Impressions d’une femme au salon de 1859/02

La bibliothèque libre.
A. Bourdilliat et Cie, éditeurs (p. 26-34).


II

EUGÈNE DELACROIX


Je prends la plume et j’ai envie de la poser aussitôt après avoir écrit le nom : Eugène Delacroix !

J’avais commencé en souriant ma revue ; je touchais, sans trop d’embarras, à tous ces noms de peintres connus ou même célèbres, louant ceux-ci, raillant parfois ceux-là, usant du droit de dire tout ce que je pense, droit que la galanterie des hommes ne conteste guère à une femme ; mais voici que je rencontre un géant sur mon chemin, et je m’arrête tout interdite.

Oserai-je parler de Delacroix ?

Ceci va paraître paradoxal, mais je serai plus hardie pour le critiquer. Critiquer, ce n’est rien ; le savetier a fait une critique juste au tableau d’Apelles ; mais faire l’éloge, c’est bien autre chose.

Faire l’éloge d’un homme de génie, le comprendre, s’enthousiasmer de ses œuvres, c’est se rapprocher de lui ; quand on critique, on est à l’aise ; quand on fait l’éloge, il faut être digne de celui qu’on loue.

Heureusement, je suis une femme, je dis mon impression, mais quelle que soit cette impression, on sera indulgent si l’expression me manque.

Delacroix a été sans cesse le plus discuté de nos peintres, il a été en butte aux attaques les plus injustes et les plus absurdes, et, il faut bien le dire aussi, aux éloges les plus compromettants.

Delacroix brave tout, résiste à tout ; il affronte la fureur de la critique de parti, il défie ses ennemis et ses adversaires, il se sent grand parmi les grands, fort parmi les forts. Les expositions, il ne les craint pas, il les désire ; c’est le champion toujours vainqueur dans l’arène où tous les coups lui sont destinés.

Oui, Eugène Delacroix est plus grand que M. Ingres ; rien ne le blesse, parce que rien n’arrive jusqu’à lui. M. Ingres souffre et boude, retiré sous sa tente ; il refuse de combattre, et ne veut plus s’exposer aux coups d’une critique dont il a peur et qu’il ne se sent pas la force d’écraser.

La prudence est une chose fort louable et fort juste, mais je lui préfère mille fois le courage audacieux, la passion fougueuse, que rien n’arrête et n’intimide.

M. Ingres est un versificateur, Delacroix est un poëte ; l’un a du talent, l’autre a du génie.

Ces deux artistes éminents se partagent le domaine de la peinture. Ceux-ci tiennent pour Delacroix, ceux-là pont M. Ingres. Nous sommes divisés en Guelfes et Gibelins, en Piccinistes et en Gluckistes ; l’armée d’Ingres est plus nombreuse, les soldats de Delacroix sont plus robustes.

La critique a développé d’innombrables théories sur la nécessité, pour un peintre, de se conformer au goût du public. C’est tout simplement conseiller l’impossible. Quel est-il donc, le goût du public ? Où son tribunal siège-t-il ? Est-ce que chacun ne préfère pas son sentiment particulier aux caprices de la foule ? Où est seulement le public ?

Comprenez-vous dans quel embarras serait un artiste d’une foi douteuse, d’un caractère faible mais consciencieux, qui chercherait à recueillir les diverses opinions de ce public auquel il se consacre ? La situation d’Eugène Delacroix est tout à fait digne de remarque à cet égard. Après trente-cinq ans de glorieux travaux, sans cesse discuté, combattu, nié même, il possède cependant un des deux plus grands noms de la peinture actuelle. M. Ingres seul est adopté et contesté avec autant d’obstination.

Les partisans de l’un concluent à l’anéantissement de l’autre. Qui donc a raison de ces deux grands antagonistes ? Ils ont raison tous les deux. Devant le magnifique plafond d’Homère, on préfère les splendeurs de la coupole de la bibliothèque du Sénat, nous nous sentons pris d’émotions diverses, ralliés à un sentiment commun : l’admiration.

Ces nobles artistes, également convaincus et fidèles à leurs principes, ne se sont jamais démentis et ont laissé au débat toute son intégrité.

Continuellement sur la brèche, Eugène Delacroix, tandis que M. Ingres expose à huis clos pour quelques adeptes, envoie, lui, chaque année, plusieurs tableaux toujours hardis, passionnés, véritables armes de guerre, manifestes belliqueux, sans restrictions, sans palliatifs, sans arrière-pensée, sans souci de l’opinion de ses ennemis.

Delacroix est un de ces peintres rares dans tous les temps, qui, doués d’une âme chaleureuse, ont conquis sur la pratique matérielle de l’art un pouvoir assez tyrannique pour soumettre l’exécution à la conception, pour contraindre la première à obéir, pour ne jamais s’en laisser dominer ou distraire, pour se servir d’elle comme d’un langage que l’on sait à fond et que l’on peut plier savamment aux caprices d’une idée. Chaque fois qu’un peintre maîtrise l’art de la sorte, il est grand et a le privilége de conquérir l’attention passionnée de la foule.

Voyez tous les tableaux d’Eugène Delacroix ; chacun d’eux vous frappe et vous émeut, chacun d’eux est vivant, étrange, bouillant, fantastique comme un rêve que l’on a ; Delacroix rend ce rêve dans toute son activée dévorante. Rien ne l’arrête, et quand l’exécution veut le détourner, il la laisse en chemin avec insouciance ; l’effet obtenu, il s’arrête. On dirait qu’il a pris avec la main une vision toute vive en son cerveau, et qu’il l’a lancée d’un seul coup sur la toile.

Vous pouvez trouver des détails lâchés, quelques incorrections, la plupart plutôt apparentes que réelles ; mais ces accidents, qui seraient graves pour un autre, ne sont rien pour Delacroix. Le spectateur ému, frappé, touché, n’analyse pas. On sent le maître partout, et l’on reconnaît dans les passages les plus cavalièrement rendus la science volontaire et dédaigneuse qui a produit les meilleurs morceaux de peinture de notre époque.

Voyez, par exemple, cette merveilleuse Mise au tombeau. Il est impossible de ne pas rester ému et troublé devant cette grande scène empreinte d’une si religieuse terreur. Cette peinture est à la fois passionnée et recueillie. Ce n’est que lorsque vous vous êtes abandonné à l’émotion qui s’est emparée de vous que, revenant sur vos impressions, vous pouvez vous rendre compte de la singulière entente des effets. Vous admirez alors l’harmonie parfaite de l’ensemble, le trouvé des poses, la grandeur de la scène, le rayonnement du corps du Sauveur, la profondeur saisissante de la pose de la Vierge. Cette figure de la Vierge est à peine esquissée, et elle est grandiose, immuable, on dirait, la statue de la Douleur. La Niobé antique est moins émouvante.

La Montée du Calvaire est empreinte aussi d’un sentiment à la fois dramatique, humain et religieux. On est vivement impressionné à la vue des souffrances infinies du Sauveur qui succombe sous le poids de la croix et des iniquités du monde. Cela ne ressemble pas aux Christs sereins et mélancoliques des peintres classiques, cela n’est pas sentimental et mystique. Mais c’est un tableau qui vous fait comprendre toute l’immensité du dévouement de Jésus, toutes les tortures sans bornes qu’il a souffertes dans sa chair et dans son âme. Voilà vraiment le Sauveur, car il souffre ce que nul mortel n’est capable de souffrir.

Ovide exilé chez les Scythes est encore une de ces toiles qui vous laissent palpitant d’émotion, et qui ne vous permettent de vous rendre compte de vos impressions que lorsque vous avez eu le temps de les calmer, de les apaiser, de réfléchir sur les grandes qualités de la peinture qui les a fait naître.

Le site est à la fois grandiose et sauvage ; il est impossible de rêver une nature plus inculte et des lignes plus belles. La couleur est puissante, la lumière vive, et cependant il règne dans le paysage je ne sais quelle tristesse qui doit se communiquer à l’âme du poëte, ou plutôt qui se communique de l’âme du poëte à la nature. La pose d’Ovide, mélancoliquement assis sur la terre, pose accablée, alanguie, vous remue jusqu’au fond des entrailles. Ce n’est pas une douleur poignante que ressent l’exilé, c’est bien pis, c’est un ennui sourd, infini, qui mine sans déchirer, mais qui ne pardonne jamais, qui ne laisse jamais un instant de trêve ni de repos. C’est une souffrance calme, modérée, mais constante, morne, navrante. Ovide pourrait chanter ses Tristes, mais si l’exil ne finit pas, le poëte mourra, soyez-en certain.

J’aime moins l’Hamlet ; l’exécution en est plus lâchée, et l’impression produite, est moins saisissante, malgré le souffle shakspearien qui règne sur cette petite toile. J’en dirai autant du Saint Sébastien, qui paraît être resté à l’état d’esquisse. Je conçois qu’il ne faille pas toujours exiger que le peintre mette tous les points sur les i, mais ce n’est pas trop demander que de désirer les i sous les points.

Le paysage des Bords du fleuve Sébou est une vive et brillante esquisse. C’est une vue de l’Afrique, non pas de l’Afrique lumineuse, dorée et brûlée qu’affectionnent Decamps et Marilhat, mais une sorte d’Afrique normande avec des arbres, des prairies, des coteaux verts, et se permettant ma foi de vrais nuages dans son ciel ; nature étrange, que l’on sent être vraie, et où je retrouve toutes les qualités de ce peintre de noble race : son entente des pâleurs, son harmonie bizarre, son éclat plein d’une farouche originalité.

Ce n’est pas tout encore. M. Delacroix expose un Enlèvement de Rébecca, plein d’une turbulence passionnée, et une Herminie chez les Bergers.

Partout, même quand il se trompe, Delacroix a de l’originalité, de la verve, la passion de l’art et une imagination dont on peut désapprouver les écarts, mais dont il faut reconnaître la puissance peu commune. Il y a je ne sais quoi de satanique dans ses créations, je ne sais quoi de fascinateur dans son exécution presque sauvage.

Victor Hugo est le seul poëte de notre temps qui puisse être dans le secret de ce génie que Shakspeare aurait si bien compris. La palette de Delacroix est riche et terrible, les tons ont une harmonie singulière qui ne se définit pas. Il faut en être saisi pour l’aimer.

Ce n’est pas avec les yeux qu’il faut le juger, c’est avec le cœur ; une âme froide ne sympathisera jamais avec ce génie qu’on appelle Delacroix.