trois échantillons non moins bizarres se tenaient collés à la paroi.

Le premier, de forme très allongée, portait une rangée de fins tentacules pareille à quelque frange de meuble ou de vêtement.

Le deuxième, plat et mou comme une souple étoffe, ressemblait à un mince triangle adhérant au mur par sa base ; de puissantes artères formaient partout des zébrures rouges, qui, bien complétées par deux yeux ronds aussi fixes que des pois noirs, donnaient à l’ensemble flottant l’aspect d’une flamme de pavillon évoquant une peuplade ignorée.

Le dernier échantillon, plus petit que ses deux voisins, portait sur son dos une sorte de carapace très blanche, qui, semblable à une mousse de savon solidifiée, devenait curieuse à force de finesse et de légèreté.

Joignant à l’éponge ce triple butin, Fogar voulut prendre le chemin du retour.

Soudain il ramassa dans un coin de la grotte un large bloc gélatineux. Ne trouvant à l’objet aucune particularité intéressante, il le déposa au hasard sur un rocher voisin dont la surface était hérissée d’aspérités et de piquants.

Semblant se réveiller au contact de ces pointes douloureuses, le bloc frémit et leva, en signe de détresse, un tentacule pareil à une trompe, mais divisé à son extrémité en trois branches divergentes.

Chacune de ces branches se terminait par une ventouse rappelant le terrible bras des pieuvres.

À mesure que les piquants pénétraient plus avant dans les chairs, l’animal souffrait davantage.

Son exaspération se manifesta bientôt d’une façon inattendue. Les branches à ventouses se mirent à tourner comme les rayons d’une roue, augmentant peu à peu leur vitesse d’abord raisonnable.

Se ravisant à la vue de cet étrange appareil, Fogar reprit le bloc, jugé maintenant digne d’attention. En quittant la surface épineuse qui le meurtrissait, l’animal cessa brusquement son manège pour retomber dans son inertie première.

Le jeune homme atteignit l’issue de la grotte.

Là, une forme flottante lui barra le passage, placée au niveau de son regard.

On eût dit quelque plaque métallique, ronde et légère, descendant avec lenteur, retenue par la densité de l’eau.

D’un mouvement du bras, Fogar voulut écarter l’obstacle.

Mais, à peine frôlée, la plaque peureuse et sensitive se replia sur elle-même, changeant de contours et même de nuance.

S’emparant avidement de ce nouveau spécimen, auquel il n’avait d’abord attaché aucun prix, Fogar commença l’ascension du couloir tortueux déjà parcouru.

Soutenu par la pression liquide, il remonta sans fatigue jusqu’à la plage, où il put faire quelques pas avant de se laisser tomber.

Peu à peu le cœur et les poumons reprirent leurs fonctions, et le sommeil léthargique fit place à une complète lucidité.

Fogar regarda autour de lui, ne se rappelant qu’à demi les détails de son voyage solitaire.

L’expérience, plus prolongée que de coutume, avait multiplié dans ses veines les engorgements dus à la coagulation du sang.

Courant au plus pressé, Fogar agrippa la fleur violette dont il s’était muni avec prévoyance.

L’opération habituelle, suivie de ressoudage immédiat, le délivra des caillots allongés, qu’il jeta au hasard sur le sable.

Aussitôt un mouvement se produisit dans le groupe des animaux marins, qui, depuis la chute de l’adolescent, étaient restés affalés sur le sol.

Habitués sans doute à se nourrir par succion du sang de leurs proies, les trois échantillons de la paroi verticale, obéissant à quelque irrésistible instinct, saisirent gloutonnement, pour s’en repaître, les fins rouleaux ternes et figés.

Ce repas inattendu se faisait au bruit d’un léger hoquet de gourmandise exhalé par le mollusque étrange à carapace blanche.

Pendant ce temps, le bloc aux trois branches rotatives, l’éponge et la plate rondelle grisâtre demeuraient immobiles sur le sable uni.

Entièrement revenu à lui, Fogar courut à Éjur puis rapporta sur la plage un récipient qu’il remplit d’eau de mer avant d’y placer les hôtes de la grotte sous-marine.

Les jours suivants, Fogar, très fier des résultats de sa plongée, projeta pour le jour du gala une curieuse exhibition de ses trouvailles.

Il avait étudié de près les six spécimens, qui, une fois sortis de leur élément, continuaient à vivre, en gardant toutefois une complète immobilité.

Or, cette inertie déplaisait à Fogar, qui, tout en rejetant l’idée plus banale d’une présentation en eau de mer, voulait faire valoir ses sujets à la façon des forains montreurs de bêtes.

Se souvenant de l’empressement avec lequel une moitié de sa troupe s’était emparée des caillots sanguins lancés par lui sur la plage, il résolut d’employer à nouveau le même procédé de surexcitation.

L’expérience serait ainsi corsée par une séance de sommeil léthargique, donnée devant tous par le jeune noir paresseusement couché sur son cadre au milieu de ses divers animaux disposés avec symétrie.

Pour l’éponge un moyen facile s’offrait, procuré par le hasard.

Pendant les premiers essais d’accoutumance à l’air libre tentés sur ses élèves, Fogar, voulant agir par tâtonnements, avait soin de verser de temps à autre une certaine quantité d’eau de mer sur les tissus vivants, qu’une trop grande sécheresse eût fait périr.

Un jour, soucieux de ménager sa provision d’onde marine, le jeune homme se servit d’eau douce et commença la distribution par l’éponge, qui aussitôt se contracta énergiquement pour exprimer avec horreur le liquide mal adapté à ses fonctions vitales.

Une douche identique, administrée au jour dit, ne pouvait manquer d’amener les mêmes effets en déterminant l’activité réclamée.

Le bloc gélatineux se montrait particulièrement apathique.

Heureusement Fogar, songeant à la grotte, se rappela les aspérités rocheuses qui, en pénétrant douloureusement dans les chairs de l’animal, avaient provoqué le mouvement giratoire des trois tiges divergentes.

Il chercha le moyen d’imiter avec élégance les piquants de pierre tortus et irréguliers.

Certain frou-frou hanta dès lors sa mémoire, et il eut présente à l’esprit la robe choisie par Adinolfa pour inaugurer la scène des Incomparables.

Il chargea Sirdah de demander à la tragédienne quelques-unes des plus grosses aiguilles de jais cousues à la soie.

Adinolfa mit généreusement la robe entière à sa disposition, et la moisson fut aisée sur la jupe et sur le corsage abondamment garnis.

Une faible quantité de ciment, empruntée à l’un des ouvriers de Chènevillot, forma une couche mince étendue régulièrement, sur un fragment de tapis. Bientôt cent aiguilles de jais, plantées en dix rangées pareilles dans la substance encore molle mais prompte à se solidifier, dressèrent verticalement leurs pointes fines et menaçantes.

Pour donner plus d’intérêt à l’exhibition du bloc gélatineux, Fogar voulait fixer une proie à chacune des ventouses terminant les trois tiges tournantes, dont la force musculaire et la vitesse d’évolution seraient ainsi mieux soulignées.

Sur sa demande, la famille Boucharessas promit le concours de trois chats savants, qui en resteraient quittes pour un étourdissement passager.

La plaque grisâtre, une fois sortie de l’eau, se faisait rigide comme du zinc.

Mais Fogar, en soufflant sur elle, déterminait, dans n’importe quel sens, maints gondolements gracieux et subtils qu’il convenait d’utiliser pour le jour du gala.

Voulant obtenir sans fatigue pulmonaire des transformations continues et prolongées, le jeune homme, toujours traduit par sa sœur, eut recours à Bex lui-même, qui, avec une pile de rechange éventuellement consacrée à certain orchestre thermo-mécanique issu de ses veilles laborieuses, fabriqua un ventilateur à hélice pratique et léger.

Cet appareil avait sur un simple soufflet l’avantage d'une parfaite régularité dans son haleine douce et ininterrompue.

Fogar, sans cesse aux côtés de Bex, avait épié avec passion l’agencement des différentes pièces composant l’astucieux instrument générateur de brise.

Avec sa curieuse faculté d’assimilation il avait compris toutes les finesses du mécanisme, en exprimant par des gestes son admiration pour tel rouage délicat ou pour tel cran d’arrêt habilement placé.

Intéressé par cette nature étrange, dont la rencontre était fort inattendue en un pareil pays, Bex initia Fogar à certains de ses secrets chimiques, poussant la complaisance jusqu’à faire fonctionner devant lui son orchestre automatique.

Fogar resta pétrifié devant les divers organes dont la mise en marche produisait des flots d’harmonie nourris et variés.

Un détail, cependant, l’étonnait par une pauvreté relative, et, grâce à l’intervention de Sirdah, qui était présente, il put demander à Bex différentes explications.

Il se sentait surpris en voyant chaque corde impuissante à produire plus d’un son à la fois. D’après lui, certains rongeurs, hôtes d’une portion spéciale du Béhuliphruen, portaient une sorte de crinière, dont chaque poil, suffisamment tendu, engendrait sous un frottement quelconque deux notes simultanées et distinctes.

Bex refusa d’admettre un pareil conte et, tout en haussant les épaules, se laissa entraîner par Fogar, qui, sûr de son fait, voulut le conduire vers le repaire des rongeurs en question.

Aux côtés de son guide, le chimiste s’aventura dans les profondeurs du Béhuliphruen et parvint sur un lieu criblé de trous en forme de terriers.

Fogar s’arrêta, puis dédia soudain à Bex une étonnante mimique, traçant du doigt plusieurs zigzags d’éclairs et imitant avec son gosier les roulements du tonnerre.

Bex fit un signe d’approbative compréhension ; le jeune homme venait de lui expliquer, de façon assez claire, que les rongeurs, actuellement épars dans les fourrés, craignaient fort le bruit de l’orage et rentraient peureusement dans leurs terriers aux premiers grondements de la foudre.

En levant les yeux Bex constata l’immuable pureté du ciel et se demanda où Fogar voulait en venir ; mais celui-ci devina sa pensée et, d’un geste, lui prescrivit l’attente passive.

Le carrefour en écumoire se trouvait ombragé par de grands arbres bizarres, dont les fruits, pareils à de gigantesques bananes, jonchaient de tous côtés le sol.

Avec ses doigts, Fogar pela sans peine un de ces fruits, dont il pétrit l’intérieur blanchâtre et malléable afin de lui ôter sa forme légèrement recourbée.

ll obtint de la sorte un bloc cylindrique parfaitement régulier, qu’il perfora dans le sens de la longueur à l’aide d’une brindille mince et droite.

Dans le trou lumineux et vide il glissa certaine liane cueillie sur l’un des troncs, puis consolida l’ensemble par un nouveau pétrissage rapide.

Peu à peu le fruit s’était transformé en une véritable chandelle, dont la mèche, très inflammable, prit feu subitement grâce à plusieurs étincelles frôlantes tirées par Fogar de deux cailloux choisis avec soin.

Bientôt Bex comprit le but de ce manège compliqué.

La chandelle, posée debout sur une pierre plate, faisait entendre, en brûlant, des crépitements sonores et prolongés rappelant exactement le bruit du tonnerre.

Le chimiste s’approcha, intrigué par les étranges propriétés du fruit combustible, qui parodiait à s’y méprendre la fureur d’un violent orage.

Tout à coup une galopade retentit sous les futaies, et Bex vit apparaître une bande d’animaux noirs, qui, trompés par la foudre mensongère, regagnaient leurs terriers en toute hâte.

Quand la troupe fut à sa portée, Fogar, lançant une pierre au hasard, tua net un rongeur, qui resta étendu sur le sol tandis que ses congénères s’enfouissaient dans leurs trous innombrables.

Après avoir éteint la mèche végétale, dont la bruyante carbonisation n’avait plus d’utilité, l’adolescent ramassa le rongeur, qu’il mit sous les yeux de Bex.

L’animal, présentant une lointaine ressemblance avec l’écureuil, portait, sur presque toute la longueur de l’épine dorsale, une crinière noire touffue et dure.

En examinant les crins, le chimiste remarqua certaines nodosités bizarres, capables sans doute de produire les sons doubles qui piquaient fort sa curiosité.

Au moment de quitter la place, Fogar, sur le conseil de son compagnon, ramassa la chandelle éteinte, dont il n’avait consumé qu’une faible portion.

Revenu à Éjur, Bex voulut vérifier sur l’heure l’assertion de son jeune guide.

Il choisit sur le dos du rongeur plusieurs crins à nodosités différentes.

Ensuite, cherchant à obtenir une sorte de support résonnant, il tailla deux minces planchettes de bois qu’il colla l’une contre l’autre afin de les percer ensemble d’imperceptibles trous régulièrement espacés.

Ce travail achevé, chaque solide crin traversa facilement la double surface, puis fut épaissement noué sur lui-même à ses deux extrémités en vue d’un emprisonnement durable.

Les planchettes, s’écartant le plus possible, furent maintenues par deux montants verticaux et déterminèrent soudain une forte tension des crins transformés en cordes musicales.

Fogar fournit lui-même certaine branche souple et fine qui, ramassée au sein du Béhuliphruen puis sectionnée dans le sens de la longueur, offrait une surface interne parfaitement lisse et un peu poisseuse.

Coupé avec soin par Bex, un des fragments de la brindille devint un fragile archet, qui bientôt attaqua sans peine les cordes du luth minuscule si rapidement agencé.

Suivant la prédiction de Fogar, tous les crins, vibrant isolément, produisaient deux notes simultanées d’égale sonorité.

Bex, enthousiasmé, décida le jeune homme à exhiber au jour du gala l’inconcevable instrument ainsi que la chandelle végétale facile à rallumer.


Encouragé par ses succès, Fogar chercha de nouvelles merveilles capables d’augmenter encore l’intérêt de son apparition.

Voyant, certain soir, un matelot du Lyncée laver du linge dans le courant du Tez, il fut surpris de la ressemblance offerte par l’un de ses animaux marins avec la mousse de savon répandue sur les eaux.

Sa lessive terminée, le matelot, par plaisanterie, donna son savon à Fogar, en accompagnant ce présent intentionné d’un lazzi amical sur la couleur de peau du jeune nègre.

L’adolescent, maladroitement, laissa tomber le bloc humecté qui se dérobait sous ses doigts, mais qui, aussitôt ramassé avec précaution, lui inspira un double projet se rapportant au gala.

En premier lieu Fogar prétendait poser sur le savon même l’animal à carapace blanche, qui, pris de la sorte pour une mousse inerte, impressionnerait les spectateurs par la brusque révélation de sa personnalité agissante.

Puis, comptant mettre à profit les propriétés étrangement glissantes de la substance nouvelle pour lui, Fogar voulait lancer sur un but quelconque le bloc de savon, rendu instable par une suffisante humidité.

À ce propos, le jeune homme se souvint d’un lingot d’or aperçu par Bachkou au fond du Tez, certain jour où le fleuve était plus limpide que de coutume. En plongeant rapidement, le sorcier avait saisi le brillant objet, qu’il gardait depuis avec la plus jalouse sollicitude.

Étant donnée sa forme de cylindre arrondi aux extrémités, le lingot se serait fort bien prêté à l’expérience difficultueuse conçue par Fogar.

Mais le sorcier attachait trop de prix à sa trouvaille pour daigner s’en séparer même un instant.

Songeant que le Tez devait recéler à coup sûr d’autres lingots pareils au premier, Fogar projeta une plongée en eau douce dont il attendait avec confiance de fructueux résultats.

Comme le joueur favorisé par le sort, il n’envisageait que le succès et se voyait d’avance possesseur de plusieurs cylindres précieux qui, par leur éclat même joint à l’intérêt de la provenance, déchaîneraient maints propos tout en parant à souhait sa couchette déjà si richement garnie d’animaux bizarres.

S’étant pourvu d’une nouvelle fleur violette, Fogar s’affala sur la berge du Tez puis attendit le sommeil léthargique.

Parvenu au curieux état de demi-conscience favorable à ses desseins, il se roula vers la rive et disparut dans les profondeurs du fleuve à l’endroit même où Bachkou avait découvert son lingot.

Agenouillé sur le fond, Fogar fouilla le sable avec ses doigts et, après de patientes recherches, trouva trois brillants cylindres d’or qui, charriés sans doute depuis de lointaines régions, avaient acquis par le frottement un poli net et parfait.

Le jeune homme venait de se relever, prêt à regagner la surface des eaux, quand soudain il s’arrêta, cloué à sa place par la surprise.

Une plante énorme, de couleur blanchâtre, largement épanouie sur toute sa hauteur, se dressait verticalement auprès de lui comme un roseau géant.

Or, sur l’écran ainsi déployé, Fogar se voyait lui-même agenouillé dans le sable et le corps penché en avant.

Bientôt l’image se transforma, évoquant le même personnage dans une pose un peu différente.

Puis d’autres changements se produisirent, et l’adolescent stupéfait vit ses principaux gestes reproduits par l’étrange plaque sensible, qui fonctionnait à son insu depuis sa lente arrivée au fond de l’eau.

Tour à tour les trois lingots extraits des sables brillèrent sur le vivant panneau, qui rendait fidèlement toutes les couleurs avec une certaine atténuation due à l’opacité du milieu liquide.

À peine terminée, la série d’ébauches recommença, pareille et dans un ordre identique.

Sans attendre la fin de ce nouveau cycle, Fogar creusa la vase autour de l’immense roseau blanc, qu’il put détacher du sol avec sa racine intacte.

Plusieurs plantes de même espèce, mais plus jeunes, poussaient de divers côtés. L’habile plongeur en déracina quelques-unes puis remonta enfin à l’air libre avec sa moisson et ses lingots.

Rendu à la vie pleinement consciente et débarrassé de ses caillots sanguins par l’emploi de la fleur violette, Fogar courut s’enfermer dans sa case afin d’examiner à loisir ses précieux végétaux.

La première plante répétait sans cesse la même suite de tableaux classés dans un ordre invariable.

Mais les autres, bien que rigoureusement similaires sous le rapport spécifique, n’offraient aucune prise appréciable aux impressions lumineuses.

Selon toute évidence, c’était seulement à une certaine phase de leur gigantesque maturité que les neigeux roseaux recueillaient les contours colorés frappant leur tissu.

Le jeune homme se promit d’épier ce moment afin d’en tirer parti.

Les vues fixées sur la plante initiale ne pouvaient en effet le satisfaire, étant donné leur aspect trouble et nuageux.

Il voulait créer des épreuves nettes et fines, dignes d’être avantageusement placées devant tous les yeux.

Sans aucune aide, Fogar fit dans le Béhuliphruen une provision de terre végétale qu’il étala en couche épaisse contre une des parois de sa case.

C’est là qu’il transplanta ses roseaux monstres, qui, pareils à certaines algues amphibies, s’accommodèrent sans peine de cette nouvelle culture purement terrestre.

Dès lors le jeune noir resta sans cesse confiné dans sa case, surveillant jalousement son parterre, qu’il soignait avec une sollicitude constante.

Un jour, penché sur l’étroit massif, il regardait une de ses plantes, qui, déjà élancée, semblait parvenue à un certain degré d’épanouissement.

Soudain un travail se produisit dans le tissu végétal, que Fogar examina de plus près encore.

La surface blanchâtre et verticale se renouvelait à intervalles réguliers par suite d’un étrange mouvement moléculaire.

Une série de transformations s’effectua ainsi pendant un laps de temps assez prolongé ; puis le phénomène changea de nature, et Fogar, à peine surpris cette fois, vit ses propres traits reproduits avec vigueur par la plante avide d’assimilation picturale.

Différentes poses et expressions du modèle unique défilèrent tour à tour sur l’écran intérieurement agité par de continuelles perturbations, et l’adolescent eut la confirmation de l’énigme qu’il avait à peu près devinée : son arrivée au fond du Tez avait coïncidé avec la phase enregistrante survenue dans l’évolution de la première plante, qui aussitôt s’était emparée âprement des images situées en face d’elle.

Par malheur la nouvelle suite d’aperçus, parfaite comme netteté, manquait absolument d’esthétique et d’intérêt. Fogar, n’étant pas averti, avait pris toute sorte d’attitudes baroques, et ses portraits, à demi grimaçants, se succédaient avec la plus fastidieuse monotonie.

Avisant une plante voisine qui paraissait prête à entrer prochainement dans sa période de réceptivité lumineuse, le jeune homme s’occupa de préparer à l’avance quelque ensemble de visions dignes de retenir un moment l’attention.

Peu de jours avant, en retraversant le Béhuliphruen avec sa provision complète de terre végétale, Fogar avait découvert Juillard installé sous d’épais ombrages.

Le travailleur s’était mis à sa place favorite, ― là même où Adinolfa l’avait déjà surpris penché sur d’anciens journaux illustrés.

Cette fois, adonné à des recherches d’un nouveau genre, Juillard feuilletait un précieux in-folio enrichi de gravures orientales somptueusement coloriées.

Après s’être distrait pendant quelques instants en admirant les pages éblouissantes, Fogar avait poursuivi son chemin sans même éveiller l’attention du penseur profondément absorbé.

Maintenant, le livre, hantant son souvenir, lui semblait fait pour réaliser ses projets.

À l’insu de Juillard il s’empara du luxueux ouvrage. Les enluminures contemplées à loisir ayant éveillé sa curiosité, il vint trouver Sirdah pour connaître le sens du récit.

La jeune fille se fit lire par Carmichaël le texte peu touffu et put donner à son frère le résumé suivant d’un conte arabe intitulé : Le Poète et la Moresque.

À Bagdad vivait jadis un riche marchand nommé Schahnidjar.

Cultivant avec raffinement toutes les joies de la vie, Schahnidjar aimait passionnément l’art, les femmes et la bonne chère.

Le poète Ghîriz, attaché à la personne du marchand, avait mission de composer maintes strophes gaies ou plaintives et de les chanter ensuite avec charme sur des airs habilement improvisés.

Tenant à voir la vie en rose dès l’instant de son réveil, Schahnidjar exigeait de Ghîriz une aubade quotidienne destinée à chasser doucement de son cerveau la pâle théorie des beaux songes.

Exact et obéissant, le poète descendait chaque matin dans le magnifique jardin entourant de toutes parts le palais de son maître. Parvenu sous les fenêtres du riche dormeur, il s’arrêtait non loin d’un bassin de marbre d’où s’échappait un svelte jet d’eau lancé par un tube en jade.

Élevant alors jusqu’à sa bouche une sorte de porte-voix en métal terne et délicat, Ghîriz se mettait à chanter quelque élégie nouvelle éclose en sa féconde imagination. Par suite d’une résonance étrange, la légère trompe utilisée doublait chaque son à la tierce inférieure. Le poète exécutait de la sorte un véritable duo solitaire et parvenait à augmenter encore l’attrait de sa prestigieuse diction.

Bientôt Schahnidjar, complètement éveillé, paraissait à la fenêtre avec sa favorite Neddou, la belle Moresque dont il était follement épris.

Ghîriz, à l’instant même, sentait son cœur agité battre violemment. Il regardait avec ivresse la divine Neddou, qui, de son côté, lui jetait de longs regards chargés de brûlant amour.

L’aubade terminée, la fenêtre se refermait, et le poète, errant sous le ciel bleu, emportait dans son esprit l’éblouissante vision, hélas ! trop fugitive. Ghîriz aimait passionnément Neddou et se savait aimé d’elle.

Chaque soir, en dilettante convaincu, Schahnidjar, voulant voir le coucher du soleil, escaladait avec la favorite certain monticule sablonneux d’où la vue s’étendit largement du côté de l’occident.

Parvenu au sommet de la stérile tumescence, l’aimable marchand se repaissait joyeusement du spectacle féerique offert par l’horizon ensanglanté.

Après la complète disparition de l’opulente boule de feu, Schahnidjar redescendait au bras de sa compagne, en pensant d’avance aux mets savants et aux boissons choisies appelés à lui procurer sous peu le bien-être et la jubilation.

Ghîriz guettait le moment de cette retraite et, se voyant seul, courait baiser avec ardeur les traces nettement gravées dans le sable mou par les pieds menus de Neddou.

C’étaient là les plus intenses joies du poète, qui n’avait aucun moyen de communiquer avec la Moresque jalousement épiée par Schahnidjar.

Un jour, las d’aimer ainsi de loin sans espoir de rapprochement, Ghîriz alla consulter le Chinois Kéou-Ngan, qui exerçait à Bagdad le double métier de prophète et de sorcier.

Interrogé sur l’avenir d’une intrigue jusqu’alors si entravée, Kéou-Ngan emmena Ghîriz dans son jardin, puis lâcha un gros oiseau de proie qui se mit à décrire dans les airs d’amples courbes majestueuses et grandissantes.

Examinant les évolutions du puissant volateur, le Chinois prédit au poète la très proche réalisation de ses désirs.

L’oiseau, rappelé, vint se poser sur l’épaule de son maître, qui, suivi de Ghîriz, rentra dans son laboratoire.

Inspiré par maints documents épars devant lui, le Chinois rédigea sur parchemin certaines instructions que le poète devait suivre pour atteindre son but.

En recevant le travail, Ghîriz remit à Kéou-Ngan quelques pièces d’or pour prix de la consultation.

Une fois dehors, le poète plein d’espoir se hâta de déchiffrer le précieux grimoire.

Il y trouva la recette d’une préparation culinaire très complexe, dont le fumet seul devait plonger Schahnidjar dans un sommeil profond et durable.

En outre, une formule magique était nettement tracée au bas de la feuille.

Prononcée trois fois à haute voix, cette suite incohérente de syllabes donnerait au plat chargé d’aliments somnifères une résonance cristalline en rapport intime avec l’assoupissement du gênant espionneur.

Aussi longtemps que la sonnerie resterait forte et rapide, les deux amants pourraient s’abandonner librement à leur ivresse, sans craindre le dormeur profondément engourdi.

Un decrescendo progressif, annonçant de loin l’instant du réveil, viendrait les avertir à temps du danger encouru.

Ghîriz prépara pour le soir même le mets en question, qu’il plaça sur un réchaud d’argent au milieu de la table copieusement garnie pour son maître.

À la vue d’une spécialité nouvelle accommodée de façon inconnue, Schahnidjar charmé prit le plat à deux mains pour en flairer voluptueusement les étranges émanations.

Mais, terrassé à l’instant même par une pesante torpeur, il s’affala lourdement, les yeux clos et la tête pendante.

Ghîriz articula distinctement sa triple incantation, et le plat, retombé sur la table, fit entendre avec force un tintement sonore et précipité.

En apprenant par son poète l’efficace intervention du Chinois, la belle Neddou tressaillit de joie et projeta une escapade nocturne dans l’immense jardin de Schahnidjar.

Le nègre Stingo, fidèle esclave de la Moresque, fut placé en faction auprès du marchand, avec mission d’avertir les deux amants au premier symptôme de faiblesse observé dans la sonnerie indicatrice.

Protégés par l’absolu dévoûment de leur sentinelle, Ghîriz et Neddou s’échappèrent en courant, libres de toute arrière-pensée.

Ils passèrent une longue nuit d’ivresse dans un éden enchanteur, au milieu des fleurs les plus rares, puis s’endormirent paisiblement à l’aube naissante, bercés par le murmure d’une cascade.

Le soleil avait accompli déjà la moitié de sa course quand Stingo vint donner l’alerte en prédisant le prochain arrêt du tintement magique récemment amoindri.

Éveillés en sursaut, les deux amants, pleins de voluptueux souvenirs, envisagèrent avec effroi la perspective d’une séparation nouvelle.

Neddou ne songeait plus qu’à secouer le joug de Schahnidjar en fuyant avec Ghîriz.

Soudain un zèbre parut, amené en cet endroit par les hasards d’une course vagabonde.

Effrayé par la présence des personnages inattendus qui lui barraient la route, l’animal voulut revenir sur ses pas.

Mais, sur un ordre de sa maîtresse, le nègre fit un bond et saisit par les naseaux le coursier promptement dominé.

Ghîriz avait compris la pensée de Neddou ; leste et léger il enfourcha le zèbre puis aida sa compagne à se hisser en croupe.

Au bout d’un moment, les deux fugitifs, après un signe d’adieu fait à Stingo, s’éloignaient au galop de leur rapide monture. La Moresque brandissait, en riant de sa pauvreté, une bourse contenant quelques pièces d’or, seule fortune réservée aux frais de l’aventureuse équipée. Ghîriz, ayant la veille donné tout son avoir à Kéou-Ngan, ne pouvait rien ajouter à ce modeste pécule.

Après une course folle et ininterrompue, le zèbre, exténué, s’abattit vers le soir au sein d’une forêt ténébreuse.

Sûrs d’avoir momentanément déjoué toute poursuite, Ghîriz et Neddou voulurent apaiser leur faim aiguisée par la fatigue et par le fouettement de l’air.

Les deux amants se partagèrent la besogne. Ghîriz devait faire provision de fruits savoureux, tandis que Neddou chercherait quelque source fraîche, propre à étancher la soif.

Certain arbre centenaire, au tronc géant facilement reconnaissable, fut choisi comme point de réunion, et chacun se mit en campagne dans la pénombre envahissante.

À la suite de maints détours, Neddou découvrit la source souhaitée.

La jeune femme voulut aussitôt s’en retourner ; mais, au milieu de la nuit rapidement tombée, elle s’égara peu à peu, et, prise d’angoisse, erra pendant des heures sans pouvoir retrouver l’arbre immense désigné pour but.

Folle de douleur, Neddou se mit en prière, émettant le vœu de jeûner dix jours durant si elle parvenait à rejoindre Ghîriz.

Réconfortée par cet élan vers la puissance suprême, elle reprit sa marche avec un nouveau courage.

Peu de temps après, sans savoir par suite de quels mystérieux circuits, elle se trouva soudain en présence de Ghîriz, qui, l’œil hagard, n’osant quitter la place convenue, l’attendait en poussant des cris d’appel.

Neddou s’élança dans les bras du poète en remerciant Allah de son intervention si prompte.

Ghîriz montra sa récolte de fruits, mais Neddou refusa d’en prendre sa part en contant les détails de son vœu efficace.

Le lendemain, les deux fugitifs continuèrent à pied le chemin commencé ; pendant la nuit, le zèbre s’était échappé en rompant ses liens.

Durant plusieurs jours, le couple alla de village en village, errant à l’aventure.

Neddou commençait à ressentir les tortures de la faim. Bien que désespéré, Ghîriz n’osait la pousser à enfreindre sa promesse, dans la crainte d’attirer sur elle la colère céleste.

Le dixième jour, la jeune femme était si faible qu’elle pouvait à peine avancer même en se soutenant au bras de son amant.

Soudain elle chancela et tomba inanimée sur le sol.

Ghîriz, appelant à l’aide, vit accourir une marchande de victuailles dont l’échoppe se dressait au bord de la route.

Sentant la mort prête à lui ravir sa maîtresse, le poète prit une rapide détermination.

Sur sa demande, la marchande empressée apporta divers aliments, et Neddou, rouvrant les yeux, se reput avec délice de cette nourriture bienfaisante.

Douée d’une nouvelle énergie, la jeune femme se remit en marche, afin de fuir les nombreux émissaires que le riche Schahnidjar, dont elle connaissait l’ardente passion, avait sans nul doute lancés sur ses traces.

Mais une inquiétude l’obsédait sans trêve, basée sur le remords d’avoir rompu le jeûne avant le délai voulu.

Une rencontre faite le jour suivant augmenta ses transes, qui prirent subitement une précision plus terrible.

En pleine campagne, un homme aux allures de fou l’accosta en gesticulant et lui mit le trouble dans l’âme en lui prédisant une chute vertigineuse et prochaine pour punition de son parjure.

Quelques heures passèrent pendant lesquelles Ghîriz et Neddou gardèrent le silence, douloureusement impressionnés par l’étrange prophétie.

Vers le soir, à un détour du chemin, la jeune femme poussa un cri d’effroi, cherchant à chasser de la main quelque horrible vision.

Devant elle, d’innombrables yeux sans corps ni figure apparaissaient deux à deux, en la fixant durement avec blâme et sévérité.

En outre, ces regards fascinants l’attiraient peu à peu vers le bord de la route, qui surplombait un abîme insondable hérissé de pointes rocheuses.

Étranger à cette brusque hallucination, Ghîriz ne comprenait rien à l’épouvante de son amie.

Tout à coup, sans avoir pu tenter un geste pour la retenir, il vit Neddou entraînée vers le précipice par une force invincible.

La malheureuse tomba en heurtant son corps de rocher en rocher, poursuivie dans sa chute par les yeux menaçants qui semblaient lui reprocher son offense à la Divinité.

Ghîriz, penché sur le goufre, voulut partager le sort de son amante et d’un bond s’élança dans le vide.

Les deux cadavres s’affalèrent côte à côte, réunis pour l’éternité dans d’inaccessibles profondeurs.


Fogar avait écouté attentivement le récit de Sirdah.

Les enluminures prenaient maintenant pour lui une signification claire et pleine d’unité, qui rendit décisive l’utilisation projetée.

Par prudence, lors de son inoffensif larcin, l’adolescent avait soustrait, en même temps que l’in-folio, un album pour écoliers dont chaque page contenait un portrait d’animal souligné par la désignation latine de l’espèce.

Les scènes coloriées du conte arabe pouvant se trouver en nombre trop restreint, ce second ouvrage, dont chaque vue se suffisait à elle-même, assurait un copieux supplément capable d’alimenter jusqu’au bout le spectacle réclamé par la plante.

Armé de l’in-folio et de l’album en réserve, Fogar guetta l’heure propice, en observateur désormais conscient et averti.

L’instant venu, il plaça successivement devant l’énorme roseau blanc, dont il épiait les transformations atomiques, toutes les gravures d’orient échelonnées dans l’ordre du récit.

Cette série terminée, il ouvrit l’album, dont une page fut enregistrée au dernier moment.

La phase réceptive ayant pris fin, le jeune homme put constater la parfaite réussite de son opération, en voyant les images défiler avec netteté sur l’écran végétal délicatement impressionné.

Il ne restait plus qu’à soigner la plante, destinée à reproduire indéfiniment les fins tableaux qui maintenant faisaient partie d’elle-même.

Fogar remit secrètement les deux ouvrages à leur place ; Juillard, absorbé par quelque nouvelle étude, n’avait pas même soupçonné leur disparition momentanée.

Possédant les éléments complets de son exhibition, l’adolescent trouva un moyen d’ingénieuse coordination.

Il prit le parti définitif de tout réunir sur son cadre, qui lui était si commode pour obtenir le sommeil léthargique générateur de caillots sanguins.

Chènevillot dota la couchette des annexes voulues, soigneusement adaptées à la forme spéciale de tel animal ou de tel objet.

Le bariolage automatique du roseau gigantesque semblait désigné pour distraire les spectateurs pendant la syncope volontaire, qui devait se prolonger avec monotonie.

Pourtant, la première phase de l’évanouissement offrant un réel attrait dû à la disparition graduelle de la vie et du souffle, il convenait de laisser Fogar en vedette exclusive jusqu’au moment de prostration absolue qui le rendait semblable à un cadavre.

Dans ce but, Chènevillot arrangea la plante comme un ciel de lit et plaça au-dessus d’elle un phare électrique à brillant réflecteur.

En choisissant pour l’expérience une heure suffisamment obscure, les vues changeantes seraient tour à tour éblouissantes ou cachées, suivant le docile caprice d’un courant maniable.

Fogar, qui tenait à faire tout lui-même, devait seul disposer de l’allumage. Mais, pendant la somnolence léthargique, une rigidité complète des jambes et des bras était nécessaire pour amener la condensation sanguine. Chènevillot soumit donc le courant électrique à l’action d’une tige horizontale, terminée par une sorte de béquille propre à emboîter l’aisselle gauche du dormeur. Encore assez lucide pour guetter la venue de la première image, l’adolescent pourrait ainsi, par un imperceptible mouvement du corps, embraser le phare au moment voulu.

Une petite alcôve, pourvue d’une illumination spéciale, servirait à montrer dans tous ses détails la structure intérieure de l’éponge bizarre et vivante.

Quand Chènevillot eut achevé son travail, Fogar s’exerça patiemment à faire rebondir son savon humide sur les trois lingots d’or fixés au pied de sa couche dans trois solides supports à griffes.

Il acquit vite une merveilleuse adresse à ce jeu difficile, réalisant de vrais prodiges de précision et d’équilibre.

Entre temps il s’occupait de la plante avec sollicitude.

La racine, soigneusement respectée, reposait maintenant dans un pot de grès fixé au cadre. Un arrosage régulier entretint la vitalité des tissus, dont les empreintes, sans cesse renaissantes, gardèrent toute leur netteté.

XVI


Depuis notre arrivée à Éjur, le Hongrois Skarioffszky s’exerçait quotidiennement sur sa cithare aux sons purs et troublants.

Sanglé dans son uniforme de tzigane qu’il ne quittait jamais, l’habile virtuose exécutait d’étourdissants morceaux, qui avaient le don d’émerveiller les indigènes.

Toutes ses séances étaient suivies par un groupe de Ponukéléiens attentifs et nombreux.

Agacé par cette assistance encombrante, le grand artiste voulut choisir, pour son travail, une retraite solitaire et séduisante, bien à l’abri des visites importunes.

Chargé de sa cithare et du support pliant destiné à la recevoir, il gagna le Béhuliphruen, sous les hautes futaies duquel il s’enfonça d’un pas vif sans paraître hésiter sur la direction à suivre.

Après une assez longue étape, il s’arrêta au bord d’une source en un lieu pittoresque et charmant.

Skazioffszky connaissait déjà cet endroit d’isolement et de mystère ; un jour il avait même tenté de se baigner dans le ruisseau limpide, qui coulait avec mille reflets sur de brillantes roches micacées ; mais, à sa grande surprise, il n’avait pu vaincre la résistance de l’eau, dont la prodigieuse densité empêchait toute pénétration un peu profonde ; s’affalant alors sur les genoux et sur les mains, il était parvenu à franchir en tous sens la pesante rivière sans humecter son corps soutenu au-dessus de la surface.

Négligeant cette fois l’étrange cours d’eau, Skarioffszky s’empressa d’installer cithare et support devant une roche basse pouvant servir de siège.

Bientôt, assis devant l’instrument, le virtuose se mit à jouer lentement certaine mélodie hongroise empreinte de tendresse et de langueur.

Au bout de quelques mesures, bien que très absorbé par le va-et-vient de ses baguettes, Skarioffszky eut l’intuition visuelle d’un mouvement léger s’accomplissant du côté de la rivière.

Un rapide coup d’œil lui permit d’apercevoir un ver énorme, qui, sortant de l’eau, commençait à ramper sur la berge.

Sans s’interrompre, le tzigane, par une série de regards furtifs, surveilla le nouvel arrivant, qui se rapprochait doucement de la cithare.

Faisant halte sous le support, le ver se lova sans crainte entre les pieds du Hongrois, qui, en baissant les yeux, le voyait immobile au ras du sol.

Oubliant vite l’incident, Skarioffszky continua son travail, et durant trois grandes heures des flots d’harmonie s’échappèrent sans trêve de son poétique instrument.

Le soir venu, l’exécutant se mit enfin debout ; regardant le ciel pur exempt de toute menace pluvieuse, il résolut de laisser la cithare en place pour la prochaine étude.

Au moment de quitter sa retraite il aperçut le ver qui, rebroussant chemin, se dirigeait du côté de la berge pour disparaître bientôt dans les profondeurs de la rivière.

Le lendemain, Skarioffszky s’installa de nouveau près de la source bizarre et entama son labeur par une capricieuse valse lente.

Pendant la première reprise, le virtuose fut quelque peu distrait par le ver colossal, qui, se dressant hors du courant, gagna directement son poste de la veille, où il resta gracieusement enroulé jusqu’à la fin de la séance musicale.

Cette fois encore, avant de se retirer, Skarioffszky put voir l’inoffensif reptile qui, saturé de mélodie, s’enfonçait sans bruit dans le calme ruisseau.

Le même manège se renouvela pendant plusieurs jours. À l’instar des charmeurs de serpents, le Hongrois, par son talent, attirait infailliblement le ver mélomane, qui une fois capté ne pouvait plus s’arracher à son extase.

Le tzigane s’intéressa vivement au reptile, dont la confiance l’étonnait ; un soir, le travail terminé, il lui barra la route avec sa main pour tenter un essai d’apprivoisement.

Le ver, sans aucune appréhension, escalada les doigts qu’on lui offrait, puis s’enroula en de multiples tours sur le poignet du Hongrois, qui relevait progressivement sa manche.

Skarioffszky fut surpris par la charge formidable qu’il lui fallait supporter. Adapté au milieu dense fourni par l’eau de la rivière, le ver, malgré sa souplesse, offrait un poids immense.

Cette première expérience fut suivie de beaucoup d’autres. Le ver connut bientôt son maître et sut obéir au moindre appel de sa voix.

Une telle docilité fit naître dans l’esprit du tzigane un projet de dressage qui pouvait conduire à de précieux résultats.

Il s’agissait d’amener le reptile à tirer lui-même quelques sons de la cithare, en cultivant patiemment sa mystérieuse passion pour l’ébranlement sonore des couches d’air.

Après de longues réflexions, Skarioffszky imagina un appareil propre à utiliser la pesanteur de l’onde spéciale habitée par le ver.

Les roches de la rivière lui fournirent quatre plaques de mica solides et transparentes, qui, taillées finement puis soudées avec de l’argile, formèrent un récipient adapté à certaines fins. Deux branches résistantes, plantées verticalement dans le sol de chaque côté de la cithare, soutinrent dans leur extrémité fourchue l’appareil à base longue et mince bâti en manière d’auge.

Skarioffszky dressa le ver à se glisser dans le récipient de mica puis à boucher en s’allongeant une rainure ménagée dans l’arête inférieure.

S’armant d’une large cosse de fruit, il eut vite fait de puiser à la source quelques pintes d’eau qu’il versa dans l’auge transparente.

Ensuite, avec l’extrémité d’une brindille, il souleva, pendant un quart de seconde, un infime fragment du corps étendu.

Une goutte d’eau s’échappa et vint frapper une corde qui vibra très purement.

L’expérience, renouvelée plusieurs fois dans la région voisine, donna une suite de notes formant ritournelle.

Soudain le même contour musical fut répété par le ver, qui de lui-même livra passage au liquide par une série de soubresauts accomplis sans erreur aux places voulues.

Jamais Skarioffszky n’eût osé compter sur une aussi prompte compréhension. Sa tâche lui parut désormais facile et fructueuse.

Mesure par mesure il apprit au ver plusieurs mélodies hongroises vives ou mélancoliques.

Le tzigane commençait par se servir de sa brindille pour éduquer le reptile, qui ensuite reproduisait sans aucun secours le fragment demandé.

Voyant l’eau se glisser à l’intérieur de la cithare par deux ouvertures de résonance, Skarioffszky, à l’aide d’une épingle, pratiqua sous l’instrument un trou imperceptible qui laissa fuir en fine cascade le trop-plein du liquide recueilli.

La provision était parfois refaite à la rivière toute proche, et le travail marchait à souhait.

Bientôt, poussé par une ambition grandissante, le Hongrois, une brindille dans chaque main, voulut obtenir deux notes à la fois.

Le ver s’étant prêté d’emblée à cette nouvelle exigence, les morceaux de cithare, invariablement basés sur le choc parfois simultané de deux baguettes, devenaient tous abordables.

Décidé à paraître au gala comme dresseur et non plus comme exécutant, le tzigane, pendant plusieurs jours, s’attela passionnément à sa besogne éducatrice.

À la fin, multipliant les difficultés, il ficela une longue brindille à chacun de ses dix doigts et put apprendre au ver maintes acrobaties polyphoniques généralement exclues de son répertoire.

Sûr désormais de pouvoir exhiber l’étonnant reptile, Skarioffszky rechercha divers perfectionnements capables d’améliorer l’appareil dans son ensemble.

Sur sa prière, Chènevillot remplaça par une double monture métallique, fixée au support même de la cithare, les deux branches fourchues qui jusqu’alors soutenaient le récipient de mica.

En outre un feutrage partiel garnissant l’instrument fut destiné à doucement amortir le choc retentissant des pesantes gouttes d’eau.

Pour éviter l’inondation de la place des Trophées, une terrine à canal feutré devait recueillir la mince cascade échappée de la cithare.

Ces apprêts terminés, Skarioffszky paracheva l’éducation du ver, qui chaque jour, aux premiers sons de la cithare, sortait promptement de l’épaisse rivière, dans laquelle le Hongrois s’empressait de le replonger lui-même à la fin du travail.

XVII


De tous les fils de l’empereur, Rhéjed, âgé de douze ans, était le plus espiègle et le plus turbulent.

Il passait ses journées à inventer mille jeux bizarres, souvent assez extravagants pour mettre sa vie en danger.

Le Béhuliphruen, théâtre habituel de ses exploits, lui fournissait mainte occasion de satisfaire ses fougueux penchants.

Tantôt l’agile négrillon escaladait un arbre immense pour recueillir des nids dans les branches les plus élevées ; tantôt, à coups de pierres, il donnait la chasse aux oiseaux ou aux quadrupèdes, qu’il savait prendre aussi à l’aide de pièges fort ingénieux.

Un jour, au moment de déboucher dans une étroite clairière, Rhéjed aperçut un rongeur au pelage roux, qui semblait humer le vent comme pour choisir sa route.

L’enfant tenait à la main une forte gaule récemment prise à un buisson. D’un coup de cette arme primitive il assomma le rongeur, qui tomba sur le flanc au milieu de l’espace découvert.

En s’approchant, Rhéjed remarqua une bave abondante qui s’échappait de la gueule du cadavre en exhalant une odeur spéciale prodigieusement forte ; écœuré par ce spectacle, il traversa la clairière et continua son chemin.

Soudain, entendant un violent bruit d’ailes, il vit, en se retournant, un formidable oiseau de proie à longues pattes d’échassier, qui, après quelques tournoiements concentriques, s’abattit brusquement auprès du rongeur.

Rhéjed revint sur ses pas avec l’arrière-pensée de tuer le volatile, qui attaquait déjà le cadavre à coups de bec.

Voulant viser avec justesse la tête particulièrement vulnérable, il s’approcha doucement de face pendant que l’oiseau baissait le cou.

L’enfant, tout surpris, distingua au-dessus du bec deux ouvertures olfactives, qui, sans doute frappées à distance par la senteur de la bave étrange, avaient prévenu puis conduit l’oiseau impatient de goûter au festin promis.

Toujours armé de sa gaule, Rhéjed prit son élan et atteignit en plein occiput le volatile, qui s’affaissa sans un cri.

Mais, en cherchant à examiner de plus près sa nouvelle victime, l’enfant se sentit retenu au sol par un aimant invincible.

Son pied droit reposait sur une lourde pierre plate recouverte par la bave du rongeur.

Cette substance, à demi sèche déjà, formait une glu irrésistiblement puissante, et Rhéjed ne put dégager son pied nu qu’au prix de violents efforts générateurs d’écorchures profondes et cruelles.

Craignant de s’empêtrer de nouveau, l’espiègle, une fois libre, ne songea qu’à s’éloigner vivement du dangereux endroit.

Au bout d’un moment, quelques lointains frémissements d’ailes lui firent tourner la tête, et il aperçut dans les airs un second volateur de même race, qui, averti par la senteur toujours plus pénétrante, s’élançait rapidement vers la curée tentatrice.

Rhéjed conçut alors un plan hardi, basé à la fois sur les propriétés adhérentes de l’étonnante bave et sur le trouble évident que l’odeur exhalée par elle semblait porter dans le clan de certains volatiles à puissante envergure.

Différentes herbes, fraîchement foulées, lui indiquèrent le dernier chemin tracé par le rongeur.

En un point de cette passée, susceptible d’être suivie avant peu par des animaux d’espèce identique, Rhéjed creusa une petite fosse que de légers branchages dissimulèrent complètement.

Le lendemain, enchanté de la réussite de son piège, l’enfant retira de l’étroite excavation, pour le rapporter vivant dans sa case, un rongeur à toison rousse tout pareil au premier.

Obéissant à un sentiment d’émulation suscité par les projets de Fogar, l’aventureux Rhéjed voulait corser le gala en se faisant enlever dans les airs par un des oiseaux à narines répandus dans le Béhuliphruen.

Le rongeur, tué au dernier moment, fournirait une bave abondante qui, attirant par ses émanations le volateur requis, servirait ensuite au rapide agencement de quelque ingénieux attelage aérien.

Cette dernière condition nécessitait l’emploi d’un objet plat, propre à recueillir la glu animale, qui, simplement épanchée sur le sol, fût demeurée inutilisable.

Rhéjed, en explorant les débris du Lyncée, découvrit un léger battant d’armoire fort bien adapté à ses vues.

L’enfant n’exposa qu’en partie son projet, gardant pour lui, par crainte de l’immanquable veto paternel, tout ce qui se rapportait à son voyage dans l’azur.


XVIII


Il y avait deux mois que Séil-kor était parti, et nous attendions impatiemment son retour, car, les préparatifs du gala se trouvant terminés, nous sentions que l’ennui, jusqu’alors combattu par le travail ou la spéculation, ne tarderait pas à nous gagner de nouveau.

Heureusement, un incident fort inattendu vint nous offrir une distraction puissante.

Un soir, Sirdah nous fit le récit d’un événement grave accompli le jour même.

Vers trois heures, un ambassadeur du roi Yaour, traversant le Tez en pirogue, s’était fait introduire dans la case de Talou, auquel il apportait de bonnes nouvelles : le souverain du Drelchkaff, ayant eu vent de ce qui se passait à Éjur, était obsédé par l’ardent désir d’entendre chanter, en voix de tête, l’empereur vêtu de son éblouissante toilette ; il accorderait sans condition la guérison de Sirdah si le père de la jeune aveugle consentait à monter en sa présence sur la scène des Incomparables pour chanter avec son émission féminine l’Aubade de Dariccelli.

Flatté de la demande et ravi de pouvoir à si bon compte rendre la vue à sa fille, Talou commençait déjà une réponse affirmative, quand Gaïz-dûh ― c’était le nom de l’ambassadeur nègre ― se rapprocha de quelques pas pour faire à voix basse de secrètes révélations. Le prétendu désir si ardemment formulé n’était qu’une ruse devant permettre à Yaour de pénétrer librement dans Éjur à la tête d’une nombreuse escorte. Connaissant l’orgueil de Talou et sachant à l’avance que son redoutable voisin voudrait l’éblouir en le recevant au milieu de toutes ses troupes, le roi espérait prendre l’armée ennemie au piège dans l’espace relativement restreint de la place des Trophées. Pendant que la population éjurienne, attirée par la cérémonie, serait massée aux abords de l’esplanade, l’armée drelchkaffienne passerait le Tez sur un pont de pirogues rapidement improvisé, puis se répandrait autour de la capitale comme une ceinture humaine, afin d’envahir de tous les côtés à la fois le lieu de la représentation. Au même instant Yaour donnerait à son escorte le signal de l’attaque, et les guerriers ponukéléiens, pressés comme dans un étau, seraient massacrés par leurs fougueux agresseurs, qui entre maints avantages auraient celui de la surprise. Maître de la situation, Yaour se ferait proclamer empereur, après avoir réduit en esclavage Talou et toute sa lignée.

Gaïz-dûh trahissait ainsi sans remords son maître, qui rétribuait mal ses services et se montrait souvent brutal envers lui. Pour prix de sa délation il s’en rapportait à la générosité de Talou.

Décidé à tirer profit de l’avertissement, l’empereur renvoya Gaïz-dûh avec mission de convier le roi Yaour pour le jour suivant au déclin du soleil. Flairant d’avance une magnifique récompense, l’ambassadeur s’en alla plein d’espoir, tandis que Talou élaborait déjà dans sa tête tout un plan de défense et d’attaque.

Le lendemain, par ordre de l’empereur, la moitié des troupes ponukéléiennes se cacha dans les massifs du Béhuliphruen, tandis que le restant s’abritait par tout petits groupes dans les cases du quartier le plus méridional d’Éjur.

À l’heure dite, Yaour et son escorte commandée par Gaïz-dûh se placèrent debout dans une dizaine de pirogues et traversèrent le Tez.

Posté sur la rive droite, Rao, le successeur de Mossem, guettait le débarquement ; il conduisit le roi jusqu’à la place des Trophées, où Talou attendait sans armes, affublé de sa toilette féminine et entouré seulement d’une poignée de défenseurs.

En arrivant, Yaour jeta un regard autour de lui et parut troublé par l’absence des guerriers qu’il comptait prendre au piège. Talou marcha au-devant de lui, et les deux monarques échangèrent quelques propos, que Sirdah, restée parmi nous, traduisit à voix basse.

Tout d’abord, Yaour, s’appliquant vainement à dissimuler son inquiétude, demanda s’il n’aurait pas le bonheur de voir les belles troupes ponukéléiennes, dont on vantait partout l’audace et la fierté. Talou répondit que son hôte avait légèrement devancé l’heure désignée et que ses guerriers, actuellement occupés à l’achèvement de leur parure, viendraient dans quelques instants se masser sur l’esplanade pour rehausser par leur présence l’éclat de la représentation. Rassuré par cette affirmation, mais craignant d’avoir éveillé à la suite de sa question imprudente les soupçons de l’empereur, Yaour affecta aussitôt de s’occuper de futilités. Il se mit à passionnément admirer l’accoutrement de Talou, en manifestant le brûlant désir de posséder quelque costume semblable.

À ces mots, l’empereur, qui cherchait une occasion de gagner du temps jusqu’à l’arrivée de l’armée ennemie, se tourna brusquement vers notre groupe et, par l’intermédiaire de Sirdah, nous donna l’ordre de trouver dans nos bagages une toilette analogue à la sienne.

Habituée à jouer le Faust de Goethe au cours de toutes ses tournées, Adinolfa s’échappa en courant et revint au bout d’un moment portant sur le bras sa robe et sa perruque de Marguerite.

À la vue du cadeau qu’on lui offrait, Yaour fit entendre de radieuses exclamations. Jetant ses armes sur le sol, il put, grâce à son extrême maigreur, entrer sans peine dans la robe, qui s’agrafa par-dessus son pagne ; puis, se coiffant de la perruque blonde aux deux nattes épaisses, il fit quelques pas majestueux, semblant réellement joyeux de l’effet produit par son bizarre déguisement.

Mais une immense clameur retentit soudain au dehors, et Yaour, flairant quelque trahison, se hâta de bondir sur ses armes et de s’enfuir avec son escorte. Seul Gaïz-dûh, prêt à combattre dans les rangs de ses ennemis, se joignit aux guerriers ponukéléiens, qui, à la suite de Talou et de Rao, se précipitèrent sur les traces du roi. Aussitôt, attiré par l’émouvant spectacle qui se préparait, notre groupe prit le pas de course dans la même direction et atteignit en peu de temps la limite sud d’Éjur.

Nous pûmes facilement nous rendre compte de ce qui venait de se produire. L’armée drelchkaffienne, suivant la décision royale, avait traversé le Tez sur un pont de pirogues ; au moment où le dernier homme mettait le pied sur la rive droite, les bandes de Talou, poussant des cris en guise de signal, étaient sorties en même temps des cases d’Éjur et des massifs du Béhuliphruen pour enserrer l’ennemi de toutes parts, en se servant à leur profit de la tactique imaginée par Yaour. Déjà le sol était jonché de morts et de blessés drelchkaffiens, et la victoire paraissait acquise aux troupes de l’empereur.

Yaour, toujours affublé de sa robe et de sa perruque, s’était bravement jeté dans la mêlée et combattait parmi les siens. Armé d’une lance, Talou, portant sa traîne sur son bras gauche, fonça sur lui, et un duel étrange s’engagea entre ces deux monarques d’apparence carnavalesque. Le roi parvint d’abord à parer plusieurs coups, mais bientôt l’empereur, à la suite d’une feinte habile, perça profondément le cœur de son antagoniste.

Promptement découragés par la mort de leur chef, les Drelchkaffiens, de plus en plus décimés, ne tardèrent pas à se rendre et furent emmenés à Éjur pour être traités en captifs.

Tous les cadavres, sauf celui d’Yaour, furent lancés dans le Tez, qui se chargea de les charrier jusqu’à la mer.

XIX


Peu de temps avant la victoire de Talou, une étonnante nouvelle s’était répandue jusqu’à Éjur ; on commentait la présence auprès d’Yaour d’un couple européen comprenant une jeune femme et son frère entraînés au delà du Tez par les hasards d’une exploration.

Le frère ne semblait jouer qu’un rôle fort effacé, mais la voyageuse, captivante et belle, affichait orgueilleusement sa liaison avec Yaour, sur lequel ses charmes pleins d’attraits avaient produit d’emblée une impression profonde.

Après la bataille, Talou se fit amener les deux inconnus, qui furent libres d’errer sans gardiens en attendant un arrêt touchant le sort qui leur serait réservé.

L’exploratrice ― une Française nommée Louise Montalescot ― se lia vite avec nous et, tout heureuse de retrouver des compatriotes, nous mit au courant des diverses péripéties dont l’enchaînement l’avait conduite avec son frère jusqu’en cette lointaine contrée africaine.

D’origine modeste, Louise était née dans la banlieue de Paris. Son père, employé dans une fabrique de poterie, gagnait régulièrement sa vie en exécutant différents modèles de vases et de récipients ; cette tâche dénotait un véritable talent de sculpteur, dont le brave homme ne tirait d’ailleurs aucune vanité.

Louise avait un jeune frère, objet de sa plus ardente affection. Norbert ― c’était le nom du gamin ― s’exerça dès sa petite enfance sous la direction de son père et parvint, avec une grande facilité, à modeler de fines statuettes en forme de flacons ou de bougeoirs.

Envoyée de bonne heure à l’école, Louise montra d’étonnantes dispositions pour le travail ; grâce à un brillant concours, elle obtint une bourse dans un lycée de filles et put faire ainsi de fortes études. À vingt ans, possédant tous ses brevets, elle vécut facilement du produit de ses leçons et se perfectionna seule dans toutes les branches des lettres et des sciences. Dévorée par la passion du fécond labeur, elle regrettait le temps qu’il lui fallait consacrer au sommeil et aux repas.

Son fanatisme l’attirant surtout vers la chimie, elle poursuivait âprement, au cours de ses veilles, certaine grande découverte depuis longtemps en germe dans son esprit. Il s’agissait d’obtenir, par un procédé purement photographique, une force motrice suffisamment précise pour guider avec sûreté un crayon ou un pinceau. Déjà Louise touchait presque au but ; mais il lui manquait encore une essence très importante et jusqu’alors demeurée introuvable. Le dimanche elle allait herboriser dans les bois voisins de Paris, cherchant vainement la plante inconnue qui devait parfaire sa mixture.

Or, en lisant dans divers récits d’explorateurs maintes féeriques descriptions de la flore tropicale, la jeune fille rêvait de parcourir les brûlantes régions du centre africain, certaine de centupler, au milieu d’une végétation sans pareille, ses maigres chances de réussite.

Pour se distraire de son idée fixe, Louise travaillait chaque jour à un court traité de botanique attrayant et imagé, ouvrage de vulgarisation destiné à mettre en relief les étonnantes merveilles du monde végétal. Elle termina vite cet opuscule, qui, tiré à un grand nombre d’exemplaires, lui rapporta une petite fortune.

En se voyant à la tête de cette somme inattendue, la jeune fille ne songea plus qu’à entreprendre le grand voyage si ardemment désiré.

Mais, depuis quelque temps, elle éprouvait une gêne dans le poumon droit, ― une sorte d’oppression pénible et persistante lui donnant le sentiment d’une provision d’air impossible à chasser. Voulant prendre un avis autorisé avant de partir pour sa lointaine expédition, elle alla consulter le docteur Renesme, dont elle avait lu et admiré les célèbres ouvrages sur les maladies de poitrine.

Le grand spécialiste fut frappé par la bizarrerie du cas. Une tumeur interne s’était formée dans le poumon de Louise, et l’atonie de la partie malade rendait incomplète l’expulsion de l’air inspiré.

Selon Renesme, l’affection était causée, sans aucun doute, par certains gaz nocifs que la jeune fille avait absorbés au cours de ses expériences chimiques.

Il devenait urgent de créer une issue factice à l’air, car, sans cette précaution, la tumeur ne pouvait manquer de grossir indéfiniment. En outre, l’appareil respiratoire serait pourvu d’une sonorité quelconque appelée à faire constater à toute heure son bon fonctionnement, ― la moindre obstruction d’un de ses principaux organes pouvant permettre à l’extumescence d’accomplir d’irréparables progrès.

Admirablement douée au point de vue physique, Louise, malgré la gravité de son caractère, n’était pas exempte d’une certaine coquetterie. Désespérée par la révélation de Renesme, elle chercha le moyen de rendre autant que possible gracieux et esthétique l’instrument chirurgical qui allait désormais faire partie de sa personne.

Prenant comme prétexte son prochain départ pour de périlleuses contrées, elle résolut d’adopter le costume masculin, dont la commodité convenait parfaitement aux difficultés d’une audacieuse exploration.

Son choix se fixa sur un uniforme d’officier ; elle pourrait ainsi donner aux tuyaux sonores une apparence d’aiguillettes, en imitant le subterfuge grâce auquel on dissimule les cornets de sourds dans des montures d’éventails ou de parapluies.

Renesme se prêta volontiers à la réalisation de ce caprice et construisit son appareil suivant les plans demandés.

L’opération réussit à souhait ; la tumeur, placée dans le bas du poumon, fut mise en communication avec l’air extérieur au moyen d’une étroite ouverture, à laquelle vint s’adapter un tube rigide subdivisé en plusieurs aiguillettes creuses et résonnantes.

Grâce à l’action bienfaisante de cette soupape, Louise pouvait mener sans crainte désormais une vie de fatigues et de labeur. Chaque soir elle devait obstruer l’ouverture avec un bouchon métallique, après avoir ôté l’appareil devenu inutile pendant la respiration calme et régulière du sommeil.

Quand elle se vit pour la première fois dans son costume d’officier, la jeune fille fut un peu consolée de sa triste mésaventure. Elle trouva sa nouvelle tenue fort seyante et put admirer l’effet de sa magnifique chevelure blonde, qu’elle laissait tomber en boucles naturelles sous son mince bonnet de police crânement incliné vers l’oreille.

Même pendant les périodes les plus actives de ses études si absorbantes, Louise n’avait jamais négligé son frère Norbert.

Sa tendresse pour lui était devenue plus attentive encore après la disparition de leurs parents, morts presque en même temps au cours d’un terrible hiver générateur d’épidémies meurtrières.

Norbert occupait maintenant le poste de son père à la fabrique de poterie et possédait un merveilleux tour de main pour exécuter rapidement toutes sortes de figurines pleines de vie et de grâce. En dehors de ce talent très réel, le jeune homme avait peu d’intelligence et subissait complètement l’excellente influence de sa sœur.

Louise voulait partager avec Norbert son opulence subite ; elle résolut donc de se l’adjoindre pendant son magnifique voyage.

La jeune fille s'intéressait depuis peu à une pie apprivoisée trouvée dans d’étranges conditions. L’oiseau lui était apparu pour la première fois un dimanche, en plein bois de Chaville. Midi venait de sonner au loin, et Louise, après une fatigante séance d’herborisation, s’était assise au pied d’un arbre pour faire un frugal repas. Soudain une pie effrontée et gourmande s’approcha d’elle en sautillant, comme pour quêter des miettes de pain, qui lui furent aussitôt jetées en abondance. L’oiseau, rempli de reconnaissance, s’avança plus près encore sans aucune frayeur, se laissant caresser et prendre par la généreuse dispensatrice, qui, touchée de cette confiante sympathie, le ramena chez elle et commença son éducation. Bientôt la pie vint au moindre appel se poser sur l’épaule de sa maîtresse et poussa l’obéissance jusqu’à rapporter dans son bec tel léger objet désigné du doigt.

Louise était maintenant trop attachée à sa compagne ailée pour accepter l’idée de l’abandonner à des soins mercenaires. Elle emmena donc l’oiseau le jour où, pleine d’exubérant optimisme, elle prit en compagnie de son frère l’express de Marseille.

Conduits à Porto-Novo par un rapide paquebot, le frère et la sœur recrutèrent à la hâte une petite escorte d’hommes blancs et se dirigèrent vers le sud. Le projet de Louise était d’atteindre la Vorrh, que lui avaient signalée plusieurs livres d’explorateurs ; c’est là surtout que son imagination découvrait à l’avance toutes sortes de merveilles végétales.

Son espoir ne fut pas trompé lorsque après de longues fatigues elle eut connaissance de l’imposante forêt vierge. Sur l’heure elle commença ses recherches, éprouvant une joie immense en voyant presque à chaque pas, sous forme de fleur ou de plante, quelque nouveau trésor inconnu.

Avant son départ, Louise avait composé chimiquement certain liquide corrosif propre à faciliter sa besogne. Une goutte de cette solution, versée sur un végétal quelconque, devait révéler, par une combustion partielle accompagnée d’une légère fumée, la présence indubitable de l’essence désirée.

Or, malgré l’infinie variété des spécimens entassés dans la Vorrh, les essais continuellement répétés demeurèrent infructueux. Durant bien des jours Louise poursuivit sa tâche avec courage, pénétrant sans cesse plus avant sous l’admirable frondaison. Parfois, apercevant sur un arbre quelque feuille bizarre et attrayante, elle la désignait à la pie, qui la cueillait avec son bec pour la lui donner.

Toute la Vorrh fut ainsi traversée du nord au sud sans aucun résultat. Louise, désespérée, ne tentait plus que machinalement son expérience habituelle quand tout à coup une goutte de sa préparation, jetée par acquit de conscience sur une plante nouvelle, provoqua la courte combustion vainement guettée depuis si longtemps.

La jeune fille eut une minute d’ivresse qui la dédommagea de ses déceptions passées. Elle fit une abondante cueillette de la précieuse plante fine et rougeâtre, dont les graines, cultivées en serre chaude, devaient lui fournir sa provision future.

C’est à la tombée de la nuit que la voyageuse avait fait sa mémorable découverte ; on campa sur le lieu même de la halte, et chacun s’étendit pour dormir, après un solide repas au cours duquel toutes les décisions furent prises pour revenir promptement à Porto-Novo.

Mais le lendemain, en s’éveillant, Louise et Norbert se virent seuls. Leurs compagnons les avaient trahis, dérobant, après en avoir coupé les courroies, certaine sacoche qui, toujours portée en bandoulière par la jeune fille, contenait dans ses divers compartiments une pesante charge d’or et de billets. Songeant à éviter une dénonciation, les misérables avaient attendu l’étape la plus lointaine, afin d’enlever toute chance de retour aux deux abandonnés privés de vivres.

Louise ne voulut pas tenter l’impossible en cherchant à regagner Porto-Novo ; elle marcha au contraire vers le sud, dans l’espoir d’atteindre quelque village indigène d’où elle pourrait se faire rapatrier moyennant la promesse d’une rançon. Elle fit une ample provision de fruits et sortit bientôt de la Vorrh, ayant traversé l’immense forêt tout entière sans rencontrer aucune trace de Velbar ni de Sirdah, que l’incendie devait avant peu chasser de leur retraite.

Après quelques heures de marche, Louise fut arrêtée par le Tez, dont le cours, à une certaine distance d’Éjur, remontait sensiblement vers le nord. À ce moment un tronc d’arbre descendait le cours d’eau à la dérive. Sur un signe de sa sœur, Norbert agrippa la longue épave, et, poussés par une forte branche formant godille, les deux exilés purent passer le fleuve, installés tant bien que mal sur l’écorce humide. La jeune fille avait saisi avec joie cette occasion de mettre une barrière entre elle et ses guides, qui, pouvant regretter d’avoir épargné leurs victimes, étaient encore capables de quelque retour offensif.

À partir de ce point, le frère et la sœur suivirent invariablement la rive gauche du Tez et tombèrent ainsi au pouvoir d’Yaour, que la beauté de Louise troubla profondément.

Au cours de ses études, la jeune fille s’était trouvée mêlée à un monde d’étudiants et d’étudiantes dont les doctrines très avancées avaient déteint sur elle ; volontiers elle affichait le mépris de certaines conventions sociales et allait parfois jusqu’à prôner l’union libre. Yaour, jeune et de visage impressionnant, exerça un attrait puissant sur son imagination éprise d’imprévu. Or, selon ses idées, deux êtres attirés l’un vers l’autre par un élan réciproque ne devaient subir l’entrave d’aucun préjugé. Heureuse et fière du côté romanesque de l’aventure, elle se donna sans réserve au roi étrange dont la passion s’était allumée dès le premier regard.

Tout projet de rapatriement fut ajourné par ce dénoûment inattendu.

Lors de leur fuite traîtresse au sein de la Vorrh, les guides avaient laissé certain sac dont le contenu, inutile pour eux mais infiniment précieux pour Louise, se composait d’une foule d’objets et d’ingrédients se rapportant à la grande découverte photographique jusqu’alors inachevée.

La jeune femme reprit ses travaux avec ardeur, ne doutant pas de la réussite maintenant qu’elle possédait l’introuvable essence fournie par les plantes rouges de la forêt vierge.

Pourtant la besogne exigea encore de longs tâtonnements, et le but n’était pas atteint au moment de la bataille du Tez.

En achevant son récit, Louise nous avoua le violent chagrin que lui causait la mort de l’infortuné Yaour, dont le brûlant souvenir ne pouvait manquer de planer sur son existence tout entière.


XX


Le lendemain de sa victoire, l’empereur nous envoya Sirdah chargée d’une mission complexe.

Talou, qui aux fonctions de souverain joignait celles de chef religieux, devait se sacrer lui-même roi du Drelchkaff, titre auquel son dernier succès lui donnait droit.

Or le monarque prétendait rehausser l’éclat de l’insigne proclamation en la faisant coïncider avec le gala des Incomparables.

Voulant impressionner ses sujets, il nous demandait en outre de lui indiquer quelque tradition grandiose en usage chez les blancs.

Juillard parla aussitôt de la sainte ampoule et s’offrit pour fournir d’avance tous les détails nécessaires sur la façon d’administrer l’huile consacrée. En même temps, Chènevillot résolut d’ériger un petit autel sur le côté nord de la place des Trophées.

Cette première question tranchée, Sirdah continua l’énoncé de ses requêtes.

Yaour IX n’ayant aucun parent issu d’Yaour Ier, sa mort marquait l’extinction définitive de sa race.

Pour embellir la cérémonie du sacre et affirmer les droits incontestables des Talou, l’empereur désirait exposer une sorte de pièce généalogique sur laquelle, après avoir pris Souann pour point de départ, on soulignerait de façon saisissante l’anéantissement de la branche rivale.

Très orgueilleux de son origine européenne, l’empereur tenait à voir figurer sur le document projeté l’antique portrait qui, pieusement transmis de père en fils dans la lignée des Talou, représentait les deux sœurs espagnoles épouses de Souann.

Juillard se chargea volontiers d’établir cet acte dynastique, appelé à orner l’autel déjà construit dans la pensée de Chènevillot.

En dehors de ces divers détails, une curieuse figuration devait être fournie par le cadavre même du malheureux Yaour.

La lance avec laquelle l’empereur avait frappé le roi défunt portait à sa pointe, comme beaucoup d’armes ponukéléiennes, un poison très violent qui, en déterminant la mort infaillible, possédait en outre l’étrange propriété d’empêcher pendant quelque temps toute putréfaction des tissus.

Le corps de l’illustre vaincu pourrait donc, même après une attente durable, être placé pour la solennité sous le caoutchouc caduc jadis dédié à la race des Yaour.

D’après l’empereur, cette humiliation imposée à la plante maudite réclamait, par contraste, une décoration glorieuse du palmier semé plus tard par Talou IV.

L’ouvrier peintre Toresse fut choisi pour composer un écriteau commémoratif rappelant la restauration déjà lointaine, dont la date coïncidait exactement avec la genèse de l’arbre.

Sirdah nous apprit en même temps que le jour du sacre serait marqué par le supplice de tous les coupables, dont Rao deviendrait l’exécuteur.

Gaïz-dûh, qui à sa demande d’une splendide récompense n’avait obtenu de l’empereur que cette seule réponse : « Tu es un traître, et tu seras puni comme un traître », devait avoir la tête coupée avec un tranchant de hache fait en un bois spécial aussi résistant que le fer et propre à éviter toute effusion de sang.

Mossem aurait la plante des pieds brûlée au moyen d’un fer rouge, qui graverait un à un les caractères mensongers tracés jadis par lui-même sur l’acte mortuaire de Sirdah.

Rul périrait sous la piqûre des longues épingles d’or qui depuis tant d’années ornaient sa chevelure ; les pointes perceraient sa chair à travers les œillets du corset rouge, maintenant réduit à l’état de loque par un trop long usage.

Pour Djizmé, l’empereur, dont l’imagination était à bout de ressources, nous demandait l’indication de quelque supplice en usage dans nos pays. Chènevillot eut alors une pensée qui, en évitant toute souffrance à la condamnée, avait en outre l’avantage de reculer sa mort à une date peut-être lointaine. Parmi ses fournitures, l’architecte possédait un paratonnerre du plus récent modèle, qu’il destinait au château du baron Ballesteros. Il était facile, au prochain orage suffisamment direct, de mettre Djizmé en contact avec le fil conducteur de l’appareil et de la faire ainsi électrocuter par les nuages. Or le mauvais temps était rare à Éjur, et quelque événement imprévu, capable de délivrer l’infortunée, pouvait fort bien précéder le premier éclat de foudre à venir.

L’industrieux Naïr devait avoir la vie sauve à cause des pièges si utiles qu’il fabriquait en vue de détruire les moustiques. Mais, pour l’auteur du billet illustré adressé à Djizmé, la simple captivité exempte de tourments constituant, paraît-il, un châtiment trop doux, Talou désirait voir s’élever, au bord de la place des Trophées, une sorte de socle sur lequel serait fixé le collet tendu certain soir par Séil-kor. Voué à une immobilité continuelle et trouvant à peine la place de s’étendre pour sommeiller, Naïr, le pied pris dans la boucle qui une fois déja lui avait été fatale, travaillerait sans relâche à la confection de ses délicats engins. Pour ajouter le supplice moral à l’énervante contrainte physique, le chapeau melon, le gant de Suède et la lettre à vignettes, véritables instruments de sa ridicule mésaventure, seraient placés sans cesse à portée de sa vue.

Afin de rendre plus complète la figuration du sacre, Talou réclamait encore une prison, d’où les condamnés, preuves vivantes de son pouvoir absolu, assisteraient à son triomphe.

Après l’exposé de ces sinistres nouvelles, Sirdah nous fit part d’un événement heureux également fixé pour le jour du gala. Il s’agissait de sa propre guérison effectuée par le sorcier Bachkou, qui maintenant était soumis à l’autorité de Talou. Dans son impatience, l’empereur avait voulu conduire sa fille à l’habile opérateur le soir même de la bataille du Tez. Mais Sirdah s’était refusée à recouvrer la vue en une journée souillée par tant de sang répandu. Elle préférait garder cette joie supplémentaire pour la date du sacre, déjà signalée par l’éclatante glorification de son père.

Quelques mots concernant les Montalescot terminèrent le mandat de Sirdah.

Aux yeux de l’empereur, Louise avait mérité le châtiment suprême par le seul fait de sa liaison amoureuse avec l’ennemi mortel dont tout souvenir devait disparaître. Talou allait même jusqu’à englober l’inoffensif Norbert dans la haine que lui inspirait tout ce qui, de près ou de loin, avait connu la faveur d’Yaour. Mais Sirdah, fort à propos, avait piqué la curiosité de son père par l’exposé de la grande découverte qui hantait la jeune femme ; désireux de voir fonctionner l’appareil projeté, Talou s’était promis de surseoir au jugement de l’étudiante, qui pouvait librement poursuivre son labeur.


Huit jours suffirent à Chènevillot pour exécuter ses nouveaux travaux.

Au nord de la place des Trophées s’élevait un petit autel précédé de plusieurs marches ; en face, sur le côté sud, s’étendait une prison destinée aux condamnés, et, non loin du théâtre des Incomparables, on voyait se dresser, muni de tous les accessoires demandés, un socle en bois sur lequel Naïr fut immédiatement installé.

Particulièrement séduit par l’idée de faire périr Djizmé sous une étincelle céleste, Talou avait pleinement approuvé le projet de Chènevillot. Mise au courant du genre de supplice qu’on lui réservait, la malheureuse avait obtenu de l’empereur deux suprêmes faveurs : celle de mourir sur la natte blanche aux multiples dessins que son amant lui avait jadis offerte, et celle de porter à son cou, au moment fatal, une carte à triple lunaison qui, en évoquant ses jours de brillantes réceptions, lui rappellerait au milieu de sa détresse son temps de splendeur toute-puissante.

Chènevillot s’était servi de la natte en question pour tapisser un appareil d’électrocution que la foudre seule devait actionner.

XXI


Les Montalescot s’étaient vite habitués à leur nouvelle résidence. Louise s’occupait avec passion de son étonnante découverte, pendant que Norbert explorait curieusement le Béhuliphruen ou la rive droite du Tez.

La pie apprivoisée, toujours fidèle, faisait l’admiration de tous par son attachement et son intelligence ; l’oiseau, réalisant chaque jour de nouveaux progrès, exécutait avec une sûreté merveilleuse les ordres les plus divers dictés par sa maîtresse.

Un jour, en errant au bord du Tez, Norbert fut séduit par l’extrême souplesse d’une terre jaunâtre légèrement humide, dont il s’empressa de faire provision. Le jeune homme put dès lors occuper ses loisirs en modelant, avec sa facilité habituelle, de charmantes statuettes délicieusement campées, qui une fois séchées au soleil prenaient la consistance et l’aspect de la terre cuite. Talou, s’intéressant manifestement à ces travaux artistiques, semblait élaborer quelque projet dont une circonstance fortuite amena bientôt la complète maturité.

Depuis que nous séjournions à Éjur, diverses bêtes de boucherie, embarquées sur le Lyncée pour être abattues en cours de route, avaient contribué tour à tour à notre alimentation. Grâce au maître-coq parcimonieux, fort ménager de cette précieuse réserve, il restait encore plusieurs veaux appelés à subir le sort de leurs compagnons. Le prévoyant cuisinier se décida enfin à entamer ce groupe de survivants et nous servit un soir à dîner, en même temps que les tranches appétissantes de la première victime, un plat de mou finement assaisonné. Talou, qui par instinctive curiosité s’était toujours montré friand de nos mets européens, goûta soigneusement cette dernière préparation, dont il voulut aussitôt connaître la provenance et l’aspect naturel.

Le lendemain, Sirdah, triste et angoissée, vint nous trouver de la part de son père, dont elle commenta les pénibles instructions par une foule d’appréciations personnelles.

À son avis, Talou exécrait Louise, dont l’image s’associait toujours dans sa pensée avec celle du roi Yaour. Le frère et la sœur étaient confondus dans le même sentiment d’aversion farouche, et l’empereur ne leur offrait un double exeat qu’en échange de prodiges irréalisables, dont il avait laborieusement réglé tous les détails avec un raffinement plein de malicieuse cruauté.

Parmi les caisses et ballots éventrés lors de l’accident du Lyncée, se trouvait un important stock de jouets adressé à un marchand de Buenos-Ayres. Talou s’était fait montrer en détail tous les articles, nouveaux pour lui, contenus dans le colis, s’intéressant spécialement aux objets mécaniques, dont il manœuvrait lui-même le remontoir. Il avait distingué surtout certain chemin de fer qui le ravissait par son merveilleux roulement dû a un complexe réseau de rails facilement démontables. C’est de cette amusante invention qu’était issu en partie le projet dont Sirdah venait nous exposer le détail.

Inspiré par son dernier dîner, Talou exigeait du pauvre Norbert la construction d’une statue de grandeur naturelle, captivante comme sujet et suffisamment légère pour rouler, sans les détériorer, sur deux rails crus faits de cette même matière inconsistante si bien accommodée la veille par le maître-coq. En outre, sans parler cette fois d’aucun poids spécial, l’empereur réclamait trois œuvres sculpturales plus ou moins articulées, dont seule la pie savante devait, à l’aide de son bec ou de ses pattes, mettre le mécanisme en mouvement.

Ces conditions remplies, se joignant au bon fonctionnement de l’appareil dont Louise poursuivait l’achèvement, assureraient la liberté du frère et de la sœur, qui dès lors pourraient se joindre à notre détachement pour atteindre Porto-Novo.

Malgré l’extrême rigueur de cet ultimatum, Louise, sans céder à l’abattement, comprit que son devoir était d’encourager et de guider Norbert.

Il s’agissait, en premier lieu, de trouver une matière à la fois légère, flexible et résistante, pouvant servir à élever une statue presque impondérable.

On fit à l’aventure des recherches dans les bagages extraits de notre navire, et Louise poussa brusquement un cri de joie en découvrant plusieurs paquets importants, bourrés de baleines de corsets uniformément noires. En consultant les étiquettes, on vit que l’envoi était fait par une maison en liquidation, qui sans doute avait cédé au rabais une partie de son approvisionnement de réserve à quelque fabricant américain.

Les intérêts en jeu étant trop graves pour laisser place à aucun scrupule, Louise s’empara de la marchandise, quitte à dédommager plus tard le destinataire.

Pour choisir le sujet captivant imposé par les instructions de l’empereur, la jeune femme n’eut qu’à puiser au hasard dans sa mémoire copieusement enrichie par d’innombrables lectures. Elle se souvint d’une anecdote contée par Thucydide dans son Histoire de la Guerre du Péloponèse, alors qu’en de rapides préliminaires l’illustre chroniqueur cherche à comparer le caractère athénien et la mentalité spartiate.

Voici quel est en substance le classique récit tant de fois traduit par maintes générations de lycéens.

Un riche Lacédémonien nommé Kténas avait à son service un grand nombre d’ilotes.

Au lieu de mépriser ces esclaves ravalés par ses concitoyens au niveau des bêtes de somme, Kténas ne songeait qu’à relever au moyen de l’instruction leur niveau moral et sensitifif. Son but noble et humanitaire était d’en faire ses égaux, et, pour forcer les plus paresseux à étudier avec zèle, il avait recours à de sévères punitions, ne craignant pas d’user parfois de son droit de vie et de mort.

Le plus récalcitrant du groupe était sans contredit un certain Saridakis, qui, aussi mal doué qu’apathique, se laissait distancer sans honte par tous ses camarades.

Malgré les plus durs châtiments, Saridakis restait stationnaire, consacrant vainement des heures entières à la simple conjugaison des auxiliaires.

Kténas vit dans cette manifestation de complète incapacité l’occasion de frapper d’une façon terrible l’esprit de ses élèves.

Il donna trois jours à Saridakis pour graver définitivement le verbe ειμι dans son souvenir. Ce délai écoulé, l’ilote, devant tous ses condisciples, articulerait sa leçon en face de Kténas, dont la main armée d’un stylet atteindrait à la moindre faute le cœur du coupable.

Sûr d’avance que le maître agirait suivant ses terrifiantes promesses, Saridakis, torturant son cerveau, fit d’héroïques efforts pour se préparer à la suprême épreuve.

Au jour dit, Kténas, rassemblant ses esclaves, se plaça près de Saridakis, en dirigeant vers la poitrine du malheureux la pointe de sa lame. La scène fut courte ; le récitant se trompa grossièrement dans le duel de l’unique imparfait, et un coup sourd résonna soudain au milieu du silence angoissé. L’ilote, le cœur transpercé, tourna un instant sur lui-même et tomba mort aux pieds de l’inexorable justicier.

Sans hésiter Louise adopta cet émouvant modèle.

Secondé par les indications de sa sœur, Norbert parvint à élever, avec les flexibles baleines, une légère statue munie de roues. Les clous et outils nécessaires à ce travail lui furent délivrés par Chènevillot, qui construisit lui-même une bascule bien équilibrée propre à recevoir au dernier moment les rails délicats et fragiles. Pour compléter l’œuvre pleine de vigueur impressionnante, Louise traça en lettres blanches sur le socle noir un large titre explicatif, précédant la conjugaison du fameux duel murmuré par les lèvres expirantes de l’ilote.

Les effigies à mouvement commandées par l’empereur réclamaient maintenant trois autres sujets.

L’enthousiaste Louise était grande admiratrice de Kant, dont les portraits hantaient fort nettement son esprit. Sous ses yeux Norbert exécuta un buste de l’illustre philosophe, en ayant soin d’évider l’intérieur du bloc pour ne laisser au sommet de la tête qu’une couche argileuse sans nulle épaisseur. Chènevillot disposa dans la cavité cranienne un jeu de lampes électriques à puissants réflecteurs, dont l’éclat devait figurer les flammes géniales de quelque lumineuse pensée.

Louise s’inspira ensuite d’une vieille légende bretonne relatant de façon touchante l’héroïque et célèbre mensonge de la nonne Perpétue, qui ne craignit pas de risquer sa vie en refusant de livrer aux sbires lancés à leur poursuite deux fugitifs cachés dans son couvent.

Cette fois ce fut un groupe entier que Norbert dut modeler avec art et patience.

En dernier lieu, le jeune homme, docile instrument de sa sœur, évoqua le régent courbé devant Louis XV ; l’étudiante aimait l’antithèse contenue dans cette humble marque de respect donnée à un enfant par le plus puissant personnage du royaume.

Chaque œuvre était munie d’un mécanisme très simple, spécialement adapté au bec ou aux pattes de la pie, dont l’éducation coûta plus de peine qu’on ne pouvait s’y attendre.

En effet, le nouveau travail était beaucoup plus complexe que les insignifiants tours de force accomplis jusqu’alors par l’oiseau. Les mouvements devaient être exécutés à la file sans pilotage ni indications, et le volatile retenait difficilement une telle série d’évolutions différentes et précises. Norbert aida sa sœur pour le laborieux dressage qu’il était urgent de mener à bien.

Cependant Louise poursuivait activement ses travaux chimiques, dont les dernières manipulations exigeaient un local aménagé d’une façon toute particulière au point de vue de l’éclairage.

Sur sa demande, Chènevillot édifia une sorte de logette fort exiguë, dont les parois, prudemment privées d’issues, n’engendraient aucun rais.

Une lumière jaunâtre très atténuée devait seule être admise au sein du laboratoire ; or un vitrage teinté, même assombri par la plus dense opacité, n’aurait pu manquer de produire des reflets désastreux sur l’étrange plaque sensible en préparation.

La solution du problème fut donnée par Juillard, qui avait assisté aux entretiens de Louise et de l’architecte.

Le savant possédait dans sa grande caisse de livres un précieux exemplaire de la Jolie Fille de Perth, provenant de la première édition du célèbre ouvrage. Les pages vieilles de plus d’un siècle étaient complètement jaunies et pouvaient servir à tamiser et à ternir l’aveuglante clarté du soleil africain.

Malgré le prix inestimable de cette pièce extrêmement rare, Juillard, sans hésiter, l’offrit à l’étudiante, qui, la trouvant parfaitement adaptée à ses projets, remercia chaudement l’aimable donateur.

Chènevillot découpa les feuillets en forme de tuiles, qui, disposées sur plusieurs épaisseurs et maintenues par une fine charpente, composèrent la partie supérieure de la logette. Un judas pratiqué au milieu de cette légère toiture permettrait à la prisonnière de venir parfois humer un peu d’air pur, après avoir couvert soigneusement ses divers ustensiles et ingrédients. La prudence devant, dans un cas aussi grave, l’emporter sur le confort, c'est par cette ouverture laissée unique à dessein que Louise effectuerait ses entrées et ses sorties, au moyen de deux petites échelles doubles à degrés plats fabriquées par l’architecte dans ce but spécial. La moindre infiltration lumineuse pouvait en effet compromettre la réussite du travail, et le judas du plafond se prêtait mieux qu’aucune porte latérale à une fermeture hermétique garantie par son propre poids.

La logette se dressait sur la place des Trophées, non loin de la Bourse, dont la séparaient les statues de Norbert correctement alignées. Avant de poser le toit, Chènevillot avait aménagé l’intérieur, qui contenait une des échelles doubles, une chaise volante et une table chargée des fournitures nécessaires à la merveilleuse découverte.

Louise passa dès lors la plus grande partie de ses journées enfermée dans son laboratoire, parmi ses drogues, ses cuvettes et ses plantes ; elle employait ses moments de liberté à parfaire le dressage de la pie, qui lui tenait toujours fidèle compagnie au sein du fragile cachot.

Quand on interrogeait la jeune femme sur l’issue de ses triturations chimiques, elle semblait pleine d’espérance et de joie.

XXII


Sur ces entrefaites Séil-kor reparut à la tête de ses porteurs noirs, qui pliaient sous le poids de nombreuses marchandises achetées avec l’argent des rançons. Chaque tributaire avait payé dans la mesure de ses moyens, et les familles des plus pauvres matelots, réunissant leurs économies, s’étaient résignées à verser leur contingent dans l’ensemble.

Après une longue conférence avec l’empereur, Séil-kor vint nous communiquer les nouvelles. Les lettres rédigées par nous ayant rapporté une somme suffisante, notre libération, de ce côté, ne souffrirait aucun retard. Mais une condition imprévue restait à remplir.

Depuis le combat sanglant livré aux troupes drelchkaffiennes, Talou, cherchant la solitude sous les massifs du Béhuliphruen, avait passé bien des heures à composer maintes strophes sonores qui, prenant pour sujet la victoire remportée sur Yaour, devaient enrichir la Jéroukka d’un chant supplémentaire intitulé la Bataille du Tez.

À l’occasion de son sacre, l’empereur ferait chanter l’épopée entière par ses troupes ; mais le nouveau chant, terminé le matin même, était encore ignoré des guerriers noirs, et de longues études seraient nécessaires pour l’apprendre à un groupement aussi nombreux.

En conséquence, Talou confiait à Carmichaël le soin d’exécuter au jour dit, avec sa resplendissante voix de tête, la portion récente de son œuvre. Un tel choix aurait encore l’avantage de mettre en relief les strophes inconnues du vaste poème et de souligner cette première, devenue ainsi sensationnelle.

Pour chanter la Bataille du Tez le jeune Marseillais garderait son costume masculin, car Talou voulait se sacrer roi du Drelchkaff dans la toilette même qu’il portait le jour de sa victoire, toilette à grand effet dont la forme lui semblait particulièrement majestueuse. L’empereur comptait d’ailleurs faire partie du programme en vocalisant l’Aubade de Dariccelli.

Son explication achevée, Séil-kor remit à Carmichaël une large feuille de papier couverte par lui de mots étranges mais parfaitement lisibles, dont la périlleuse prononciation se trouvait fidèlement reproduite au moyen de l’écriture française ; c’était la Bataille du Tez, transcrite à l’instant par le jeune noir sous la dictée de l’empereur.

L’air était fourni par la répétition continuelle d’un motif unique et bref que Séil-kor apprendrait facilement à Carmichaël.

Comptant sur la peur pour obtenir une interprétation parfaite, Talou punissait d’avance la moindre faute de mémoire par trois longues heures de consigne, pendant lesquelles, travaillant en vue d’une nouvelle récitation lyrique soumise au même code, Carmichaël, immobile et debout, la face tournée contre un des sycomores de la place des Trophées, repasserait sa leçon sous l’étroite surveillance d’un noir.

Ayant recueilli l’acquiescement forcé du jeune chanteur, Séil-kor, toujours mandataire de Talou, exigea de nous un simple conseil sur le rôle que pourraient jouer dans la cérémonie du sacre les trente-six frères de Sirdah.

Il nous parut que des enfants de cet âge, tout désignés pour l’emploi de pages servants, ajouteraient au pittoresque du tableau en portant la longue traîne de leur père au moment où celui-ci se dirigerait majestueusement vers l’autel. Mais, six tout au plus trouveraient place autour de la jupe, et un tirage au sort s’imposait. Chènevillot prit alors l’engagement de fabriquer un grand dé à jouer qui servirait à nommer les élus parmi les nombreux garconnets divisés en six rangées.

Quant aux dix épouses de l’empereur, elles devaient exécuter la Luenn’chétuz, danse hiératique intimement liée aux rites rares et marquants.

En terminant, Séil-kor nous montra une longue bande de parchemin enroulée sur elle-même et couverte de groupes belliqueux grossièrement dessinés par Talou.

Au cours de ses campagnes, l’empereur, sans rien écrire, prenait des notes quotidiennes uniquement basées sur l’image, fixant à l’aide de croquis, pendant que sa mémoire était fraîche et précise, les différentes opérations accomplies par ses troupes.

Une fois revenu dans sa capitale, il se servait de ce guide stratégique pour composer ses vers, et nous avions en somme sous les yeux le propre canevas de la Jéroukka.

Ayant découvert dans nos bagages un baromètre enregistreur dont il s’était fait expliquer la marche, Talou rêvait de voir ses dessins défiler automatiquement sur le rouleau mobile du précieux instrument.

La Billaudière-Maisonnial, habitué aux travaux délicats, se chargea de réaliser l’impérial désir ; il sortit de la boîte barométrique le fragile mécanisme, dont il accéléra le mouvement, et bientôt un ingénieux appareil, revêtu de la bande de parchemin, fonctionna près de la scène des Incomparables.


XXIII


Quelques jours passèrent encore, pendant lesquels Carmichaël apprit à la façon des perroquets le texte barbare de la Bataille du Tez. Guidé par Séil-kor, il avait retenu sans peine l’air étrange adapté aux strophes et se sentait en mesure de chanter avec maîtrise le nouveau fragment de la Jéroukka.

À la Bourse le Carmichaël n’avait cessé de monter depuis qu’un chant ponukéléien, œuvre prodigieusement bizarre comme paroles et comme musique, s’était substitué au répertoire habituel du jeune Marseillais.

Aux approches du grand jour la spéculation avait pris un nouvel essor, et une dernière séance, qui promettait d’être mouvementée, devait avoir lieu juste avant le début de la représentation.


Désireux de contribuer à la magnificence du gala en tissant un riche manteau de sacre destiné à l’empereur, Bedu installa au-dessus du Tez son fameux métier, qui n’avait nullement souffert pendant l’échouement.

Il dressa une carte de l’Afrique environnée d’une vaste portion de mer et marqua en rouge vif toute la contrée soumise au sceptre de Talou.

La limite sud du Drelchkaff étant imparfaitement connue laissait le champ libre à l’artiste, qui par flatterie prolongea le royaume jusqu’au cap de Bonne-Espérance, dont il traça le nom en toutes lettres.

Le réglage des aubes effectué, la machine fut mise en mouvement, et bientôt un lourd vêtement d’apparat était prêt à s’affaler, au moment solennel, sur les épaules du souverain.

Encouragé par cette réussite, Bedu voulut ménager une surprise à Sirdah, qui nous avait toujours témoigné tant de bonté et de dévoûment.

Il dessina pour elle un somptueux modèle de manteau, dont les sujets d’ornement reproduisaient maintes émouvantes scènes du Déluge.

L’inventeur comptait mettre l’appareil au point le matin même du sacre pour le faire fonctionner devant Sirdah, qui, après sa guérison, ne pourrait manquer de contempler avec un vif plaisir la vision fournie par le travail féerique du prodigieux mécanisme.

L’opération de Bachkou devant avoir lieu à la nuit tombante, un phare d’acétylène, trouvé dans le matériel du Lyncée puis installé au bord de l’eau, darderait sur la machine même les gerbes éclatantes projetées par son réflecteur.


Pour amplifier le spectacle consacré au fleuve, Fuxier résolut de confectionner plusieurs pastilles bleues, qui, plongées dans le courant, créeraient à la surface des eaux toutes sortes d’images distinctes et fugitives.

Avant de se mettre à l’œuvre, il nous consulta collectivement sur le choix des sujets à traiter et recueillit pêle-mêle une foule d’idées, dont il ne retint que les suivantes :

1° Persée portant la tête de Méduse.

2° Un festin espagnol accompagné de danses échevelées.

3° La légende du poète provençal Giapalu, qui, étant venu certain jour chercher l’inspiration dans le site pittoresque où le Var jaillit du sol, laissa surprendre ses secrets par le vieux fleuve, curieusement penché pour lire au-dessus de son épaule. Le lendemain, les flots murmurants récitèrent depuis la source jusqu’à l’embouchure les vers nouveaux, qui frappés au coin du génie furent aussitôt connus dans tout le pays sans apporter aucun nom d’auteur. Giapalu stupéfait voulut en vain établir sa paternité ; on le traita d’imposteur, et le pauvre poète mourut de chagrin sans avoir connu la gloire.

4° Une particularité du pays de Cocagne concernant la régularité du vent, qui donnait l’heure exacte aux habitants sans aucune peine d’entretien ni de remontage d’horloge.

5° Une aventure galante du prince de Conti, racontée par lui-même en ces termes discrets dans sa correspondance :

Au printemps de l’an 1695, François-Louis de Bourbon, prince de Conti, était l’hôte d’un vieillard octogénaire, le marquis de ***, dont le château se dressait au milieu d’un parc immense et ombreux.

L’année précédente, le marquis avait épousé une jeune femme dont il se montrait fort jaloux, tout en n’ayant pour elle que des attentions de père.

Chaque nuit, le prince de Conti allait retrouver la marquise, dont les vingt ans ne pouvaient s’accommoder d’une éternelle solitude.

Ces visites réclamaient d’infinies précautions. Pour ménager en cas d’alerte un prétexte à sa fuite, le prince lâchait dans le parc, avant chaque rendez-vous, certain geai apprivoisé, qui depuis longtemps déjà le suivait dans tous ses voyages.

Un soir, concevant quelques soupçons, le marquis alla frapper chez son hôte ; n’ayant pas obtenu de réponse, il pénétra dans la chambre vide et aperçut les vêtements de l’absent épars sur un meuble.

L’octogénaire se rendit aussitôt chez sa femme en la sommant de le recevoir sur-le-champ. La marquise ouvrit sa fenêtre sans bruit et la referma de même, pendant que son amant se laissait glisser jusqu’au sol. Cette manœuvre avait demandé quelques secondes à peine, et le verrou de la porte put être tiré en temps voulu.

Le vieux jaloux entra sans rien dire et visita en vain tous les recoins de la chambre. Après quoi, l’idée d’une évasion par la fenêtre lui étant venue à l’esprit, il sortit du château et se mit à fureter dans le parc.

Bientôt il découvrit Conti à demi nu, qui lui exposa les recherches auxquelles il se livrait par suite de l’escapade de son geai.

Le marquis voulut accompagner son hôte pour voir s’il disait vrai. Au bout de quelques pas le prince s’écria : « Le voici ! » en montrant, perché sur un arbre, l’oiseau apprivoisé, qui au premier appel vint se poser sur son doigt.

Les soupçons du vieillard se dissipèrent aussitôt, et l’honneur de la marquise demeura sauf.

Armé de ces cinq sujets, Fuxier recommença, dans son bloc de substance bleue, le travail minutieux qu’il avait déjà mené à bien pour le modelage interne des diverses pastilles rouges réclamées par la figuration du tableau shakespearien.

XXIV


Un matin, Séil-kor faillit périr victime de son dévoûment à l’empereur. Vers dix heures, on l’apporta sanglant sur la place des Trophées pour le remettre entre les mains du docteur Leflaive.

L’accident avait eu pour cause un événement rapide et inattendu.

Quelques minutes avant, le traître Gaïz-dûh avait réussi à s’échapper. Séil-kor, témoin de ce coup d’audace, s’était lancé à la poursuite du fugitif, qu’il avait bientôt rattrapé puis saisi par le bras gauche.

Gaïz-dûh, dont la main droite serrait une arme, s’était retourné avec colère pour frapper Séil-kor à la tête ; le léger retard issu de cette brusque scène avait permis aux gardiens d’accourir et de ramener en même temps le prisonnier et le blessé.

Le docteur Leflaive pansa la plaie et promit de sauver le malade.

Dès le lendemain, tout danger de mort était complètement écarté, mais des troubles psychiques ne tardèrent pas à se manifester, déterminés par une importante lésion du cerveau. Séil-kor avait perdu la mémoire et se refusait à reconnaître aucun visage.

Darriand, en visitant le malade, vit une occasion merveilleuse d’accomplir un miracle à l’aide de ses plantes hypnotiques. Possédant plusieurs pellicules vierges de tout coloriage, il pria Bedu de peindre sur une de ces longues bandes souples et transparentes un certain nombre de scènes empruntées à la période la plus marquante de la vie de Séil-kor.

L’idylle avec Nina devait sans conteste avoir la préférence. Transporté auprès de son amie, qu’il croirait réellement présente à ses yeux, le jeune noir pourrait éprouver une émotion salutaire propre à lui rendre brusquement toutes ses facultés.

Parmi les reliques du pauvre dément on trouva une large photographie, qui, montrant Nina de face, fournit à Bedu de précieuses indications.


Ayant achevé la préparation de ses pastilles, Fuxier, sur nos instances, voulut bien compléter sa série d’expériences par l’éclosion d’une grappe de raisin dont chaque grain contiendrait un sujet différent.

On quêta de nouvelles inspirations à la ronde. Libre de régler à sa guise l’importance de la grappe, Fuxier arrêta le nombre des grains à dix et jeta son dévolu sur les thèmes suivants :

1o Un aperçu de la Gaule celtique.

2o La fameuse vision du comte Valtguire, qui aperçut en songe un démon sciant le corps de son ennemi mortel, Eudes, fils de Robert le Fort. Encouragé par ce signe, qui semblait lui promettre l’appui du ciel en vouant son adversaire à la mort et à la damnation, Valtguire, oubliant toute prudence, redoubla d’acharnement dans la campagne sanglante qu’il menait contre Eudes et ses partisans. Cette fougue lui fut fatale et devint la cause de sa capture suivie d’une immédiate décollation.

3o Une évocation de la Rome antique au temps de sa plus grande splendeur, symbolisée par les jeux du Cirque.

4o Napoléon victorieux en Espagne mais maudit par la population toujours prête à la révolte.

5o Un évangile de saint Luc relatant trois miracles accomplis par Jésus sur la progéniture des époux Guedaliël, dont l’humble cabane, illuminée par la présence du divin Maître, s’était soudain remplie d’échos radieux après avoir abrité le deuil le plus amer. Deux jours avant la céleste visite, l’aîné des enfants, jeune garçon de quinze ans, pâle et débile, était mort subitement en exerçant son métier de vannier. Étendu sur sa couche, il tenait encore dans ses doigts crispés l’antenne d’osier maniée par lui au moment fatal. Sur deux sœurs que chérissait le défunt, la première était devenue muette à la suite du saisissement causé par la vue du cadavre ; quant à la plus jeune, ce n’était qu’une pauvre infirme laide et bossue, qui ne pouvait consoler ses parents de leur double malheur. En entrant, Jésus étendit la main vers l’impressionnante aphone, qui, aussitôt guérie, chanta rapidement à plein gosier un trille sans fin semblant annoncer le retour de la joie et de l’espoir. Un second geste de la main toute-puissante, dirigée cette fois vers la couche funèbre, rendit la vie au mort, qui, reprenant sa tâche interrompue, courba puis noua dans ses doigts exercés l’antenne d’osier souple et docile. Au même moment, une nouvelle merveille se révélait aux yeux des parents éblouis : Jésus venait d’effleurer du doigt la douce infirme, brusquement embellie et redressée.

6o La ballade d’Hans le Robuste, légendaire bûcheron de la Forêt Noire, qui malgré son grand âge soulevait à lui seul sur ses épaules plus de troncs et de fagots que ses six fils réunis.

7o Un passage de l’Émile, dans lequel Jean-Jacques Rousseau décrit longuement la première impression virile ressentie par son héros à la vue d’une jeune inconnue en robe ponceau assise devant sa porte.

8o Une reproduction du tableau de Raphaël intitulé Satan blessé par l’épée de l’Ange.

Muni de tous ces matériaux, Fuxier se mit à l’œuvre, nous donnant le captivant spectacle de son étrange et patient travail.

Assis devant son cep de vigne, il fouillait le germe de la grappe future à l’aide d’instruments en acier d’une extrême finesse, ceux-là mêmes qui lui servaient pour la confection intérieure de ses pastilles.

Parfois il puisait dans une boîte minuscule différentes matières colorantes propres à s’amalgamer aux personnages lors de leur développement.

Durant des heures il poursuivait son labeur miraculeux, s’acharnant exclusivement sur l’endroit précis d’où les grains devaient surgir, dépouillés à l’avance de leurs pépins par cette terrible trituration.


XXV


Quand tout le monde se fut déclaré prêt, Talou fixa la date du sacre et choisit dans le calendrier ponukéléien le jour équivalent au 25 juin.

Le 24, l’ichtyologiste Martignon, qui n’avait jamais interrompu ses excursions en pirogue le long des côtes, rentra fort agité par une surprenante découverte qu’il venait de faire à la suite d’un sondage profond.

Il portait soigneusement à deux bras un aquarium entièrement caché par un léger plaid et refusait d’en montrer le contenu dans le but de ménager son effet pour le lendemain.

Cet événement faisait prévoir quelque importante fluctuation du Martignon pour la dernière séance de jeu.


Le 25 juin, dès deux heures de l’après-midi, chacun se mit au point pour la grande solennité.

Une burette appelée à représenter la sainte ampoule fut extraite d’un huilier du Lyncée, puis placée sur l’autel à l’usage de Talou, auquel Juillard avait appris la manière de se graisser le front.

Près du flacon l’on campa debout une large feuille de parchemin, sorte de bulle qui, dictée à Rao par l’empereur, synthétisait une solennelle proclamation.

Balbet, ayant imaginé une épreuve de tir inédite, piqua en terre, à droite de l’autel, un large pieu taillé par un ouvrier de Chènevillot ; derrière, dressé dans l’axe voulu, un tronc de sycomore offrait une surface restreinte qui, verticalement aplanie par ordre de l’architecte, devait arrêter les balles sans risques de fâcheux contre-coups.

Sur le faîte du pieu l’illustre tireur posa un œuf mollet dont le maître-coq, d’après sa recommandation, avait soigneusement réglé la cuisson de manière à solidifier le blanc sans détruire en rien la souplesse du jaune.

L’œuf, parfaitement frais, venait d’être pondu par une des poules embarquées à Marseille sur le Lyncée.

Olga Tcherwonenkoff, les cheveux et le buste ornés de feuillages pris dans le Béhuliphruen, s’était affublée d’un costume de danseuse péniblement improvisé par ses soins. Hector Boucharessas avait cédé un de ses maillots de rechange, qui, patiemment découpé puis recousu, emprisonnait maintenant les jambes et les cuisses de l’imposante matrone ; plusieurs rideaux de fenêtre, choisis dans le stock du tapissier Beaucreau, avaient fourni le tulle de la jupe, et l’ensemble était complété par un corsage bleu de ciel largement décolleté, provenant d’une robe de cérémonie emportée par la Livonienne en vue de soirées à passer dans les grands théâtres de Buenos-Ayres.

Jadis, au moment d’exécuter en scène le Pas de la Nymphe, Olga, svelte et légère, apparaissait montée sur une biche, au milieu d’un décor forestier sauvage et profond. Soucieuse de réaliser une entrée semblable, l’ex-danseuse comptait se faire porter par Sladki, car un essai tenté la veille avait montré que le gracieux animal était de force à subir pendant quelques instants le poids énorme de sa maîtresse.

En attendant l’heure de se produire, l’élan soumis et fidèle cheminait paisiblement aux côtés de la Livonienne.

Bedu avait terminé le matin même la pellicule peinte destinée à réveiller la mémoire endormie de Séil-kor. Voulant obtenir des projections très nettes, Darriand résolut de tenter l’expérience à la nuit absolument close, en utilisant la toque, le loup et la fraise découpés jadis par Nina ; le contact de ces trois objets, conservés pieusement par le précoce amoureux, pouvait en effet contribuer dans une large mesure à la résurrection soudaine des anciens souvenirs.

Grâce à un travail acharné, Louise Montalescot avait trouvé la solution du problème tant cherché. En passant toute la nuit dans son laboratoire suffisamment éclairé par la lune actuellement pleine et fort brillante, la jeune femme était certaine de terminer son appareil, qui serait prêt à fonctionner au lever du jour. Les poétiques lueurs de l’aube se prêteraient parfaitement à un premier essai de reproduction automatique, et Talou, rempli de curiosité, donna son approbation à Sirdah, chargée de lui soumettre ce projet d’expérience matinale.

Quant à la pie, elle jouait maintenant son rôle avec une sûreté infaillible, et l’empereur n’avait qu’à choisir son moment pour la mettre à l’épreuve. L’ilote lui-même devait être mû par l’oiseau sur deux rails que Norbert venait de fabriquer avec une provision de mou réclamée au maître-coq.

Aux approches de quatre heures, Mossem, Rul, Gaïz-dûh et Djizmé furent enfermés dans la prison construite par Chènevillot.

Rao garda la clé, puis s’occupa de recruter une poignée d’esclaves capables de l’aider dans la tâche d’organisateur que l’empereur lui avait depuis longtemps confiée.

Bientôt Talou parut en grande toilette.

Tout le monde était présent pour la figuration, y compris les troupes ponukéléiennes chargées de chanter la Jéroukka.

Sentant venir l’heure solennelle, Juillard fit une recommandation à notre groupe, déjà massé au sud de l’esplanade.

Pour la remise des décorations, l’historien comptait se baser uniquement sur les impressions du public noir, dont l’instinct naïf lui semblait apte à fournir un jugement sincère et juste.

Nos applaudissements pouvant influencer les spectateurs indigènes et troubler surtout la tâche observatrice du distributeur d’insignes, nous étions invités à garder une muette immobilité après chacune des exhibitions.

Ce mot d’ordre avait en outre l’avantage de refréner d’avance l’enthousiasme partial et intéressé que tel candidat au grand cordon du Delta pourrait inspirer à certains joueurs porteurs de ses actions.

Au dernier moment, voulant se ménager une apparition sensationnelle, l’empereur chargea Rao de régler en dehors de la place des Trophées un cortège qui s’avancerait lentement dans un ordre déterminé.

Le silence s’établit parmi nous, et l’on sait comment la cérémonie du sacre puis la représentation de gala, complétées après une nuit paisible par l’expérience de Louise Montalescot, furent suivies de l’énervante consigne que Carmichaël purgeait en ma compagnie sous la surveillance d’une sentinelle indigène.

XXVI


Depuis trois longues heures, le jeune Marseillais, par crainte d’une seconde punition, s’acharnait à répéter la Bataille du Tez, qu’il fredonnait maintenant d’une façon impeccable sans que je pusse relever la moindre faute sur le texte ombragé par les branches du sycomore.

Soudain Talou, apparaissant au loin, s’achemina vers nous accompagné de Sirdah.

L’empereur venait lui-même délivrer son merveilleux interprète, auquel il voulait faire subir sans retard un nouvel examen.

Enchanté d’être mis à l’épreuve en un moment où sa mémoire fraîchement exercée le rendait sûr de lui, Carmichaël, toujours fidèle au registre du soprano, se mit à chanter crânement son incompréhensible morceau, qu’il articula cette fois jusqu’au bout sans la plus minime erreur.

Ébloui par cette exécution parfaite, Talou reprit le chemin de la case impériale, après avoir chargé Sirdah d’exprimer à l’intéressé son entier contentement.

Rendu libre par cette agréable sentence, Carmichaël me prit des mains, pour le déchirer avec un joyeux empressement, le texte infernal qui lui rappelait tant d’heures de travail angoissantes et fastidieuses.

Après avoir approuvé en moi-même son geste d’innocente vengeance, je quittai avec lui la place des Trophées pour vaquer aux divers emballages, que rien ne retardait plus désormais.

Notre départ s’effectua le jour même, au début de l’après-midi. Les Montalescot s’étaient joints au cortège, qui, dirigé par Séil-kor entièrement guéri, se composait de tous les naufragés du Lyncée.

Talou avait mis à notre disposition un certain nombre d’indigènes chargés de porter nos vivres et les rares bagages qui nous étaient laissés.

Un brancard soulevé par quatre noirs fut réservé à Olga Tcherwonenkoff, qui souffrait toujours de son coup de fouet.


Dix jours de marche nous suffirent pour atteindre Porto-Novo ; là, comblé de remerciements bien mérités par ses loyaux services, Séil-kor nous dit adieu, afin de reprendre avec son escorte le chemin d’Éjur.

Le capitaine d’un grand navire en partance pour Marseille consentit à nous rapatrier. C’est en France que chacun avait hâte de se rendre, car, après d’aussi troublantes aventures, il n’était plus question de gagner directement l’Amérique.

La traversée s’accomplit sans incident, et le 19 juillet nous prîmes congé les uns des autres sur le quai de la Joliette, après un cordial échange de poignées de mains, auquel seul Tancrède Boucharessas dut rester étranger.