Impressions de Russie/04

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Impressions de Russie
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 762-792).
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LA SEMAINE SAINTE À KIEF


I


Le dimanche des Rameaux.

Pétersbourg étant en Russie une enclave européenne, Moscou, la rude capitale où les Russes vont humer la vraie atmosphère nationale, Kief n’a pour elle que les grâces passées de l’histoire et le charme sombre de la religion. L’approche du temps pascal augmente en elle ce caractère archaïque et c’est ce pâle soleil ascendant au-dessus de l’équinoxe qui met dans leur vraie lumière, qui restaure dans leur prestige non pas annuel, mais séculaire et millénaire, les collines saintes, les dômes fameux et vénérés.

À mesure, une ombre chrétienne, étendue sur la ville, assombrit la vie quotidienne ; les devoirs sociaux le cèdent aux devoirs pieux ; les liens hiérarchiques, relâchés, rendent les hommes à l’isolement, à la tristesse originels. Plus de vie mondaine ; faire une visite serait une manière de rompre des relations. Les plaisirs de l’esprit, et même les concerts spirituels, sont devenus profanes.

À quoi s’employer durant ces jours ascétiques ? Le meilleur sera d’aller où vont les autres, tous ces besaciers, tous ces orant-Dieu qui passent incessamment sur les trottoirs ; le moins triste sera encore de faire son carême.

Grave résolution, car il ne s’agit plus d’un carême parisien, — sermons littéraires, messes à Saint-Gervais, bazars de charité, séances au concours hippique ; — il s’agit du carême populaire qui rassemble ici les pauvres gens, de leur carême sauvage, fait de rudes observances et de rites fatigans, riche de foi naïve et de douloureuse poésie, plein de prières et plein de larmes.

Il faut craindre seulement que la tristesse des choses observées ne frappe d’un ennui mortel les pages écrites ; il faut prier le bon Dieu d’ici qu’il nous donne des lecteurs à Paris. En route donc vers Sainte-Sophie, la vieille église byzantine, la mère des églises russes.


Un beau jour clair presque printanier ; le soleil se lève derrière les jardins qui dominent le Dniepr ; des vols d’oiseaux, éparpillés en tous sens, font des taches ailées sur l’universelle blancheur d’une neige qui s’affaisse en fondant. Hier soir, les passans se fustigeaient les uns les autres avec des éclats de rire ou des cris de colère, et c’était une bataille des rameaux beaucoup moins courtoise qu’à Nice une bataille de fleurs. Mais ce matin la rue est calme ; le pas nombreux et cadencé d’une troupe qui s’approche en accentue encore le discret silence. Passe, se rendant à l’office, une compagnie de soldats ; arrivé devant l’image du Christ guérissant l’aveugle, le feldwebel crie : « Fixe ! » et se signe le premier ; puis son geste se répète et se multiplie le long de ces rangs chrétiens. Cependant, le tramway électrique qui court sur nos brisées coupe en deux la petite colonne et la dépasse, en sonnant son timbre rageur. Une cloche tout autre que celle de l’église, celle-ci qui assemble, celle-là qui disperse, mêlées en un carillon anachronique et discordant. Ainsi, le soir, quand les étincelles bleues jaillissent entre la roulette et le conducteur, on s’étonne de voir cligner dans le ciel d’hiver cette lumière falote qui se moque des étoiles.

Une file de pèlerins descend la pente avec moi ; de rudes moujiks aux figures barbues et creuses ; une jeune femme mise comme chez nous les égoutiers ; à l’arrière-garde, une « baba » très lasse, chargée d’années et d’ustensiles. Soucieux de ne faire à pas une image tort de leurs pieuses salutations, ils vont lentement par la ville sainte. S’arrêtant avec un bel ensemble devant le café-concert Château-des-Fleurs, ils honorent d’une révérence dévote une statuette d’Apollon, logée là dans le porche de carton. Puis, gravissant par la montée raide où le pavé de brique jaune danse sous leurs pas dans le sol ameubli, ils éviteront avec horreur l’église catholique pour ne s’arrêter sans doute qu’au monastère Mikaïlovski.

Choisissant un chemin qui me va à l’âme, comme on dit ici, je monte par la rue nommée Petite Podvalnaya. Pleine de neige et de silence, elle gagne par un détour Sainte-Sophie et cache derrière des barrières de bois ouvragées et peintes, au fond de petits jardins, des maisons discrètes, fermées de je ne sais quel sceau local et mystérieux. On fait ce rêve d’hiverner là quelque jour et, près du poêle, au chant du samovar, d’écrire un livre bon pour les autres et pour soi. On passe cependant, allant où la vie nous mène.

Une statue équestre de l’hetman libérateur, de Khmelnitzki, regarde vers la cathédrale ; le cavalier étend le bras à l’est d’un geste historique qui veut dire : « Allons vers le tsar de Moscou, le tsar orthodoxe… » ; il montre l’aigle impériale rayonnante sur la plus haute croix du monastère Mikaïlovski. Les Polonais ne l’ont pas décrochée, elle n’est plus descendue, depuis qu’à l’appel du Cosaque elle a d’un large coup d’aile franchi le Dniepr.

Par-dessus le mur d’enceinte, telles des poires d’or dans une corbeille, les dômes culminent confusément ; l’église insultée jadis par les Tartares, ses faîtes sphériques détruits, n’a relevé la tête que coiffée à la mode d’Asie et chargée de ces couronnemens bulbeux. C’était l’époque même où chez nous les clochers gothiques s’élançaient hors d’une terre comprimée longtemps sous des menaces surnaturelles et délivrée tout à coup. Mais tandis que la flèche d’une cathédrale dit : unité, liberté, tandis qu’elle paraît trop haute et vertigineuse au gré de notre foi réduite, l’ensemble touffu de ces toitures russes respire à la fois l’abondance et la contrainte, et l’on se demande si elles ne pousseront pas plus haut quelque jour à mesure que croîtra davantage ce peuple en devenir.

On accède à l’enceinte en passant sous une tour étagée, blanchâtre, balourde, que les oiseaux fréquentent et que les cloches animent ; là, sous ce porche, des mendians présentent sur une tablette peinte la figure du saint, la façade du monastère, desquels ils se recommandent ; des colliers, des chapelets, des médailles, toute une bimbeloterie sauvage s’étale sur des tables, puis lithographies en couleurs, pains de communion, icônes à 20 kopeks…

La cour franchie, une porte poussée, c’est d’abord un amoncellement de corps : des gens assis, couchés, appuyés sur des ballots et qui causent, mangent ou dorment, emplissent ce vestibule, pareil ainsi à la salle d’attente de quelque gare. Un seuil encore et l’on entre dans l’ombre ; une série de voûtes basses, sombrement peintes, s’engendrent les unes les autres et ne débouchent nulle part ; quelque jour venu de l’iconostase glisse obliquement par un défilé de cette architecture. De grandes enveloppes métalliques, dont la surface bosselée ne découvre que les visages et les mains des saints personnages, reflètent et diffusent la fauve lueur des lampes. De rudes statures, des figures hirsutes apparaissent un instant dans ces régions lumineuses, puis s’effacent. Mêlant leur lent va-et-vient à la triste immobilité des fresques, ces péripatéticiens de la foi cherchent sous les portiques l’endroit favorable à leur prière.

— Est-ce ici, dis, le cercueil du saint ? demande, bouche bée, un jeune garçon.

Veut-il parler d’Iaroslav le sage ? de saint Macarie ? Il se nomme au moine assis dans le petit comptoir et paye pour être inscrit juste à cet endroit. À côté, un vieux petit pope bossu confesse, en cachant sous son épitrachyle la tête du pénitent ; cette affaire ne traîne point en longueur, et c’est une figure si douce, si moutonnière qui sort de là-dessous, qu’en effet comment lui aurait-on fait attendre l’absolution ?

Un gros marchand qui entre, en baissant le col de sa pelisse, donne un baiser à saint Nicolas, puis place son cierge sur la grille ; car toute âme qui passe ici laisse quelque part une flamme au bout d’un bâtonnet de cire. On songe à cette imagination d’un conteur allemand, à la vision fantastique d’une chambre fatale où brûlent des bougies d’inégale hauteur ; chacune mesure une vie humaine qui se consume.

Un escalier tournant, aux marches de fonte, conduit à l’étage ; la cage est peinte de sujets profanes, animaux, monstres, cavaliers, chasseurs, belluaires, car partout l’appareil de brique réclame sur l’enduit qui le recouvre l’ornement de la fresque. C’est ainsi la rareté de la pierre qui justifie ici l’abondance des images ; cette cause physique a eu son influence sur la coutume religieuse et même sur la foi.

Da haut de la tribune, le plan si simple de la basilique, noyé tantôt sous toutes ces circonvolutions latérales, apparaît avec évidence. La coupole principale recouvre le-croisement des nefs ; d’autres, plus petites, donnent jour sur les galeries qui flanquent le vaisseau central ; partout la section d’une sphère ou d’un cylindre répète le cercle, courbe parfaite. Et tandis que chez nous l’ogive aiguë, anguleuse, attire le regard en haut, tandis que les sveltes colonnettes rejettent le poids de la voûte aux arcs-boutans extérieurs, ici, les cintres pareils, enchaînés, rabattent les âmes au sol ; les piliers massifs, debout au milieu du peuple, semblent répartir les pressions sur les épaules des assistans.

— Comment retrouver mon enfant tombé dans les eaux du Dniepr ? criait cette mère infortunée…

Cette voix, enflée tout à coup, récitait depuis un instant une histoire à l’oreille d’un paysan attentif ; les deux hommes s’approchent de l’image près de laquelle je suis arrêté.

— Elle vint prier à Sainte-Sophie de Kief, et là, devant cette image de saint Nicolas-le-Mouillé, qu’aperçut-elle ? Son enfant miraculeusement sauvé !

— Seigneur Dieu !… s’écrie le pèlerin ; il fait le signe de la croix, essuie ses yeux crédules et cherche sans retard sa bourse dessous son manteau.

Le même narrateur, distinguant ma pelisse parmi les touloupes, essaie sur moi la kyrielle des princes ensevelis ici. Je lui dis que je ne suis pas orthodoxe ; il s’écarte épouvanté.

Cependant l’office a commencé sans qu’on s’en aperçût dans ce bas-côté ; la récitation monotone des Heures accompagne maintenant l’invisible Proskomidie. Proskomidie signifie en grec ce qu’offertoire signifie en latin. Le prêtre, debout dans cette partie du chœur qu’on nomme le propitiatoire, tenant en main la Lance, couteau rituel, découpe et range les parcelles eucharistiques. Tout est symbolique ici, les actions et les choses ; car l’effet du levain sur le pain fermenté témoigne que la parole de Dieu s’est accomplie ; le mélange des trois élémens, farine, eau et sel, est en l’honneur de la sainte Trinité ; la forme, enfin, de deux cônes tronqués réunis par leur plus petite base, représente les deux natures du Christ, la divine et l’humaine. Or la première bouchée préparée se nomme l’agneau ; la seconde est à la gloire de la sainte Vierge ; mais le troisième pain reçoit neuf entailles, au nom des neuf catégories bienheureuses de la hiérarchie céleste. L’opération se poursuivant ainsi par minutieuses figures, le prêtre recouvre à la fin les espèces au moyen d’une étoile métallique, symbole de l’étoile qui dirigeait les Mages ; il range le plateau qui porte le Corps à côté du calice qui contient le Sang.

Une longue litanie marque le commencement de la liturgie dite des appelés. Puis, chaque chant qui succède a son sens religieux et sa provenance historique ; c’est Justinien qui mit en usage le psaume « le Fils unique », pour combattre dans la croyance l’hérésie nestorienne. De-ci de-là, un mot qui passe dans la récitation mélodique fait se signer quelque fidèle comme pour dire à Dieu : Voilà justement ce que je pensais. Le chœur à huit voix est d’invention grecque : Pur et puissant ensemble, harmonique et mouvant accord appuyé sur des basses extraordinairement vibrantes et profondes ; la lente majesté du plain-chant, l’écart des diapasons, la similitude des timbres, concourent à la même impression de religion et de beauté. Tel est ici le ravissement de l’oreille qu’on ne prend pas le temps de regretter les orgues apportées autrefois de Byzance et rejetées ensuite comme profanes.

Une porte latérale s’ouvre dans l’iconostase ; un diacre qui tient à deux mains l’évangile paraît, précédant le prêtre. Arrivé à la porte principale, il élève le livre en prononçant une invocation, puis rentre au chœur. C’est le petit introït, qu’on oppose au grand introït du prêtre apportant les espèces sacrées ; il rappelle l’apparition de Jésus après sa retraite au désert. Car tout l’office est ici, comme dans le rite romain, un symbole de la vie du Christ et de sa mort, mais un symbole plus parlant et plus détaillé auquel l’iconostase, à la fois barrière et décor, prête tantôt le mystère et tantôt la solennité.

Puis c’est le chant Sviatïî boje, pareil au Sanctus catholique, puis un verset ; et la basse profonde du diacre commence la lecture de l’évangile. À mesure qu’elle épuise le texte sacré, elle s’enfle davantage ; le chant s’achève en cri, cri perçant, puissant et pressant. Toutes les nuques se plient comme violemment courbées sous un vent de douleur, toutes les poitrines se marquent au signe de la croix, au signe du supplice et de la mort ; par-dessus les statures inclinées, on voit alors dans sa gloire farouche l’iconostase, la digue qui ferme à jamais le port divin et contre laquelle cette vague humaine vient expirer en gémissant. Mais déjà ces voix aériennes recommencent au sommet du temple si douces à ce moment, si mystérieuses, si lointaines qu’on dirait des voix d’anges attendries à cet appel de la terre et répondant du fond d’un paradis. Elles planent là-haut à grands coups d’aile ; comme des oiseaux jouent au matin et, d’un mouvement pareil, tracent leurs méandres sans fin, ce chant nombreux et pur, jamais lassé, se renoue toujours et vole circulairement dans un ciel mystique… Oui, qu’elles poursuivent ainsi et ne fassent pas silence, ces voix plus belles que des voix d’ange, car ce sont des voix d’homme et des voix d’enfant ; elles s’élèvent au nom de l’humanité même ; elles apportent la vraie réponse, le vrai remède, cette joie de l’art, aux plaintes du travail et de la pauvreté.

Tous ceux-là cependant, autour de moi, n’ont entendu que la menace, mais cette espérance, ils n’ont pu l’entendre ; une paysanne est tombée à terre tout d’une pièce comme un sac de blé ; on voit des coussinets de neige collés aux semelles de ses bottes ; un aveugle prosterné et qui répandait sa chevelure sur les dalles montre, en se relevant, ses orbites vitreux et sanglans. Et tout d’un coup, parmi ces hommes prompts aux attitudes viles et qui n’ont pas d’yeux pour regarder au ciel, on se souvient qu’on est étranger.

— Sortez du temple, les appelés

La liturgie des croyans commence, et je sors en effet, emportant ma religion.

Le vestibule est toujours plein de ces corps étendus ; ils n’ont pas bougé, ils n’ont pas vécu, et ce serait moins triste s’ils étaient morts. Mais au dehors, comme la nature reparaît bienfaisante et sereine ! comme le Dniepr encore emmêlé de glace semble plus large, plus libre, meilleur ! Le premier bateau, suivant son chenal étroit, va vers la slobode des juifs tapie là-bas au bout du pont ; la plaine vaste dépouille par endroits sa couche de neige et montre la noirceur féconde de la terre ; des tons roses irisent les lointains bleus ; partout le ciel d’hiver se déchire et le printemps passe au travers.

Mille ans se sont écoulés depuis qu’ici même Vladimir renversa les idoles et baptisa son peuple. L’annaliste Nestor expose les hésitations du prince inclinant à changer de religion ; d’une part, l’exemple de sa grand’mère Olga, première princesse chrétienne, les leçons d’un philosophe grec parlant de vie future et de peines éternelles l’attiraient vers le dogme de Byzance ; de l’autre ses conseillers lui représentaient les difficultés d’une conversion en masse. « Sire, n’allez pas trop vite ! Sans doute, les idoles sont des divinités peu rationnelles, mais enfin elles supportent l’ordre social, la morale y est attachée, le peuple les aime, et, somme toute, ce sont d’assez bons dieux… « Des légats envoyés dans les différens royaumes rapportèrent sur les choses de la foi : « Les Allemands se réunissent dans des temples sombres, leurs cérémonies sont sans grandeur ; les Bulgares s’asseyent irrévérencieusement dans les églises ; ils regardent de tous côtés comme des insensés, et leur puanteur est intolérable ; les catholiques font faussement usage, pour la communion, de pains azymes ; leurs prêtres coupent leurs cheveux et leur barbe, ils s’abstiennent de chanter Alleluia pendant toute la semaine sainte ; quant aux Grecs, ils honorent Dieu par des rites si mesurés et si touchans, la décoration de leurs temples est si riche, leur encens si rare, qu’entrer dans une de leurs églises, c’est prendre pied vraiment dans le paradis… »

Vladimir n’hésita plus. Baptisé lui-même en la ville de Cherson, il convoqua son peuple sur les bords du Dniepr, au pied de cette pente, là où l’on voit l’embarcadère des bateaux à vapeur ; quiconque manquerait à ce rassemblement serait tenu pour rebelle et traité comme tel. Réunis sur la berge, on les poussa doucement au fleuve ; les enfans demeurant près du bord à cause de leur petite taille, les adultes s’avançaient plus loin ; les uns lavaient leurs nez, leurs barbes et leurs oreilles, d’autres nageaient çà et là ; des jeunes gens s’éclaboussaient en riant.

Ainsi s’était accompli le baptême commun. Peu après, on vit dans Kief l’effrayante nouveauté d’une école grecque où l’on traînait de force les petits enfans. Quant aux idoles, on attacha Péroun à la queue d’un cheval, Péroun, Dieu tonnant, érigé jadis ici même par Vladimir, et régalé par lui de sang humain. Sa tête était d’argent, ses oreilles et ses moustaches d’or, son corps de bois dur semé d’escarboucles. C’est pourquoi, jeté au fleuve, il s’enfonça d’abord, nagea entre deux eaux, et ne reparut que là-bas, plus loin que les pentes du Pétchersk, là où ces dômes d’azur étoile, à demi cachés dans un repli de l’immense nappe blanche, affleurent le contour du terrain. Le peuple en larmes le rappelait : « Surnage ! surnage ! (Vydibay !) » il l’attira au bord et l’adora une dernière fois. L’humble monastère Vydoubitzkii a paru à cette place pour expier la récidive d’idolâtrie ; réduit à rien par la concurrence des moines du Pétchersk, il l’expie en effet dans la misère.

Et maintenant, après ces mille années, saint Elie dont le char roule au ciel par les temps d’orage a pris dans la superstition la place de Péroun. L’archange Michel a recueilli les attributs de Sviatovid, dieu de la guerre, celui-là même dont les Hongrois ont fait saint Vitte. La Vierge sourit là où menaçait la Zolotaia baba[1], déesse si avare qu’elle prenait aux paysans des morceaux de leurs habits. D’un culte à l’autre, qui niera le progrès ? Sans ironie aucune, il est évident. Autrefois on adorait des statues, aujourd’hui on vénère des images ; priver d’un seul coup de toute matérialité ces êtres symboliques eût été une nouveauté trop grande ; c’est beaucoup que de leur avoir retranché du moins une des trois dimensions de l’espace, car l’homme inculte est naturellement rebelle aux arts graphiques, car le sauvage peut voir un peintre travailler à un portrait ou à un paysage sans comprendre aucunement le sens de cette besogne colorée. Ainsi une représentation plane demande aux yeux du primitif un effort spécial d’accommodation ; elle transporte son imagination hors du monde des corps ; elle est pour lui le premier degré vers une conception abstraite de la divinité.

La nature pensante, pas plus que la nature naturante, ne fait de sauts, mais persévérant dans ses formes et les défendant contre toute influence nouvelle, elle ne se modifie que peu à peu, par lent procès physiologique. Cet éternel retard de la motion commune est justement la cause d’où naît le fait de la religion ; car tout ce qui est devenu unanime, étant par là même soustrait à la variation, devient religieux.

Un abîme s’ouvre ainsi entre la pensée et la vie. Or il faut bien que la pensée accepte ce que la vie seule pourra changer ; mais, s’y résignant, on n’empêchera pas qu’elle n’en souffre, ni que le chemin ne soit à jamais bien court pour elle, de la tristesse chrétienne à l’orgueil stoïcien.

Elle voit la vérité ; elle la tient, mais ne parvient pas à l’établir et à la planter dans le monde ; et c’est pour elle une douloureuse pauvreté, cette chose dont elle est riche, de ne pas pouvoir la donner. Il a fallu mille ans pour détruire les idoles sculptées ; en faudra-t-il moins pour extirper ces superstitions d’aujourd’hui ? D’ici là, que de générations neutres, propres seulement à naître et à mourir, auront-elles passé, souffert, et fait de la poussière sous les pieds des nouveaux venus ? d’ici là que de temps à vivre, que de sang à verser, que de sacrifices à vous faire, à vous, Dieu de la justice humaine, avant que votre règne arrive !…


II


Le Lundi Saint.

Une affaire longtemps différée, qu’il faut conclure, m’amène ce matin à la Lavra. Ce lieu saint n’est que le réduit de l’enceinte militaire jetée tout autour du Pétchersk ; l’entrée principale fait face à la grille de l’arsenal ; les Quarante Bienheureux peints là sur une fresque élèvent les mains pour bénir des trophées de canons. Sous le porche monumental et rococo, un moine assis mouille le front des gens avec un pinceau trempé dans l’eau bénite ; puis c’est une cour dont les yeux s’étonnent. À droite et à gauche des bâtimens bas ; au fond, un château à deux ailes, sans corps central, construit dans je ne sais quel style jésuite et doré, et qui se trouve être une église, la très sainte église de l’Assomption. C’est là qu’on garde l’Image miraculeuse apportée du ciel par les anges de la part de la Vierge ; c’est là qu’on chante les vieux lady grecs invariablement répétés depuis mille ans. Un clocher très élevé, mais plus bizarre encore et plus lourd, aux trois étages de pilastres et de corniches, sonne justement un carillon qui s’achève par une note répétée, insistante ; les silhouettes noires des moines convergent de tous côtés vers le temple ; sous leurs bonnets carrés, le vent joue dans leurs chevelures bouffantes et crêpées. Hâtons-nous, ou bien je ne trouverai plus au gîte ce batiouchka.

Au bout d’un chemin pavé, qui plonge entre de hauts murs, une étroite échappée montre, à mesure qu’on descend, le fleuve puis la plaine, puis le ciel ; et, tournant à droite, on arrive au sommet d’un amphithéâtre où des bâtimens dégringolent pêle-mêle. Partout des églises, hautes ou basses, posées comme ceci et comme cela, fleurissent de leurs coupoles dorées, blanches, vertes ou bleues, les terrasses du mystique jardin.

— Le Père qui dirige l’atelier de peinture ? demandé-je à un moine qui bâille, de faim ou d’ennui, sur le seuil de la boutique aux images.

Il me conduit par un escalier raide et poudreux, par un corridor sans lumière et sans air, s’arrête au fond dans l’ombre, et, la bouche au trou d’une serrure, prononce je ne sais quelle formule ecclésiastique ; le batiouchka paraît

— Un officier français… Pour une demande particulière.

Je franchis le seuil ; une corde qui glisse sur une poulie, une bouteille qui redescend au bout de cette corde, ferment la porte sur moi. Assis devant la petite table, nous causons. Vraiment, officier au service de France ? Et Français d’origine ? Certes, on doit s’honorer de me recevoir ; l’Empereur a conclu une alliance avec le Président de la France, et plût à Dieu que les autres nations s’unissent de même à la Russie : ainsi la paix du monde serait garantie.

— Il est vrai, batiouchka. Mais, pour parler seulement de ce qui me concerne : j’habite depuis plusieurs semaines une maison russe, je porte un nom orthodoxe, et je n’ai pas encore l’image de mon saint à la tête de mon lit.

La chose s’explique : Bien que saint Patrikii — d’autres disent Patrik — soit deux fois au calendrier, vénérable le 20 mars et martyr au mois de mai, il est peu pratiqué des fidèles et l’on ne le trouve pas dans le commerce. Car pourquoi peindrait-on des images qui demeureraient des années au fond de la boutique et perdraient toute fraîcheur ? Mais si quelqu’un en fait la commande, alors, avec plaisir, avec soin, dans le plus bref délai…

Sa barbe et ses cheveux roux buissonnent autour de sa douce figure ; un sourire ingénu écarte ses lèvres pâles, découvre ses dents jaunes. À mesure qu’il parle, il semble qu’on touche du doigt les limites de cette âme, comme, en étendant les bras, on rencontrerait les murs de cette cellule. Les offices, l’atelier, la correspondance occupent tout son temps ; pareil à quelque militaire, il a sa solde qu’il emploie pour son meuble et son vêtement. Ici le salon ; mais là, la chambre à coucher. Une seule lampe brille devant trois images d’orfèvrerie, du travail de Moscou, et pardon si les oreillers du lit sont un peu dérangés ; justement, à cette heure du matin, le batiouchka se reposait.

— … Chez vous, en France, la règle est autre ; les moines personnellement ne possèdent rien, quoique connus dans le monde entier pour leur délicieuse chartreuse

Il fait claquer sa langue, son visage s’épanouit. J’ai choisi mon modèle : une figure debout sur les dalles d’un cloître, le visage austère et doux, le fond doré et gaufré ; tout autour, un émail byzantin. Mais le batiouchka qui m’accompagne jusqu’à l’escalier ne se résigne pas à me laisser tout seul et sans patron dans cette Lavra riche en images ; il me demande le nom de mon père :

— Allez aux pescheri inférieurs, Patrikii Veniaminovitch, et là vous verrez lange de votre père, saint Veniamine[2].

Je prends vers ces pescheri le chemin des écoliers ou, si l’on veut, celui des pèlerins. Entrant au monastère, ils déposent leurs passeports au comptoir des arrivans ; là, sur un tableau noir, leur nombre inscrit à la craie marque de jour en jour l’étiage de la foi. Cinq mille : le mauvais temps nous vaut ce contingent médiocre ; mais en août, au carême de Notre-Dame, un arrivage plus abondant répandra par la ville des germes plus nombreux de choléra. Et voici la dernière unité qu’il faut ajouter à la somme : un homme velu, assis sur un banc, son ballot posé à terre entre ses jambes ; il vient de Tomsk, ville éloignée, très éloignée, et comme il portait sur le dos ce sac qui est lourd, fort lourd, il se sent fatigué, tout à fait fatigué.

Une foule disparate, lente, silencieuse, va et vient dans la cour ; des trésors d’humanité grouillent là, inexploités encore par l’ethnologue ou le moraliste. Fronts slaves et visages mongols ; nobles têtes pleines peut-être de facultés, mais vides de connaissances ; faces camuses marquées d’instincts animaux ; partout les yeux fixes et purs laissent transparaître les âmes vierges. On mange, et des pigeons ramassent les miettes du frugal repas ; on boit à une pompe ; des moines, assis dans une boutique, vendent des paniers, des cabas, des théières, des pots, puis des champignons, du pain, de l’huile et différentes denrées qui sont postny[3].

Contre le mur, un saint Nicolas doré resplendit derrière une vitre, au-dessus d’un tronc de fer-blanc ; un pauvre homme aux sourcils froncés et qui porte autour du front le serre-tête du souci quotidien s’approche de lui, lui baise les pieds à travers la glace, puis tire lentement de sa poche des kopeks dont il fait deux fois le compte, de la main droite à la gauche, puis de la gauche à la droite. Jetant à la fin cette monnaie dans le trou, il écoute en son cœur l’écho de cette chute, regarde encore le saint et fait gravement le signe de la croix.

Un jeune garçon, croquant sous ses dents paysannes le pain blanc de la ville, m’observait tandis que j’observais cette scène. Mon costume lui plaît ; il voudrait s’habiller comme ça, si toutefois la chose est permise. Et quand je me suis nommé :

— Français ? répète-t-il avec indifférence ; moi, je vous croyais Persan.

Un autre, les yeux hagards, est posé comme une cariatide à la porte du réfectoire. On n’en tire que des réponses vagues : « Il y en a qui mangent et il y en a qui ne mangent pas… Peut-être servira-t-on à dîner et peut être ne servira-t-on pas… » Quant à lui il jeûnera : « Du lundi au samedi, il faut souffrir, c’est mieux. » Un moinillon, puant l’eau de vaisselle, les mains dans la poche de son tablier, l’encourage : « Persévère ainsi, frère, pour racheter tes péchés. Dimanche, tu te décarêmeras ; tu mangeras du poisson, frère… »

On les abrite dans des locaux pareils à des salles de police ; femmes et hommes, enfans et vieillards, faibles et forts, les misérables et les fortunés se mêlent là, non sans danger ; à chaque carême, quelque sanglante histoire, en jetant de la lumière sur ces bas-fonds, montre à l’intelligence épouvantée les gestes obscurs de ces êtres perdus dans la nuit. Les voici donc, tantôt dormant un sommeil inquiet, taquiné par la vermine, et tantôt assis à la turque, buvant un thé pâle dans lequel ils trempent du pain ; des femmes cousent près de la fenêtre ; une, relevant la planche de son lit, arrange ses hardes dans son coffre. Ils se grattent isolément ou se pouillent les uns les autres. Un vieux, assis sur le poêle, les jambes pendantes, lit à haute voix des psaumes dans un livre slavon. La joie de la communion reçue, la douceur des prières récitées se répandent sur ses traits paisibles et douloureux. Il est venu de Minsk en quinze jours ; le retour sera plus long, à cause du dégel. « Qu’importe, pourvu que Dieu donne la santé !… » Et quant à lui, il ne se plaindra pas ; ses affaires ont été en s’améliorant depuis que l’empereur nous a donné la liberté ; il a cinq fils, il a des chevaux, c’est pourquoi il ne se plaindra pas…

Et par-dessus ces formes changeantes et périssables, une image est suspendue à la poutre du plafond, et c’est Lui, ce modèle humain debout depuis deux mille ans sur le monde ; car c’est ici qu’il faut le retrouver, ici qu’il faut entendre son verbe vivant incessamment répété de bouche en bouche, de peuple en peuple, ici qu’il faut mesurer la multiplication de sa parole dans les actes et l’immense fructification de son grain de sénevé,

La galerie vitrée qui descend aux Pescheri est deux fois blanche, des reflets de la neige et de la couleur de l’enduit. ; des femmes vêtues de noir font sous l’arcade un groupe lent et triste, agréable aux yeux ; un malade qui remonte avec peine, appuyé sur sa canne, la figure envahie de bubons, bredouille quelque chose au passage, d’une langue qu’embrouille déjà la paralysie générale. Nous arrivons à un cloître peint de fresques redoutables, les vingt épreuves que l’âme traverse avant de parvenir au ciel ; on se groupe là pour la descente dans le souterrain.

Ces pescheri furent, paraît-il, creusés par les pirates Varègues qui s’en allaient pillant le long du Dniepr et qui cachaient là leurs provisions et leurs prises ; Kief était, comme on dit, leur base stratégique. Des anachorètes prolongèrent ensuite ces galeries ; saint Antoine d’abord, au temps d’Iaroslav le Sage, puis douze moines troglodytes, occupés autour de lui à d’humbles métiers, puis saint Théodose, modèle de toutes les vertus. La confrérie croissant en renommée, l’ascétisme y devint sublime ; plusieurs solitaires s’enfermèrent à jamais dans leurs cellules ; ils buvaient de l’eau que leur apportaient leurs frères, mangeaient un pain de communion qu’on leur jetait par hasard ; quelques-uns s’enterraient d’avance, comme fit Jean le Souffrant. Pionniers de la douleur et de l’austérité, ils écoutaient là le silence de la terre russe, et, comme d’autres aujourd’hui la fouillent pour lui prendre l’or, le fer ou le charbon, eux ne lui demandaient rien que son secret de tendresse et sa vertu d’amour. On observait un jour qu’ils étaient morts ; et, recueillant dans des châsses leurs corps déjà transsubstanciés, là même où ils avaient si peu vécu, on leur donnait, par la vénération et la légende, cette prorogation d’existence qui les a fait durer jusqu’à nous. Or leur morale n’était pas celle de notre fin de siècle, car chaque âge a la sienne, qui est telle que la vie la dicte ; mais, si j’en crois le petit livre Kief, alphabet de la foi, « de tous les points de la Russie, des pèlerins venaient les saluer, les écouter, et s’en retournaient instruits dans l’art de prier et de vivre. » Ils formaient donc ces générations patientes tombées maintenant aux abîmes du passé, mais propres jadis à la pauvreté, à la guerre, au sacrifice, à la mort. Qui niera l’œuvre de ces ouvriers ? Qui dira tout ce que l’humanité pensante doit à ces hommes qui ne pensaient pas ?

Nous descendons les marches de cette cave ; la lourdeur de l’air angoisse dès le premier pas ; mais puisque les cierges brûlent, il y a ici de l’oxygène ; les poumons n’ont rien à réclamer. Le moine qui débite ses formules devant chaque niche ou chaque cercueil, soulève pour moi un drap mortuaire et me montre la momie toute réduite et consumée, son visage couvert et ses mains gantées. À partir de « saint Pimène le maladif qui demandait à Dieu la continuation de ses maux », une vieille qui porte pieusement trois cierges allumés commence à sangloter ; elle redouble à chaque halte, et pas même la source guérissante où nous mouillons nos yeux n’arrête le flot de ses larmes.

« Arsène le laborieux qui ne mangeait jamais avant le coucher du soleil. »

« Le vénérable Veniamine, riche marchand qui donna tout son bien aux églises et aux pauvres. »

Ici je m’incline ; puis, non pas d’un seul doigt comme un Polonais, non pas avec deux doigts selon l’usage coupable des raskolniks, mais joignant ensemble le pouce, l’index et le médius en l’honneur de la sainte Trinité, du front à la poitrine, de l’épaule droite à l’épaule gauche, je fais le signe de la croix.


III


Le Mardi Saint.

Toute la semaine sainte n’étant qu’une préparation symbolique à la mort du Christ, les offices des trois premières matinées se distinguent par la longueur ; c’est pour rappeler ces suprêmes journées que le Sauveur passa dans le temple et qu’il consacra à instruire le peuple. Les lectures de l’Evangile résument sa vie entière, cependant que la Passion prochaine est annoncée par le cantique : « Voici venir le Fiancé. » Ménageons pourtant nos capacités religieuses, et, sans entrer dans cette église de Saint-André, rêvons en pharisien du haut de la terrasse qui fait un promenoir tout autour d’elle.

L’église pâle plaît de loin par la sveltesse de ses coupoles d’argent ; détachées du dôme central, chacune d’elles s’effile sur un fût cannelé, et l’ensemble a quelque chose de mesuré, d’élégant, d’occidental. Mais, de près, on sent l’artifice et le manque de sincérité ; colonnes et entre-colonnes, chapiteaux dorés, œils-de-bœuf aux encadremens rococo, frontons circulaires, motifs serpentins, ces élégances de surface contrastent désagréablement avec l’humble appareil de briques visible sous le stuc détérioré. Puis cette cendre des idoles sur laquelle le monument repose, l’immédiat voisinage de Sainte-Sophie ; tous les souvenirs slaves et byzantins attachés à ce lieu ; enfin ce paysage morne, déployé vers les quatre points cardinaux, — collines chauves couronnées de chapelles, la ville mamelonnée, un coin brumeux de faubourg, le Dniepr hésitant entre glace et eau, — la double tristesse de l’histoire et de la nature encadre mal cette œuvre ajustée et préméditée. On le prend ici en défaut cet art classique qu’une conspiration littéraire prétendrait aujourd’hui encore imposer comme l’art absolu. Absolu, il le fut à la manière humaine, aussi longtemps qu’on n’en a pas connu d’autres.

L’histoire a voulu jadis que les traditions nationales s’éloignassent du Dniepr pour plusieurs siècles et que la Russie pèlerine ne rapprît le chemin de Kief que pour y rapporter une âme moderne, reformée déjà aux leçons de l’Europe. Ainsi l’art proprement russe est absent d’ici ; il faut le voir se former à Souzdal et à Vladimir, alors que, sous des influences peut-être lombardes, romanes, gagnant à travers l’Allemagne, et peut-être syriaques, arméniennes, propagées le long de la Volga, les maîtres modifiaient le type de Kief quant aux proportions des façades et quant au caractère de la décoration ; il faut le chercher au Kremlin, à l’heure même où, Byzance disparaissant, Moscou surgissait dans l’histoire ; les Italiens à la solde des tsars remplaçaient ces architectes de Novgorod et de Pskov qui ne savaient plus construire et provoquaient une renaissance insoucieuse, il est vrai, des modules du Parthénon, mais conforme au goût et à l’âme populaires, ce qui vaut mieux.

La ville même, coupée en deux, traduit dans sa forme l’immense hiatus de son histoire ; ici, le passé, des maisons hautes, serrées entre elles comme sous la pression des remparts d’autrefois ; là-bas, un siècle nouveau, de grands quartiers clairs, un élégant jardin cachant derrière le voile des branches la façade close du palais impérial.

C’est à peine si chaque règne nouveau fait se rouvrir une fois la demeure silencieuse et si la souveraineté russe, souriant à l’humilité de ses origines, revient un soir dormir dans son berceau. Et vainement les bruits du monde donnent-ils pour probable le transfert de la capitale à Kief ; on observe à ce propos que, si le changement s’était accompli cinquante ans plus tôt, et la question polonaise et la question d’Orient seraient aujourd’hui définitivement tranchées. Mais des intérêts nouveaux l’emportent désormais sur ces vieilles affaires. La Sibérie, ouverte à la civilisation par la conquista d’Yermak Timoféief, n’est point civilisée encore, ni conquise économiquement ; voici commencer vers elle un grand mouvement. Les ambitieux que le lucre attire, les pauvres gens qui fuient le malaise de la vie rurale, les ignorans que traque l’intelligence et qui cherchent un coin obscur où se bauger, tous s’en vont vers les montagnes de métal, vers les terres neuves à la culture, vers les déserts propices à l’existence sauvage. Ainsi l’amibe russe qui se déforme et déflue vers l’orient, vers la lumière, et cherche de ce côté une nouvelle position d’équilibre, emporte bien loin de Kief son centre de gravité.

C’est pourquoi les empereurs eux-mêmes ne paraissent plus ici qu’en pèlerins. Une visite à la Lavra, une revue des troupes, un office à Sainte-Sophie, un repas où paraît le poisson veresoub péché dans la rivière Rossi, laquelle fournit seule ce manger impérial : jusque dans ces épisodes traditionnels, les caractères des souverains se sont laissé voir. Catherine séjournait ici pendant le carême de 1784, avant son grand voyage de Crimée ; vraiment impératrice, car elle dominait son entourage, elle n’interrompait pas sa vie enjouée et laborieuse, mais improvisait une petite cour où Ségur joua son rôle et dont il a conté les passe-temps. Alexandre Ier, au retour de France, venait humilier dans le sanctuaire son front victorieux. Il avait envoyé de Paris au trésor de Sainte-Sophie un vase sacré portant l’inscription : « En mémoire de la libération nationale et des bienfaits rendus par la Russie à ses ennemis mêmes. » Dans la cathédrale, il récitait les psaumes avec les chantres ; il visitait à la Lavra un moine aveugle, le saint homme Vassien.

— Etes-vous depuis longtemps au service de l’Empereur ? demandait le religieux qui pensait recevoir le prince Volkonsky ; et la conversation se poursuivait librement jusqu’à ce que le prince supposé se démasquât :

— Bénissez-moi comme le dernier de vos fils spirituels, comme un simple chrétien…

Mais Nicolas, humant ici une odeur de révolution, entrait dans Kief le sourcil froncé. La ville n’était pas ce centre purement russe qu’elle est devenue, mais l’élément polonais y dominait ; ou plutôt le fond vraiment russe de l’ancienne population portait à la surface une couche polonaise par-dessus laquelle un nouveau sédiment national commençait à se déposer. Pour hâter cette russification, le souverain offrait des gages : le pont Nicolas, la chaussée qui prolonge ce pont, enfin, cadeau plus longtemps différé, l’université Saint-Vladimir.

« J’aime qu’on se conforme aux vieux usages », disait-il en voyant les moines du Pétchersk distribuer la bouillie aux pèlerins mendians. Les fresques qui ornent l’église de l’Assomption avaient été restaurées par son ordre ; mécontent du travail, il s’en taisait cependant, et ne souriait pas même quand, après l’office, le métropolite Philarète lui présentait un groupe de peintres :

— Sire, ce sont les frères qui ont refait les tableaux de l’église.

— Bien. Mais qui donc leur a montré la peinture ?

— Sire, c’est la mère de Dieu.

— En ce cas, répondit l’Empereur, je n’ai rien à dire.

Si le don pictural nous vient droit du ciel, Philarète tenait pour infernale l’idée de la sculpture. Il refusa opiniâtrement de consacrer le monument élevé à saint Vladimir ; des portraits, tant qu’on voudrait, mais des statues, jamais ; on faisait une idole de celui-là même qui avait détruit les idoles. Tenant ainsi tête à l’Empereur, — les faibles seuls ont de ces hardiesses, — il lui fit un jour une de ces fines réponses qu’il n’est que les pauvres d’esprit pour inventer. On inaugurait les fameuses fortifications du Pétchersk ; Nicolas rayonnait devant son œuvre achevée.

— Eh bien, Vladyko ! avons-nous bien défendu tes Images ?

— Non, sire, répondit le bonhomme ; car ce sont mes Images qui défendront votre forteresse.


IV


Le Mercredi Saint.

À Dieu ne plaise qu’on voie un jour ce terrible épisode, la défense des Images de Kief. Mais Philarète disait vrai : toute énergie militaire, toute cohésion nationale trouvent ici leur cause dans la croyance religieuse.

Les empereurs ont senti de bonne heure la puissance du levier moral que l’orthodoxie pouvait mettre entre leurs mains, Pierre le Grand tout le premier, dont les plaisanteries sur le « très bouffon synode », dont les ordonnances politiques ou somptuaires contre le patriarcat ou l’épiscopat exprimaient bien autre chose que de l’irrévérence ; elles révélaient le ferme dessein d’assujettir un pouvoir respectable par sa force et dangereux par son autonomie. De Maistre use quelque part de cette comparaison : « L’église catholique pouvait être représentée par une ellipse ; dans l’un des foyers on voyait saint Pierre et dans l’autre Charlemagne… » Or il est dans les propriétés de l’ellipse qu’un point ne puisse s’approcher d’un foyer sans s’éloigner également de l’autre ; si saint Pierre attire, Charlemagne est dépossédé. C’est ce que faisaient bien voir l’histoire déjà longue de la papauté et l’histoire commençante du patriarcat ; et c’est la raison pour laquelle l’empereur Pierre, changeant l’ellipse byzantine dans le cercle orthodoxe, amena tout l’État russe à graviter autour d’un centre commun.

L’Occident a vu le phénomène inverse, un des foyers s’éloignant de l’autre jusqu’à l’infini. La séparation consommée du pouvoir temporel avec le spirituel est ici un résultat systématique de l’histoire, l’effet d’une longue vie politique et le dernier terme d’une évolution philosophique aboutissant à une conception positive de l’État. Au contraire la connexion, ou, si l’on veut, la confusion des mêmes pouvoirs, convient à cette phase d’enfance et de croissance que traverse encore le corps russe ; l’orthodoxie joue dans la conscience de ce jeune peuple le rôle que la religion joue jusqu’aujourd’hui chez nous dans l’éducation de l’adolescent.

Nous autres, êtres cérébraux, nous serions volontiers portés à ne juger que dans son opposition avec l’intelligence ce principe d’orthodoxie qui meut le corps entier. Mais il faut voir cette force unique s’étendre sur l’Europe et l’Asie ; il faut la voir accompagner partout la vie, car les garde-frontières emmènent avec eux dans la steppe des églises roulantes ; la précéder même, car le premier wagon, plus indispensable encore que le tender, lancé sur la voie transsibérienne, aura été un wagon-église ; enfin l’envelopper sans cesse de ses formes souples, car un régiment ne peut recevoir un étendard nouveau, célébrer un anniversaire, changer de garnison, sans que le prêtre bénisse ce signe, consacre cette mémoire ou mette ces soldats en chemin. Et surtout il faut songer à ces êtres sans nombre qu’elle élève avec peine jusqu’à l’étiage moyen de la pensée russe, jusqu’au niveau orthodoxe, le moujik d’abord, encore plongé dans les ténèbres, puis tous ceux du Nord, Samoyèdes de la Nouvelle-Zemble, Ostiaks de l’Obi, Vogouls de l’Oural, Toungounzes de l’Amour portant sur leurs habits de peau de poisson la croix, signe de nationalité. Peut-être la Russie, par le jeu de sa propre vie, éliminera-t-elle un jour ces élémens inférieurs ; mais tenter de les assimiler était un primordial devoir auquel elle n’aura point failli.

Ces peuplades déshéritées ont justement rappelé naguère l’attention sur elles par une affaire retentissante, par le procès des Votiaks. Ceux-ci, quelques centaines de mille hommes, entre les rivières Viatka et Kama, forment en pays russe un canton finnois. Evangélisés à plusieurs reprises, ils sont tenus pour chrétiens ; ils s’adonnent cependant au culte des ancêtres et mêlent aux saints du calendrier slave tout un panthéon païen : Borchoud, gardien du bonheur, est leur dieu principal ; on l’honore dans une chalache[4] particulière, sous l’espèce d’une chaîne suspendue au-dessus d’un foyer ; ce foyer et cette chaîne sont fétiches. Or la question dont toute la littérature russe s’est émue, sur laquelle Korolenko réclamait « de la lumière, le plus de lumière possible ! », est celle de savoir si ces Votiaks, pareils en somme aux autres populations de souche finnoise, plus doux même de mœurs que les Tchérémisses, ne seraient pas capables aujourd’hui d’accomplir rituellement des sacrifices humains ? Le cadavre d’un mendiant jeté en travers sur un de ces chemins de planches qui servent à la traversée des marais, découvert là non loin du village de Moultane, décapité, exsangue, étrangement mutilé, fut la mystérieuse victime qui réclamait justice. Les six accusés n’ont pas cessé de nier avec douceur, disant qu’ils pouvaient bien souffrir, puisque le Christ avait souffert ; faute de preuves, ils viennent d’être acquittés en troisième instance par le tribunal de Mamadycha.

On voit par cet exemple tout ce que la Russie attend encore de l’apostolat. Les mêmes raisons qui donnent au facteur religieux, moyen de propagande et de cimentation nationales, une telle importance intérieure, valent aussi au dehors de l’empire ; elles s’opposent au règlement d’une question dogmatique pendante depuis le moyen âge et que notre fin de siècle se serait volontiers flattée de résoudre, celle d’une réconciliation entre l’Église orthodoxe et l’Église romaine. À chaque génération, des cœurs généreux se risquent et succombent dans cette entreprise. Tel ce prêtre Tolstoï, érudit, polyglotte, pèlerin à Jérusalem, voyageur autour du monde, qu’on vit à la fin passer délibérément dans le camp catholique. Il disait dans Rome sa messe orthodoxe, offrant aux fidèles de confession romaine la communion sous les deux espèces ; il disait dans Moscou sa messe papiste, nommant rituellement Léon XIII aussitôt après l’Empereur. Un arrêt du consistoire de Novgorod l’a privé récemment de la dignité ecclésiastique.

L’espérance que le parti catholique fondait sur cette propagande n’était que l’éternelle illusion de l’entendement, ambitieux de mener le monde ; la raison sourit, il est vrai, des différences rituelles qui séparent les deux confessions, mais la raison ne peut ni peu ni beaucoup dans ces affaires et son pouvoir est zéro. Prétend-on avec un livre, avec un homme, prétend-on en une seule génération corriger une variation vieille de plusieurs siècles ?

La masse populaire russe n’est sujette encore qu’aux lois d’une vie purement physiologique ; les argumens ne valent pas pour elle ; ses croyances sont toutes de coutume et d’inconscience ; les impostures qu’elle accepte sont des plus grossières et des plus risibles. Aussi, comme une lame de verre se fend à réchauffement, la moindre influence catholique ferait se fissurer le bloc orthodoxe, mauvais conducteur de la pensée, et le plus gros morceau resterait du côté du schisme. Un nouveau raskol, pareil à la scission causée dès le XVIIe siècle par la simple résolution d’imprimer les évangiles et de les épurer, s’ajouterait aux sectes sans nombre qui foisonnent dans la steppe, à toute cette ivraie qui étouffe par endroits le bon grain.

Circonstance aggravante, cette secte serait la secte polonaise. Ce nom seul ne remet-il pas en tête toute une sanglante histoire, ne ramène-t-il pas le débat à cette issue trop de fois tentée, à la preuve des armes, et ne montre-t-il pas que le rapprochement rêvé entre ces mondes incommensurables ne pourrait se faire que par une guerre ouverte et par du sang versé ?


V


Le Jeudi Saint.

Hier soir retentissait pour la dernière fois dans les temples la prière de contrition ; le carême achevé, nous entrons dans le temps pascal. Les communians afflueront en nombre à la messe de ce matin ; puis deux rites annuels, propres à cette ville archiépiscopale, seront célébrés dans la cathédrale, la consécration de la myrrhe et le lavement des pieds.

Il ne faut pas confondre la myrrhe avec l’huile sainte. Celle-ci, substance simple, sert pour l’extrême-onction et pour une confirmation symbolique distribuée aux fidèles après les vêpres, les jours de fêtes solennelles. Mais l’application sacramentelle de la myrrhe ne se fait qu’à l’heure du baptême, ou, sur le front du souverain, lors du couronnement. La minutieuse préparation de la liqueur a duré trois jours ; l’huile, le vin blanc, les essences de rose, de benjoin, de violette, de bergamote, d’iris, de lavande, qui la composent figurent en elle les dons infinis de l’Esprit saint.

Le lavement des pieds se fait en commémoration de la Cène ; l’archevêque, représentant Jésus, s’avance vers douze prêtres assis qui représentent les disciples ; le diacre, cependant, commande à voix haute : « Dépose tes ornemens. —Verse l’eau dans la cuvette. — Approche-toi de Simon-Pierre… » La naïve cérémonie est au demeurant celle qui se célèbre le même jour à Notre-Dame ; le mieux, pour voir du nouveau, sera d’attendre la fin de l’office et d’entrer à l’heure du silence dans l’église neuve de Saint-Vladimir.

Elle est debout pour représenter dans Kief l’idée d’une orthodoxie moderne devenant source d’un progrès lent et systématique, en même temps qu’elle demeurerait l’arche des croyances anciennes. La construction du monument avait traîné cinquante années ; mais, grâce à l’intervention personnelle de l’Empereur, la décoration entière s’acheva du vivant d’Alexandre III ; le temple est ainsi la caractéristique de tout un règne et comme le testament religieux du dernier souverain.

La circonstance même qui appelait l’œuvre à la vie en accroissait l’intérêt, en garantissait la beauté, et c’était vraiment une tâche hardie et nouvelle que celle à laquelle l’art russe se trouvait convié : de faire déboucher en pleine vie les formes hiératiques de la peinture religieuse traditionnelle. Or deux écoles iconographiques sont en présence : l’une byzantine, symbolique, ascétique ; l’autre italienne, réaliste, profane. Ces deux formules répondant à deux tendances d’esprit à jamais distinctes, partout vivaces, elles devaient diviser les imagiers de Saint-Vladimir, et c’est en effet avec justesse qu’on nommerait Vasnetzof et Nestérof des Byzantins, Svédomski et Katorbinski des Italiens. Ceux-là introduisant dans une tradition tout abstraite et liturgique un esprit de vie qui la ranimerait, ceux-ci acceptant pour leur composition la règle d’une simplicité sévère, l’accord final des manières était promis d’avance. Une étroite et sympathique collaboration présidait à la composition des œuvres, puis l’ornementation venait les nouer ensemble d’un lien souple*, ingénieux, charmant.

Mais l’inégalité des talens subsiste après la conciliation des genres. Pour les deux Italiens, Dieu soit avec eux, comme on dit ici des gens dont on n’a cure. Toute l’attention et toute la sympathie vont à Vasnetzof. Il appartient à cette catégorie d’hommes parmi lesquels la pensée russe trouve souvent ses porte-paroles, à la catégorie des fils de popes ; né dans un village du Nord, élevé d’abord au séminaire, puis à l’Ecole des beaux-arts, ses premières grandes toiles furent des illustrations des bylines russes ou des scènes de l’âge de pierre pareilles d’inspiration à la toile célèbre de Cormon ; témoignant ainsi de l’amour des hommes et du respect du passé, ces deux composantes du sentiment religieux, il se désignait d’avance pour inscrire un jour sur ces murs, dans la langue des images, les grandes pages du poème chrétien.

J’entre dans la nef centrale, sa Chapelle Sixtine. L’éclat des ors vifs et des couleurs encore fraîches jette tout d’abord aux yeux une impression nombreuse et menue qui serait très orthodoxe, si les gestes des hautes figures, si le hardi mouvement d’une palme ou d’une arabesque n’y mêlait quelque chose de gothique. On s’avance, on s’arrête, on détaille, et tout est simple, tout est vrai, tout est juste ; et c’est un délice d’errer parmi ces formes plus belles que l’humaine, et de vivre ici une heure en oubliant la vie.

Ou plutôt c’est la vie passée, ce monde de légendes et de symboles où le cœur de l’enfant se formait ; tout ce qui depuis si longtemps faisait silence, éteint par les preuves de la science et sous mille rumeurs intellectuelles, c’est tout cela qui chante dans le souvenir…

Au fond, sur la surface sphérique qui domine l’autel, une Vierge debout foule un nuage horizontal ; derrière elle, sur le ciel d’or, des vapeurs roses composent une aurore où volent et jouent des anges aux six paires d’ailes. Elle offre au monde l’Enfant dont les yeux regardent et dont les bras bénissent.

L’iconostase basse, sans porte du Nord ni porte du Sud, est celle des premières églises byzantines ; de sombres figures en occupent les cadres de marbre blanc : un Christ assis, aux couleurs de mosaïque, étend ses mains étranges, point dessinées ou systématiquement allongées pour rendre le geste plus évident ; pareilles à ces mains d’ouvriers qu’un travail a déformées, ces mains de l’apôtre ne sont que prière et bénédiction. Mais dans des mains pâles et tendres, épanouies vers Dieu, Madeleine porte l’œuf symbolique, élève le vase plein de myrrhe qu’elle va répandre sur les pieds du Sauveur ; ses yeux tristes, profonds, innocens, aimans mêlent encore à l’amertume de son repentir la douceur de son péché.

De hautes statures sont debout comme des sentinelles sur les faces des pylônes ; portraits véritables, et le réalisme en est tel qu’on s’étonne qu’il n’ait pas altéré le caractère religieux des personnages et qu’au contraire il Tait accru. Sainte Olga, une femme russe, élève d’une main la croix et, de l’autre, présente sur une serviette l’offrande d’un petit monastère de bois ; on lit dans ses yeux farouches, encore effarés devant le baptême, sa vengeance du meurtre d’Oleg et sa traîtrise envers les Drevliens. Puis, Procopée d’Oustiouj, un solitaire courbé par la fatigue et par la prière ; Alepi l’iconographe, un bonhomme debout parmi des pots de couleur et qu’il semble qu’on ait déjà vu dans quelque monastère ; sur ces deux visages, une sainteté humaine faite de bonté sans bornes et d’inaltérable douceur. Enfin, au bas de la nef, un grand Jugement Dernier que préside un ange mystérieux, fatal : il porte d’une main l’Évangile, de l’autre la balance où les actions sont pesées ; la mer qui bout, la terre couverte de ruines et d’ossemens rendent les coupables au feu universel ; et des âmes montent à Dieu : Eve enveloppée dans ses cheveux blancs, Adam portant sa ceinture de feuilles, les saints, les preux, les martyrs, tous ceux qu’aucun crime ne charge et qui sont légers dans cette gravitation du bien et du mal.

On trouve à l’étage, dans chacune des galeries, un autel décoré : quatre grandes figures isolées ornent les compartimens de l’iconostase et forment avec une fresque de fond un harmonieux et délicat ensemble. Nestérof, symboliste moderne, artiste craintif qui frissonne devant la forme et la couleur, a peint dans sa gamme pâle ce Boris martyr, ce Glèb émacié et douloureux qui marche frileusement sur la neige, ce Constantin debout dans une prairie mystique, cette Hélène royale appuyée sur la croix. Il plairait davantage si l’artifice et la lourdeur de ses procédés ne gâtaient par endroits le charme de sa composition. Que signifie par exemple, dans cette Nativité, la traînée épaisse qui descend de cette étoile et vient se raccorder au nimbe de la Vierge ?…

— Ainsi le Christ a voulu naître dans la pauvreté ! dit tout à coup une voix derrière moi.

Cet homme m’aborde en souriant, mine chétive, pas trop propre ; une guirlande de roses brodées au coton rouge orne le plastron de sa chemise. C’est le gardien de l’église, autrefois capténarmouss dans l’infanterie, deux fois rengagé, gratifié d’une médaille, d’un livret et de plusieurs certificats qu’il conserve chez lui dans un coffre. Il ne me connaît pas encore, mais il m’aime déjà, et quand il aime les gens, lui…

Pour achever, il met la main sur son cœur. Quasimodo vivait dans Notre-Dame ; frère des goules aiguës et tortueuses, il formait à leur semblance son âme difforme et profonde, mais celui-ci, parmi les couleurs et les ors, s’est fait cette âme qui s’étale et qui s’offre, toute de surface. J’y regarde et vois les images s’y réfléchir. Il raconte le miracle propre à cette église : bien avant que Vasnetzov eût peint cette figure principale de la Vierge debout sur les nuages, des taches d’humidité apparurent un matin sur le mur ; elles dessinaient exactement cette silhouette que l’artiste a depuis mise en couleurs.

— Les journaux l’ont annoncé, conclut-il pour entraîner entièrement ma conviction.

Puis, comme si j’étais infiniment éloigné des choses de cette religion, il m’explique avec détail chaque tableau :

— La Transfiguration… C’est cette apparition du Christ où les apôtres le virent si brillant, si brillant, qu’ils ne pouvaient pas le regarder en face.

Il cache ses yeux avec ses mains, comme ébloui lui-même, puis démasquant sa figure chafouine et riante :

— Le Paradis perdu… Je vous raconterais volontiers l’histoire du Paradis perdu, mais vous aurez plus de plaisir à la lire dans les œuvres du poète russe Milton.-

— Russe, vraiment ? Je le croyais Anglais…

— Russe, tout à fait Russe, insiste-t-il, puis il concède pour me faire plaisir :

— Peut-être l’a-t-on traduit en anglais…


VI


Le Vendredi Saint.

Aujourd’hui s’accomplit le suprême et tragique épisode, la mort du Christ.

Comme les chants des disciples accompagnaient le Maître vers le jardin des Oliviers, les antiennes et les canons alternent aux matines avec la voix du prêtre récitant l’Evangile de la Passion. Du dimanche au jeudi, jour par jour, on avait suivi la victime sur la route de Gethsémani, au parvis du temple, dans la maison de Simon le lépreux ; on avait rappelé le miracle du figuier, l’entretien avec les Pharisiens et les Sadducéens, l’offrande des parfums apportés par la pécheresse. Il faut maintenant, heure par heure, accompagner le mourant dans son agonie et c’est pourquoi douze lectures, sonnées au battant de la cloche, comme au marteau d’une horloge composent cet office de nuit.

Le chœur commence le texte par un psaume à trois phrases, puis par une litanie, puis par un nouveau verset ; et cette symétrie des rythmes prépare d’une manière obsédante et douloureuse la reprise de la récitation. Mais pour marquer l’approche du dénouement et la consomption des derniers instans, à chaque fois, la prose s’accourcit. Le prêtre, un vieillard aux mains tremblantes, s’émeut davantage et, venant à lire le renoncement de Pierre, il éclate en sanglots.

Tandis que défaille ainsi la voix isolée, le chœur infatigable reprend sa marche symphonique, tantôt maudissant Judas et tantôt louant le bon larron qui « en une heure gagna le paradis. » Ainsi l’éternel espoir chante encore avec la douleur du jour.

La dixième heure — quatre heures de l’après-midi — est celle de la mort et de la mise au tombeau. Pour rendre la cérémonie plus ample et plus symbolique, on la commence dans l’église de Saint-Georges, on l’achève dans la cathédrale de Sainte-Sophie. C’est d’abord un office ordinaire, psaumes, antiennes, le clergé qui entre et qui sort ; mais la porte du Roi des Rois, ouverte après la récitation de l’Évangile, montre la plaschanitza déposée sur l’autel ; c’est la civière sainte qui représente le suaire et sur laquelle est brodée l’image du Crucifié. Le prêtre l’encense trois fois ; cette action répétée marque l’indécision de Joseph et de Nicodème qui ne savent où, comment, ensevelir Jésus. On forme enfin son cortège, on l’emporte à pas lents, précédé par l’Évangile, éclairé par des flambeaux. Les fidèles se prosternent au passage, puis suivent avec des larmes l’hostie universelle que chaque homme a mise à mort.

Un grand vent balaie la cour et fait s’égoutter la cire des cierges ; des nuages se déploient au-dessus de la cathédrale, comme déchirés aux pointes des dômes ; on lit là-haut, sur la page d’azur brouillé, que « Ce ne sera pas toujours l’hiver ! il faudra que la glace fonde… » Le mort déposé au milieu de la nef principale, le temple devient son sépulcre ; la nuit tombant, on allume une lampe ; de nouveaux venus succèdent. Jusqu’à l’heure de la résurrection, des visiteurs viendront incessamment le couvrir de baisers et de fleurs.


VII


Le Samedi Saint. — La Pâque.

Le Christ, descendu aux enfers, lutte contre le démon ; c’est pourquoi les cérémonies d’aujourd’hui présentent un caractère d’attente et d’indétermination. Les œufs et les fleurs posées sur la table où l’on va baiser l’Évangile présagent la victoire prochaine ; pourtant l’interminable office de Vassili le Grand maintient l’oppression religieuse qui pesait sur ces derniers jours.

Or le peuple, ce soir, est las d’attendre son Dieu ; en vain, pour le tenir éveillé jusqu’à l’heure de l’office, lui lit-on les actes des apôtres ; couché sur les dalles, il abrège le jeûne par un peu de sommeil.

La cérémonie de minuit est plus que religieuse, elle est officielle et nationale ; tout fonctionnaire y paraît dans la tenue réglementaire ; les places sont réglées selon les préséances ; le préfet de police fait lui-même la police.

Tenant en main un petit cierge, j’attends là, derrière un des chamarré ; à droite, mon ami Dmitri Féodorovitch ; à gauche, un vieillard qui porte simplement le costume de la noblesse et prie avec ferveur. Des chants retentissent au dehors ; pareil aux saintes femmes qui rencontrèrent le Sauveur aux portes de Jérusalem, le clergé, portant images et bannières, cherche le Christ. D’abord à l’ouest, puis au sud, à l’est ; il fait ainsi le tour du temple. Cependant l’assistance agitée regarde vers la porte qui, pour quelque symbole, est maintenant fermée ; un gendarme qui passe sur la pointe des pieds, portant un ordre, a l’air d’être dans le secret.

Des guirlandes de lumière bordant le balcon de l’étage font palpiter dans la pénombre les profondeurs sphériques de la couverture ; les coupoles sont des ballons d’or qui frémissent à l’attache ; et là-bas sur la muraille inviolée, telle encore que l’a dressée jadis l’artiste byzantin, l’immense Vierge de mosaïque luit et se déforme et fait des gestes avec les bras. Son manteau bleu, fermé d’une ceinture pourpre, tombe de sa coiffure jusqu’à ses pieds ouverts chaussés de brodequins rouges ; les pendeloques de ses bracelets sont des croix. Et tout un vol d’images s’échappe de ses mains allongées ; prisonnières de la voûte d’or, elles enguirlandent les arceaux, tournoient dans ces coupoles où la lumière vibre et se réfléchit comme fait le son dans une coquille marine.

Tous ces visages morts considèrent avec tristesse les hommes d’aujourd’hui ; à travers l’instant que nous sommes dans la durée, le regard de leurs yeux dilatés et sombres est tout ensemble le secret du passé et l’énigme de l’avenir.

On songe et l’on doute avec eux. Où s’en ira-t-il un jour, l’or de l’iconostase ? Entre cette fixité où le voilà et le rapide et constant mouvement d’échange grâce auquel les ressources du travail viendront sans retard satisfaire les besoins, comment la Russie franchira-t-elle toute cette distance ? Ce passage à une forme moderne de l’existence, égoïste et combative, cette course au bien-être, cette lutte pour la vie qui partout s’exaspère et dans laquelle c’est nous, soldats, qui sommes les pacifiques, cette lutte industrielle, comment une nation purement militaire saura-t-elle la soutenir ? Et dans cette bataille où l’on ne frappe plus avec le fer, mais avec ce métal que voici mêlé encore aux adorations, comment de ses mains inexpertes maniera-t-elle l’arme redoutable que les nations plus anciennes n’ont pas encore appris à porter, et qu’on ne peut ni diriger ni seulement déposer sans que des hommes viennent se blesser à son tranchant d’or ?…

Tout d’un coup un chant joyeux éclate ; un allègre frisson court sur le peuple, sans atteindre pourtant la région correcte où nous nous tenons ; les prêtres, qui rentrent d’un pas rapide, répandent partout un mot d’ordre de victoire et de délivrance :

— Christ est ressuscité ! me dit l’un d’eux dans l’oreille ; la flamme de son cierge met un reflet rouge sur son front intelligent ; il sourit avec politesse, et le vieux gentilhomme, en hochant la tête, fait le signe de la croix.

Les chantres à pleine voix, puis le chœur en sourdine, répètent un même motif, et c’est un appel triomphant d’en haut, une réponse timide d’en bas, accordés à l’unisson d’une joie surnaturelle :

— Christ est ressuscité d’entre les morts ; par sa mort il a vaincu la mort ; il rend la vie aux dormans du tombeau !…

Les prêtres, un instant absens, déposent leurs robes noires et reparaissent en de pompeux ornemens blancs ; leurs longs cheveux mêlés à leurs barbes sur cet éclatant brocart, ils évoluent lentement, symboliquement, au milieu des fumées d’encens. La plaschanitzay emportée sur leurs épaules, disparaît derrière l’iconostase ; elle doit demeurer sur l’autel même jusqu’au jour de l’Ascension. L’aigle impériale la veillera ; fermoir de la porte sainte, elle étend une aile sur chacun des battans.

Et cependant, du haut du temple, les voix dont le timbre accuse et la fatigue de toute la semaine et l’allégresse de l’heure présente s’élancent et retombent sur un rythme rapide et cadencé :

« Comme saint David dansait devant l’Arche, dansons en l’honneur du Christ ressuscité…

« Venez, nous boirons la boisson nouvelle… »

Dmitri Féodorovitch m’explique les choses, mais je comprends tout seul, je comprends bien ; c’était hier un rite d’hiver, c’est ce soir un rite de printemps. Et voilà justement pourquoi la Pâque a ici un sens particulier qu’elle ne saurait avoir en Occident ; un seul jour suffit en ce climat brusque pour liquéfier les rivières, ameublir le sol, alléger la brise, approfondir le ciel ; la créature humaine, tout à coup plongée dans ces fluides nouveaux, tremble d’un vertige sensuel et cherche le rythme d’une nouvelle vie. Le corps affranchi du carême symbolique qui était la participation de la chair aux rigueurs de la saison, le cœur où le sang accéléré monte comme une sève, la conscience conviée aux images de la couleur et du mouvement, aux bruits de la campagne, aux cris des animaux ; l’homme tout entier éprouve en soi la victoire du principe vital et célèbre dans les temples l’apothéose du Dieu bon. Qu’importe après cela si la Pâque chrétienne a remplacé la Vesné des anciens Slaves ? Les choses du culte, nous pouvons, avec l’aide de l’histoire, les modifier ; mais les choses de la nature, nous ne les changerons pas.

Comme si le temple s’élargissait sur toute la ville, une assistance emplit la cour ; des corbeilles contenant les œufs peints ou dorés et les paschi faites de laitage s’alignent le long d’une table ; une multitude de petits cierges, pareils à des lucioles dans un pré, la changent en une pelouse de lumière. Rangés là comme des soldats, les gens, debout, attendent que le prêtre vienne bénir. Sur ces figures éclairées par en bas, des ombres changeantes accentuent les marques du jeûne, de l’âge, de la pauvreté, du vice peut-être, car qui déchiffrera le palimpseste d’un visage ? Mais, comme une seule clarté caresse ces fronts divers, un même rayonnement efface toutes ces tristesses. Et vraiment c’est une belle chose, quand d’un bout à l’autre d’une nation circule un sentiment unanime, quel qu’il soit d’ailleurs et quoi qu’il vaille, car s’il est unanime que ne vaut-il pas ? On le voit dans leurs yeux : ils espèrent en ce ressuscité. Déjà, parlant à l’âme du tsar libérateur, il l’a persuadé de faire sujets ceux qui n’étaient qu’esclaves, mais ses miracles ne sont pas achevés ; il ne revit que pour aider les petits à vivre ; par sa mort répétée, peu à peu il vainc leur mort.

La voiture roule vers le monastère de la Grande-Duchesse, où le général va porter ses félicitations de Pâques ; assis à côté de lui, il me semble que je comprends pour la première fois son œuvre militaire et que je sais avec certitude ce que l’avenir pensera de lui. Nous retrouvons dans la cour du couvent les mêmes offrandes, les mêmes lumières et le même peuple de Dieu ; le courant de la joie universelle gagne les cloches par la corde du sonneur, emplit d’une rumeur vivante le clocher aux arches surbaissées, aux colonnes pansues, essaime dans le ciel les notes ailées du carillon. Étrange tableau de cette architecture d’Asie encadrant cette scène d’autrefois… L’œil surpris se cherche, mais l’âme se retrouve, car vous êtes partout les mêmes, vous, cloches de Pâques, et partout vous dites la même chose, vous qui, portant d’avance à Faust l’image de Marguerite, suspendiez la coupe dans sa main et le suicide dans son cœur ! L’homme vous entend cinquante fois, soixante fois peut-être, puis il se recouche au lit de la terre, et vous, éternelles, réveillez pour d’autres votre rythme qui est joie, votre timbre qui est amour. Sonnez donc pour l’an nouveau, sonnez pour l’avenir prochain, dites ce qui devrait être, ce qui sera quand nous ne serons plus, dites la beauté, dites la justice, surtout dites la bonté !…

À peine se sont-elles tues une heure que le jour paraissant éteint partout les lampes et termine les réveillons ; bientôt, un roulement ininterrompu ébranle devant la maison le pavé de bois ; un parc de voitures se forme au bout de l’allée ; les visites du matin commencent.

Des tables homériques sont dressées depuis hier soir dans les deux salles à manger ; un mouton entier posé sur un plat, d’épais quartiers de veau, produits de l’élevage moscovite, des cochons de lait noyés dans des sauces au raifort composent les pièces de résistance. Des paschi s’ajoutent à cet ordre de bataille. Sur des pelouses de radis roses, des fûts de verdure enrubannés sont de cresson vivant enraciné dans du feutre ; les œufs de couleur les remplissent jusqu’au bord. Des kouhtchs monumentaux opposent leur pâte serrée à la matière plus légère des babas ; puis jambons, gibiers, volailles, pâtés, salades, entremets, confitures, fruits de Kief, pâtes de Kharkof…

Tandis que tout visiteur s’attable et fait à l’hôte l’amitié de quelques bouchées, les sous-sols et les communs sont en liesse. Chaque domestique a eu son koulitch ; Nicolas, le doyen, gratifié d’un jambon et de plusieurs bouteilles, a présidé sa table et régalé ses conviés. Mais, fidèle ensuite au devoir journalier, il a revêtu son tablier par-dessus ses vêtemens du dimanche ; il vaque aux travaux de l’écurie.

Khristos voskresse, Nicolaï.

Vo istiné, voskresse[5] — En vérité, il est ressuscité. </ref>, répond-il, et nous échangeons trois fois le baiser chrétien.

L’orgueil de Nicolas est depuis trente ans de mener la voiture où s’assied le commandant des troupes ; pauvre d’ailleurs, chargé de famille, âgé, rhumatisant, il vit en silence parmi les hommes et ne converse volontiers qu’avec les animaux. Mais ce soir, ou la joie religieuse ou la digestion du bon repas le rend disert :

— Double besogne, Paul ayant mal à la tête après boire et s’étant couché sur le foin. Les voitures sont crottées d’avoir roulé toute la nuit ; et qui sait s’il ne faudra pas tantôt descendre les traîneaux, avec ce Pâques sous la neige ? Les chevaux et la vache réclament le fourrage : pas de Pâques pour eux…

Les nourrir beaucoup et les employer peu, c’est l’idée de Nicolas sur le bonheur des bêtes ; et sans doute il ne changera plus d’opinion, étant si vieux. Mais son bélier, qu’étonne mon costume étranger, vient m’examiner méchamment ; lui prend d’une main cette corne menaçante et, tandis qu’il plonge l’autre amicalement dans la toison, un nuage horizontal fait une auréole par-dessus sa tête blanche ; tout autour du visage rose où sa belle âme rayonne et sourit, un ciel nouveau, le ciel de Pâques, s’ouvre pur et profond.


ART ROË.

  1. La vieille dorée.
  2. Saint Benjamin.
  3. De carême.
  4. Une cabane de bois, servant de temple.
  5. — Christ est ressuscité.