Impressions de Russie/03

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Impressions de Russie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 346-377).
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OFFICIERS ET SOLDATS


Des lampes veillaient ici et m’attendaient, dans cette chambre haute et tiède, prête déjà pour le travail. Une étrange lumière, trouble et nocturne, entre par les doubles fenêtres et se mêle au silence des choses ; dehors, le fin brouillard qui traîne à terre monte en s’épaississant jusqu’au zénith ; les arbres, déployant dans la vapeur leurs ramures grêles, s’enracinent à ce ciel épais ; une lanterne ronde qui est la lune pend au plafond de cette étuve ; le terrain dérobé vers quelque fond, remonte là-bas jusqu’à la forteresse et se couronne par de grands murs. Le front à la vitre, je savoure ces impressions toutes neuves, je les salue et je les nomme : Kief, la maison du général.

Hier encore c’était l’Autriche, l’Arlberg vertigineux, le Tyrol glacé, Vienne élégante et frileuse, Cracovie désolée et grande, Lemberg, humble et basse, mêlant cinq langues dans ses rues tortueuses, le polonais, l’allemand, le galicien, le russe et l’hébreu. Puis la frontière où l’on donne le coup de pouce aux aiguilles de la montre, une vie nouvelle datée de là. Le prince venu à ma rencontre, apportant la nouvelle du général absent, demeuré à Pétersbourg pour affaires de service ; cette gare où nous prenions du thé, nous recueillant au seuil de la Russie ; autour de nous, ce mouvement lent et discipliné ; la nouveauté des costumes, le mystère des visages ; dans tous les yeux, la bienvenue souhaitée à l’officier français ; puis le dernier départ, ce train chaud et confortable que sans bruit, sans fumée, la locomotive chauffée au bois entraînait d’une fuite insensible, indéfinie…

Tout cela si proche est pourtant le passé. Ces épisodes : des moyens, rien de plus ; et voici le but atteint. Une dernière porte se ferme, un dernier pas gravit l’escalier… La conscience qui parle répond à ces bruits de la vie qui s’éteignent ; secouant ses souvenirs inutiles, se projetant dans ce cadre nouveau, elle cherche le contact et le conseil des objets.

Des livres, des cartes, un compas sont sur la table. Contre le mur, une gravure du tableau « 1805 », cette œuvre exacte et forte de Meissonier. Le matin d’Austerlitz, à la gauche du front français ; la masse de cavalerie qui tantôt se lancera à la charge et balaiera le champ de bataille, est prête ; Murât, qu’on voit s’éloigner en longeant la ligne, botte à botte avec Bernadotte, étend le bras vers Pratzen et regarde de ce côté le travail de Soult ; il va se retourner tout à l’heure, prendre sa place, tirer son sabre, crier : « A-li-gne-ment ! », emmener les quatre mille chevaux au galop de son cheval. Eux cependant, les dragons, attendent sans observer et sans savoir ; la plupart passivement immobiles, un qui arrange quelque chose à l’intérieur de son casque ; un autre, au second rang, a mis pied à terre ; un officier caresse sa monture impatiente, troublée des bruits tragiques qui passent dans l’air. Et c’est une chose qui émeut de les voir si sains, si calmes et si forts à l’instant d’agir et de mourir.

Pareils à ces cavaliers de la Grande Armée, nous attendions depuis bien longtemps sous le harnais. Mais moi, détaché du rang, je deviens soldat d’avant-postes ; grâce au mot d’ordre européen, je franchis les lignes allemandes, je parais dans le camp russe en hôte et en ami. Ainsi ma présence ici tient à de bien plus grandes choses et je pourrais me flatter de porter sur moi un signe des temps. Mais le mieux sera de me réclamer seulement de la bonté et de l’hospitalité russes. Remplir de mon mieux un rôle d’éclaireur, regarder, interroger, lire, étudier, observer, comparer, puis écrire dans ma langue ce que j’aurai écouté dans celle-ci, révéler à l’armée dont je suis quelque chose de l’armée d’ici, c’est l’œuvre nouvelle à laquelle je me réjouis d’être appelé.

Grande est la complexité du sujet. Sans parler de l’âme qui anime ce grand corps, les formes seules déçoivent et désorientent : d’une part des formations régulières, de l’autre des troupes cosaques, et des dispositions spéciales à chaque province, et des gardes propres à chaque frontière. Mais plus la matière est confuse, plus il est opportun d’en tenter l’analyse ; plus on y est novice, plus on y sera sincère. En route donc dès demain à travers ce monde moral inconnu ; comme font les explorateurs en terre neuve, j’emporte une boussole ; et c’est justement ce devoir militaire si nettement tracé, si volontiers rempli.


I

Nicolas, coiffé d’un bonnet cylindrique pareil aux manchons surannés de nos grand’mères, vêtu d’une longue pelisse bleu-marine qu’entoure sa ceinture bleu de ciel, les mains fermées sur ses rênes bleues, est posé sur son siège étroit. Avec ses yeux débonnaires, sa figure rose, sa barbe blanche toute fleurie, il ressemble aux saints Nicolas peints dans les almanachs, aux saints Nicolas des petits enfans. Il rend la main, et les battues pressées des chevaux, le grésillement léger de la neige qui s’écrase accompagnent la fuite rapide et douce du traîneau. Nous faisons mes visites d’arrivée. J’ai dans ma poche une précieuse liste portant les noms des officiers, ceux de leurs pères, ceux de leurs femmes, et ceux des pères de leurs femmes. Le prince, enveloppé de son bachlik, les mains dans les poches de son manteau, m’accompagne courtoisement ; baissant la tête sous la poussière déglace qui vole aux yeux, parlant dans ses moustaches gelées, il m’explique la topographie de la ville. C’est, comme Home, une ville aux sept collines ; mais elle ne forme que trois quartiers distincts : le Podol, hors de nos vues, étalé sur le bord du Dniepr ; les Lipki, derrière nous ; pittoresquement étage en face de la pente sur laquelle nous dévalons, le Vieux-Kief. Une coupure profonde, le Kreschatik, nous en sépare encore, jadis lit d’un torrent, aujourd’hui rue principale de la ville. Des marchands aux bonnets fourrés, aux pelisses confortables, des Juifs portant des accroche-cœurs sous leurs casquettes et des parapluies sous leurs bras, ces silhouettes sombres et lentes déambulent devant les banques, affluent au télégraphe, lisent sur des tableaux les dernières cotes ou les dernières dépêches. C’est que les contracts se tiennent ici en ce moment, ces marchés fameux qui cachèrent au début du siècle plus d’un rassemblement révolutionnaire.

La côte gravie, un boulevard parcouru, nous arrêtons devant une maison de bois à un seul étage, peinte en gris ; dans l’antichambre, un soldat se trouble à notre entrée ; il observe cependant que je porte un pantalon de général, et me donne de « l’Excellence » en m’enlevant mon manteau. Le général B…, petit, l’œil clair, le nez aquilin, les lèvres souriantes et bonnes, les gestes naturellement aisés, mais accusant par instans la prudence de l’âge, nous reçoit dans un cabinet aux grandes fenêtres, aux murs nus ; commandant de corps d’armée, il porte, selon l’usage, la tenue de son arme d’origine, la tunique de l’artillerie, à col de velours noir bordé de lisérés rouges. La très honorifique et très enviée croix de Saint-Georges est à sa boutonnière. Il s’excuse de ne pas parler le français, mais de toutes les langues européennes il ne connaît que le tartare. D’autres fréquentent les académies militaires, c’est un exercice du temps de paix ; quant à lui, il a toujours distingué l’aptitude à finir des cours de l’aptitude à commander les soldats.

L’école où il est entré une fois s’appelait la guerre du Caucase ; il y a de cela, devinez combien ? En France il n’existe pas de généraux aussi vieux ; ici on dure autant qu’on peut. Cinquante ans, pas moins. C’était le temps de l’insouciance et du laisser vivre ; mais aujourd’hui, malgré le long hiver, les cantonnemens espacés, les mauvaises routes, instruire et toujours instruire ces soldats ignorans de tout…

— Les forces de la Russie sont infinies, conclut-il tout à coup, car le pessimisme est bien impossible à cet homme d’action ; il passe sa main de droite et de gauche dans sa barbe blanche divisée soigneusement des deux côtés de son menton ; son bon sourire écarte ses moustaches que la fumée de la cigarette a blondies. Il m’invite à la manœuvre qui se fera le 22 février sur le plateau de Borschagovka. Mikaïl Ivanovitch[1] l’a dit : Aucun secret pour l’invité français. Le rendez-vous sera ici même, à neuf heures ; nous goûterons un certain vin du Caucase excellent pour la santé ; on me prêtera un manteau russe, car cette petite veste n’est qu’une imagination française. Que dirait Mikaïl Ivanovitch si pendant son absence on me laissait me refroidir ?


Au centre d’une pièce que le général Z… emplit de sa solitude, nous nous asseyons sur trois chaises posées aux trois sommets d’un triangle équilatéral ; le général est veuf, et ses enfans servent au loin. Président du cercle militaire, il m’invite aux réunions que les officiers organisent. On a bien de la peine en ce bas monde à se défendre contre l’ennui ; enfin chaque soirée trouve son emploi : aujourd’hui, les artilleurs font un exercice tactique ; demain, soirée dansante, et tous les samedis, concert. Pour ce qui est des troupes, — un Français doit être difficile sur le sujet du casernement, — il faut aller voir de préférence le régiment de Tiraspolsk qui est le mieux logé. C’est une idée qui se répand en Russie comme ailleurs de faire vivre le soldat dans le confort ; mais le général ne s’accorde pas à cette opinion ; il loue ce soldat dont aucun confort n’affaiblissait les qualités militaires, le soldat du temps passé.


Le général K… est l’adjoint du commandant des troupes. Ancien officier d’état-major, ancien commandant de corps d’armée, il fut un temps gouverneur de Saratof, car le passage est possible ici des fonctions militaires aux charges civiles. Depuis il n’a plus perdu de vue les questions d’intérêt général, il se voue particulièrement à celle de l’instruction primaire ; pour m’éclairer un peu sur ce sujet d’actualité, il me donne le recueil des discours prononcés par lui dans des circonstances officielles, par exemple à l’ouverture des Zemstvos. Il frise entre ses doigts ses longs favoris blancs ; son sourire plus que doux, tendre, modèle tout son visage et va jusque sous ses paupières affiner le regard de ses yeux bleus. Il parle des prisonniers français demeurés en Russie après 1812. Henri Heine a dit juste en louant ce tambour Legrand qui ne savait de la langue allemande que les mots indispensables, honneur, pain, baiser, mais qui battait sur sa peau d’âne la Marseillaise, le Ça ira, les Aristocrates à la lanterne ! et qui en apprenait plus aux écoliers d’outre-Rhin que tous les magisters du pays teuton. On les aurait tenus pour des ogres et pour des bourreaux ces révolutionnaires français si, guerroyant par l’Europe, ils n’avaient montré partout quels bons enfans ils étaient. Ainsi va le monde. On se hait parce qu’on s’ignore, il n’est que de connaître les gens pour les aimer. À Saratof, on aimait Savin, ce hussard pris et blessé jadis au passage de la Bérésina ; il fut d’abord maître d’armes, puis, quand il eut appris le russe, il devint professeur de français. Au bout de cette humble carrière, il vivait retiré dans une petite maison de quatre pièces ; on l’appelait le lieutenant Nicolas Andréitch ; faisant son marché le matin, le reste du jour il travaillait son jardin tout plein de fleurs. Pauvrement vêtu, on le distinguait à ses fautes d’accent et à la politesse de ses manières. Il mourut les yeux fixés sur son empereur ou du moins sur un portrait du héros qu’il avait dessiné lui-même vers le milieu du siècle et suspendu en face de son lit. Les bruits d’une alliance franco-russe avaient consolé ses derniers jours ; pourtant il n’aimait pas la république et quand on annonça un voyage du président Carnot à Moscou, en 1891, Savin se fâcha, Savin protesta auprès de ses voisins, dans tout son quartier.

Le général N… nous accueille en langue française ; il porte au côté la couronne d’argent faite d’une palme de chêne et d’une palme de laurier, signe distinctif propre aux officiers de l’état-major général ; mais, cavalier d’origine, il exerce un commandement de cavalerie. Son embonpoint est ici un produit naturel du climat hostile et des mœurs sédentaires. Il a toujours aimé la France ; il lui sait gré de ce qu’elle a fait la première au monde pour la justice et pour la vérité. Maintenant encore, ces changemens continuels qu’on reproche tant à son gouvernement sont une preuve qu’elle cherche toujours et veut aller plus avant ; s’arrêter pour elle serait mourir.

— Ah ! Paris, Paris !… dit-il avec un hochement de tête. Puis tout bas et confidentiellement :

— Danse-t-on toujours à la Closerie des Lilas ?

La guerre de Crimée n’a été qu’une méprise douloureuse. À Sébastopol, il commandait l’artillerie du bastion du Mât ; il a vu de près toutes les horreurs que Lev Tolstoï racontait anonymement, jour par jour, avec tant de talent. Mais avant même l’armistice conclu, les officiers s’invitaient d’un camp à l’autre ; seuls les Anglais restaient dans leur coin. Et vraiment, c’est à propos de reprendre aujourd’hui cette tradition des visites : Mikaïl Ivanovitch, en invitant et en hébergeant, sait ce qu’il fait. Arriver en hiver et demeurer jusqu’à l’été est une bonne manière de voir tout le progrès de l’instruction. Un de ces matins, nous donnerons rendez-vous aux Cosaques de l’Oural pour les faire galoper et travailler au sabre. Justement ils vont recevoir leurs recrues, arrivant avec armes, équipement, montures, bons à mettre en plaine dès le premier jour, comme des canards, au sortir de l’œuf, sont bons à mettre sur l’eau. Un contingent curieux ! Il s’y trouve des Bachkirs païens qui apportent leurs dieux dans leurs besaces ; quand on les interroge sur ces idoles, ils les caressent et montrent du doigt le ciel.

Car notre terre est riche et vaste !… Kief toute seule abonde en élémens et en souvenirs ; on travaille à les débrouiller dans une revue spéciale, le Passé de Kief, à la rédaction de laquelle le général avoue n’être pas étranger. Si les Français avaient Kief, que n’en feraient-ils pas ! Pourtant ne nous plaignons pas des Russes. Quand Catherine passait ici, avant son grand voyage de Crimée, elle n’y trouvait rien qu’un village et Ségur, un de ses ministres de poche, interrogé par elle, lui répondait, le fin courtisan, que la ville avait un beau passé et un bel avenir ; cet avenir est réalisé ; la vie a marché vite.


Le traîneau qui m’emporte ému d’avoir trouvé partout tant de bonté, file devant la petite église Srétenskaïa ; une résille de neige en coiffe le dôme bleu ; un corbillard dont quatre anges d’argent soutiennent le dais attend devant la grille ; des cloches grêles sonnent un glas. Dans l’instant même où nous passons, un cri déchirant retentit, cri profond qui traverse les chairs et serre les fibres du cœur ; un petit cercueil paraît sous le porche ; une femme qu’on entoure se débat dans l’allée : on l’emporte, on l’assied dans le traîneau. C’est la mère. Elle gémit d’avoir créé pour la tombe, elle crie de cette délivrance qui la sépare vivante de son enfant mort. Le petit être qui était tout pour elle, qu’est-il cependant pour le monde et pour nous ? Peu de chose : ce flocon de neige que le vent égare, ou l’aile de cet oiseau qui traverse au hasard le ciel hivernal. C’est pourquoi nous avons passé, descendant vers le fleuve : la vie marche vite…

Est-ce cette impression brève et troublante ? ou la nouveauté de cette langue qui, changeant les sons des mots, en changerait le sens et donnerait aux choses une nouvelle valeur ? Ce n’est plus l’hiver d’Occident. Peut-être n’est-ce plus la même vie, ni la même mort ?

Kief, mystérieux fantôme, porte dans les plis de sa robe de neige cent générations éteintes dont les livres parlent seuls, ces faux témoins. Au prix de combien de peines que l’historien néglige et dont l’artiste frémit, s’est réalisée la prophétie de saint André : « Sur ces collines resplendira le bienfait céleste ; une grande ville y naîtra ; Dieu la sèmera d’églises sans nombre… »

Le Dniepr, nappe blanche et solide, miroite comme jonché de diamans ; au-delà, c’est la plaine éblouissante, rayée de bandes violettes qui sont des bois. Sur ce pont de glace jeté d’une rive à l’autre, entre les provalitzas dangereuses signalées par de hautes perches, circulent des traîneaux primitifs, chargés de bûches ou de poutres. Nous suivons la piste qu’ils ont tracée ; la hauteur où l’église de Saint-André élève ses fines coupoles argentées, le Podol bas où quelques dômes d’or éclatent dans la brume fluviale sont derrière nous. Longeant ces talus de terre roulante derrière lesquels la ville est cachée, nous passons la revue de dix siècles au trot rapide de nos chevaux.

Au-dessus de cette brèche où vient déboucher le Kreschatik, une statue géante de Vladimir, le saint roi de Kief, le prince à rang d’apôtre, élève et montre à la Russie la croix jadis apportée de Byzance ; elle signale la berge historique où les habitans de la ville, descendus au fleuve, reçurent le baptême ; ils se plongèrent trois fois jusqu’aux épaules au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Puis les Tartares venaient teindre de sang ces belles eaux baptismales ; l’axe de la puissance russe s’éloignait d’ici ; l’influence polonaise et lithuanienne gagnait jusqu’au Dniepr. Ainsi cette terre gracieuse et triste de la Petite-Russie se nommait d’abord l’Ukraine polonaise ; pour qu’elle devînt l’Ukraine russe, il fallait la plus terrible des guerres, une guerre de religion. Irrités par la propagande uniate que la Pologne soutenait, enflammés par cette orthodoxie dont Kief avait gardé l’étincelle sous ses cendres et dont elle redevenait le foyer, les Cosaques se soulevaient. Longues et sanglantes péripéties, lutte sans pardon ; c’était la pensée européenne et le slavisme aux prises, la foi russe contre la foi romaine, deux cultures ennemies l’une de l’autre, deux mondes incommensurables entre eux, et dont il faut voir l’opposition irréconciliable, d’une part dans les fines chroniques polonaises écrites en vers latins, de l’autre dans les ballades obscènes et naïves des Cosaques. Un siècle entier, ces deux civilisations qui tournent autour de la ville, véritable pivot d’histoire, se disputent l’Ukraine ; et le Turc la vole à la fin, troisième larron. Kief, inébranlablement attachée à la masse nationale dont le Dniepr trace le contour, n’a pas cessé de jouer, sur l’autre rive, son rôle de tête de pont, ni de couvrir par rapport au royaume catholique l’offensive orthodoxe.

Et maintenant, rejets vivaces de la souche plantée ici par Vladimir, des églises nouvelles ont poussé sur les collines ; la cause qui triomphe était celle de Dieu même ; elles consacrent à jamais le droit du plus fort. Revenant par le pont Nicolas, nous découvrons de loin l’enceinte fameuse de la Lavra, couvent et forteresse ; de longs murs rectilignes qui descendent jusqu’au fleuve enveloppent les bâtimens jetés pôle-môle à flanc de coteau, ateliers, communautés, hôtelleries, églises sans nombre au couronnement d’or, de sinople, d’azur semé d’étoiles. Des pèlerins fatigués, traînant les laptis d’écorce ou les valenkis de feutre, Petits-Russiens vêtus de blanc, Grands-Russes au sombre costume, hommes aux longues tuniques, femmes aux courts sarraux, tous, appuyés sur leurs bâtons, courbés sous leurs fardeaux, suivent les lacets de la route ou gravissent marche par marche les escaliers de bois ; au hasard des sanctuaires partout ouverts devant eux, au gré de leur foi errante, ils s’arrêtent à la chapelle construite au pied de la pente, ils prient au tombeau d’Askold ; mais quand ils voient enfin les dômes de la Lavra se lever par-dessus le rempart, ils se signent, ils s’inclinent de loin, ils se prosternent sur la neige, en nommant les bienheureux Antoine et Théodose, la Vierge peinte par les anges, apportée de Byzance, — les saints et les images qui ont sauvé la Russie.


II

— Mikaïl Ivanovitch vous fera voir lui-même sa manœuvre de la compagnie et du bataillon, me dit le général P… Je ne vous montrerai que le détail de notre vie d’hiver.

Avec une délicatesse de cœur très douce au cœur, il s’interdit ainsi, dans l’hospitalité même, de violer les prérogatives de l’hospitalité.

Nous partons de cette place où l’on conserve sur de hauts chevalets deux reliques de la dernière guerre, deux pontons tout déchiquetés par les balles. Ils coulèrent bas au passage du Danube et peut-être les soldats du régiment de Minsk debout dans ces bateaux auraient-ils pu par leur propre feu éteindre la fusillade enragée qui les criblait ; mais l’ordre était de ne pas tirer ; ils moururent en silence et sans faire feu.

Le général parle de cette aptitude infinie à l’obéissance, qualité sans prix du soldat russe. — Lui-même porte un nom écossais, introduit jadis en Russie par un officier servant à la solde du tsar Alexis Mikaïlovitch ; je sais au fond de quelle hérédité il puise l’amour des faibles et des humbles. — Il rapporte cette histoire, d’un blessé de Plevna qui réveillait par ses cris tous les malades de l’ambulance.

— Tais-toi, frère, vint lui dire l’infirmier ; tu incommodes messieurs les officiers.

Rien que cette observation suffit à faire taire ce misérable ; les officiers purent dormir en paix.

— Eh bien ! il va donc mieux, le camarade d’à côté ? demandèrent-ils le lendemain matin.

— Non, il ne va pas mieux, répondit gravement l’infirmier. Il est mort. — Et il ajouta la formule d’usage : — Le royaume des deux lui soit donné !

Cependant les soldats qui vont par la rue reconnaissent de loin, aux revers rouges du manteau, le grade du général ; ils s’arrêtent et, faisant face par un à droite réglementaire, rapportent le pied qui est en arrière à côté de celui qui est en avant. Ils saluent ; nous filons si vite qu’ils n’ont pas le temps de répondre au bonjour et qu’ils poussent loin derrière nous leur cri de politesse.

Parmi ceux-là mêmes, on trouverait des héros. Il n’y a pas trois mois, un sous-officier de cette armée de Kief a péri en voulant sauver la vie de son cheval. C’était un beau dragon à la fine moustache, nommé Yourko, baryton réputé ; sa casquette au fond souple et gauche formait une proéminence à l’aplomb de la cocarde, selon la règle du chic cavalier. Une nuit, après une étape, tout l’escadron dormant, un incendie furieux, un incendie russe, dévore le village. Yourko se précipite vers les écuries.

— Où vas-tu ? crie son hôte qui lui barre le passage. Veux-tu te jeter dans le feu de l’enfer ?

Il s’y jette en effet, il couvre avec sa veste la tête du cheval, lui coupe le licol, le tire dehors. Ainsi, il a sauvé la bête qui appartient à l’Empereur et dont lui-même n’a que la garde, quand d’une poutre enflammée tombe sur eux une pluie d’étincelles ; l’animal effaré se rejette en arrière et, stupidement, dans son écurie ! Le soldat s’y risque une seconde fois, une dernière fois ; les parois sont de braise rouge. Les flammes font par-dessus le toit une chevelure ardente ; on l’appelle, et il ne répond plus ; on espère qu’il est mort, quand tout d’un coup sa voix angoissée demande : « La porte ?… Où est la porte ?… » On l’a retrouvé là, noirci et réduit, étendu sur la charogne de son cheval ; sa petite croix d’argent avait fondu sur sa poitrine.

Nous arrêtons devant une des casernes fortifiées construites sur le plateau du Pétchersk par l’empereur Nicolas Ier ; elles garnissent le bord opposé au versant qui penche vers le fleuve, et, comme les dômes de la Lavra regardent vers la Russie avec des gestes de bénédiction, celles-ci tournent vers l’Europe leurs parois hostiles.

Ajoutant à cet ouvrage un semblant de défense, des sapeurs, dont les mines riantes et les gestes animés disent la joie d’être à l’air libre, après la longue réclusion d’hiver, construisent devant la grille un retranchement de neige. Un autre détachement a dressé, avec des toiles de tente ordinaires, cette même yourta que les nomades kirghiz tendent au moyen de peaux. La Russie, entourée de peuples demeurés au stade primitif de leur développement, reçoit d’eux d’utiles conseils militaires, car de qui suivre l’exemple, pour ce qui est de camper, sinon de ceux-là mêmes qui vivent encore sous la tente ? Nous entrons dans cette maison de steppe ; elle n’est qu’un toit aux quatre faces couvrant un emplacement carré ; de la neige la capitonne au dehors ; un trou central sert de cheminée ; vingt-quatre hommes là-dessous, couchés ou debout, sont à l’aise et sont au chaud.

Un escalier aux marches massives nous conduit dans les chambrées ; d’énormes poêles les chauffent, imbriqués dans les murs, et c’est une atmosphère tiède, sèche, où se répand l’odeur des bottes tannées à l’écorce de chêne. Une image est dans un angle ; en face, le portrait de celui auquel tous ceux d’ici ont prêté serment devant le prêtre, une main sur la hampe du drapeau et l’autre levée au ciel, le portrait de l’Empereur.

Deux châlits, un matelas étroit et cylindrique à la surface duquel il est merveilleux qu’on puisse se tenir en équilibre, une couverture sans draps, c’est toute la literie ; mais des oreillers aux taies soutachées, mais des essuie-mains déployés sous la planche brodent le mur de passementeries et de devises. Les soldats s’occupent le soir à ces travaux d’aiguille, souvent destinés aux officiers.

Le général s’est arrêté devant un petit troupier pâle, au visage couvert de taches de rousseur :

— Ta tenue de parade est-elle achevée, frère ?

Parfaitement ainsi.

C’est la formule pour dire : oui. Donc, son camarade le tailleur a cousu sa tenue de parade, et sans doute avec moins d’adresse que de bonne volonté. Le soldat russe est mal mis ; la coupe de son vêtement ample, aux plis disgracieux, n’a ni la précision qui plaît à l’œil allemand, ni l’approximation utilitaire dont s’accommode le goût français ; au moins témoigne-t-elle d’une collaboration et d’une confraternité étroites, et fait-elle songer à ces pauvres ménages où, la femme habillant de ses mains toute la famille, le dévouement de l’épouse apparaît dans l’inélégance du mari.

Cependant, du général au soldat, le dialogue se poursuit par questions prévues et par réponses toutes faites :

— Un livre que tu trouves par hasard, as-tu le droit de le lire ?

Absolument pas.

— Si le commandant des troupes t’adresse la parole dans la rue, s’il t’accorde un éloge, à qui vas-tu rendre compte de l’honneur qui t’est fait ?

— Au commandant de la compagnie.

— C’est bien. Tu sais les choses.

Ravi de m’efforcer.

Des commandemens qui retentissent couvrent cette voix timide :


Na plé — tcho !
Na rou — kou !
Poloborot na lé — vo !


Ce sont des recrues qui exécutent un maniement d’armes dans le corridor. L’espace leur est si justement mesuré entre ces deux murs qu’ils doivent faire un pas en arrière avant de croiser les baïonnettes, un pas en avant pour mettre l’arme sur l’épaule gauche. Le général remercie les diadkas[2], car partout il parle avec simplicité : « leurs élèves sont en bonne voie bien qu’éloignés encore des anciens soldats… »

D’autres attendent, en file indienne, devant le mannequin qui sert pour l’escrime à la baïonnette ; le premier s’élance, s’arrête tout d’un bloc, les jambes écartées, jette le coup de pointe ; un éclair brille dans ses yeux.

— Bien adressé, frère.

Ravi de m’efforcer.

Il fait une retraite du corps, se détourne, rentre et se fond dans le groupe. L’odeur de ces corps en travail se mêle à l’âpre senteur du cuir ; et c’est dans cet air impur qu’ont vécu six mois ces pâles soldats. Ils sont plantés là, les bras ballans, leurs longues manches cachant leurs mains, leurs yeux fixes, la tête chevillée aux épaules. Des moujiks armés et matricules. Et l’on songe à nos sapeurs français si intelligens, si diligens ; leur métier propre les a disciplinés par avance, tous ces serruriers, ces ébénistes, ces mécaniciens, ces fontainiers ; car lorsqu’un homme s’applique à quelque besogne il y forge son âme et c’est lui-même qu’il façonne avec ses outils. Mais la Russie, neuve à la vie industrielle, manque encore de cette classe ouvrière qui est notre richesse et notre honneur ; et l’armée est justement en elle l’école provisoire où l’on enseigne l’effort soigneux et le travail ajusté.

Avec quelle peine, après combien de temps, a-t-on pu atteindre ici des résultats si complets ? Les téléphonistes correspondent ; les télégraphistes manipulent et transcrivent, ils captent les dépêches au moyen de l’écouteur. La salle des collections est pleine de petits modèles, retranchemens, hangars, abris, rameaux de mine ; un pont de bateaux est jeté sur une glace qui représente symboliquement le miroir des eaux ; des postes-observatoires bien équarris, bien calculés, réglementaires, se carrent sur des bases européennes, et d’autres plus légers, plus hasardeux, plus vigilans aussi, érigent sur des perches la vigie cosaque.

Dans la salle suivante, les musiciens aux épaulettes jaunes et noires jouent une mélancolique mélodie petite-russienne ; on reconnaît sur leur visage cette race peu propre, en tout pays, au service armé, et dont c’était déjà la tactique de souffler dans des trompettes autour de Jéricho. Des hébreux, comme on dit ici, conservant son nom historique à ce peuple dont le mélange avec l’élément slave n’a pu ni ne pourra jamais se faire. Une lampe brûle languissamment devant l’image de saint Nicolas thaumaturge, et tandis que s’achève et recommence cet air où passent toute la rigueur de l’histoire et toute la plainte du passé, les yeux errant parmi ces objets nouveaux rencontrent sur une pancarte clouée au mur le memento du soldat, mélange de maximes chrétiennes et d’âpres préceptes dragomiroviens. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. — Celui qui aura souffert jusqu’au bout sera sauvé. — Meurs toi-même, sauve tes camarades. — Frappe toujours, n’arrête pas. Si ta baïonnette se casse, frappe avec la crosse ; si la crosse manque, tape avec les poings ; si tes poings défaillent, accroche-toi avec les dents… » Redoutables commandemens ! Nous autres, zélateurs de religions intellectuelles, nous avions oublié ce christianisme sanglant ; il est pourtant celui que la guerre approuve et que la victoire absout. Dans une expression si raccourcie et si heurtée, la loi double qui allie l’extrême violence à l’extrême amour déplaît à nos âmes toutes de mesure, de délicatesse et de continuité ; mais ce contraste échappe à l’âme populaire mue par les brusques ressorts du cœur et qu’un mot dit par l’apôtre précipite aux impulsions du fatal et de l’inconscient.

Midi est l’heure où l’on relève les gardes ; l’officier qui sera de jour jusqu’à demain et celui dont le tour s’achève, l’un et l’autre en grande tenue, se font devant le général la remise du service. Courte cérémonie, dont les figurans tiennent la main levée vers la visière de la coiffure comme pour saluer l’idée présente alors au milieu d’eux, l’idée de l’obéissance et du devoir. Des trompettes d’argent dont les cordons sont aux couleurs de l’ordre de Saint-Georges, signes honorifiques mérités par le bataillon durant la dernière guerre, sont déposées au poste de police, près de l’étendard ; la veille une sentinelle dangereuse, prête à transpercer quiconque approcherait. Cependant on ouvre la cellule d’un prisonnier enfermé, comme l’indique une inscription aisément traduisible en français et je pense en toute langue, « pour s’être mis en état d’ivresse et avoir causé du scandale dans les chambres après l’extinction des feux. » Il sort de cette cabine de planches disjointes ; il cligne des yeux à la lumière du jour, et j’attendais que le général fronçât le sourcil, fît de la morale ; mais, s’appuyant sur l’épaule du coupable et lui caressant la joue, il dit simplement : « Encore quatre jours, petit frère, et tu seras libre. » Cette bonhomie et cette douceur sont, dans les mœurs, un trait proprement slave, hérité de la vie patriarcale primitive, et que n’ont pas altéré les coutumes militaires empruntées des Varègues, des Tartares ou des Allemands.

Le réfectoire qui sert aussi d’office et de cuisine est une voûte construite en sous-sol. Debout à côté du fourneau, l’arteltchik nous montre le tableau sur lequel il fait ses comptes, les coffres où il enferme ses provisions.

Le principe de l’artel, de l’association, conforme au caractère des Grands-Russes, mais étranger aux mœurs petites-russiennes, a passé dans la règle générale de l’économie militaire et c’est un personnage officiel que cet arteltchik nommé pour six mois par le vote des soldats, chargé de leurs affaires de bouche, responsable au tribunal de leurs appétits. Recevant de l’intendance, le gruau pour faire la soupe et la farine de seigle pour faire le pain, il achète le reste ; le cuisinier, les boulangers sont sous ses ordres ; muni de recettes spéciales pour le mercredi et le vendredi, jours maigres, attentif au programme des menus, réglé comme un programme de manœuvres, il fait alterner les schi, une choucroute liquide, avec le borsch aux betteraves, avec la hacha aux grains de millet. Au surplus, la matière première ne lui manque pas ; une livre[3] de viande, trois livres de pain, mais d’un pain noir à la fois épais et grenu, pâteux et sablé, et dont la vue seule rassasie un estomac français, composent la ration journalière. Elle fut fixée une fois pour toutes dans ce pays invariable par un soldat qui comptait à l’ordinaire du régiment Préobrajenski, par un maître-tambour promu ensuite au grade de premier bombardier et à la fonction d’empereur de Russie, par Pierre le Grand.

Les dîneurs entrent dans la salle ; ils apportent avec leurs cuillers de bois ces mottes pesantes qui sont leurs pains. Debout le long des tables, ils regardent vers l’Image et commencent à l’unisson la prière d’avant le repas. Du haut des soupiraux, un jour pâle tombe dans cette cave. Triste et gris dans le ciel, mais reflété par la neige et blanchi sur la terre, ce jour d’en bas caresse ces fronts découverts, effleure les visages, allume les yeux, enveloppe tous ces corps vêtus d’une seule bure et les glorifie d’une seule lumière. Leur choral achevé, ils s’inclinent avec des mouvemens pareils et répétés, ils se signent lentement et largement. On pose alors sur chaque table, dans une gamelle commune, ce peu qu’ils ont et dont ils remercient Dieu.

Nous retournons dans les chambrées à l’heure du repos.

— Voulez-vous les entendre chanter ? me demande un officier.

Soit, en dépit de la règle. La sieste, en Russie, est d’obligation. Ne reprochait-on pas jadis au Faux Dmitri, outre son inclination pour les Polonais et pour les Jésuites, l’insolence qu’il avait de ne pas dormir après dîner ? Et les Européens, rencontrant ici cette coutume, en notaient l’observance générale, « Ils vivent de même à l’armée, écrivait La Neuville en 1687 ; jusqu’aux sentinelles, tous font la méridienne. »

Sur un mot dit, ces soldats si soumis qu’ils peuvent s’amuser au commandement se sont formés sur un grand cercle ; ils apportent les instrumens, ils commencent les chants.

C’est d’abord une mélopée traînante et chevrotante, récitée par le zapévale, un indéfini feston musical qui flotte et se défait au vent comme une fumée ; puis, tout d’un coup, le chœur éclate, accompagné par les notes basses du tambourin, par les sonnailles du bountchouk, par des sifflets et par des cris. Ainsi, le rêve incertain de la pensée isolée se perd dans l’éclat bruyant de l’âme collective ; ainsi la faiblesse de l’individu se compense, s’explique plutôt, par la puissance de la masse. À peine ont-ils achevé cet air qu’ils en recommencent un autre, et j’ai peur un instant qu’ils ne me servent une palinodie sur 1812, mais le hasard les mène autrement : « Une affaire fameuse, mes frères, que la bataille de Poltava… — Notre tsar libérateur a déclaré la guerre aux Turcs… — Ah ! toi, champ, champ découvert… » Puis un récit simplifié du passage du Danube, puis l’inconvenante histoire d’une fille qui rencontre un Cosaque à la fontaine. Mais qu’importe ici le texte ? La parole n’est pas pour eux le seul moyen d’expression ; ils y ajoutent ce rythme inégal, ce mélange sauvage des bruits et des sons.

Et c’est une impression si nouvelle, si saisissante, ce que l’on a lu dans les livres sur l’humanité primitive, de le découvrir là dans cette humanité contemporaine ! Toute leur joie populaire, toute leur foi nationale, toute leur croyance religieuse, ils chantent, et crient, et sonnent, et dansent cela ; et les airs modernes sont semblables aux anciens et les hommes d’aujourd’hui pareils à ceux d’autrefois. Du faisceau puissant de leurs voix s’exhale une étrange force russe flottante dans l’espace, indéterminée dans le temps, et qui s’ignore elle-même, et qui caresse, et qui effraie. Cette mer soulève, ce souffle emporte ; on se sent écume sur la vague, ou plume au vent.


III

Le 19 février de cette année est le 30e anniversaire de l’affranchissement des serfs. Le seul retour de cette date remplit les journaux et les conversations de jugemens, de souvenirs, d’hypothèses et de récriminations sans nombre. Comme aux anciennes saturnales romaines, c’est le jour où le serviteur parle librement au maître et dit ses rancœurs de toute une année. Ses désirs se mêlent sur sa bouche, son amour du changement dépasse son respect de la logique : pas d’article sur le prix du blé qui ne s’achève par une déclaration de principe sur la question des écoles paroissiales et des écoles ministérielles. Car tout ici tient à tout ; une seule équation, mais à cent inconnues, s’offre à l’analyse qui la retourne, la tiraille, et ne la résout pas.

Comme, d’autre part, des questions nées de la vie même et qui importent à la vie ne peuvent demeurer pendantes, on comprend pourquoi, d’une manière légitime et nécessaire, le rôle suprême appartient ici à la volonté. Dans cette nation à l’état naissant, le souverain voit les choses sociales sous ces aspects changeans et soudains qui sont ceux du champ de bataille ; à cette grande lutte pour l’existence, aux cris, aux appels, aux plaintes, il mêle son ordre qui crée le devoir, sa parole qui devient l’action.

L’étude des affaires civiles réglées ainsi par l’autorité serait une haute et profitable étude militaire : la guerre aussi est un gouvernement. Mais sans s’aventurer dans des régions si transcendantes, on peut, des simples échos du jour, recueillir encore une utile leçon. La diversité des bruits n’empêchera pas qu’on n’observe entre eux quelque consonance sur les sujets de la propriété, de la vie rurale, de l’agriculture ; et ces thèmes importent à notre sujet puisque l’atmosphère morale dans laquelle le soldat respire, agit, combat et meurt dépend des conditions économiques dans lesquelles travaille le paysan.

Si bienfaisante qu’elle devait être par la suite, la libération des serfs troubla profondément d’abord l’équilibre social ; ce fut un tremblement de terre ; les portraits de famille se décrochèrent dans les galeries des châteaux ; les guérites se renversèrent sur les factionnaires ; les bateaux emportant le blé, rapportant le fer, chancelèrent sur la mer et perdirent le cap. Mais de même qu’un cataclysme géologique peut résulter d’une cause physique toute simple, de même qu’après la catastrophe cette cause persévère dans sa voie propre et selon sa pente, de même ici les effets de la réforme agraire allaient se multipliant, s’enchevêtrant, se précipitant loin du domaine rural : et cependant les faits du travail agricole n’avaient subi qu’une imperceptible variation.

Le pouvoir impersonnel du mir s’était substitué à l’autorité personnelle du propriétaire : rien de plus. Le paysan devenait libre, mais envers un seul homme et il s’assujettissait à tous les autres. Pris aujourd’hui dans la communauté comme le moellon est pris dans le mur, la dette originelle de la commune envers l’État est une hypothèque sur son travail, un prélèvement sur son bien-être. Chef d’un dvor, il reçoit de trois en trois années, par tirage au sort, un lot de terre nouveau ; aucune sanction à trois étés d’effort ; le hasard du partage ajouté au caprice des saisons. Comme membre de cette famille russe qui est moins une association morale qu’un groupement économique, il subit la dure autorité du père. Dans une izba disjointe, la pluie suinte et le vent souffle : de même ici la nécessité ambiante se transmet jusqu’à l’intérieur du refuge familial ; les têtes qu’abrite un même toit sentent encore peser sur elles un collectivisme injuste et dominateur.

Ainsi, double dépendance, double irresponsabilité ; ainsi, d’une assiette communiste de la propriété à la possession personnelle du bien foncier toute cette distance reste à franchir avant que le paysan laboure son champ avec sa charrue et que dans ce sillon-là prenne enfin racine le mot flottant encore au vent comme une semence vaine, le beau mot de liberté. Ceux qui s’étonneront de la lenteur avec laquelle la Russie marche vers ce terme ignorent le temps qu’il faut communément aux idées avant de passer dans la vie ; ils oublient l’histoire de notre propre sol et, quant aux obstacles rencontrés ici par les réformateurs des années soixante, l’échec éprouvé par la Convention quand elle appliquait à un but semblable un moyen différent, la vente des biens nationaux.

Au surplus, d’autres obstacles venaient entraver encore le progrès de l’agriculture. La Russie, qui prenait rang tout à coup parmi des nations plus vieilles et plus riches songeait à fouiller son sous-sol pour remédier à sa pauvreté de surface ; elle s’accusait de n’avoir pas vécu encore son âge de fer. Dès lors, tout son effort tendait à réparer ce retard. En reprenant ici la comparaison célèbre de Sully, on pourrait écrire qu’agriculture avec industrie sont les mamelles de l’État moderne : on dirait la Russie pareille à ces amazones qui, pour des raisons militaires, brûlaient un de leurs seins. Elle appauvrit, elle sacrifie son agriculture. Elle lui fait porter la charge entière du budget. Elle lui impose deux fois celle du régime protectionniste, car d’une part l’étranger qui voit refuser son fer et ses produits manufacturés, élève une barrière à l’importation du blé russe, de l’autre les machines agricoles allemandes, américaines, n’arrivent pas jusqu’au laboureur condamné aux ressources de l’industrie locale.

Tous ces maux ne sont cependant rien que de transitoire et de remédiable ; le plus grave obstacle à la productivité est l’ignorance du paysan. Ce grand enfant que sa mère Russie n’a pas encore élevé gâche tout ce qu’il touche ; sa vie tout entière, comme ses moissons, flotte au hasard de la pluie et du vent ; et non seulement il est un joueur, mais encore un joueur inconscient. L’instruire est un sûr moyen d’accroître son bien-être propre, indice de la prospérité générale. Ainsi parle l’intelligence russe : elle dit qu’il ne sert de rien d’affranchir un peuple si ce peuple n’est pas mûr pour la liberté, et qu’il faut, pour parfaire l’œuvre du tsar libérateur, vaincre cette puissance des ténèbres à laquelle le paysan demeure assujetti. Les penseurs de la génération précédente aimaient faire l’apothéose du moujik ; ceux d’aujourd’hui travaillent à son élévation progressive. Non qu’il ne se trouve des scolasticiens pour observer que l’instruction est lettre morte aussi longtemps qu’on n’a pas amélioré d’abord les conditions économiques, non qu’au zemstvo de Proskourov une voix ne se soit élevée naguère pour déclarer l’instruction première néfaste et démoniaque : ces protestations locales n’empêcheront pas qu’un grand souffle d’amour ne passe sur ce pays, et, caressant les âmes esclaves, ne veuille les soulever de terre et leur donner des ailes.

Les paysans eux-mêmes ont senti le besoin du savoir et du juger. Un père de famille l’autre jour, dans un village voisin de Kief, amenait son petit garçon au maître d’école.

— Je regrette beaucoup, lui dit le magister ; mais, tu le vois, ma salle est pleine ; chaque jour, je refuse des élèves…

Le surlendemain reparaît le même moujik, tenant encore son fils par la main :

— Je t’ai déjà dit que je n’avais pas de place…

— Hé ! j’en ai fait une ! répond ce pauvre homme, et il tire de dessous son bras un petit banc de sa fabrique taillé, assemblé, raboté, qu’il pose devant la chaire et sur lequel il installe son enfant.

Que deux ou trois générations seulement aient pu s’asseoir autour du maître d’école, et cette naïveté soumise aura disparu. Jusque-là le paysan sans liberté, sans avoir, sans notions, sans expérience apportera au régiment une âme neuve à toute impression, prête à toute discipline. La rigueur du climat et celle de l’existence l’auront fait endurant et sobre ; la religion, confiant et résigné. Grâce au régime collectif de la propriété et du travail il connaîtra par avance l’action solidaire et la camaraderie. Sa tendance sera d’aller où sont les autres et de s’ajouter au tas ; il formera ainsi des masses d’une solidité incomparable. En revanche, l’idée de responsabilité lui fera défaut ; il sera incertain et court d’haleine dans l’effort isolé ; son dévoûment manquera de clairvoyance et son obéissance d’habileté. Eveiller cette âme qui dort, la faille penser et vouloir ; former cette personnalité qui manque à l’individu, mais sans altérer la très précieuse cohésion des ensembles ; fortifier l’atome sans rompre la molécule : tel sera ici le beau problème, le difficile problème, de l’éducation militaire.


IV

La période des années soixante, décisive dans la formation de la Russie moderne, est aussi celle où l’armée russe parvient à son autonomie et à son caractère. Jusque-là elle a subi alternativement, selon les fluctuations de l’histoire et les tendances propres des souverains, l’influence des deux nations constamment rivales au cours des deux derniers siècles, la Prusse et la France. Pierre le Grand, surtout Pierre III, copièrent les mœurs et la discipline allemandes ; l’état de barbarie et de servitude où vivait alors la Russie justifiait-il cet emprunt ? Au moins l’application paraît contestable d’un code valable pour des troupes mercenaires à des troupes nationales comme le furent toujours les troupes russes. Après Catherine, cette Allemande qu’on n’a pas assez admirée, car elle a compris la Russie au point de lui appliquer des idées françaises, une nouvelle ère de rigueur succédait à un commencement de détente ; Paul, l’empereur-caporal comme Frédéric-Guillaume avait été le roi-sergent, venait imposer à la seule armée d’Europe qui eût battu Frédéric l’imitation servile et puérile des pratiques frédériciennes. C’était le beau temps où Arakchéef, afin de se faire mieux comprendre des soldats de la garde, leur arrachait la moustache. Mais pas plus que l’astiquage du camp de Gatchina ne résistait à la rouille des bivouacs, les erremens du temps de paix ne prévalaient contre l’expérience de la guerre. La France rencontrée en 1800, en 1805, reprenait ici quelque crédit ; puis la chute de Napoléon ramenait la prédominance de l’élément adverse.

Mais tous ces prestiges, exercés à distance, s’exerçaient aussi avec un retard. Paul, en 1800, imitait Frédéric ; Nicolas, en 1850, copie Frédéric-Guillaume III. Il se prononce contre le champ de bataille même au nom de la place de parade. Il rappelle du Caucase où l’on se bat, des officiers et des soldats ; il les envoie se refaire au régiment modèle, car c’est une opinion universellement admise que « rien ne gâte les troupes comme la guerre. » Seule, l’épreuve de Sébastopol convainc l’autocrate russe en l’accablant.

Des corps d’armée isolés sur le territoire, sans liaison mutuelle, sans indépendance cependant ; dans ces corps, des troupes privées de toute autonomie ; un état-major numériquement insuffisant, exclu en temps de paix de ses fonctions du temps de guerre ; des officiers que l’école de l’obéissance passive exerçait à l’inaction ; le service non personnel, mais plutôt communal ; le remplacement largement pratiqué ; un soldat pris dans les couches inférieures de la population, séparé des siens, mort à leurs yeux, privé des cheveux et de la barbe comme un forçat, vivant vingt-cinq années hors la nation dans cette séquestration fatale contre laquelle proteste toute l’histoire militaire de ce siècle, telle était cette machine dont la critique nous est aisée à distance, et dans l’entretien de laquelle l’empereur Nicolas s’était usé. Les difficultés de la mobilisation avant la campagne, celles de la démobilisation ensuite, en avaient fait voir toute l’imperfection organique ; elles condamnaient cette centralisation outrancière par laquelle l’autorité, affaiblie ou retardée dans la transmission, tantôt ne suffisait pas à mouvoir les rouages et tantôt les commandait hors de propos.

Le trait principal de la réforme instituée par le général Milioutine fut la création de grands gouvernemens militaires autonomes : au chef-lieu de ces gouvernemens, une autorité locale, jouant le rôle d’autorité suprême, devait disposer de tous les organes du commandement et de l’administration.

À une époque où les opérations de guerre étaient moins vastes et les échiquiers stratégiques plus restreints, où, dans une autre Europe, la France jouait le rôle aujourd’hui dévolu à la Russie, notre ancienne armée royale divisée en provinces offrait par avance une réduction du vaste ensemble que nous voyons s’appuyer aux pôles de Varsovie, de Kief, de Pétersbourg, de Moscou, d’Odessa, de Kazan, d’Helsingfors.

C’était peu que détailler le corps militaire ; il fallait lui donner un cerveau. Le principal effort du général Milioutine fut pour élever parmi les officiers le niveau des connaissances : on développerait par là en eux la personnalité, le caractère, la dignité. Depuis Anna Ivanovna, ils avaient eu pour moyen principal de recrutement et d’éducation les corps de cadets ; ces pépinières fermées, réservées aux fils de nobles et d’officiers supérieurs, prenaient dans l’armée pour rendre à l’armée et ne dispensaient qu’une instruction restreinte hors de proportion avec le rôle nouveau attribué à l’officier. Milioutine réduisit les corps des cadets à n’être plus que des gymnases diffusant l’instruction classique ordinaire. Il créait en même temps des écoles militaires où les cadets, une fois sortis du corps, viendraient se préparer par deux années d’études spéciales à l’honneur de porter l’épaulette : l’accès de ces écoles était d’ailleurs possible aux jeunes gens formés dans les établissemens publics d’instruction. Ainsi d’une part, la catégorie des officiers allait bénéficier d’une plus-value intellectuelle ; de l’autre, la cloison tombait qui jusqu’alors avait séparé la caste militaire de la classe dite intelligente. Mais ces deux effets ne pouvaient se faire sentir tout de suite ; au contraire, l’augmentation de l’armée, portée de 30 à 47 divisions, la ruine des propriétaires qui avaient précédemment trouvé dans le service des occasions et des loisirs pour jouer ou boire leurs revenus, enfin la demande d’intelligence que faisait de toutes parts entendre une Russie impatiente de se renouveler, ces différentes causes augmentaient encore momentanément la pénurie et la faiblesse du cadre officiers. Pour parer au déficit et pour aller au plus pressé, on créa à partir de 1861 des écoles de younkers, établissemens militaires d’accès plus facile, puisqu’ils devaient se recruter au moyen d’engagés volontaires munis d’une instruction secondaire incomplète. Ces écoles n’ont pas cessé de fonctionner depuis ; comparables à nos écoles de sous-officiers, elles donnent à l’armée des officiers munis d’une forte instruction professionnelle et généralement réservés au service de troupe.

Le caractère de la réforme se reconnaît encore dans le perfectionnement apporté au recrutement de l’état-major général. Ce capital problème avait subi dans le courant du siècle plus d’une solution, mais toutes participaient d’une conception fausse, celle d’un corps d’état-major fermé, ayant ses règles d’avancement propre et point de débouchés vers le commandement. On n’observait pas encore que maintenir dans un rôle subalterne la classe d’officiers la plus éclairée, c’était décapiter l’armée et vouloir qu’elle marchât à l’aveugle, en portant comme saint Denis sa tête sur sa poitrine. En 1852, cette erreur était réparée, et le libre passage permis du service d’état-major au service de troupe ; dès 1855, l’Académie d’état-major Nicolas pouvait bénéficier du nouvel état de choses, et tout d’abord le fait même de la réorganisation générale et la création des états-majors de divisions, de corps et d’armées, en tournant vers elle les désirs et les efforts des officiers, lui donnaient la vie. Le nombre croissant des candidats permettait une sélection plus sévère ; une atmosphère d’étude et de réflexion se formait autour de maîtres qui se sont appelés Milioutine, Dragomirof, Obroutchef, Leer. Pour que cet esprit gagnât l’armée et s’y propageât suivant l’ordre militaire naturel, qui est de haut en bas, il fallait attendre que les élèves de l’Académie fussent parvenus à des commandemens importans : les conditions particulièrement avantageuses de leur avancement abrégeaient ce délai sans que les officiers de troupes pussent se plaindre d’un privilège fondé sur d’incontestables différences intellectuelles. D’autre part, les hautes études techniques et les intérêts particuliers des armes spéciales se trouvaient garantis par le fonctionnement des deux académies Michel-artillerie et Nicolas-ingénieurs. Ainsi se trouve à la fin réalisée l’idée du rude empereur militaire qui dès 1832 rêvait avec Jomini de rattacher à un centre commun les écoles éparses dans l’empire. Ainsi, par le jeu d’institutions remarquablement normales et symétriques, voit-on garantie une unité de doctrine d’autant plus précieuse qu’elle s’accompagne d’une unité de croyances et d’aspirations.

C’est seulement après toutes ces mesures préalables qu’on passait en 1874 à l’institution du service militaire obligatoire et universel ; c’est sur une armée nettoyée, radoubée et recompartimentée qu’on ouvrait la vanne puissante de la conscription. « Autrefois, déclarait le règlement du 1er janvier 1874, les classes des paysans et des artisans étaient seules soumises à la règle du devoir militaire, lequel doit être sacré pour tous. Pareil état de choses ne répond plus ni aux conditions présentes de la vie, ni aux besoins nouveaux de l’armée. Les événemens récens ont montré que la force d’un État n’est pas seulement dans le nombre de ses soldats, mais aussi dans leur valeur morale… »

On croirait lire, dans la Déclaration des droits de l’homme, le paragraphe de la force armée. C’est qu’en effet quelque chose de la France révolutionnaire passe ici à l’empire qu’on appelle encore autocratique et despotique, comme s’il était à jamais gouverné par Ivan le Terrible. La Russie nous doit cette loi d’égalité et de justice, et cela vaut mieux que notre argent dont nous sommes devenus si fiers.

Pense-t-on que cet emprunt imposé du dehors ait rien troublé dans l’évolution propre de la nation qui empruntait ? L’obligation du service militaire universel convenait si bien à l’esprit russe que le peuple l’a tout de suite dénommée la loi cosaque ; il trouvait dans son vocabulaire le plus familier une locution toute prête pour caractériser un changement si opportun et si normal.


V

À peine les devoirs de société sont-ils moins impérieux, par ce temps de carême, que les devoirs professionnels ; on se réunit dans des buts de bienfaisance, on s’amuse par charité. Une loterie de la Croix-Rouge se prépare au club des marchands ; c’est pourquoi l’étendard de la convention de Genève flotte à l’entrée même du club ou s’attache au balcon de la Société économique des officiers. En vain la croix du Christ avait-elle prétendu être un signe de paix universelle ; ce n’est qu’en devenant guerrière et sanglante qu’elle est devenue internationale.

Les lots sont encore pêle-mêle dans la salle de bal, carrée, haute et claire ; des colonnes stuquées l’entourent d’un péristyle, une galerie la couronne à l’étage. Pas un ornement de couleur sur cette architecture blanche, si ce n’est, à hauteur des balcons et des lustres, le nécessaire portrait de l’Empereur.

Le cheval, la vache à lait qu’on pourra gagner avec un seul billet de vingt-cinq kopeks n’ont pu trouver place ici ; ils sont simplement mentionnés sur des affiches.

On met les plus gros objets aux places d’honneur ; c’est que le peuple cède au désir des choses plutôt qu’il n’apprécie les chances de les atteindre ; joueur naturel, il obéit à cette force bien difficile à réduire en formules, quoique Laplace s’y soit essayé, à l’espoir

Des gendarmes défont les caisses, transportent les meubles ; des jeunes femmes attachent à chaque chose une étiquette ; une poupée offre son numéro en étendant la main : un bouledogue porte le sien dans la gueule. Des sous-lieutenans du régiment François-Joseph, bien élevés, parlant français, pourvus de ces qualités mondaines propres en tout pays aux officiers de cavalerie et si jeunes, si heureux de vivre, travaillent aux étalages ; le colonel les surveille lui-même ; assis sur un lavabo, il joue de l’harmonium.

Rien que la Société de la Croix-Rouge soit en Russie d’utilité publique, chaque communauté qui se fonde et fonde une clinique ne doit compter que sur elle-même ; ses ressources de fonds ne lui suffisant pas, elle a recours ans petits moyens. Des enveloppes timbrées d’une croix rouge, vendues par le secrétaire de l’état-major, le dévoué Ivan Stépanovitch, jouissent de cette vertu qu’une carte jetée à la poste sous une de ces enveloppes équivaut à une visite de Pâques ou de Noël. La loterie est une autre source de revenus aléatoires. Mais vraiment il serait injuste que l’argent manquât à ces nobles femmes alors que ni la bonne volonté, ni le savoir médical, ni l’infatigable dévouement ne leur font défaut. Les voici mêlées aux jeunes filles, aux officiers ; elles circulent et causent avec cette légitime aisance, signe de la valeur personnelle. Alors que chez nous les religieuses hospitalières mettent au service des pauvres gens une obéissance toute monacale et, dans leur costume même, dans la rigidité de leurs guimpes aux contours géométriques, trahissent la rigueur d’une règle ecclésiastique, celles-ci avec leur costume de grisette, leur tablier blanc marqué de la croix rouge, leur béguin envolé par-dessus la coiffure, disent assez qu’un sentiment purement humain a seul fait d’elles les sœurs des soldats.

Et ce soir même, au sortir d’une conférence tenue à l’état-major sur les dernières manœuvres autrichiennes, il faut courir au théâtre où l’on donne des Tableaux vivans. Spectacle de bienfaisance et rendez-vous de société ; la scène déborde dans la salle ; des figures grimées paraissent par momens au fond des loges. Le rideau se levant tantôt sur un épisode de la vie de l’Ukraine et tantôt sur l’évocation de quelque légende populaire, toute la salle goûte des réminiscences pastorales ou littéraires desquelles je n’attrape rien ; mais je peux dire qu’un œil d’Occident est bien aise d’apercevoir enfin autre chose que des pelisses, des chinèles et des touloupes ; que dans cette soirée vertueuse il s’adonne au péché d’aimer la forme libre, le geste gracieux, les visages clairs et les costumes éclatans. Par tout ce que réveillent ces courtes apparitions après un long jeûne artistique, on le voit avec évidence, qu’il n’est au fond d’autre beauté que l’humaine et que tout ce que nous aimons nous est venu de là.

Comme je rentre vers une heure, le téléphone m’appelle pour souper chez Wladimir Mikaïlovitch. Les auditeurs de la conférence sur les manœuvres d’Autriche se retrouvent là autour des tables de vint. Tous appartiennent à l’état-major général, cette élite qui ne se mélange pas volontiers au reste des officiers.

Je me mêle à eux, étonné encore de leurs formules, car quand je leur demande : « Comment vous portez-vous ? » Ils me répondent : Rien, grâce à Dieu. Les Russes n’aiment pas à s’avouer en parfaite santé. Un colonel de mon âge, qui me considère déjà comme au service de Russie, me vante dans le plus pur français « l’homme éminent qui est à notre tête. » Un capitaine me demande, en langage franco-russe, comment nous résolvons cette question théorique, de l’emploi d’une réserve dans le combat de cavalerie ; un autre tout songeur et dont les préoccupations présentes ne sont pas militaires cherche simplement au moyen de correspondre secrètement avec une dame qui habite Paris ; un autre encore auquel je fais part de mes observations sur le tracé de la frontière et des propriétés que j’attribue au triangle stratégique Loutzk-Doubno-Rovno me donne la meilleure des leçons en déclarant qu’il n’entend rien à cela ; une seule chose le touche dans la prochaine guerre, l’obligation de quitter sa femme et ses deux petits enfans. Puis, je ne sais comment, la conversation tombe sur les gibiers. M. de Buffon a dû en oublier quelques-uns, car il nous faut une grande heure pour aller de la sarcelle commune aux rares aurochs retirés dans les forêts de Volhynie.

Au dehors, la neige épaisse est toute bleue ; de pauvres izvoztchiks attirés par la lumière comme des papillons de nuit attendaient sous les fenêtres. Ils se précipitent vers le perron, nous embarquent, puis leur flottille se disperse sur cette mer blanche. Le mien file avec des Pst ! Pst ! par la rue Catherine. Au tourner devant la petite église qui est maintenant ma paroisse, nous croisons un étrange équipage. Ce cheval qui s’en va sagement au pas ramène au logis son maître endormi, tombé en avant, tête et bras pendans : un moine en extase dans son prie-Dieu. Une assez juste image de l’homme russe que cet homme à genoux, allant n’importe où.


VI

En route vers le plateau de Borchtchagorka. Kief traversé de part en part, nous découvrons à gauche des baraques ensevelies sous la neige, un dôme désolé qui est l’église du camp de Syretz. Puis plus avant par la chaussée de Jitomir. Voyager sur une chaussée devrait être tenu pour un plaisir dans ce pays sans routes, mais celle-ci mène à un infini de froid et de tristesse ; pas une âme, pas un être ; une bande violâtre, nuage ou forêt, ferme l’horizon ; tout est vague aux yeux et lourd au cœur. Comme ils ont dû souffrir, nos soldats de 1812, sans abri, sans nourriture et sans vêtement, allant dans ces plaines vides, illimitées, mornes, toujours pareilles ! Tantôt leurs espoirs, leurs calculs, le ressort moral qui jouait encore en eux les soutenait contre la misère physique, et tantôt leurs souvenirs, leurs regrets s’ajoutaient au poids de la souffrance et les tiraient bas. Ségur n’a-t-il pas tout dit quand opposant les soldats français aux soldats russes, il écrit qu’ils exposent une vie plus heureuse ? Les nôtres ne pouvaient que mourir ici de faiblesse ou de détresse, eux, fils d’un climat plus doux et qui n’étaient pas nés pour vivre dans ce monde farouche et mystérieux.

Car c’est vraiment un autre monde ; même les choses militaires y prennent une forme nouvelle, plus libre, plus étalée. Nous fîmes, l’automne dernier, une manœuvre autour de Vincennes ; après de longues négociations et grâce au patriotisme d’un maraîcher, nous occupâmes avec des précautions infinies une position bordée d’un côté par un dépotoir et de l’autre par un champ d’asperges ; il n’était pas question dans cette affaire de tirer le canon. Ici, au contraire, on sort simplement de la garnison et trouvant devant soi cette plaine on s’y déploie, on évolue, on la sème de balles, on la laboure d’obus.

Cependant mon compagnon de route, me voyant tombé en mélancolie, me raconte des histoires réchauffantes. Avec une libre bonne humeur que, je ne sais comment, les Russes peuvent allier avec le respect le plus sincère et le plus profond, il évoque des souvenirs de Nicolas Ier. L’Empereur portait une attention particulière à la ville de Kief ; il en consacrait le rôle historique en faisant d’elle un boulevard dirigé contre la Pologne. À chaque voyage, il examinait ses constructions du Pétchersk ; ses ouvriers, des prisonniers turcs ramenés en Russie après la campagne de 1828, les églises, l’université, l’arsenal, les troupes, mécontent qu’on lui rendît les honneurs après le coucher du soleil ou que l’on criât : « Hourrah ! » pendant un défilé en ordre cérémoniel. Il terrifiait les moins timides au tonnerre de sa voix et à l’éclat de son regard. « Personne n’osait lui mentir quand il était en colère ; même pour éviter la potence, on ne lui aurait pas menti… » Une de ses visites les plus mémorables, fut pour l’hôpital de Kief. Il savait par une dénonciation que des désordres s’y commettaient ; dès lors, à chaque pas fait dans ce coupe-gorge, il avait dans son cœur de justicier la satisfaction de découvrir une malversation nouvelle : derrière une porte dont on ne retrouvait pas la clef et qu’il ordonnait de forcer, le linge infect qu’on venait justement de retirer aux malades ; dans un bocal de pharmacie, de la quinine mêlée de craie… Traînant derrière lui le personnel consterné et silencieux, il arrivait de la sorte à la cuisine, où le majordome, un vieux feldwebel décoré de Saint-Georges, présidait justement à la distribution. L’Empereur, prenant au hasard un pain sur la table et le rompant, y trouvait… — Je ne sais s’il en est en France comme en Russie, poursuivait ici le narrateur, mais chez nous n’y eût-il qu’un soldat ignare dans un bataillon de mille hommes, un cheval rétif dans un régiment de cavalerie, un seul charançon dans cent rations de pain, que l’Empereur mettrait au hasard le doigt juste sur le soldat, sur le cheval, ou sur le charançon.

— Qu’est-ce que cela ? cria Nicolas Pavlovitch de sa voix tonnante. Le premier docteur regarda l’insecte sans oser répondre, puis, soit trouble d’esprit, soit habitude de se décharger sur quelqu’un, il le passa au second docteur, qui le remit de même au troisième, ainsi de suite jusqu’au feldwebel.

— Qu’est-ce que cela ? répéta l’Empereur, d’un ton plus élevé encore qui fit frémir ce vieux soldat et tressauter sur sa poitrine sa croix de Saint-Georges.

— Sire, répondit-il résolument, c’est un grain de raisin.

Et, se dévouant pour l’honneur de sa cuisine, il fit disparaître sous ses dents loyales la pièce à conviction.

— Vous le voyez, Patrik Veniaminovitch, concluait ici le conteur, ce feldwebel était le seul militaire dans cette bande d’apothicaires…

Nous arrivons de la sorte à l’entrée du village et trouvons là nos chevaux tenus en main par des gendarmes. Des officiers trottent ou galopent dans le chemin ; ils se dépassent les uns les autres et s’éclaboussent sans cérémonie. Des Cosaques de l’Oural, formés en bataille, attendent la fin de l’affaire ; tout à l’heure encore nous les voyions battre l’estrade ; ils couraient comme une vermine sur la blanche toison de la neige. Puis, le feu n’étant pas leur affaire, ils se sont retirés à l’instant du feu. Un d’eux porte en croupe sa prise de bataille, la dépouille d’un renard : il a tué la bête d’un coup de sabre. On nous conte comme il galopait autour d’elle, selon sa tactique tournoyante de Cosaque ; l’animal affolé allait rétrécissant son cercle.

— Tu as mis bien du temps avant de frapper ! observait moqueusement un camarade.

— Crois-tu que j’allais endommager la peau ? répondit ce chasseur ; je voulais frapper au museau.

Leurs petits chevaux velus dont la queue balaie la neige, somnolent immobiles et braquent de grosses têtes au bout de brutes encolures ; eux, assis dans la selle haute, le buste et la tête hardiment dégagés, semblent debout sur l’étrier ; leur casquette au ruban amarante penche à droite ; des boucles de cheveux bouffent sur leur tempe gauche ; des anneaux d’argent sont à leurs oreilles. Ils fixent sur le combat leurs yeux aigus.

La troupe déployée couvre tout le tableau de taches dansantes ; ce mouvement nombreux et sombre sur l’étendue sans couleur cause un éblouissement et presque un malaise. Sur la chinèle grise les soldats portent le havresac en sautoir, — on n’emploie plus ici le sac à bretelles ; — ils ont autour du cou le bachlik dont les bouts croisent sur la poitrine et sous le ceinturon. Quelques-uns, tombés à terre, figurent dans cette bataille les blessés ou les morts. De même que les autres, bien portans, n’ont pas l’air très sain, ceux-ci qui sont souffrans n’ont pas l’air malade. Ils disent simplement qu’ils n’ont plus de forces et que la petite voiture va venir les ramasser. Mais déjà le crépitement confus du feu à volonté succède aux salves nettes et sèches de tout à l’heure ; le canon redouble sans qu’on puisse distinguer dans ce tir tout blanc la besogne qu’il fait. Bruit de hourrahs, sonnerie de clairons. Le rang lancé à l’assaut est une marée qui nous entraîne ; puis la retraite sonne derrière nous ; un officier, mettant pied à terre, s’approche des cibles d’un pas engourdi et lourd et commence à compter le pour cent ; les colonnes reviennent en chantant.

Nous déjeunons avec les officiers du régiment de Tiraspolsk ; notre salle à manger est une très petite et très pauvre école dont il paraît que la fille du pope est régente ; l’image du Christ, le portrait de l’Empereur, des prières slavonnes sur des pancartes ornent seuls les murs et je vois bien qu’on apprend ici moins à servir les hommes qu’à prier Dieu. Des soldats distribuent le pain noir, les œufs, les choux ; ils versent la vodka contenue non dans des bouteilles mais dans de hauts récipiens pareils à ceux où nos droguistes conservent le vitriol ou l’eau régale. C’est alors qu’elle est savoureuse, la vodka, après la manœuvre au grand air et la marche sur la neige ; nous buvons à la France et à la Russie, en vidant d’un trait le verre jusqu’au fond. Le colonel, qui provient de la garde, s’accuse d’avoir oublié le français ; les autres ne l’ont jamais su, étant simplement de l’armée ; mais qu’importe, puisque nous nous entendons quand même ? « Le stroï français est-il très différent du russe ? Et l’avancement ? Et la solde ? Et cette petite veste-là garnie de fourrure, se porte-t-elle dans le service ? Et votre opinion sur notre soldat ? avouez qu’il vous fait l’effet d’une chérakanone… »

Cet officier éclate de rire, heureux d’avoir placé là cette expression française, dont il ne sent pas la gravité. Sa large casquette pèse sur ses longs cheveux, ses lunettes noires cachent ses yeux ; sa barbe inculte se répand sur son col bleu ; tout son air n’est point d’un militaire, mais plutôt d’un ecclésiastique ou d’un pédagogue. Ce capitaine aussi dont parle Garchine, déclarait que le soldat russe est chair à canon ; il disait qu’à des hommes incapables de comprendre le mot, il faut faire sentir le geste. Mais, le jour où sa compagnie marche à l’assaut, quand, après l’affaire, on lui annonce le compte des survivans, il sanglote, accablé de la perte subie, amputé de cette chair à canon qui était sa chair ; assis au fond de sa tente ; accoudé sur son coffre, il répète dans sa douleur inconsciente cet effectif du dernier appel : « Cinquante-deux… cinquante-deux… »

— Les vôtres, à la bonne heure ! Au lieu de les pousser, il faut les retenir.

Il rit encore en m’ouvrant cette boîte d’argent ornée de chiffres et d’émaux dans laquelle il garde ses cigarettes.

C’est bon de se sentir au milieu de ces hommes loyaux et simples. Borchtchagorka ferme leur horizon ; leur vie pauvre ne s’étend pas au-delà des limites de la garnison. Confinés dans la basse région d’une échelle hiérarchique aux degrés abrupts, non pas usés, adoucis, comme dans des pays plus anciens ils arrivent aux cheveux blancs avant d’arriver, comme ils disent, à la Compagnie, au grade suprême de capitaine-commandant. Ainsi, c’est pendant plus de vingt années qu’ils reçoivent chaque hiver des contingens nouveaux, qu’ils apprennent aux recrues les prières, les commandemens de Dieu, les noms et les titres des personnes de la famille impériale, le service de place et l’école du soldat. L’intelligence les dédaigne par la raison qu’ils ne sont pas lettrés ; mais eux, patiemment usés à cette besogne de vertébrer, d’organiser et d’animer la chair à canon, ils se retirent décorés de Sainte-Anne ; et vêtus jusqu’au bout à la livrée de l’empereur, portant simplement en travers les pogony qu’ils portaient tantôt suivant la longueur de l’épaule, ils vont dans quelque ville écartée et modique vivoter de leur pension et de leurs souvenirs. Ainsi représentent-ils, ces camarades russes, un loyalisme d’un autre âge et la simplicité antique devenue étrangère à nos mœurs. Mais les officiers de notre révolution devaient être pareils quand ils attendaient dans les neiges des Alpes les arriérés de leurs soldes, recevaient à Nice six francs, un pain, des souliers, huaient le muscadin vêtu en incroyable qui venait lire dans les bivouacs la constitution de l’an III, et guéris du sans-culottisme depuis qu’ils n’avaient plus de pantalons, n’attendaient qu’un Bonaparte pour faire un empereur.

Je ne sais quel Allemand osait écrire qu’il y a plus de différence en Russie entre l’officier d’état-major et l’officier de troupe qu’en Allemagne entre l’officier et le sous-officier. Il se peut ; au moins ne doit-on pas s’attendre à ce que ces officiers entrés après la quatrième classe du gymnase dans une école de younkers, instruits là dans les règlemens, pris depuis par une besogne quotidienne et monotone, aient été comme Pic de la Mirandole jusqu’au bout de la connaissance humaine. Mais, plus instruits, s’accommoderaient-ils de la vie qui leur est offerte ? Et que gagneraient-ils aux yeux d’un soldat incapable de les juger ? L’important de notre métier est l’établissement d’une communication intellectuelle entre l’officier et le soldat. Or, pour améliorer ce rapport, c’est ici le soldat qu’il faudrait d’abord élever d’un degré ; comme dans tel autre pays d’Europe où le soldat lit, commente, observe et critique, l’officier n’aura jamais fini de réfléchir ni de travailler.

Je prends congé, et l’on me remercie chaudement de ma visite : ainsi le veut l’hospitalité. Un vieux lieutenant, retardé jusque-là par quelque affaire de service, entre à ce moment même :

— Loukine, me dit-il, et il ôte son gant pour notre poignée de main.

La raison pour laquelle il m’aborde est qu’il vient m’inviter, non pas à une soirée ni à un dîner, mais simplement aux exercices de ses okhotniki[4]. Ainsi verrais-je une troupe de caractère purement russe, inconnue aux infanteries étrangères ; lui-même, depuis dix ans, forme chaque hiver un parti nouveau ; il est versé dans ces sports de courir sur la neige au moyen des luigis[5], de pédaler sur des vélocipèdes fabriqués à la manufacture de Toula avec de vieux canons de fusil, de grimper aux poteaux du télégraphe en s’aidant d’ergots de fer attachés aux talons ; dans les districts forestiers, on traque l’ours ; au Turkestan, le tigre et la panthère ; la chasse éprouve les nerfs du soldat et développe en lui l’instinct offensif.

Dieu sait pourtant quand nous verrons ces okhotniki. Le général arrive ce soir ; voici s’ouvrir la semaine sainte ; les devoirs religieux vont interrompre les occupations militaires. Jusqu’au revoir, cher camarade, en quelque occasion de service.

La musique du régiment me régale d’un air ; les paysans du village, mines tristes et respectueuses, me font la haie, me prenant pour un personnage ; un groupe de soldats crient : Viva la faça ! ce qui veut dire vive la France ! puis tous les autres courent à ma rencontre, m’attendent au bord du chemin ; quelques mots jetés dans leurs rangs dociles ont suffi pour improviser ce mouvement sympathique et joyeux, et tandis qu’avec des bras qui s’agitent et des coiffures jetées en l’air ils saluent cet homme de France passant au milieu d’eux, moi, tête nue, je salue cette Russie qui court et bruit autour de moi.


ART ROË.

  1. Mikaïl Ivanovitch Dragomirof, commandant des troupes du gouvernement militaire de Kief.
  2. Les petits oncles, soldats instruits et de confiance, chargés de former les recrues au détail du service et de la vie intérieure.
  3. 400 grammes.
  4. Littéralement, chasseurs ; ici : éclaireurs, partisans.
  5. Ce sont les sky finlandais.