Impressions de Russie/02

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Impressions de Russie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 352-380).
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NOTES SUR MOSCOU



Moscou, mai-juin 1896.

L’éclat et la solennité des cérémonies du couronnement étaient hier comme un hommage historique rendu à l’être ancien et populeux qu’on appelle Moscou. L’attention se reporte aujourd’hui sur cette ville étendue aux pieds du Pouvoir nouvellement consacré, escabeau d’où la souveraineté russe s’est élevée au sommet du monde. Quelles forces et quels germes contient-elle ? Quelles sont ses capacités présentes, quelles ses facultés à venir ? Vaste et vivant et capital problème auquel l’éclatante série des fêtes qui vont s’ouvrir ne doit point nous empêcher, nous, Français, de réfléchir. Que ces fêtes même nous soient une occasion d’explorer quelque coin de vie, quelque milieu nouveaux ; puis, que toute heure dérobée au plaisir, remplie par l’étude, appartienne à cette patrie d’un jour.


I

D’aucun point de vue, dit-on, l’étendue, l’immensité, la beauté de Moscou ne sont aussi manifestes que de la montagne des Moineaux. Des souvenirs de 1812 attirent aussi vers ce lieu, la promenade sera un pèlerinage ; il faut y consacrer une matinée.

Une analogie frappante existe entre les courbes de la Moskva à l’ouest de la ville et le dessin de la Seine au sortir de Paris. Un premier pli, d’une rondeur et d’une grâce charmantes, rappelle le sinus dans lequel se logent Auteuil, Passy, le Bois. Neuilly ; puis c’est un méandre inverse embrassant comme une presqu’île de Gennevilliers. La montagne des Moineaux est au sommet de la première boucle, dans la position de Bellevue.

Tandis que l’izvoztchik progresse lentement dans la poussière, l’esprit va songeant de cette similitude, de tout rapport possible entre les deux villes, de l’influence ancienne de l’une sur l’autre. Ce ne fut d’abord, au temps de Catherine, qu’une affaire de mode ; un plaqué de politesse occidentale venant à recouvrir alors la rudesse moscovite, des ouvriers français prélevèrent sur le luxe et l’oisiveté l’impôt du travail et de l’art. Les petimétry prirent à leurs gages des coiffeurs et des tailleurs de Paris ; ils fréquentèrent le restaurant Au gastronome russe, qu’un Vatel inconnu ouvrit au Pétrovsky Park. Puis les goûts littéraires de Catherine gagnant toute la société de son temps, Moscou voulut avoir son théâtre et ses acteurs français. Cette entreprise resta précaire : un local délabré, une salle glaciale, des spectateurs rares, si bien qu’à l’arrivée de la Grande Armée les comédiens s’habillaient avec les costumes de leurs rôles ; appelés au cabinet du général Beausset, ils se présentèrent en travesti. On les employa à divertir les soldats, car l’état moral de la troupe n’était pas bon. Ils partirent pêle-mêle avec les colonnes de retraite, et connurent les douleurs du grand exode. Louise Fusil, soubrette mêlée à cette tragédie, a conté ses misères, comment elle marchait dans la neige avec des bottines de drap ; et comment, à la fin, la sélection du cœur corrigeant pour elle la brutalité de cette lutte pour la vie, elle dut son salut à l’amoureux empressement d’un officier.

Plus indirecte, mais plus efficace, fut la propagation du goût français exercée par l’intermédiaire du théâtre russe. Des tragédies classiques s’imprimèrent à Moscou ; ce pays nouveau connut la querelle des anciens et des modernes ; et même, — curieux chapitre d’histoire littéraire ! — les drames bourgeois de Beaumarchais y provoquèrent une controverse aussi vive qu’à Paris. Les francs-maçons dont les loges étaient nombreuses et qui rédigeaient les journaux, éditaient les livres, répandirent les idées des encyclopédistes, mais en les corrigeant et leur donnant le ton religieux, sans lequel elles n’eussent pas été assimilables à l’âme russe.

Ainsi l’esprit avait commencé son œuvre de paix entre les deux villes quand Napoléon tenta de l’une à l’autre l’œuvre brutale de la volonté. Il arrivait à Moscou, son but fabuleux ; il s’arrêta sur la Poklonnaïa gora, la montagne d’où l’on salue la ville sainte. Ayant à ses pieds sa conquête splendide et sa redoutable erreur, les bras croisés, il regardait ce tableau.

Un premier plan de terre noire sur lequel des arbres, des cabanes, des chapelles sont épars, et là, — telle une ferme massive dans la plaine de Beauce, — le monastère du Dêvitchié pple, entouré d’un mur et flanqué de tours bizarres, assemblage si complexe de clochers historiés et lourds, de dômes de métal et de couleur, que cette enceinte militaire semble utilement construite pour soutenir ce bric-à-brac religieux et que, si l’on faisait brèche dans le rempart, tout croulerait, tout se répandrait au dehors. Puis sans limite sensible, la ville immense, indéterminée, commence, s’allonge sur toute la largeur du tableau, se mêle de droite et de gauche à de vagues bois, monte au nord, dépasse l’horizon, et n’achève que dans le ciel l’épanouissement nombreux de ses flèches et de ses croix. Sur cet ensemble, moins de couleurs que l’œil en attendait, prévenu par tant de descriptions d’un spectacle si vanté ; l’impression première, capitale, n’est pas celle de l’éclat, mais bien celle de l’étendue, du nombre et de la confusion. Seul le grand palais du Kremlin impose à ce désordre sa façade altière ; et près de lui, l’église de pierre blanche qui se souvient de 1812, le temple votif du Christ Sauveur montre, par sa masse volontaire et ses orgueilleuses coupoles d’or, combien la défense nationale aida la nation à prendre conscience de soi-même. Partout ailleurs la ville jeune ne fait qu’affleurer au sol ; la vie, incertaine dans un cadre vaste, ne s’est pas encore resserrée sur soi, ni multipliée en se comprimant, ni projetée hors de terre par de sveltes constructions. Les dômes prennent leur libre essor pardessus les maisons prosternées ; mais déjà ces fleurs mystiques qu’il faut que toute contrée produise en sa jeune saison le cèdent ici aux fruits que la civilisation et la culture ont mûris. Les hautes cheminées d’usine, dont la fumée flotte sur la forêt des croix, exhalent au ciel comme une respiration de travail et d’effort.

Le conquérant regardait, mais il ne comprenait pas, lui, le Corse, l’Occidental ; car il croyait que c’était le terme, qu’il tenait la capitale, qu’il tenait la paix ; il n’attendait plus que les clefs de Moscou, apportées par les boyars, avant de s’installer au Kremlin et d’y rédiger ses conditions. Or, Moscou, fermée par de simples barrières, n’avait pas de clefs ; les quelques grands seigneurs qui l’habitaient comptaient parmi les plus éloignés du pouvoir et les moins qualifiés pour traiter au nom de l’empereur. Quant à la paix, plutôt que d’y consentir, l’armée russe livrait Moscou ; elle s’écoulait à ce moment même par la route de Riazan ; Koutousof, en la regardant défiler, se soutenait à peine, tombait assis dans sa voiture, accablé du poids de sa propre résolution…

Mais que sert-il d’évoquer aujourd’hui ces souvenirs, puisque les temps sont à ce point changés et que, bien réellement cette fois, nous sommes revenus à Moscou pour y chercher la paix ? Il ne faut plus parler du passé que pour l’interpréter et pour l’agrandir ; il faut dire que la campagne de 1812 a eu pour ce pays même des effets salutaires ; la secousse française, ébranlant ce bloc slave, l’aidait à trouver son équilibre ; et ce sang de chez nous n’a pas été perdu, qui venait jusqu’ici se mêler au sang russe et se verser avec lui. C’est que la guerre, liée au faisceau complexe des forces naturelles, n’est pas moins créatrice que meurtrière ; quand deux peuples s’étreignent, ils sont mus par des causes plus hautes que les sentimens et les raisonnemens auxquels ils pensent obéir ; le destin fait son œuvre avec nos erreurs…

Cependant l’izvoztchik, qui revient par la Pretchistenka, passe justement devant le temple du Christ Sauveur ; attiré par les chants, qui sont sans doute les derniers de l’office, j’entre là pour quelques minutes. Les larges corridors qui débouchent dans la nef portent sur des plaques de marbre les noms des soldats morts dans l’année douloureuse. Une foule nombreuse écoute et prie, debout dans une atmosphère chaude, troublée de fumées d’encens ; les cierges tremblent comme derrière un voile ; une immense et mystérieuse figure de Dieu le Père occupe toute la coupole. Un instant, j’hésite à me lancer dans cette mer vivante ; mais quiconque porte un habit d’officier traversera toujours aisément ce peuple obéissant ; le plumet de ma coiffure faisant le vide devant moi, j’arrive librement jusqu’à l’iconostase.

— Un Français… Laissez-le passer : il est Français…

C’est la première fois que je rencontre parmi des ouvriers et des paysans des marques si nettes de sympathie. Il faut que ceux-là aient vu les équipages de notre ambassade, les livrées, les cocardes aux trois couleurs, enfin qu’ils aient lu, ces ignorans qui ne savent pas lire, le très brillant chapitre que notre représentation officielle vient d’ajouter à l’histoire de la vie française à Moscou. Quant à nous, l’ambassade est le port où notre population flottante vient s’attacher presque tous les soirs ; ce coin de patrie ouvert, gai, vivant, où nous trouvons le repos de fatigantes journées, est un asile deux fois cher ; car n’est-ce pas la plus charmante surprise que de retrouver la France et de ne pas sortir de la Russie ?


II

Moscou, relevée des cendres de 1812, a vécu depuis plus d’une existence. Dans ce siècle qu’elle décompte par périodes de dix années, il est singulier que les échéances paires aient seules marqué les climatures de ses saisons intellectuelles. Sans parler des années vingt, époque de reprise et de réaction, les années quarante ont vu reparaître dans les esprits le rêve d’un empire russe-byzantin et s’organiser parmi les écrivains le parti panslaviste ; les années soixante, plus fécondes et plus brillantes, ont marqué un mouvement d’une origine autre et d’un caractère différent. Comme un son se propage affaibli dans les régions lointaines de l’air, des ondes occidentales traversaient alors vaguement la pensée russe ; nos bruits de progrès et de liberté trouvaient des échos dans ces âmes profondes ; un essor littéraire répondait à l’impulsion généreuse qu’Alexandre II donnait aux affaires de la politique.

La Moscou d’aujourd’hui a perdu la forte empreinte intellectuelle dont l’avaient marquée les artistes de la génération précédente ; elle n’est plus qu’une ville de marchands. À peine peut-on dire cependant que ce changement dans sa caractéristique soit un avilissement dans sa physionomie. C’est que la classe marchande joue naturellement en Russie un important rôle social. Alors que la noblesse russe, amoindrie et dépossédée par l’acte du 19 février 1861, manque de points d’appui pour agir sur le peuple, n’a d’autorité que par délégation expresse du souverain et doit enfin servir si elle veut dévouer ses qualités au bien général, les marchands ont devant eux le libre champ des entreprises individuelles, lequel est aussi celui des groupemens normaux et des associations fécondes ; ils disposent de cette autorité pratique que donnent la conduite des affaires et l’enchaînement gradué des intérêts.

Un tiers-état naît en Russie ; s’il en fallait, des preuves, on observerait que, par opposition aux héros titrés de Pouchkine et de Gogol, les personnages du roman russe moderne appartiennent tous à la classe moyenne. Les gildes moscovites forment le gros de cette garde nationale ; elles fournissent à la Russie un ban puissant de familles marchandes qui seront bientôt placées dans la nation comme l’étaient chez nous les familles parlementaires ; elles donnent à Moscou, par opposition à Pétersbourg, ville officielle, aristocratique, européenne, un caractère bourgeois et proprement russe. Il existe enfin entre les deux grands centres un contraste sensible, pareil à celui qui les différenciait l’un de l’autre au siècle dernier ; on disait alors que la scène était à Pétersbourg et que le public était à Moscou.

À mesure que ce tiers-état se développe, il s’élève aussi dans la culture et la dignité. Ce n’est plus que dans la troisième gilde qu’on retrouve encore l’ancien type du marchand moscovite, être sédentaire, enveloppé d’un caftan, triste dans sa longue barbe, buvant du thé, poussant ses boules et craignant Dieu. Plus d’un citoyen honorable, relevant un titre créé par Catherine alors qu’elle réformait la charte marchande de 1720, rehausse ce titre par tout le prix de son mérite personnel. Ceux-là, vêtus à la mode de Londres, courent la ville en quête de nobles entreprises. Art, science, littérature, œuvres intellectuelles, œuvres philanthropiques, tentent ces bons riches et passionnent ces zélés travailleurs. Abrikossof publie le recueil : Questions de psychologie et de philosophie ; Alexéief se fait artiste dramatique sous le pseudonyme de Stanislavski et rêve d’appeler a sa scène populaire la masse ignorante. Les Bakrouchine ont bâti le théâtre Korche, collectionné les documens relatifs à l’histoire de la comédie russe ; leurs corroieries infectant les eaux de la Moskva, ils paient rançon en dotant la ville d’un hôpital. Morozof construit des cliniques au Dêvitchié pole. Popof, outre ses thés, rapporte de Chine des Bouddhas et crée un musée de religions. Les Botkine se vouent à la science médicale. Roukavichnikof bâtit un asile pour les jeunes vagabonds. Soldationkof est éditeur. Les Tretiakof composent pour eux-mêmes, puis ouvrent au public cette précieuse galerie où se peut lire toute la courte histoire de la peinture russe. C’est ainsi qu’un type moderne vraiment original et simplement noble se multiplie dans Moscou : on attend encore l’Ostrovski dont la plume dessinera ce caractère en traits définitifs.

Alors que le commerce demeure tout entier aux mains moscovites, la haute industrie est pour une part livrée aux étrangers. C’est que les outillages, les procédés, les exemples nationaux manquent encore ; le milieu industriel russe ne se compose que d’élémens empruntés. Plantées en terrain neuf, les entreprises ont pu y croître à l’aise ; par l’énormité des proportions acquises, elles jouissent comme de monopoles et défient toute concurrence. Isolées, elles ont appris à se suffire ; ailleurs, on divise le travail ; ici, on le concentre ; et tisse-t-on la soie, qu’il faut aussi la teindre, l’apprêter, réaliser tous les intermédiaires depuis le fil du cocon jusqu’à la pièce d’étoffe prête pour le tailleur ou le tapissier.

La condition des ouvriers est singulière. Bien qu’habitant la ville, ils demeurent des paysans liés à leur village ; ils conservent leur droit à la terre et leur charge d’impôts. Faute de l’argent que la commune attend d’eux, ils perdraient ces passeports délivrés par l’assemblée communale et sans lesquels on ne peut résider au loin ; ils retourneraient à l’incertitude et à la tristesse de la vie agricole.

Ainsi Moscou n’est que le port où se rallient les émigrés de la campagne ; de là sa curieuse propriété, qu’on y naisse moins qu’on n’y meurt[1], et qu’elle croisse par apport plus que par génération. Dans de pareilles conditions, la sujétion de l’ouvrier par rapport aux communautés rurales est la cause bienfaisante qui retarde dans la ville la formation d’un prolétariat. Le patron, fondé de pouvoirs de la commune, dispose par elle d’une vaste autorité. Les ouvriers qui s’embauchent déposent entre ses mains leur passeport avec leur liberté ou plutôt avec l’inconstance de leur caractère qui rendrait impossible toute régularité dans le travail et dans la production. La règle de la vie intérieure est une règle sévère : on ne sort que pour ne plus rentrer ; on travaille non pas huit heures, mais aussi longtemps qu’il fait jour. Ainsi se trouvent rachetés les nombreux chômages du calendrier ; ainsi les périodes de travail intense succèdent à celles d’oisiveté complète, selon ces brusques alternances coutumières à la vie russe comme au climat russe ; ainsi des formes toutes militaires s’introduisent naturellement dans la vie industrielle et maintiennent ce peuple dans des cadres très rigides, utiles à la faiblesse de l’individu.


III

Les fêtes officielles vont leur cours. Le 16, réception au palais du Kremlin ; le 17, spectacle-gala ; le 18, bal à l’ambassade de France. Puis, bal chez S. A. I. le grand-duc Serge, bal à l’assemblée de la noblesse, bal au palais du Kremlin… Un repas sera offert aux baillis des cantons dans la cour du palais Pétrovsky ; des réjouissances populaires se préparent sur le vaste Khodynskoe pôle ; enfin l’Empereur, avant de nous congédier tous, passera le 26 une revue solennelle des troupes.

Ce soir donc, 10 mai, c’est le courtag, ce terme, mi-parti de français et d’allemand, ayant curieusement passé de Berlin à Pétersbourg. À neuf heures, les équipages affluent de nouveau dans la cour du Kremlin ; ils ont roulé déjà pour les félicitations, apportées aujourd’hui aux heures fixées par l’expédition des cérémonies.

Un grand vestibule, sous la terrasse, donne accès dans le palais. Des chasseurs de la cour, debout, dans une pose uniforme, sur les marches du long escalier, tiennent leur coiffure sur l’avant-bras replié ; la première impression est celle de l’ordre et de la majesté. Une forte odeur de lilas et de tubéreuse tombe des balcons de marbre avec de chaudes bouffées d’air. Un portrait en pied de l’empereur défunt se présente dans la lumière, au sommet de l’escalier, comme pour indiquer que sa pensée est ici toujours vivante et que les invités entrent chez lui.

La salle Saint-Georges, voûte colossale, s’allonge perpendiculairement à la façade et à la terrasse ; la riche ornementation en est blanche ; des statues de victoires sont debout sur les chapiteaux ; des chiffres d’or rappellent les dates des grandes conquêtes qui ont fait la Russie. C’est la salle des officiers ; ils remplissent tout l’espace entre les murs et la haie des chevaliers-gardes ; derrière eux, sur des plaques de marbre, on lit les noms des chevaliers de Saint-Georges, généraux, officiers, soldats, présens désormais à toute fête de cour et qui ont mérité d’être éternellement à l’honneur. C’est ainsi que, dans l’armée, les nouveaux venus ont leurs anciens pour frères et pour témoins, et que les uns et les autres participent d’une même vie, plus longue et plus belle et meilleure que la vie.

« Plus loin, messieurs, dans la salle Saint-André… » nous dit un maître des cérémonies ; car, par un trait de cette courtoisie déférante à laquelle nos hôtes nous ont habitués, la place marquée pour les officiers étrangers est la même que pour les personnages russes du plus haut rang.

La salle Saint-Alexandre paraît plus sombre, peut-être à cause du faux jour qui vient des quatorze fenêtres de la terrasse ; mais la salle du Trône, tendue de bleu clair, couleur de Saint-André, s’ouvre profonde, splendide et vraiment impériale. La voûte s’appuie sur des pylônes énormes ; au fond, les trois trônes que recouvre le baldaquin d’hermine aux plis droits, paraissent, plus haut que les têtes, élevés sur sept degrés. Les régales font une brèche dans la masse des invités, car le cérémonial interdit qu’on tourne le dos à ces insignes sacrés ; en face, un peloton des grenadiers attend, reposé sur les armes ; un groupe de demoiselles d’honneur, plus à droite encore, se tient près de la porte par laquelle Leurs Majestés paraîtront.

Un air doux, qui souffle par les baies ouvertes, attire vers la terrasse ; dehors, c’est la surprenante tiédeur de ce printemps subit, presque un été ; les lampes jetées autour des maisons en longues guirlandes luttent contre un ciel verdâtre et défaillant. Une heure vaine se passe là en propos de cour, en contemplation vague ; puis le bruit des cannes avertit de se ranger.

À l’instant où l’Empereur entre, donnant le bras à l’Impératrice, les grenadiers présentent l’arme ; la fanfare des Cosaques du convoi, placée à l’autre bout de la salle, commence la polonaise fameuse de la Vie pour le Tsar. Une suite auguste de souverains et de souveraines s’éloigne aux sons de cet air rythmique et léger. Elle franchit la porte, et la musique passe avec elle du premier orchestre qui se tait au second qui poursuit sur la mesure même où l’autre s’est arrêté. Sept allées et sept venues font apparaître et disparaître le cortège ; chaque fois les couples se sont reformés dans un ordre nouveau.

Les salles qui se vident avec lenteur dès que l’Empereur s’est retiré laissent le temps d’admirer, exposés sur de longues tables, les plats et les salières d’or, d’argent, d’émail, les images, tous les présens envoyés par les villes, les provinces, les corporations. Partout la matière, ou le procédé, ou quelque emblème caractérise le coin de Russie, le groupe ouvrier d’où cette offrande fut adressée au souverain. Mais, le plus touchant, c’est de lire ici la réponse du peuple aux milosti du tsar et comme un échange entre ces cadeaux des moujiks et les dons de joyeux avènement.


Je ne sais quelle inquiétude des nerfs et l’habitude momentanée de ne pas dormir nous attire à minuit vers les jardins de Pétrovsky Park ; d’intrépides camarades russes arrangent cette partie, sous le prétexte bien moscovite d’entendre des chants tziganes. Le café Mavritania, où nous entrons, est un lieu quelconque, pareil à ce qu’on voit partout, Moscou même arrivant au cosmopolitisme par le chemin du plaisir. Diplomates de l’ambassade d’à côté, officier anglais changeant cette nuit en jaquette sa jupe de highlander, Japonais très raides dans leurs faux-cols de Londres, improvisent aux portes du sanctuaire russe ce boulevard international.

Ces filles de Bohême pour la plupart sont laides, et fort heureusement, car elles troubleraient avec des chants si langoureux et si passionnés. On écoute sous leurs voix perfides ces mélodies lointaines, toutes de rythme et toutes d’accent, héritage vocal de générations nomades qui n’avaient d’autre richesse qu’un peu d’art. Ainsi chantaient-elles ici même au siècle dernier… Pourquoi leurs airs varieraient-ils d’un siècle à l’autre, puisqu’elles chantent la chose éternelle ?

Cependant ce mauvais lieu offrant l’avantage des autres mauvais lieux, nous y retrouvons beaucoup de monde. Lev Vassilievitch, de Kief, est là. « Pourquoi perdre du temps à dormir ? Nous mourrons bientôt… » me dit ce philosophe ; il ajoute que le mieux est d’en rire, aussi longtemps que dureront les progony[2] du couronnement.

Notre colonne de retour s’éparpille selon les vitesses des différens attelages. Une voiture de la cour, ayant sur le siège un valet de pied doré, nous devance ; nous devançons un izvoztchik ; derrière cette silhouette affaissée, passent aux lueurs d’un bec électrique deux amoureux enlacés. Un cocher moscovite au chapeau bas largement évasé, aux formes postiches, aux cheveux bouclant sur sa nuque rasée, crie : « Bereguis ! » et croise en rendant la main à ses trotteurs. Et sur tout ce mouvement, les arbres anciens, frissonnant dans leur frondaison nouvelle, jettent leur fraîcheur ; la nuit russe, la nuit brève, jette sa grâce et son secret.

La Vie pour le Tsar, que l’on compte comme une des premières en date et en valeur parmi les productions du génie musical russe, figure à double titre au spectacle de gala ; cependant on ne donnera que le premier acte et l’épilogue de cet opéra ; après quoi, pour faire une fois de plus sa part à l’Occident, un ballet de marque française, le ballet la Perle, clora la soirée.

Le dualisme des deux arts se reconnaît jusque dans les feuillets du programme illustré qu’on nous remet à l’entrée. Les quatre premières pages, tout enluminées, répètent le titre de l’œuvre russe et les noms des acteurs. Les caractères sont ces longues lettres slaves propres aux chevauchemens, aux allongemens, à toutes les variations décoratives ; l’illustration, charmante de grâce et d’archaïsme, ajoute à d’expressives et naïves vignettes de hardis ornemens polychromes, qui tantôt fleurissent librement sur la page et tantôt se plaquent sur des encadremens d’or. Au contraire, des gravures en couleur, commentaires du livret, traduisent en mièvres allégories les tableaux du ballet ; texte et figures s’entourent d’arabesques Louis XV qui pourraient plaire ailleurs, mais qui semblent bien artificielles à côté d’un art plus jeune, plus franc et plus vrai.

On composerait une intéressante collection avec ce qui s’est distribué ces jours-ci de menus, de proclamations, déprogrammes. L’imagerie russe renaissante retourne aux formes décoratives les plus anciennes, les plus incontestablement nationales, celles de la période do-Pétrovienne. Le couronnement d’Alexandre III fut justement l’occasion des premiers essais tentés dans ce sens, car il arrive ici que les événemens politiques marquent avec netteté des époques dans le développement de l’art. C’est alors que Vasnetsof, le grand artiste ému, dessina ses menus et sa proclamation, pages charmantes qui sont des pages d’histoire, fort à propos conservées dans la galerie des Tretiakof. Or plusieurs écoles d’Europe qui, sous des noms différens, professent une même imitation des formes picturales primitives, ne pourraient sans désavantage être comparées à cette école néo-russe ; rien ici ne sépare l’imagier de ses vieux modèles, ni traditions étrangères, ni pratiques nationales ; remontant aux origines sans sortir de son pays, ni de lui-même, il ne risque pas comme d’autres de faillir à cette essentielle obligation, la sincérité.

De même que le dessinateur russe trouve ses motifs dans les décorations des vieilles architectures, dans les miniatures des manuscrits, dans ces broderies traditionnelles que les babas des villages répètent depuis mille ans, de même Glinka emprunte à la chanson populaire cet élément national, chœurs ou danses, qu’il entrelace a sa trame artistique. Son génie, qui flotte quelquefois dans le doute et la grâce, a ceci de russe qu’il aime les éclats subits, les larges explosions de sentiment, éteintes tout à coup par les accès d’une mélancolie douce et comme naturelle.

Au premier acte, le thème national chanté à l’unisson marque par un large crescendo l’approche de la barque où Sabinine est debout ; la scène intéresse, mais ce n’est enfin que l’entrée du ténor. Au contraire, on vibre à ce finale enthousiaste où les voix du peuple, les sons des instrumens, les volées des cloches chantent hosanna au nouveau tsar : le décor représente la Place Rouge ; un éclatant cortège impérial traverse la scène comme pour entrer au Kremlin. Cette impression est grande, mais quand le rideau tombe et que l’assistance entière se tourne avec des hourrahs vers l’Empereur debout dans sa loge, c’est une émotion plus forte encore, et telle que pas une musique ne la traduira. L’art ne saurait nous servir en ces jours-ci que d’agrément et de passe-temps ; il ne peut qu’orner une fête, régler un divertissement de cour ; la vie intérieure que nous vivons dépasse l’art de beaucoup.

Le bal de l’ambassade de France marque l’échéance capitale de cette semaine. Outre que c’est le seul bal étranger donné en dehors des trois bals nationaux qui suivront, le fait seul qu’il est un festival français en terre russe éveille assez de curiosités, de désirs, d’impatiences et de dépits, pour qu’on nomme cette soirée un événement véritable dans la série des épisodes diplomatiques et mondains.

Tandis que la cour s’installait au quartier général du Kremlin, les ambassades s’établissaient dans la ville en cantonnement ; la nôtre occupe le club des Chasseurs. Mais de ce club il n’est plus question, tant les tapis, les sièges et les tentures de France, répandus à profusion dans ces salles, en ont corrigé le caractère et changé les proportions. Tous ces meubles datant de Louis XIV, telle aurait pu être ici même l’ambassade française aux temps d’Alexis Mikhaïlovitch, si notre représentation d’alors n’eût été plus mince et proportionnée à l’importance européenne de l’État moscovite.

Rien ne prouve non plus, à l’examen, que cette installation d’hier ne soit pas en place depuis deux cents ans. Deux longues pièces occupent ensemble toute l’étendue de la façade ; à droite de l’antichambre, c’est la salle à manger ; à gauche le salon, et là, dans les panneaux, de merveilleuses tapisseries des Gobelins, les tableaux célèbres de l’histoire de Don Quichotte, de rares fauteuils de Beauvais ; au fond, une fontaine lumineuse changeante et chantante au milieu des fleurs. Une porte donne à droite dans la salle de bal, — c’était la salle de spectacle du club ; — l’emplacement plus étroit qui servait de scène est ingénieusement arrangé en une sorte de bocage ; deux corbeilles symétriques logent dans les deux angles, d’une part l’orchestre, de l’autre un groupe de chanteurs vêtus dans le style moscovite ancien. Puis, un salon carré, que double une construction de circonstance prélevée sur l’étendue d’une cour intérieure, puis un autre de dimensions pareilles, décoré d’immenses tableaux des Gobelins ; et l’on se retrouve enfin par un à droite dans la salle à manger.

À cette fête pour laquelle la France prête son palais d’un soir, ses richesses d’autrefois, sa langue éternelle, la cour russe vient donner le ton. Le quadrille des souverains ouvre le bal ; c’est un instant de pompe et de solennité qui s’achève bientôt en heures de grâce et de gaieté. L’Impératrice s’est assise ; l’Empereur, avec deux des grands-ducs, passe dans le salon et se mêle à la foule. Peu à peu, les personnes qui se sentaient ici le plus étrangères ont cédé la place ; l’espace s’est agrandi autour des valseurs ; des chevaliers-gardes, qui défendaient tout à l’heure avec vigilance ce terrain de la danse, n’ont maintenant plus rien à faire et dansent à leur tour. Les fleurs étant ce qu’on peut donner aux reines, on distribue des fleurs et des fleurs encore : fleurs de Moscou, mais qu’on croirait cueillies à Nice et bouquetées à Paris, elles propagent dans l’assemblée un mouvement d’animation et de désir. Le prince de Reuss fait un fort joli saut pour prendre dans la corbeille élevée sur la tête d’un chevalier-garde, une gerbe qu’il offre à la princesse de Roumanie. Puis le chœur qui recommence jette sur le tableau la couleur locale ; vêtu de pâles étoffes et de lumière aussi, car une ardente lampe électrique l’inonde d’une clarté d’aube ou de lune, il récite de vieux chants propres à Moscou, distincts de tout ce que les traditions musicales ont conservé ailleurs.

Ainsi le temps qui passe en musique, en chansons, sonne déjà l’heure du souper. Leurs Majestés et les princes prennent place dans le salon des grands Gobelins ; on peut lire là, au verso des menus, tout l’Almanach de Gotha. Le cadre du vieil art national sied singulièrement à ces réunions royales, et bien nous en prend d’avoir gardé dans la France d’aujourd’hui ces quelques restes de la France d’autrefois. Nous nous étions un peu trop hâtés de boucler cette histoire, et voilà que l’histoire même nous invite à rouvrir les garde-meubles et nous rappelle aux manières d’autrefois.

Le jour qui paraît aux fenêtres retient ici plutôt qu’il n’attire au dehors. Les chanteuses se sont groupées dans le grand salon près de la fontaine, et c’est charmant de se bercer à les écouter ; elles forment un de ces fins et fugitifs tableaux dont il faut se hâter de jouir avant que la vie rapide les ait éteints et dissipés.

Qui dira pourquoi ces matins sont les plus gais et les plus purs qu’on découvre déployés dans le ciel au sortir d’une salle de bal ? À peine ces quelques heures d’obscurité ont-elles interrompu l’œuvre du printemps hâtif, pour nous vertigineux ; nos nerfs d’Occident, habitués à des climatures plus lentes, suivent avec peine une nature qui va si vite.

Les souffles de la chaleur devancent les effluves de la lumière ; les arbres, fleuris d’hier, neigent le long de la rue déserte pardessus les murs des jardins ; les corneilles, dont les nids sont achevés, jouent et crient autour de la maison de bois. Une seule silhouette au-devant de laquelle le soleil oriental projette une grande ombre, marche par la rue. C’est simplement le portier du comte Tolstoï. Désœuvré en l’absence du comte, il s’occupe des passans et s’intéresse à moi ; hier soir, il vint frapper à ma fenêtre pour m’offrir une gerbe de lilas. D’où venaient ces lilas ? Dieu le sait. Mais je les acceptai sans scrupule, en vertu du principe de la non-résistance au mal.


IV

On comptait que la fête populaire ne commencerait pas avant 9 heures, dans la matinée du 18 mai. Les chefs d’usine avaient reçu l’ordre d’y envoyer leurs ouvriers en troupe, sous la conduite des contremaîtres : une colonne de plusieurs milliers d’hommes quitta donc vers 6 heures notre quartier des Khamovniki. Or, les voici revenus isolément, qui pérorent dans la rue : « Un désordre effroyable !… Les paysans se sont jetés sur les baraques ; tous voulaient avoir ce gobelet de Nicolas, gobelet bien désirable il faut l’avouer, émaillé de couleurs vives, marqué au chiffre de l’Empereur. Mais quoi ? ils se sont écrasés, étouffés les uns les autres, et maintenant le sang coule ; les cadavres gisent à terre, on les charge sur des voitures… » L’étendue du désastre se lit à l’animation de leurs discours, aux larmes qui sont dans leurs yeux ; cette horreur dont ils parlent attire par la répulsion même qu’ils ont éprouvée.

Nous roulons vers le lieu de la catastrophe, Dmitri Féodorovitch et moi. La foule fourmille et le Khodynskoe pole poudroie ; des trombes de poussière que le vent promène atteignent et salissent le bleu du ciel. Il y a des gens assis, qui tirent d’un mouchoir replié les provisions distribuées au nom de l’Empereur ; d’autres arrivent par bandes ; le plus grand nombre s’éloigne silencieusement. Nous nous approchons de ces baraques carrées, basses, accolées par leurs sommets suivant leurs diagonales ; la ligne qui se brise pour se prolonger au loin, ouvre vers nous le rentrant d’un angle obtus ; nous approchons avec quelque angoisse ; les gorodovie écartent la haie des curieux ; nous voilà dans ce charnier.

Les corps forment ici un épais monceau autour duquel gisent d : autres cadavres sur le flanc, sur le dos, sur le ventre, allongés, repliés ; les formes de l’agonie sont partout lisibles ; des faces congestionnées s’écrasent et se dissolvent dans des mares noires ; des narines laissent pendre de longues écumes roses ; des fronts meurtris semblent brisés à coups d’assommoir. Les uns ont vécu là avant de mourir une vie d’enfer qui les a tordus et vieillis en peu de minutes, et d’autres sourient, satisfaits de leur mort. Une petite fille dort les mains jointes ; le père, debout, sans larmes, garde l’enfant qui ne s’éveillera plus. Un moujik est à côté de sa femme ; des gens de leur village ont mis sur leurs habits des étiquettes de papier, des passans leur jettent des kopeks pour leur linceul. C’est bien qu’ils s’en aillent ensemble, ces deux pauvres êtres qui s’appartenaient. Un beau gars à la chemise rouge n’entend plus sa mère, qui se lamente et récite à côté de lui ; elle dit qu’il était fort, qu’il était bon, comme elle l’avait élevé… Nous allons au hasard, dans la stupeur. C’est étrange qu’ils aient pu expirer si vite, et qu’il soit tellement impossible à présent de les ranimer. C’est étrange que voici leurs derniers gestes et que leur vie ait duré jusque-là, pas plus loin. L’obscène se mêle au sinistre : des femmes, tombées dans des poses lubriques, laissent voir leurs chairs pales qui ne sont plus des chairs. Partout traînent des lambeaux d’étoffe et les appâts des pièges où s’est prisée pauvre gibier, des morceaux de ce pain gratuit qu’ils auraient voulu manger. Le peuple indifférent ramasse des chapeaux, des bottes, les guenilles de ces guenilles ; et c’est vrai, on les charge sur des voitures ; des soldats les prennent et les rangent dans des fourgons, comme un montreur de foire rangerait des poupées ; les chevaux, qui reculent dans les traits, renâclent à l’odeur des cadavres et s’indignent du spectacle que nous acceptons.

Car l’on s’est habitué déjà, et le tableau n’est plus horrible. On songe que là où la mort peut abonder à ce point, c’est que la vie regorge, une vie intense et vierge, directement puisée aux sources de la nature. L’esprit, qui s’élève par-dessus le cœur apaisé, voit l’ensemble du phénomène ; calme devant ce suicide défoule, il cherche les auteurs, les victimes, les occasions et les formes de ce crime inconscient.

Une masse rurale assemblée ici dès hier soir s’accrut toute la nuit par l’arrivée de nouveaux piétons ; à Paris, un jour de fête, on pourrait compter les voyageurs qui débarquent dans les gares, mais Moscou, de toutes parts ouverte à l’afflux des villageois, s’emplit comme une éponge et regorge sans qu’on en sache rien. Ces braves gens, bivouaques en masse sur le Khodynskoe pôle, passaient le temps à chanter, à dormir, à rêver des cadeaux de l’Empereur : une livre de pain blanc, une demi-livre de saucisse, des dragées et des noisettes, une galette de Viazma et surtout, surtout ce gobelet… On mangerait d’abord, puis on verrait au théâtre la féerie Koniok Gorbounok ou le drame la Conquête de la Sibérie. Ils attendaient si paisiblement que l’officier de police venu vers minuit voir l’état des choses rentra satisfait et déclara que tout irait bien.

Les pauvres de la ville renforçaient le ban de ces suburbains. On ignore quelle quantité de misères contient Moscou ; on sait seulement qu’elle en est riche. Ceux qui ont exploré les culs-de-sac, recoins où la vie sociale, ailleurs claire et courante, s’arrête et croupit, sont revenus épouvantés. Ils disent des familles entières logées dans la moitié d’une soupente, dans le coin d’un atelier, des drames en quatre actes ayant pour décors les quatre angles de ces refuges ; on s’y vole, on s’y bat : on vend les corps des filles pubères, et si quelqu’un avait encore une âme, il la vendrait. L’homme qui renonce à manger ne travaille plus que pour gagner de quoi boire ; la femme épuisée met au monde des enfans malades qu’elle ne songe point à élever, par la raison qu’elle ne peut pas les nourrir. Ainsi la dégénérescence marche de pair avec la génération, ainsi d’âge en âge, le sang du vice retombe sur ces maudits condamnés à vivre et, rejaillissant en éclaboussures de crimes, fait des taches irréparables sur l’avenir.

À ces élémens de puissance inconnue s’ajoutait enfin un très dangereux ferment, la tchern de Moscou, ces forbans qui sont légion et qu’on appelle justement la légion d’or. Crapule alimentée par les déchets sans nombre de la vie russe, elle mélange à la brutalité des primitifs la perversité des intelligens. Elle habite, avec ses mœurs et ses lois propres, plus d’une cour des Miracles nocturne et souterraine, pareille à ce que Paris connut quelques siècles auparavant ; la ville qui s’émeut amène aujourd’hui cette lie à sa surface et la mêle aux couches saines de sa population.

Au jour levant tous étaient debout, — 500 000 hommes, un million peut-être, qui sait le nombre ? — encaqués les uns dans les autres, ne respirant qu’avec peine, masse inerte en attendant qu’elle se convulsât. Point de cris encore, mais la pression se développait ; les uns poussaient pour progresser, les autres poussaient pour se dégager ; les plus avancés, meurtris contre les barrières qu’on avait tendues le long des baraques, demandaient grâce ; ils se mirent à genoux, dit-on, contre la poussée aveugle, pensant ainsi lui résister mieux. Mais le flot, les submergeant, renversa l’obstacle et se répandit de l’autre côté. Il courut alors sur la mer des têtes un remous annonciateur de la tempête ; le peuple arrivait par deux masses sur cette ligne à travers laquelle on avait espéré qu’il filtrerait un par un ; ses cris forcenés, cris de peur consciente ou de désir animal, épouvantèrent les commis aux vivres qui commencèrent précipitamment la distribution. Affolés, quelques employés lancèrent au loin les gobelets ; ce fut le dernier signal. Les deux marées roulèrent décidément à l’encontre l’une de l’autre et s’affrontèrent par-dessus la digue. Déjà, sans doute, des cadavres marchaient dans la foule et fluctuaient avec elle, mais c’est alors vraiment que la mort se hâta de faucher et de moissonner. Elle combla un fossé, dont la fatale profondeur créait dans cette bataille une cause assez certaine d’infériorité et de perdition ; elle combla un puits, d’où l’on vient de retirer, parmi des dépouilles informes, un homme encore vivant. Capricieuse, tantôt elle tranchait nettement les vies et tantôt les laissait pendre par un fil à la guenille humaine, en sorte que des malheureux pussent encore sortir du fourré pour aller expirer à l’écart. Enfin un combat sans armes, pareil aux chocs de la préhistoire ; les uns, écrasés verticalement contre les murs de planches, succombaient tout de suite, n’ayant plus la place de leurs poumons dans leurs thorax qui craquaient ; d’autres, étreignant leur proche voisin, s’ils réussissaient à le tirer bas, s’en faisaient un escabeau et montaient sur lui pour accéder à l’air. Pourtant ce peuple qui sait mourir consentit aussi de nobles sacrifices. « Sauvez les enfans ! » crièrent des voix, et plusieurs petits purent s’échapper en courant sur ces têtes serrées entre elles comme les pierres d’un pavé.

Pourquoi multiplier les détails ? D’autres feront là-dessus des enquêtes de police et d’administration. Quelles que soient les causes secondes du phénomène, il n’importait que d’en montrer la farouche espèce et de fixer cette réalité de vie et de mort que les yeux ont vue et dont les moelles ont frémi. Nous l’oublierions bien vite, nous les heureux, portés par cette mer populaire, et qui nous berçons sur elle, pareils aux invités d’une fête sur l’eau ; ou plutôt, nous croirions nous en souvenir, l’ayant cataloguée selon nos catégories, nommée dans notre vocabulaire, logée toute réduite dans une case de notre entendement. Mais c’est en vain qu’on cherche à comprendre la vie, la vie n’est pas compréhensible. On la croyait apprivoisée, ordonnée, policée, et tout d’un coup voilà qu’elle se déchaîne et fait ce qu’elle sait faire ; la ville heureuse et riante, dont on ne voyait que le Kreml, son chef d’or, se convulsé, se déchire, montre ses entrailles et ses excrémens ; on reconnaît la marâtre cruelle, la ville violente de Dmitri Donskoï et du faux Dmitri, la ville de la peste, du ravage, du feu, du sang, de la mort. Faut-il s’en étonner ? Que sont quelques siècles dans le développement d’un si grand peuple ? et pourquoi nous amusons-nous à lire l’histoire, alors que la vie même inscrit sous nos yeux en signes si tragiques la chronique du passé ?

Et maintenant, après cette douloureuse surprise et la manifestation sauvage de ces forces ignorées, quel parti reste à prendre ? Un seul, celui qu’on prend contre l’inconnu et le fatal, contre la bourrasque et contre l’épidémie ; observer d’abord et mesurer, puis se défendre avec les moyens de ce temps-ci qui sont l’autorité, l’ordre et la prévision ; puisque la ville s’étend, qu’une tourbe y fermente, que les villages voisins s’y déversent librement, qu’on sache ce qu’il peut bouillir de force aveugle dans ces vastes réservoirs et qu’on ait contre elle des digues, des bassins, de fortes jetées…

Nous marchons vers les tribunes ; Dmitri Feodorovitch va devant ; grâce à son uniforme brodé, il ouvre le passage dans la foule épaisse. Quelqu’un de la cour lui a rapporté qu’au reçu de la première nouvelle, encore inexacte, l’Empereur s’était décidé à ne point paraître au terrain de la réjouissance populaire ; mais qu’ensuite, sachant l’étendue de la catastrophe, il avait autrement apprécié son devoir de souverain ; et qu’enfin, il va venir, il se montrera au peuple qui a souffert.

Une étrange figure croise notre chemin, un moine mendiant, harnaché comme le sont d’ordinaire les pèlerins, son sac au dos, sa théière ballante sur la poitrine. Nous l’arrêtons :

— Eh bien, frère ! as-tu vu ce tableau ?

— La volonté de Dieu ! répond-il en se signant. — Ses yeux clairs, doux et fixes, lancent des regards surhumains ou moins qu’humains, mais qui n’appartiennent pas à ce que je nommais jusqu’alors humanité.

— Un grand deuil pour l’Empereur, frère.

— Dieu le protège ! Et nous, prions pour lui.

Grâce à Dieu, il a reçu un gobelet, qu’il emporte dans son paquetage ; et grand merci pour le rouble que nous lui donnons ; justement il va à Kief, en demandant de droite et de gauche la charité de Dieu.

Un bruit de voitures en roulement, le trot sonore de l’escadron qui forme l’escorte signalent l’arrivée du cortège impérial. La foule massée devant le pavillon tend les câbles de fils de fer derrière lesquels elle est parquée : elle a senti venir l’Empereur. Il paraît ; l’hymne populaire éclate, sonné par des cuivres et chanté par des voix ; les têtes se découvrent, les casquettes volent en l’air ; un enthousiasme furieux se déchaîne et se mêle au vent d’orage qui passe sur la forêt vivante en grandes ondes de poussière. Comme si ce vent parcourait une lande dont on verrait les arbustes se courber et se tourmenter, ainsi toutes ces âmes frémissent et bruissent, frappées à la fois du même passionné sentiment. La rumeur se prolonge, renaît, retombe, suivant ces rythmes mystérieux qui règlent tous les mouvemens de la nature ; par instans, les cris se faussent et deviennent lugubres, comme si les morts de tout à l’heure et d’à côté se relevaient de terre en hurlant et venaient aussi saluer César. L’Empereur, immobile, écoute et regarde quelques instans ; puis, tenant baissée sa figure douce et grave, soutirant de la blessure que le corps russe s’est faite, il redescend l’escalier et remonte dans sa voiture qui s’éloigne rapidement vers le palais Pétrovski.


V

La Lavra de Saint-Serge est le réduit de la forteresse moscovite, l’asile inviolé où ne pénétra jamais ni Tatar, ni Polonais, ni Français. Saint Serge choisit cette retraite au commencement du XIVe siècle pour y vivre dans la pauvreté et dans la prière ; c’était une âme tendre, faite exprès pour la contemplation et la solitude ; pareil à saint François d’Assise qui comprenait le langage des bêtes, lui partageait son pain avec les ours de la forêt. Une communauté se fonda autour de sa chapelle ; c’est là que Dmitri Donskoï vint se faire bénir avant de marcher contre Marnai ; il emmena comme soldats plusieurs frères du couvent. Au temps des troubles, les Polonais assiégeant la Lavra, les moines la défendirent et Dieu la sauva. Le droit s’y retranchait : Pierre le Grand s’y cacha par deux fois, alors que les émeutes des archers mettaient sa vie en danger. Les fléaux l’épargnaient : la peste de 1771, propagée autour de Moscou, n’atteignit pas le lieu sacré ; l’invasion française n’en trouva pas le chemin ; de fortes colonnes, envoyées en reconnaissance au nord-est, par des matins d’automne, rencontrèrent des brouillards miraculeux, errèrent au hasard, et retombèrent à la fin dans Moscou. C’est pourquoi l’Empereur lui-même viendra visiter ce sanctuaire national. Nous y venons avant lui vivre un jour de vie vraiment russe, un jour oisif, un jour sans date, un jour perdu.

Rien que des pèlerins, pas un promeneur, dans la cour principale du monastère ; au centre, sur le socle d’une petite pyramide, on lit les états de service de la Lavra ; à côté, une fontaine d’eau vive miroite au soleil ; des femmes y puisent et se lavent les yeux ; car partout, en Russie, on rencontre ces survivances du culte primitif des sources.

C’est de là qu’il faut partir pour visiter les églises, mais au hasard, comme font les autres, et sans ouvrir les pages du Guide. L’Ouspienski sobor appuie son porche bas sur des colonnes trapues en forme de fiole ; sous l’édifice, il y a des sépultures dans des galeries humides et sombres ; à l’intérieur du temple, un mur entier est peint d’un vaste Jugement Dernier. Toute l’Écriture sainte se trouve traduite là en symboles lisibles pour ceux qui ne savent pas lire. Une baba jaune et ridée pleure devant le tableau de l’enfer :

— Comment ne pas pleurer, dit-elle, quand on voit de pauvres pécheurs ainsi punis devant Dieu ?

Mais quand elle passe à droite, devant le royaume du ciel, sa vieille figure enfantine s’éclaire :

— Gardons-nous du péché, me conseille-t-elle, pour qu’il advienne ainsi de nous.

Dans la chapelle de Philarète, le moine qui vend des cierges se dérange pour venir me faire l’éloge de ce métropolite. La mort ici grandit les hommes ; d’une haute fonction ecclésiastique, ils sont naturellement promus à la sainteté. L’église-réfectoire est, au premier étage, une grande salle décorée dans le style rococo, pleine d’une forte odeur de poisson ; un frère débite à tout venant du pain noir qu’on paie ou qu’on ne paie pas, c’est affaire de conscience. Saint Michée, une Vierge de Vladimir ont leur chapelle propre, mais l’affluence principale est à l’église de la Trinité ; là, les Moschi de saint Serge sont élevées de plusieurs gradins ; à mesure que les fidèles se succèdent, le moine debout près du catafalque leur prend des mains les billets préparés par le scribe ; il lit les noms des parens ou des amis absens. Là aussi, on honore des images toutes militaires : un saint Nicolas se présente dans une riza bosselée ; ce guerrier a reçu des balles polonaises. L’image de la vision de saint Serge a fait déjà la campagne de 1654 sous Alexis Mikhaïlovilch, la campagne de Suède en 1713, la campagne de 1812, la campagne de Crimée. Elle n’est pas au bout de ses services.

Dans la cour, c’est sans cesse ce va-et-vient nonchalant de gens qui entrent aux églises, disent un bonjour aux saints, mendient un morceau de pain, font un somme, mènent la vie nulle et méritoire pour laquelle ils ont lâché le manche de la charrue. Ils fréquentent surtout le cimetière, particulièrement ombragé ; un d’eux, — saisissant symbole d’une existence fragile et toujours appuyée sur la mort ! — a pris pour oreiller un tertre récent. Ils errent, ils s’attardent, ils hésitent, doux par faiblesse et paresseux par ignorance. Tandis que le Français, l’Allemand, l’Anglais, ces liseurs de gazettes, soupçonnent une vie différente de la leur, connaissent, au moins par la haine, d’autres nations, ces âmes russes sont des alcyons qui flottent en pleine mer slave, sans vue sur les côtes, et qui ne peuvent regarder qu’au ciel.

Un de ces paysans s’est attaché à moi ; il me suit comme j’entre à la librairie et me raconte qu’il est vieux, très vieux, et qu’il a dix-huit petits-enfans. Je veux lui donner un de ces livres que je feuillette à l’étalage : Comment la mère de Dieu a sauvé la Russie ; Ne juge pas le pauvre, fais-lui l’aumône ; Sur le couronnement ; Sur le paradis. Mais lui, reprenant ce thème de son grand âge et de sa nombreuse descendance, me demande de préférence un grivennik ; il supplie, il pleure, il s’agenouille devant moi, hélas ! Et d’autres voyant ma faiblesse, m’assiègent à l’envi : « Pour l’amour de Dieu, barine !… au nom du Christ ! » Ils espèrent de ma bourse un peu de ce numéraire inconnu d’eux pour ainsi dire, si rare dans les bas-fonds sociaux, et qui coule fatalement d’un sommet à l’autre, pareil à l’eau captée par un aqueduc.

Un escalier qui donne sur le rempart conduit au silence, à la paix, à la nature, à la justice ; cette allée carrelée de briques, couverte d’un toit, est peut-être un boulevard militaire et peut-être un cloître religieux ; elle dessert tous les ateliers du monastère : la lithographie, la photographie, la rédaction du journal la Sainte Trinité. Le vent de la campagne souffle par les créneaux ; des pigeons roucoulent ; on entend un bruit croissant de pas ; et, pareil à l’image de quelque saint religieux, représenté debout sur les dalles de son couvent, la stature d’un moine apparaît dans l’encadrement d’une baie sans porte.

Un dôme d’or brille à distance, mêlé aux cimes des arbres ; un skit, un monastère des champs, se cache là ; j’y vais au hasard, et c’est un endroit comme les autres, nommé Gephsimansky[3]. On y vénère la Vierge de Tchernigov ; sous l’église, des galeries étroites et tortueuses mènent à des sources guérissantes. La cour, les berges de l’étang, les pelouses ombragées sont couvertes du même pauvre peuple, tristement mêlé à la nature en fête. Une passerelle, dont le profil en chaînette se mire dans les eaux coites, conduit à l’enclos où les hommes seuls ont accès ; un privratnik, policier sans violence, doux serviteur nourri de champignons et de poisson, veille à la porte avec mission d’écarter les femmes. « Un jour de service, m’expose-t-il, puis un jour de repos. Une vie bien agréable : se plaindre serait péché. » Il dit que des bruits faux circulent par le monde sur la paresse des moines ; qu’ici les frères, outre leurs devoirs d’état, travaillent assidûment au potager. Je lui parle du Père Varnava, la gloire de ce monastère, le saint homme que des âmes en peine viennent incessamment consulter ; c’est un autre Père Jean de Cronstadt, une de ces figures populaires auxquelles leur charité et leur foi, la confiance et la crédulité des âmes, la mobilité de ces caravanes pèlerines qui propagent dans l’empire les nouvelles de la religion, font par toute la Russie une vaste célébrité. « Je ne dirai ni bien ni mal du Père Varnava, répond ecclésiastiquement le privratnik. Beaucoup de personnes viennent voir le Père Varnava, voilà qui est sûr… »

Ainsi renseigné, je m’écarte par l’allée montante où des sureaux répandent leur odeur impure et leur ombre inquiète ; un petit cimetière est perché sur la butte ; c’est là, qu’après d’humbles vies obéissantes, les moines vont grossir le nombre toujours incomplet ; c’est là qu’ils s’alignent dans le rang des morts, à mesure qu’ils s’éteignent parmi des générations différentes, pareilles cependant. Ceux du Khodynskoe pole ont fini tous ensemble, ceux-ci, les uns après les autres ; mais ici comme là, c’étaient les mêmes existences précaires et de peu de prix. La sève qui monte de la terre russe les remplacera ces feuilles de l’arbre, ces épis du champ ; et qu’ont-ils perdu en perdant le souffle ? Attachés à la glèbe, nés pour en être esclaves, ignorans du passé, incertains de l’avenir, leur vie valait-elle une larme et faut-il les plaindre, ces créatures d’un jour, de n’avoir pas duré jusqu’à demain ?

Ainsi cette nouvelle rencontre avec la mort n’éveille pas l’idée du néant de la personne ; elle éveille le spectre d’une race invincible et qui ne peut périr. C’est qu’on le retrouve à Moscou plus manifeste qu’ailleurs, l’éternel fait de toute histoire, la régénération de cette humanité qui se déduit d’elle-même en même temps qu’elle se détruit ; on retrouve cette loi universelle : la sujétion de l’individu par rapport à l’espèce, du citoyen par rapport à la cité. C’est la loi militaire, c’est la loi juste, c’est la loi de vie ; et l’individualisme, l’analytisme, le cosmopolitisme, ces formes vaines de l’intelligence occidentale, n’ont pas prévalu ni ne prévaudront pas contre elle.

On apprend cela en écoutant les privratniks, en déchiffrant des noms quelconques sur des bornes tombales, puis en s’en allant au skit de Vifanie[4] avec d’autres moujiks qui se traînent lourdement sur leurs laptis ; on est heureux d’être leurs frères et de ne pas devoir durer plus qu’eux ; on a vu le bout de la vie, on en attend le terme ; et la chanson de marche qu’on se chante le long- du chemin russe, c’est aussi la chanson russe :


Nous boirons, nous nous promènerons
Et quand la mort viendra, nous mourrons…


VI

Comme pour aider à cette gageure d’évoquer sans cesse le passé et pour nous montrer quelque chose de l’ancienne vie moscovite, la comtesse C… nous invite à dîner ce soir 25 mai dans son palais d’Ostankino.

Le palais, dans sa forme actuelle, date du temps des impératrices, de cette époque où le faste déployé par les souveraines étonnait les Français eux-mêmes, habitués pourtant à la pompe de Versailles. Sous Catherine, en particulier, l’éclat de cette cour qu’on pourrait sous plus d’un rapport comparer à la cour ancienne de Catherine de Médicis eut pour conséquence naturelle le luxe affiché par les grands seigneurs. Moscou vit alors une recherche inouïe dans le costume, dans les équipages, dans la livrée et dans la chère ; des calèches dorées, aux portières desquelles galopaient des hussards empanachés, roulèrent par les rues du grand village, stationnèrent devant les magasins de modistes françaises, attendirent sous la neige durant les longues nuits de bal. Un homme du monde, pour faire figure, vendait par jour cent petites âmes ; un vêtement coûtait une fortune ; et l’on a retenu cette plaisanterie du roi de Pologne sur un gentilhomme entrant dans une ville, « qu’il fallait faire brèche au rempart, puisque ce personnage portait un village autour de soi. »

La plus grande partie de l’aristocratie habitant Pétersbourg, ceux qui se fixaient à Moscou avaient généralement leurs raisons, — les Orlof, par exemple, tenus loin de la capitale depuis que Potemkine plaisait à Catherine. Mais cette noblesse moscovite pouvait se parer de grands noms et de vastes fortunes ; c’étaient les Narychkine, alliés à la famille impériale par la tsaritsa Natalia Kirillovna, mère de Pierre le Grand ; les Yousoupof, descendans de Yousouf, sultan de la horde de Nogaï ; les Cherémétief, les Moussine Pouchkine, les Razoumovsky, les Galilzine. Tous ces grands seigneurs faisaient respecter autour d’eux le style héréditaire de leurs maisons et les traits propres de leurs fières personnalités.

Ce qui frappe à lire des récits de ce bon vieux temps, c’est l’envergure de ces existences colossales, c’est l’immensité du théâtre réservé à l’action d’un seul. L’intelligence française, produit d’une vie plus vieille et plus mesurée, prononce devant les actes comme devant les édifices ou devant les domaines, que c’est trop grand. En vain la France du siècle dernier prêtait-elle à la Russie ses belles-lettres, ses arts, son industrie, ses manières, sa langue ; comment lui aurait-elle prêté ses mœurs ? Et de quel droit eût-elle empêché les nobles moscovites, de vivre à la russe, en boyars ?

Le comte Piotr Borissovitch Chérémétiof est présenté comme le parfait gentilhomme des temps de Catherine, membre de l’aristocratie européenne et seigneur pain-et-sel de sa terre russe. Sa fortune était immense : dix villages épars autour de Moscou ; 140 000 serfs attachés à ces villages ; trois résidences également princières ; dans chacune d’elles, des appartemens meublés de ce que la France, la Hollande et l’Italie offraient de plus rare, des jardins plantés d’arbres tropicaux, des serres, des orangeries,, des étangs portant des flottilles entières, des équipages servant ces flottes, des batteries de vingt canons sur un seul de ces bateaux ; plusieurs théâtres, les uns d’été, les autres d’hiver, munis de machines, de costumes et d’accessoires ; des troupes d’acteurs, de chanteurs, de musiciens et de danseurs ; un personnel complet de régisseurs, de copistes, d’archivistes et jusqu’à un auteur dramatique dont on a conservé le nom, Vassili Voroblevsky ; un équipage de chasse où piqueurs, écuyers, fourriers, cuisiniers et valets composaient au total un régiment de 700 hommes…

Le palais regarde avec mélancolie, dans les eaux figées de l’étang, son image d’il y a cent ans. Une colonnade basse portant le corps de logis principal se prolonge par des galeries qui vont rejoindre deux ailes symétriques ; toutes ces parties sont d’une même élévation. Le corps principal s’orne d’abord en son milieu d’un péristyle appliqué contre la façade, puis de deux autres latéraux, d’ordre inférieur ; une rotonde couronne cet ensemble non sans l’alourdir. Les ailes, avancées jusqu’à la pièce d’eau pour embrasser une cour en fer à cheval s’achèvent elles-mêmes sur deux péristyles ; et c’est une chose qui surprend de retrouver partout cette décoration simple adaptée sur ce plan qui ne l’est pas.

C’est que cet art néo-grec n’est grec qu’en apparence, et dans le fond il est russe. Une raison matérielle a fait avorter cette renaissance de l’architecture antique : l’emploi de la brique, laquelle, peu solide, se refuse aux formes élancées. Puis un peuple accepte difficilement l’héritage intellectuel d’un autre peuple ; il a sa manière de sentir et de voir, qu’il ne lui appartient pas de modifier. Ici, la fabrique extérieure est seule empruntée à la tradition classique ; l’architecte, en construisant sur des abaques étalés et diffus, s’est affranchi de la règle ancienne qui veut un balancement harmonique de la dimension horizontale avec la verticale. Les Grecs avaient naturellement inventé ce rapport de l’élévation à la base ; leurs temples étant construits pour se détacher sur le ciel devaient, par la justesse de leurs proportions, répondre à la constance et à la pureté du fond coloré. Les Chinois, attentifs à la vie concrète et patiens imitateurs de toute forme naturelle, s’inspirent des contours arrondis des montagnes et des formes dentelées des nuages ; leur architecture où domine la ligne courbe, leurs toits en pointe de sabot, rappellent cette vision sinueuse qu’ils ont des paysages. Ainsi, consciemment ou non, l’esprit suit toujours un conseil de la nature. Or, quelles suggestions plastiques attendre ici d’une terre informe et quel rêve linéaire évoqueraient la steppe couverte de neige, la forêt vaste, le morne et continu champ de blé ? Perdu dans un site sans contour, le Russe ne voit qu’une ligne et la voit partout : il a la hantise de la ligne d’horizon. C’est pourquoi le propre de son esprit est de se répandre, non de s’élancer ; et c’est pourquoi, construisant sans songer à la conciliation apparente des formes, il juxtapose plutôt qu’il ne compose.

La vieille église attenant au palais, l’église de la Sainte-Trinité, appartient aussi à ce style amorphe. Monument d’avant Pierre, rare témoin d’une époque où l’on employait trop souvent le bois, elle date de ce règne d’Alexis Mikhaïlovitch où l’art national prit à la fois son essor et marqua son apogée, suspendu ensuite pour deux siècles, pour toujours peut-être, par la mode des imitations classiques. L’édiffce central, de plan carré, se couronne par deux étages de voussures apparentes et par les cinq coupoles obligées ; ces coupoles pesantes, et qui viennent presque à se toucher, sont comme des boules sur des manches de bilboquet. Des organes nombreux prolifèrent autour de ce premier corps : deux tours basses ayant aussi leurs coupoles ; des galeries ; un clocher dominant l’entrée principale ; deux escaliers, — tout cela si nombreux, si capricieux que, vue successivement suivant ses quatre faces, l’église prend à chaque fois un caractère nouveau et que l’ensemble ne s’aperçoit nulle part. Et pourtant c’est artistique, parce que c’est local et national, parce qu’on reconnaît la réalisation sincère d’un idéal spontanément conçu ; et les cinq coupoles ont de la force et de l’abondance ; et le clocher a de la hardiesse ; et l’entrée appuyée à ces piliers trapus, cachée sous le cintre qui en recouvre trois autres séparés par des pendentifs, a du mystère et de la religion.

Cependant la cloche du dîner rassemble les promeneurs arrêtés ici devant l’église et ceux qui causaient dans l’allée de tilleuls séculaires plantés jadis par le prince Tcherkasski, premier maître d’Ostankino. La comtesse bénit ses enfans qu’emmène le gouverneur français ; nous passons dans la petite salle où les zakouski sont servis, puis dans la galerie ; la voûte est en anse de panier, les colonnes peuplent le long espace, des statuettes antiques ont des niches dans l’épaisseur des poêles. Le général et l’amiral se sont assis aux places d’honneur ; ces deux frères se ressemblent par le visage, par le grade, par les longs services qu’ils ont rendus, par le respect profond qu’ils inspirent ; l’un est entré dans la marine alors qu’Alexandre Ier régnait encore ; l’autre, arrivé au sommet des dignités militaires, portait la couronne lors de la translation des insignes ; l’Empereur, en l’honorant d’un rescrit personnel, lui a donné son portrait orné de diamans. Les autres convives font alterner le long de la table luxueuse les claires toilettes et les sombres uniformes. Tous ces officiers appartiennent à la cavalerie de la garde, grands liseurs, causeurs charmans, gentilshommes parfaits ; la plupart portent au côté gauche le chiffre de l’empereur défunt, ou bien, à la boutonnière, la petite médaille ronde qui rappelle leurs services de pages.

— De quoi pensez-vous qu’on va parler ? Littérature ou couronnement ? me demande mon voisin ; il ajoute que la conversation est un jeu de roulette sur lequel il aime à parier. C’est la rouge qui sort, je veux dire la littérature, et comme la langue employée est une très fine langue française on a par instans l’illusion d’entendre ici l’ancienne France juger la nouvelle. On s’assure que les dernières idées de Paris ont cours à Pétersbourg ; mais, au passage, elles ont souvent changé d’aspect et pris la couleur russe. Ainsi la main du maître d’hôtel écrivant dans son alphabet le menu français en a dénaturé les termes : Selede chevrel… Parfé o frez.

Après les grâces rendues à la comtesse, nous parcourons une fois encore les salles du palais. Toute l’aile droite est pleine des souvenirs d’Alexandre II, qui fit ici la halte des trois jours avant l’entrée dans Moscou et le couronnement. On dit le salon de l’Empereur, le cabinet de l’Empereur, ce dernier consacré par le souvenir d’un grand événement historique : c’est ici que, le 19 février 1861, la main souveraine écrivit Alexandre au bas de l’acte qui affranchissait les serfs. Depuis, une sorte de religion a fait respecter jusqu’à la disposition des meubles et des objets ; la plume, ouvrière de cette grande action, est encore sur l’écritoire, à l’endroit où l’empereur l’a posée. Et depuis, le palais a définitivement cessé de vivre, comme pour témoigner que c’en était fait désormais des fortunes illimitées fondées jadis sur la possession des âmes. Il a pour muets habitans les bustes et les portraits des souverains qui furent ses hôtes. Dans l’hémicycle du rez-de-chaussée, les empereurs et les impératrices, élevés sur des socles de marbre, tiennent une assemblée. Au premier étage, Paul Ier, couvrant une vaste toile des plis du manteau impérial, fait face aux fenêtres de la salle à manger. La perspective qu’on découvre depuis ces fenêtres fuit vers Moscou et la laisse voir à l’horizon ; un bois cachait autrefois ce fond de tableau, et c’est ce dont Paul Ier, lors de son premier séjour à Ostankino, se plaignit au comte Nicolaï Pétrovitch. Le comte avait laissé silencieusement tomber les paroles du souverain ; le lendemain, à l’heure du dîner, il pria Sa Majesté de regarder au dehors et de jeter les yeux sur le clocher d’Ivan Veliki. À l’instant même, une allée s’ouvrit magiquement dans la forêt, et fit apparaître au loin le dôme d’or du clocher. On avait pris un alignement, scié les troncs pendant la nuit ; une armée de bûcherons, appliqués aux cordes, n’attendaient qu’un signal.

Une ombre mélancolique emplit la salle de théâtre, fermée depuis cent ans ; rien n’est resté du gracieux roman qui se dénoua dans ce décor. Une des actrices qui chantait sur cette scène devint une fois la maîtresse de ce château. Le comte Nicolaï Pétrovitch l’avait rencontrée comme les princes rencontrent les bergères dans les contes de fées. Elle n’avait rien que sa beauté. Il l’enleva, la logea dans son parc de Kouskovo au bâtiment des actrices, et lui donna des maîtres. Elle s’appelait jusque-là Paracha ; lui voulut qu’on la nommât Jemtchougovaïa, Madame de Perles. Bientôt il put l’applaudir, ravissante dans son rôle de Ninette à la cour ; elle eut du talent, elle eut de l’esprit, elle eut de l’âme ; elle réagit de la façon la plus heureuse sur le comte, habitué par elle à une vie plus simple et plus intellectuelle. Retirés ensuite à Ostankino, ils dirigeaient ce petit théâtre où tout était ordonné pour elle et par elle. Le mariage, conseillé par le métropolite Platon, sanctionna à la fin cette union jusqu’au bout tendre et passionnée ; la comtesse étant morte, sa chambre devint un sanctuaire ; la douleur abrégea la vie du comte, qui suivit bientôt sa femme dans le tombeau.

Ainsi, c’est à propos que le silence s’est fait sous la voûte emplie jadis du rire et du chant de Paracha, que pas un vivant ne fréquente la salle hantée d’ombres heureuses et que rien ne se mêle plus au souvenir de ceux-là qui ont bien vécu. Au dehors une heure fugitive et rare, une heure comme irréelle penche entre jour et nuit ; une averse est tombée, l’air épuré propage les odeurs des lilas qui se fanent et des foins qu’on a coupés ; les statues, blanches sur le fin brouillard, nous regardent avec froideur et nous donnent congé. En vain, tous ensemble, tentons-nous d’un départ bouffon et d’une course d’izvoztchiks ; ce que nous laissons derrière nous vaut qu’on le regrette, nous perdons trop de choses en peu de temps. Adieux hier à l’ambassade de France, adieux ce matin aux troupes qui paradaient superbement devant l’Empereur ; adieux ce soir à la famille du comte ; puis voilà qu’un cordon de troupes barre la Tverskaïa et que les voitures de la cour vont passer, roulant vers la gare de Brest ; adieu enfin à toute cette majesté qui s’éloigne avec l’Empereur. Le train qui siffle vers Pétersbourg avertit que la grande page est lue au livre du réel, et qu’il faut maintenant tourner le feuillet.


ART ROË.

  1. Il convient d’ajouter à cette cause apparente d’autres causes très réelles comme l’insalubrité du sous-sol moscovite, les émanations de la Moskra et surtout l’ignorance et l’incurie de la population.
  2. Frais de route.
  3. C’est-à-dire le skit de Gethsémani.
  4. Nous prononçons Béthanie.