Impressions d’une femme au salon de 1859/01

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A. Bourdilliat et Cie, éditeurs (p. 11-25).


I

FLANDRIN. — GÉROME. — HAMON. — BOUGUEREAU — Mme HENRIETTE BROWNE. — BAUDRY.


Le Salon me rend très-malheureuse, non pas, comme on pourrait le croire, qu’il se soit fait en moi une telle invasion d’humeur noire, que tous les ouvrages exposés me paraissent mauvais ou repoussants ; c’est, au contraire, la presque égalité de mérite qui met mon impartialité à une rude épreuve. Quand je veux commencer plutôt par tel tableau que par tel autre, mon équité se révolte. Pourquoi cette préférence, me dit une voix intérieure, et comment la justifier ?

Depuis que le Salon, au lieu d’être, comme autrefois, une arène purement glorieuse, a dégénéré tant soit peu, en se transformant en une salle d’exhibition, la critique se trouve réellement embarrassée. On comprend que, quand il s’établissait une lutte entre des artistes célèbres, l’intérêt du public se portait sur cette lutte même, en sorte que tout ce qu’il y avait de matériel dans les efforts tentés par les peintres secondaires demeurait inaperçu, et que le critique s’occupait avant tout de faire ressortir les qualités et les défauts des artistes en pouvoir de passionner le public.

Aujourd’hui, les choses ne se passent point ainsi. Le nombre des artistes va toujours croissant, tout tend à l’augmenter encore ; malheureusement, le niveau de l’art ne s’élève pas dans la même proportion, il s’en faut de beaucoup.

Dans cette revue, je ne suivrai donc aucune classification. J’irai un peu au hasard, sans que l’ordre dans lequel je parlerai des artistes soit une marque du plus ou moins d’estime que j’ai pour leur talent.

Je commencerai par M. Flandrin, un grand artiste, dont le talent grave et distingué est devenu l’objet d’une vive sympathie pour les vrais appréciateurs.

La frise qu’il a peinte à Saint-Vincent de Paul marquera dans ce siècle comme un noble démenti aux détracteurs de la peinture de l’esprit, c’est-à-dire de la peinture qui continue la tradition des maîtres du seizième siècle.

Sa palette religieuse est occupée en ce moment à Saint-Germain des Prés.

Le laborieux artiste a envoyée au Salon trois portraits, qui sont, à mon avis, les plus remarquables de l’Exposition.

Distinction, simplicité, correction du dessin, finesse du modelé, telles sont les qualités qui arrêtent les gens de goût devant ces belles toiles.

Chez M. Flandrin, le côté moral tient plus de place que le côté matériel ; ses personnages posent moins pour les contemporains que pour la postérité. C’est une antithèse avec le portrait de M. de G… par Mme Browne. Cette artiste prend ses modèles par l’aspect pittoresque et charnel ; on y sent l’intention d’être coloriste. L’exécution y est facile ; c’est un bon portrait… Mais laissons Mme Henriette Browne, dont nous aurons occasion de parler bientôt.

Les portraits de M. Hippolyte Flandrin, comme ceux d’Holbein, de Raphael, du Titien, des plus grands maîtres, vous révèlent complétement le caractère des personnages qu’ils représentent. Il ne se borne pas à copier les traits, mais il rend merveilleusement la physionomie de l’âme, la vie intérieure du modèle.

M. Flandrin a aussi un mérite qu’il faut signaler, un mérite qui devient plus rare chaque jour. Il a une finesse de pinceau extrême. Il couvre sa toile sans travail apparent, il modèle sans empâter. Cette manière est peut-être celle qui se rapproche le plus de la nature. Il ne cherche jamais à vous séduire par les ragoûts de la touche, ni par un certain pétillant que donnent les empâtements et le choc des tons rompus, exécution manuelle qui fait tout le talent de bien des artistes. En général, les tableaux ne prennent l’aspect de la nature qu’à une certaine distance, ceux de M. Flandrin n’ont pas besoin qu’on s’en éloigne.

Nous voici devant la Mort de César, de M. Gérôme.

On raconte que ce tableau avait d’abord été conçu autrement ; que, chargé par un éditeur de faire un pendant à la Mort du duc de Guise, de Paul Delaroche, M. Gérôme se met au travail, peint, efface, repeint, se décourage à la vue de son œuvre faite à tâtons.

Le César était couché, mort, comme nous le voyons ; seulement les conjurés, massés dans le fond, s’agitaient sombres et farouches.

Le tableau terminé, M. Gérôme le fait photographier, habitude assez générale chez les artistes. Grande est sa surprise, la photographie lui donne un autre effet : elle a laissé les conjurés dans l’ombre, elle éclaire admirablement le corps de César.

M. Gérôme se remet à peindre, plein d’enthousiasme, et sûr de faire un chef-d’œuvre. Ce second tableau, qu’il voit dans son inspiration d’artiste, sera pour le Salon ; il ne mettra plus de conjurés, son César sera seul, seul étendu sur le carreau n’ayant pour témoins qu’un trépied.

Hélas ! cette photographie, que, le ciel semblait lui avoir envoyée dans un moment de découragement, le trompait cruellement, M. Gérôme doit maintenant s’en apercevoir.

Nous eussions désiré savoir comment était mort le plus grand homme de l’histoire païenne, il fallait nous montrer cette tête sur laquelle le génie devait avoir imprimé sa puissante empreinte, il fallait nous émouvoir par la douleur qui devait être encore peinte sur ce noble visage en recevant le coup mortel de la main de celui qu’il avait le plus aimé. Nous eussions dû voir la résignation de la noble victime, quelque chose de la lutte suprême où venait de succomber celui dont la mort inaugure un monde nouveau, comme autrefois à l’enfantement de la république la mort de Lucrèce et des fils de Brutus.

Nous n’avons rien vu de tout cela dans le tableau de M.  Gérôme, parce que M.  Gérôme a trop suivi les conseils de la photographie, et que la tête de son César est complétement dans l’ombre ; les pieds seuls sont en pleine lumière ; le haut du corps, on le cherche, on le devine.

Je sais bien que le drame tout entier paraît être dans le siége curule renversé, je sais que le corps du dictateur n’offre qu’un intérêt trop secondaire, n’importe, il fallait que, quoique ému et occupé des détails, on pensât un peu aussi à ce cadavre saignant et abandonné sur les dalles du sénat.

Alors, c’eût été une composition grande et magistrale ; le tableau, tel qu’il est, n’est qu’une vignette, non une page d’histoire, comme veut nous le faire croire M. Gérôme par la dimension de sa toile.

Je suis d’avis que, pour représenter en peinture de grandes choses, il faut plus d’un personnage. Rubens, Michel-Ange, Raphaël et tant d’autres maîtres, comprenaient autrement la composition ; les personnages abondaient dans leurs drames émouvants.

M. Gérôme n’a pas la passion du peintre ; la curiosité, l’application, lui tiennent lieu de caractère. Est-il peintre d’histoire ou peintre de genre ? Il est étrusque comme M. Hamon est athénien. On se rappelle les Pierrots, ce tableau si bien compris par le public, et qui n’est qu’un joli sujet de lithographie.

Cependant M. Gérôme a de grandes qualités comme archéologue, son érudition va loin, si loin que le savant tue presque toujours en lui l’artiste.

C’est un continuel parti pris d’archaïsme ; le Roi Candaule en est la preuve. Ce tableau arrête les érudits, les fouilleurs de bouquins, ceux qui préfèrent la poussière noire des livres à la poussière d’or du soleil. C’est une admirable chinoiserie, un superbe travail de laque, dont l’idée ne rend nullement la version de l’historien.

Dans l’Ave Cæsar nous retrouvons les qualités savantes de l’artiste, mais nous retrouvons aussi cette continuelle préoccupation forcée du contour, cette absence complète de coloris, de charme, de morbidesse dans les chairs toujours dures et tendues ; on voit que l’artiste approche du style, mais qu’il fait de vains efforts pour l’atteindre.

Pourtant M. Gérôme est un peintre sérieux, qui appelle l’analyse ; il ferait bien d’abandonner un peu ses recherches archéologiques, et de revenir parfois à ces tableaux si intéressants, où il nous racontait les mœurs russes et les mœurs orientales. Il excelle dans cette précision d’observateur. Là, nous le croyons, est sa vraie voie. Son meilleur tableau reste toujours son Combat de coqs.

En résumé, M. Gérôme est plus ingriste que M. Ingres, et, avouons-le en passant, M. Ingres gagne beaucoup depuis que ses imitateurs exagèrent son école.

Nous avons encore affaire à un élève de Delaroche ; mais qu’il y a loin du tableau de M. Hamon à la grâce élégante, à la tenue, au charme que possédait l’auteur des Saintes Femmes ! vraiment nous avons peine à croire que le charmant peintre de Ma sœur n’y est pas, des Orphelines, et de tant d’autres jolis sujets, soit l’auteur de la lithographie coloriée qu’il intitule l’Amour en visite.

Cette peinture mièvre, lymphatique et léchée, a la prétention de vouloir imiter la peinture athénienne. Hélas ! j’ai beau appeler toute ma bonne volonté et toutes mes illusions à mon aide, je n’y vois que les agaceries maladroites et le sourire plâtré d’une de nos parisiennes demi-monde. La tête de la jeune fille, que l’on aperçoit à travers les planches mal jointes de la porte, est assez agréable ; malheureusement elle paraît beaucoup trop grande pour le reste du tableau.

Quant au héros de l’apologue, le petit visiteur, il est trop beurré, trop mollet, le dessin en est sans caractère, comme sans accent.

Le sujet a le malheur de prêter à la plaisanterie, c’est pour l’œuvre d’un peintre un triste succès.

Somme toute, le tableau de M. Hamon est sans mystère, et le mystère est une des puissances de la peinture.

Tant pis pour l’artiste qui dit tout dès le premier moment, qui n’a plus rien à nous apprendre quand on est resté deux minutes devant son œuvre.

Du reste, que M. Hamon se console, il a des admirateurs ; le dimanche, le public fait masse devant son tableau, ce public qui adore les jolies peintures proprettes, lissées, léchées jusqu’à l’épuisement.

En voyant l’Amour en visite tout le monde s’écrie : « Oh ! qu’il est joli ! qu’il est joli ! » ce mot est le défaut, la condamnation et le supplice de M. Hamon. Joli, joli ! joli sujet, jolis personnages, jolis minois, joli dessin, joli sentiment, jolie couleur… Pouah ! on en est écœuré, il semble qu’on se noie dans la confiture. Quand on a vu cela, on éprouve le besoin de voir du grossier, du laid, du commun. Vite, qu’on aille me chercher la Baigneuse de M. Courbet ; je voudrais mordre dans une gousse d’ail ; si je n’étais pas femme je jurerais pendant une demi-heure.

L’Amour-blessé, de M. Bouguereau, pourrait servir de correctif à l’Amour en visite. Il nous paraît plus sain, mieux portant, mais faible encore ; la forme en est charmante, l’expression douce. C’est encore une variation sur le motif inépuisable du petit dieu malin. Tout en voulant éviter les comparaisons, je ne puis m’empêcher de penser à Prudhon, le poëte-peintre des amours : Prudhon laisse dans l’esprit un charme ineffable, une amoureuse rêverie, une tendresse inquiète et vague que l’on ne peut définir. Ses amours descendent de l’Olympe avec leur pureté idéale ; ils sont animés du souffle des dieux ; ils viennent de recevoir les baisers des déesses. Ceux dont nous avons parlé sont des Cupidons bouffis, qui n’ont jamais quitté la terre.

M. Bouguereau a encore un tableau au Salon : le Jour des Morts, sujet moderne. Cette toile, nous paraît préférable sous le rapport de l’exécution, comme aussi plus originale, plus personnelle et plus intéressante.

Il est une chose très-délicate, et qui m’arrête au moment où j’écris le nom de madame Henriette Browne ; il me semble qu’il est difficile à une femme de parler, d’une autre femme, d’une artiste qui a un succès éclatant, incontestable. J’avoue donc que je suis, un peu embarrassée.

Si je fais trop l’éloge de Mme Browne, on pourra m’accuser d’avoir trop d’esprit de corps ; si je critique ses œuvres, on dira très-certainement que l’envie s’est glissée dans mon appréciation.

Je vais donc tâcher de parler de Mme Browne bien sincèrement, mais avec toutes les précautions possibles.

Ma position est d’autant plus difficile, que je ne suis pas de l’avis du public sur les Sœurs de Charité ; c’est précisément l’œuvre qui parle à tous, et celui des tableaux de Mme Browne qui me séduit le moins. L’exécution m’en paraît trop achevée, c’est un trompe-l’œil ; le blanc domine par-dessus tout, les chairs manquent de fermeté, les accessoires sont trop bien faits, ils nuisent à l’effet moral de l’œuvre, qui manque entièrement de vigueur et de ton ; c’est peut-être le seul des tableaux de Mme Browne où, avant d’avoir vu la signature, on eût deviné une main féminine.

Du reste le sujet est intéressant attendrissant même. La composition est assez bien disposée, la peinture en est habile, et d’une artiste sûre d’elle-même, habituée à bien faire ; c’est encore trop joli, voilà le plus grand défaut de cette peinture, que l’on dirait transparente et éclairée par derrière.

La Pharmacie est un bijou, une perle fine tombée de l’écrin de Mme Browne ; le petit cadre convient mieux, nous semble-t-il, à ce talent intime, observateur et plein de sentiment.

Quoi de plus simple qu’une pharmacie d’hospice ? et pourtant on reste devant la petite toile de Mme Browne, tout ému, tout impressionné, se sentant les yeux pleins de larmes devant le dévouement sans ostentation, la vie sublime et cachée, l’activité incessante des pauvres religieuses, dont le zèle aident, bien plus que les médicaments, doit, arracher le malade à la mort. Ce petit tableau seul aurait suffi pour expliquer le murmure d’admiration qui se fait autour du nom de l’artiste.

La toilette, encore une adorable petite toile, est d’une naïveté qui fait sourire ; d’une finesse de touche, d’une intimité qui séduit et enchante. Mêmes qualités charmantes dans un tout petit cadre intitulé. : Une sœur.

Mme Henriette Browne est un talent plein de promesses, un vrai talent, à qui il ne manque encore qu’un peu de vigueur et d’accent pour devenir la George Sand de la peinture.

M. Baudry, un des derniers venus de l’école de Rome, M. Baudry qui fit éclat au Salon de 1857, grace à son tableau de l’Écolier et la Fortune et à un très-bon portrait, arrive cette année avec une Madeleine repentante, la Toilette de Vénus, deux portraits et une tête d’étude. Son exposition vaut presque autant que celle de 1857, cependant M. Baudry a beaucoup moins de succès. D’où cela vient-il ?

C’est qu’en 1857, on reconnaissait dans ses tableaux, à côté de qualités sérieuses, des réminiscences que l’on pardonnait volontiers au jeune artiste arrivant d’Italie ; cette fois, on retrouve les qualités naturelles en moins grande proportion, et cependant la même préoccupation des maîtres italiens ; on commence à craindre que l’originalité fasse défaut à M. Baudry. Il n’a pas progressé depuis deux ans, et, à son âge, quand on est au début, ne pas progresser, c’est reculer.

La Madeleine repentie de M. Baudry est une étude de femme couchée, une étude d’après un modèle et non la réalisation du type rêvé et cherché par les artistes ; la composition en est banale, l’expression vulgaire, la coloration terreuse.

Dans cette femme couchée, je reconnais la pécheresse, mais je ne vois nullement la sainte repentie. Madeleine pleurant d’ailleurs, ce n’est pas une pécheresse ordinaire, elle pleure plus que ses fautes. Madeleine à qui on a tant pardonné, parce qu’elle a tant aimé, est, pour ainsi dire, la personnification du repentir humain. Elle pleure les fautes du monde ; elle pleure tous les péchés des hommes, que Jésus-Christ innocent a expiés sur la croix. Ce n’est point cette sublime repentie que nous montre M. Baudry. C’est une jolie lorette, qui a quelque léger chagrin d’amour, et qui ne demande qu’à pécher encore. M. Baudry, qui connaît les maîtres italiens, ne se souvient-il pas du tendre poëme où le Corrége nous montre la sainte amoureuse et son adorable repentir, où il nous la montre toujours aimante, purifiée par ses larmes. La pécheresse n’existe plus, nous ne voyons que la bienheureuse, dont l’âme a quitté la terre, transfigurée par son céleste amour.

La Toilette de Vénus est un tableau qui ne manque pas de charme, bien qu’il soit entaché d’un certain gongorisme gracieux, joli défaut qu’il faudrait être bien rigoureux pour condamner absolument et que rachètent de véritables qualités. Mais sans le condamner il faut au moins le constater. La préoccupation italienne de M. Baudry le conduit à cette affectation de rareté, à ce maniérisme ingénieux, à ce savoir compliqué de grâce exagérée qui lui font prendre place au rang des précieux de la peinture. Je ne trouve pas tous les précieux ridicules, et M. Baudry ne court aucun danger de le devenir, mais pour mon compte je préfère les brutalités du génie à ces subtilités de recherche et d’esprit.

Des portraits que M. Baudry expose cette année il en est un qui me plaît par son modelé ferme et, en pleine pâte. On le voit, l’artiste a fait de fortes études, il entend le portrait à la façon des maîtres ; on ne le confondra jamais avec les fabricants de portraits à la mode.