Impressions de voyage et d’art, souvenirs du Bourbonnais/06

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Impressions de voyage et d’art, souvenirs du Bourbonnais
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 3 (p. 291-322).
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IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D'ART

VI.
SOUVENIRS DU FOREZ.[1]


I. — BOHN ET LE PAYSAGE DE L'ASTREE. — LES D’URFE.

L’Astrée a fait au Lignon une renommée poétique supérieure à celle qu’elle a conservée. Qui connaît en effet aujourd’hui l’Astrée, sauf quelques érudits ou quelques curieux, et qui ne connaît le Lignon ? Outre son existence réelle, cette petite rivière a conquis une existence d’imagination tellement nette et précise que, même chez les esprits ignorans, elle demeure indissolublement associée au tableau d’une vie pastorale raffinée et fabuleuse. Les bergers du Lignon ! qui n’a prononcé cent fois ces mots, et qui jamais s’est trompé sur le caractère qu’il devait y attacher, même quand il ignorait que ce cours d’eau a roulé le corps évanoui du beau Céladon ? Le Lignon a donc pour toujours pris place dans cette géographie poétique qui n’est jamais complète et qui s’augmente de siècle en siècle avec chaque grand écrivain ; mais il a eu encore une autre fortune, c’est que son existence réelle s’accorde à merveille avec son existence poétique, et ne fait éprouver aucune de ces déceptions que les voyageurs modernes se sont plaints souvent d’avoir éprouvées à la vue du Xanthe et du Simoïs au renom héroïque, ou de l’Ilyssus cher à Platon et à ses disciples. Je l’ai vu en plusieurs endroits, il répond de tout point aux charmans tableaux dont il fait la bordure dans le roman de d’Urfé. Aux environs de La Bâtie, j’ai pu me convaincre qu’il était par places assez profond pour que Céladon eût pu s’y noyer ; à Boën, c’est une aimable rivière, coulant sur un lit de cailloux, qu’elle laisse transparaître sous la mince couche de cristal de ses eaux vives, limpides et rares, assez analogue à quelques autres rivières de ces régions, par exemple la Bèbre, qui passe à Lapalisse. Elle court en rase plaine ou dans des vallons partout ouverts, en sorte que ses rives n’ont rien d’escarpé ni de sauvage, et se prêtent à souhait aux promenades de bergers peu pressés ; Céladon et Hylas, Astrée et Diane, ont pu les parcourir sans fatigue, à petits pas, en discourant de métaphysique amoureuse et en prenant des temps de repos pour s’adresser les doux reproches de leurs cœurs. Le Lignon a enfin un autre mérite que je ne lui soupçonnais pas, celui d’être un véritable document historique et de renseigner avec une certaine probabilité sur l’origine d’une partie des populations de ces régions. Le Lignon, c’est, sous des formes très variées, mais parfaitement reconnaissables, le nom de quantité de rivières de la Franche-Comté, l’Ognon, la Lignotte ou Linotte, la Lison. Le hasard a voulu qu’avant d’aller en Forez je traversasse une partie de la Franche-Comté, et là un hasard plus grand encore me fait tomber sous les yeux un document que je ne cherchais pas et qui m’apprend qu’au moyen âge l’Ognon s’appelait le Lignon, ainsi qu’il ressort d’une charte latine du XIe siècle. Il n’y a pas seulement ressemblance entre ces noms, il y a identité absolue. Serait-ce donc en Franche-Comté qu’il faut chercher l’origine d’une partie de ces populations du Forez ?

Il faut l’y chercher en effet, et le nom de la petite ville de Boën, où le chemin de fer nous transporte de Montbrison en une demi-heure environ, conserve encore le souvenir du peuple qui s’y établit ou plutôt qui y fut établi autrefois, Boën, c’est-à-dire la cité des Boïens. Puisque nous sommes dans le pays même de l’Astrée, laissons ses personnages nous servir de guides. Voici ce que l’un d’eux, le berger Thamyre, nous rappelle sur ces lointaines origines. « Sachez donc, grande nymphe, qu’encore que nous soyons, Calidon et moi, demeurans dans ce proche hameau de Montverdun, nous ne sommes pas toutefois de cette contrée ; nos pères et ceux d’où ils sont descendus sont de ces Boïens qui jadis sous le roi Bellovèse se sortirent de la Gaule, et allèrent chercher de nouvelles habitations au-delà des Alpes, et qui, après y avoir demeuré plusieurs siècles, furent enfin chassés par un peuple nommé romain hors des villes bâties et fondées par eux, et parce qu’il y en eut une partie qui, étant privés de leurs biens, s’en allèrent outre la forêt Hyrcinie, où les Boïens, leurs parens et amis, s’étaient établis du temps de Sigovèse, et d’autres choisirent plutôt de revenir en leur ancienne patrie, nos ancêtres revinrent en Gaule, et enfin par mariages se logèrent parmi les Ségusiens. » Ainsi ces Boïens du Forez sont des Gaulois dénationalisés depuis longtemps qui firent un jour retour en Gaule ; mais les choses ne se passèrent pas tout à fait aussi tranquillement que le rapporte le berger Thamyre, et lorsqu’ils revinrent dans leur ancienne patrie, le sang s’était assez mélangé et dénaturé durant cette longue absence pour qu’ils pussent y être considérés comme un peuple étranger. Chassés d’Italie après leur long établissement dans la Cisalpine, ce fut non pas en Gaule qu’ils se rendirent, mais en Germanie, près de leurs frères, dans la forêt hyrcinienne, comme le dit d’Urfé, puis, déplacés encore par la guerre, ils descendirent avec le peuple des Helvètes dans la Séquanaise, aujourd’hui la Franche-Comté, où ils s’établirent. C’est là que César les trouva et les vainquit dans sa première campagne, en compagnie de leurs amis les Helvètes ; mais, tandis qu’il força ces derniers à retourner vers les lieux d’où ils étaient partis, il laissa les Boïens en possession de leurs domaines, sur la demande des peuples éduens, qui, connaissant leur vaillance, voulurent les avoir pour gardiens militaires de leurs frontières. César déféra même tellement à ce vœu des Éduens qu’il les gratifia de colonies boïennes sur celles de leurs frontières que les Boïens n’avoisinaient pas, c’est-à-dire que des régions du Jura il en transporta, more romano, une forte bande entre la Loire et l’Allier ; c’est de cette colonie boïenne que les habitans de Boën et de ses environs sont descendus. Ce sont de vieux Gaulois devenus Germains, et des Germains redevenus Gaulois.

Je voudrais croire aux farfadets afin de pouvoir attribuer à leur malice la singulière mystification que me réservait Boën. « Lorsque vous irez en Forez, m’avait-on dit pendant que j’étais à Lyon, ne manquez pas de visiter Boën. La race féminine y est d’une beauté remarquable, et sa réputation à cet égard est telle qu’elle fait rechercher avec empressement les filles de Boën pour tous les usages qui réclament de la grâce et de l’élégance ; peut-être aussi pour cette raison en trouverez-vous moins de belles qu’autrefois, car on a beaucoup tiré de cette riche mine. » Sur cette promesse, j’arrive à Boën plein de confiance ; mais, lorsque j’en suis reparti, j’aurais été autorisé par mon expérience à déclarer que la mine était épuisée. O déception cruellement comique ! jamais collection de laideurs aussi complète ne s’était étalée sous ma vue. J’ai beau monter et descendre la ville, m’avancer sur le seuil des portes, passer la tête dans l’intérieur des boutiques, coller mon front contre les vitres, partout je n’aperçois, pour parler comme Rabelais, que d’horrificques vieilles, les unes aux dos montueux comme des tertres mal formés, les autres aux jambes inégales, celles-ci chassieuses, celles-là roupieuses, toutes édentées par l’âge, avec une conscience scrupuleuse. Pour en faire une à peu près présentable, il en aurait fallu prendre au moins cinq ou six, et encore aurait-on pu dire avec Régnier que la matière aurait manqué à l’ouvrage. Un Romain aurait regardé une telle aventure comme un présage sinistre et serait précipitamment rentré chez lui ; je n’ai pas poussé si loin la superstition ; cependant je n’ai pu m’empêcher de penser, en voyant tant de prototypes parfaits de la sibylle de Panzoust, que les anciens procès de sorcellerie étaient peut-être fondés en raison. Enfin, au moment où j’allais m’éloigner de Boën, je réussis à rencontrer trois ou quatre visages de jeunes filles qui, sans être d’une beauté exceptionnelle, sont accueillis par mes yeux avec une vivacité de joie qu’ils n’avaient jamais ressentie à ce degré. S’il m’est permis d’en juger par ces rares échantillons, la population de Boën conserve en effet encore son type gallo-germanique originel ; voilà bien ce long et doux profil qui fait ressembler les jolies Allemandes à des brebis sentimentales, cet air de visage intéressant et cette grâce paisible qui ont fait faire d’imagination des poètes tant de rêves de clair de lune. En les voyant, ma mémoire m’a spontanément présenté certaines figures de jeunes filles dans des cartons qu’Overbeck a exécutés à Rome pour k maison de campagne de sa fille adoptive. C’est exactement le même type et le même genre de grâce ; or Overbeck, étant Bavarois, était Boïen d’origine comme mes jeunes Forésiennes.

Heureusement la nature avait à m’offrir une ample compensation pour cette mésaventure ; le plus beau paysage qu’il y ait en Forez se rencontre précisément à mi-route entre Montbrison et Boën : une vaste plaine fraîche et verte, et, aux deux flancs de cette plaine, deux collines isolées qui se fiant face. Sur la plus rapprochée, un village s’étage à mi-hauteur au-dessus des restes d’un château, qui sont considérables, et dont la maçonnerie décrit tant de circuits qu’il semble voir les ruines d’une miniature de quelque Ecbatane aux sept enceintes. ; l’autre se couronne à son sommet d’une ancienne église abbatiale dont la carcasse extérieure, encore intacte, trompant l’imagination, en même temps que les yeux, dissimule que cet édifice apparent n’est que le tombeau d’un souvenir. Ainsi placées l’une en face de l’autre, les deux collines ont l’air de deux rivales en présence qui font assaut de beauté et déploient toutes leurs ressources pour attirer chacune à son profit exclusif l’attention du contemplateur, qui va en effet de l’une à l’autre en regrettant toujours celle qu’il quitte. Le village aux ruines féodales de la première colline, c’est Marcilly ; l’abbaye de la seconde, c’est IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d’aP.T. 295 Montverdun, lieux bien célèbres dans le roman de l’Astrée. Cela ressemble, pour l’ampleur, le pittoresque à effet et le caractère décoratif, à ces paysages si admirablement arranges du Guaspre, qui ont si souvent l’air de décors composés pour un drame pastoral à l’italienne, l’il Pastor fido de Guarini par exemple. Et de fait c’est cela même, car ce paysage c’est le vrai paysage de l’Astrée, celui en qui se résument et se condensent avec le plus de grâce et de force tous les traits épars qui sont propres à la nature du Forez. Si heureusement sont ici rapprochés ces traits divers, qu’on croirait volontiers à la présence d’un habile artiste. Que ce tableau est bien composé ! que les parties en sont bien balancées et que les contrastes en sont harmonieux ! L’habile artiste s’est rencontré en effet, non pour créer matériellement ce beau théâtre, mais pour le sentir, pour le révéler, et lui donner les scènes qu’il appelle naturellement. Cet habile artiste, c’est d’Urfé. D’Urfé est aujourd’hui sinon oublié, au moins bien délaissé ; mais, pour savoir s’il fut un homme de génie, je n’ai qu’à jeter les yeux sur ce paysage. Ce ne fut jamais une imagination vulgaire que celle qui surprit à ce point l’âme de ces lieux. Cette longue plaine découverte de toutes parts sans autres accidens que les collines qui la ferment, on la reconnaît sans l’avoir jamais vue, tant l’Astrée, sans jamais la décrire avec détail, nous en donne bien le sentiment ; c’est cette même plaine où les bergers et les bergères de d’Urfé s’essaiment par groupes amoureux, d’où ils se voient venir de si loin les uns les autres, où ils vivent pour ainsi dire à découvert, impuissans qu’ils seraient à y trouver une cachette qui dérobât leurs actions aux regards. Ces collines isolées, si particulières au Forez, qui s’élancent excentriquement d’un sol aplani, sans exhaussement graduel du terrain, comme de gracieuses boursouflures sur une surface unie, semblent faites à souhait pour se couronner à leur sommet d’une pierre de sacrifices ou d’une chapelle druidique. Toute l’Astrée est là, ramassée sous le regard dans ce village de Marcilly, situé à mi-côte, avec une pittoresque élégance, comme il convient à un village qu’habitent des bergers si raffinés, dans cette plaine qui se déroule lente comme les promenades, les conversations et les aveux de ces bergers, et dans cette colline de Montverdun, d’où le regard des dieux les surveille. Ce beau paysage nous conduit assez directement au logis du père même de l’Astrée, le château de La Bâtie ; mais pendant que nous nous y rendons, mettons le temps à profit pour dire au lecteur quelques mots de cette famille des d’Urfé, la plus illustre qu’il y ait eu en Forez.

Étaient-ils Boiens plus directement que par cette lointaine origine que nous ayons déjà signalée, et qui leur était commune avec bien d’autres habitans de cette région ? Ils semblent s’être plu à le croire, car une généalogie, écrite par Anne d’Urfé, le frère aîné d’Honoré, ou du moins rédigée par ses ordres, les fait descendre d’un certain Wulphe (le loup), noble Bavarois, qui vivait vers le milieu du VIIIe siècle, et Honoré, sans affirmer formellement cette origine, l’adopte assez clairement. C’est ce nom sauvage de Wulphe qui, orthographié par moitié conformément à la façon latine, en supprimant le double W, et par moitié, conformément à la prononciation germanique, en marquant d’un accent l’e de la fin, et transformé ainsi en Ulphé, aurait produit ce nom de d’Urfé, aussi joli que de tournure peu commune. À ce fondateur douteux se rattache une légende bien d’accord avec son nom, car c’est tout à fait une légende de loup. Une des vassales de ce Wulphe mit au monde six enfans d’une ventrée ; Hirmantride, la châtelaine, qui vivait en un temps où l’on n’avait sur la science de l’embryogénie que des opinions fort élémentaires, s’avisant de penser que cette fécondité ne pouvait être le fait d’un seul, la reprocha durement à la pauvre femme. Elle fut cruellement punie de ce jugement téméraire, car un an après elle-même mit au monde douze enfans d’un seul coup. Perdant la tête et redoutant les reproches de son mari, Hirmantride rangea ces six couples de jumeaux dans un grand panier et le remit à un valet avec ordre d’aller le jeter à l’eau. En chemin, Wulphe rencontra le valet, et, lui ayant demandé où il allait et ce qu’il portait, celui-ci répondit qu’il allait noyer des louveteaux, sur quoi le seigneur, ayant voulu les voir, les reconnut d’emblée pour ses fils et les fit élever secrètement. De l’aîné de ces louveteaux vinrent toutes les générations des d’Urfé ; quant aux onze autres, la légende ne dit pas dans quels bois ils allèrent gîter. En admettant cette lointaine origine, reste la question de savoir à quelle époque les d’Urfé se sont établis en Forez. En 1129, nous dit la même généalogie, qui nous présente un second Wulphe, toujours Bavarois de nation, mais élevé à la cour de Louis le Gros. Ce Wulphe fit campagne avec le roi contre le comte d’Auvergne, et, comme il s’en revenait au pays de France, il s’éprit de la fille de Guy Ier, comte de Forez, l’obtint en mariage et se fixa dans cette région, où il fit élever le château d’Urfé. Que ce nouveau fait soit apocryphe ou non, toujours est-il que le premier acte où apparaissent les seigneurs d’Urfé (1173) est singulièrement rapproché de la date présumée de cet établissement en Forez.

Peu importent après tout ces longs siècles, l’existence des races date réellement du jour où elles deviennent illustres, et s’éteint lorsqu’elles cessent de l’être ; or, si je résume les faits que j’ai sous les yeux, je trouve que l’existence de cette famille a été aussi courte que brillante. Elle a duré réellement deux siècles et demi, s’est couronnée dans Honoré de tout ce qu’elle eut d’éclat et de noblesse, après quoi elle s’est éteinte deux générations plus tard d’un seul coup, et n’a prolongé son nom jusqu’aux approches de l’ère moderne que par des substitutions. Obscure et perdue dans les rangs de la féodalité sous les comtes de la maison du Viennois, on ne la voit activement commencer qu’à la fin du XIVe siècle avec Guichard, ami et conseiller de Louis II, duc de Bourbon, qui le nomma capitaine du Roannais et bailli du Forez. Tout régime politique nouveau qui s’établit crée des fortunes nouvelles ; or l’élévation des d’Urfé coïncide trop étroitement avec l’avènement au comté de Forez des ducs de Bourbon, et apparaît trop subitement dans la personne de Guichard pour ne pas faire penser qu’elle fut due à la faveur de ce nouvel état de choses. A partir de ce moment, leur fortune ne cessa de grandir, et, leur importance dépassant bientôt les étroites limites du Forez, nous les trouvons sous Charles VII et Louis XI au nombre des très gros seigneurs du royaume et parmi les principaux officiers de la couronne. Le plus illustre, Pierre II, celui-là même qui changea définitivement le nom d’Ulphé en celui d’Urfé, vécut sous trois règnes, et reçut de chacun des faveurs toujours plus élevées. Il semble avoir été homme d’une habileté peu commune, car nous le voyons conseiller de tous les princes successivement et même à la fois, et de tous il réussit à tirer profit. Il est vrai que ce qui explique cette singularité, c’est que ces princes étaient ceux qui composèrent la ligue du Bien public, le duc de Guienne, frère de Louis XI, Jean il de Bourbon, Charles le Téméraire, François il de Bretagne ; mais le comble de l’habileté, c’est qu’il réussit à se sortir des vengeances de Louis XI, et il l’avait mortellement offensé, car il avait été l’un des témoins et des participans à la fameuse entrevue de Péronne, et plus tard il avait consenti à être l’ambassadeur du duc de Guienne auprès de Charles, pour engager ce dernier à renouveler la guerre contre le roi. Bailli de Forez et chambellan de Jean il de Bourbon, chambellan et grand-écuyer du duc François il de Bretagne, chambellan et grand-écuyer de France sous Charles VIII, sénéchal de Beaucaire, capitaine de cinquante lances des ordonnances de France, gouverneur de Coussy en Vermandois, quasi grand-maître de l’artillerie sous Louis XII, tous ces titres disent assez à quelle hauteur il porta la fortune de sa maison. Enfin pour comble, étant devenu veuf de sa première femme, Catherine de Polignac, il se remaria avec Antoinette de Beauvau, issue des Bourbons-Vendôme, en se passant, dit le généalogiste, du consentement du duc et de la duchesse de Bourbon, et comme le bonheur, lorsqu’il a le caprice de s’abattre sur une certaine tête, s’acharne sur elle avec autant d’obstination qu’on en attribue au malheur, la duchesse de Bourbon, qui était alors Anne de Beaujeu, n’en voulut pas plus de ce mariage à Pierre d’Urfé que son père Louis XI ne lui en avait voulu de ses défections. Il semblait que cette grandeur eût atteint son sommet ; les successeurs de Pierre trouvèrent moyen d’y ajouter encore. Lorsque les biens du connétable de Bourbon furent confisqués, la charge de bailli du Forez fut donnée par la couronne à Claude d’Urfé, le fils de Pierre, et depuis cette charge ne sortit plus de la famille. Claude fut honoré d’une façon toute particulière de l’affection de Henri II, qui l’employa aux missions les plus délicates et aux fonctions les mieux faites pour le désigner à la considération publique, car il l’envoya représenter la France au concile de Trente, et avant même qu’il fût de retour, il le nomma gouverneur du dauphin, qui l’aima à l’égal de son père et le fit surintendant de sa maison après son mariage avec Marie Stuart. C’est ce d’Urfé qui à son retour d’Italie reconstruisit le château de La Bâtie que nous allons visiter. Enfin le père d’Honoré, Jacques, imitant l’exemple de son aïeul que nous venons de voir se rapprocher par mariage de la maison de Bourbon, épousa une comtesse de Tende, issue de la maison de Savoie d’une part, et de l’autre de la maison de ces Lascaris qui avaient porté le titre d’empereurs de Trébizonde. Les empereurs de Trébizonde ! ce souvenir à demi romanesque s’associe à merveille, il en faut convenir, avec le caractère de l’Astrée, et fait à d’Urfé une auréole bien assortie à son génie[2].

On a souvent observé que, lorsque les races sont près de s’éteindre, elles réunissent sur un rejeton élu toutes les qualités éparses dans de longues-générations, comme si, sentant s’approcher la mort, elles faisaient effort pour lui échapper en s’assurant l’immortalité par un dernier héritier, ou comme si, avant de quitter la terre, elles voulaient par une noble coquetterie laisser d’elles une image qui les fît admirer, regretter et envier. Cet effort suprême semble leur coûter tout ce qui leur reste des forces que la nature avait mises originairement à leur disposition, car, aussitôt après la production de cet élixir condensé d’elles-mêmes, on les voit s’étioler, languir et disparaître du soir au matin, c’est-à-dire en une ou deux générations. Les d’Urfé présentent un exemple remarquable de cette loi obscure. Le déclin commence pour eux immédiatement après l’apparition de l’individualité la plus brillante qu’ils aient produite ; que dis-je commence ? la mort est ici déjà, du vivant même d’Honoré, en la personne d’Anne, son frère aîné, et le représentant de la maison. Si nous devons tenir Honoré pour Le miroir le plus fidèle des qualités de sa famille, nous découvrirons assez aisément les raisons de ce déclin, car son génie, plus lumineux que plein, plus fin et pénétrant que fort, nous dira que la race était faite pour s’user vite, manquant un peu de cette animalité qui seule assure la durée. Ce raffinement, cette délicatesse, ce triage exquis entre les sentimens humains, accuseront chez les ascendans d’Honoré une prédominance de l’élément nerveux et sensitif sur l’élément musculeux et énergique. Et de fait les d’Urfé, au moins depuis l’époque où on peut facilement suivre leurs actions, se présentent avec quelque chose de très imaginatif et de très bizarre.

Pierre il n’éleva peut-être si haut la fortune de sa maison que par les audaces d’un esprit aventureux à l’excès, car nous voyons qu’il fut capable des corps de tête les plus téméraires et des imprudences les plus romanesques, jusqu’à être obligé de sortir plusieurs fois du royaume, et cela lorsque rien ne l’y obligeait, dans le plein milieu de sa faveur et dans l’âge le plus avancé. Il est vrai qu’il semble avoir été aussi leste et souple que téméraire, aussi adroit qu’aventureux, et il se tira de tous ses mauvais pas avec bonheur. Jeune, il se jeta tête baissée dans la ligue du Bien public Nous avons dit comment il n’y gagna qu’honneurs et profits, ayant été comblé par tous les princes tour à tour. Plus tard, ne se fiant pas trop au pardon de Louis XI, prudent au moins peut-être en cela, il s’en alla combattre les Turcs, et revint chevalier du Saint-Sépulcre. Longtemps après, lorsque la maturité aurait dû le calmer, nous le voyons sous Louis XII enlever de vive force des prisons de l’état un de ses amis condamné à la peine capitale, lui l’un des grands-officiers de la couronne, et, tombé dans la disgrâce du rai, s’en aller mettre sa vaillance au service du roi d’Espagne. Les d’Urfé possédèrent à peu près tous ce même courage romanesque ; un des neveux de Pierre Oroze, compagnon de Bayard, est resté célèbre par un combat, digne des poèmes de chevalerie, qu’il soutint contre don Alonze de Soto Mayor et treize Espagnols. Ce courage qui ne doute de rien s’accorde assez bien d’ordinaire avec un excès de généreuse confiance et de croyance naïve en l’honnêteté d’autrui ; ce noble défaut ne fut pas étranger au caractère des d’Urfé, et maintes fois ils en furent victimes. Le grand-père de Pierre il fut assassiné par les domestiques de sa confiance, un autre d’Urfé fut assassiné par un capitaine dont il avait fait la fortune. En ces temps de guerres religieuses, ils restèrent catholiques zélés, mais ils eurent une piété imaginative ; le château de La Bâtie nous montrera combien Claude d’Urfé porta dans la sienne de complication et de bizarrerie. A tous ces signes, on reconnaît dans cette race la présence d’un élément romanesque considérable ; il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que l’imagination eût accompli ici son rôle ordinaire, qui est d’exalter les forces de la vie et d’en sécher peu à peu la source. Ce qui est certain, c’est qu’on voit tout à coup s’abattre comme deux fléaux destructeurs sur cette famille l’impuissance charnelle et la dévotion. Le mariage d’Anne d’Urfé, frère d’Honoré, avec sa parente la belle Diane de Châteaumorand, fut un des scandales mondains de la fin du XVIe siècle. La dame, qui paraît avoir été d’un caractère aussi peu endurant que bizarre, obtint divorce en cour de Rome pour cause d’impuissance et de froideur naturelle de son mari, et Anne entra dans les ordres. Son frère Honoré, qui était depuis longtemps amoureux de sa belle-sœur, l’épousa avec dispense du pape ; mais, pas plus que son aîné, il ne trouva le bonheur dans ce mariage, et, rebuté d’une couche que sa femme transformait en chenil (parmi d’autres excentricités, elle aimait à s’entourer de lévriers qui ne la quittaient même pas au lit), il se sépara d’elle au bout de quelques années et mourut sans postérité. Un troisième frère, Antoine, évêque de Saint-Flour, fut tué les armes à la main pendant les guerres de la ligue. Le titre héréditaire des d’Urfé passa à un quatrième frère, Jacques[3], et ce seigneur, qui vécut plus que centenaire, eut le temps de voir s’éteindre sa famille après l’avoir vue refleurir comme par miracle, car le phénomène des flambeaux dont la flamme ne monte jamais plus haut que lorsqu’elle est près de s’éteindre se présente maintes fois à ces fins de races, et la nature semble aimer à masquer d’une fertilité trompeuse une imminente stérilité. Son fils Emmanuel eut six garçons, un seul se trouva propre au mariage, et il mourut sans enfans ; les autres entrèrent dans les ordres, où ils furent tous remarquables par leur piété fervente. L’aîné, Louis, mourut évêque de Limoges, où il laissa un souvenir de vertus dont il subsistait encore une ombre légère à l’époque où celui qui écrit ces lignes était enfant. Ainsi cette famille disparut en bloc et, d’un seul coup, au moment même où l’on pouvait croire à une longue perpétuation, avant la fin du XVIIe siècle. Une des sœurs fit passer par mariage les titres des d’Urfé dans une branche des Larochefoucauld, et c’est ainsi qu’on voit ce nom figurer encore quelquefois dans notre histoire du XVIIIe siècle jusqu’à la révolution française.

A son premier voyage à Paris, Casanova, continuant les débuts de cette carrière d’incomparables, aventurier qu’il avait si adroitement commencée à Venise en disant longtemps la bonne aventure au sénateur Bragadini par le moyen des chiffres disposés en pyramides, et qu’il devait terminer si heureusement comme bibliothécaire du duc de Waldstein, fit rencontre d’une certaine marquise d’Urfé, grande enthousiaste de sciences occultes, et s’associa avec elle pour fabriquer des homunculi ; il nous a raconté avec sa naïveté d’Italien sans vergogne combien cette fabrication lui fut utile, et à quel point elle fut ruineuse pour son associée. On voit encore un d’Urfé prendre part à la guerre d’Amérique, puis se lancer à corps perdu dans la révolution, et finir par s’empoisonner en prison comme son ami Condorcet ; mais l’un et l’autre n’eurent des d’Urfé que les titres. La marquise de Casanova, de son nom de famille Jeanne Camus de Pontcarré, eut pour mari un Larochefoucauld, et son petit-fils, ce révolutionnaire même que nous venons de citer à sa suite, s’appelait Du Chastellet. Lorsque la révolution française voulut mettre sous le séquestre les biens de ce dernier héritier, il se trouva qu’il n’en restait à peu près rien. En moins d’un siècle, tout avait disparu de cette famille, qui avait été si puissante et si riche, corps, titres et biens. Voilà les tours de roue de la fortune dans un monde où tout prend fin, ayant pris commencement, moralité vieille comme le monde, mais qui ne laisse pas que de nous rendre rêveurs chaque fois que nous sommes témoins de quelqu’une de ces évolutions de la destinée, c’est-à-dire à peu près tous les jours.


II. — LE CHATEAU DE LA BATIE.

Lorsque Claude d’Urfé revint d’Italie en 1548 pour être gouverneur des enfans de France, il en rapporta deux enthousiasmes, l’enthousiasme païen des arts de la renaissance et l’enthousiasme mystique des doctrines eucharistiques de ce concile de Trente auprès duquel il avait représenté notre monarchie ; le château de La Bâtie, propriété héréditaire de sa famille, reconstruit par ses soins sous cette double inspiration, garde de l’un et de l’autre de ces sentimens un souvenir précieux et durable.

Ce n’est pas ici qu’il faut chercher le berceau féodal des d’Urfé[4] ; le château de La Bâtie n’est pas un manoir, c’est une maison de plaisance, et il eut toujours ce caractère, même avant qu’il eût été reconstruit dans le goût italien par Claude. Situé en plaine, il a l’air comme perdu dans l’intérieur des terres, bien qu’il ne soit qu’à quelques pas d’un gros village gaîment étage sur une pente assez rapide. A l’époque de sa splendeur, alors qu’il était protégé contre l’indiscrétion des regards par des bois de haute futaie non encore entamés par la hache, alors que l’enclos, isolé par le Lignon, qui lui sert de ceinture et de frontière, était planté de beaux jardins peuplés de statues de marbre, et que dans le voisinage le couvent de cordeliers construit par Pierre d’Urfé et Catherine de Polignac, sa femme, s’élevait encore avec ses mausolées de marbre, ce dut être une résidence délicieuse. Ce nid seigneurial, caché entre ses remparts de verdure, était fait à souhait pour l’incubation des rêveries nobles, car tout ce qui peut les fomenter et les entretenir était ici réuni : douceur de la solitude, magnificence des arts, voisinage protecteur de la religion, austères enseignemens des tombeaux, il n’y manquait rien en vérité, si ce n’est un air un peu moins humide et moins apte à donner la fièvre à ceux qui le respirent ; mais quoi ! il faut bien que l’once d’amertume se retrouve en toute livre de parfums. Aujourd’hui le couvent de Pierre II a disparu avec les tombeaux qu’il renfermait, ces beaux jardins ont été effacés, et cependant c’est un lieu qui parle moins de ruine et de mort que de délaissement et d’oubli. Le génie des rêveries l’habite toujours, mais ces rêveries sont celles de la mélancolie et de l’absence, non plus celles de l’étude et de la méditation. En quelques instans, on est enveloppé de ces douceurs qui émanent de la vieillesse des choses, de ces exquises émotions que le passé est habile à faire naître lorsqu’il est encore tout près de nous ; c’est le sentiment délicieusement triste que notre contemporain Hébert a exprimé avec tant de délicatesse dans le tableau qu’il a composé avec ce banc de pierre désert envahi par les plantes grimpantes où naguère venait s’asseoir un couple d’amans. « Il n’y a personne au logis depuis un certain temps déjà, » semble vous dire à votre arrivée le sphinx qui garde la rampe de la cour d’honneur. Ce n’est pas non plus le sentiment de la dévastation et de la mort, c’est celui du délaissement qui vous saisit lorsqu’une fois monté, vous vous trouvez engagé dans cette suite d’appartemens démeublés, dépenaillés, que décorent encore quelques restes de splendeurs : ici une porte adorablement ornée d’arabesques de la renaissance et de figurines italiennes, là un plafond à caissons, ailleurs une cheminée surmontée de sculptures ; vous ne seriez point trop étonné si, ouvrant une dernière porte, vous découvriez dans la chambre la plus reculée quelque vieux Caleb Batderstone incliné devant deux tisons à demi éteints, et ruminant dans sa solitude les souvenirs confus d’un passé lointain.. Derrière le château, le fossé creusé au pied de la façade opposée à celle de la cour d’honneur s’est rempli de cette végétation chagrine et au vert maussade qui s’engendre des eaux croupissantes et des boues froides ; mais ces herbes sont venues lentement, une à une, comme si le temps leur avait manqué pour un plus complet envahissement, comme si elles s’avançaient timidement, incertaines de leur sécurité. Autrement abondante et vigoureuse est cette végétation quand elle se sent en quelque sorte sûre de la solitude, et qu’elle n’a pas à craindre le réveil d’une vigilance assoupie, ni le retour d’un maître absent. En toute réalité, ces lieux ont pris l’image de leur fortune actuelle, ils portent la physionomie du délaissement, non celle de l’abandon sans retour, ils sont sans protecteurs, non sans maîtres. Hier ils appartenaient à M. le duc de Cadore, aujourd’hui à un riche banquier de Saint-Etienne, M. Verdelin, et ils semblent toujours espérer qu’une bienveillance éclairée saura reconnaître leur beauté sous l’étiolement qui l’efface, et les relèvera de la consomption qui lentement les mine.

Ces lieux sont faits à l’image de leur fortune actuelle, dis-je, et j’ajouterai qu’ils sont le symbole parlant de la fortune qu’a subie la renommée du plus illustre de ceux qui habitèrent cette noble demeure. Comme eux, l’auteur de l’Astrée souffre de l’indifférence, et sa célébrité, autrefois si grande, s’étiole dans la solitude des bibliothèques. Son génie conserve encore une demi-existence, son œuvre, qui enchanta tant de générations de grands et beaux esprits, a prolongé encore jusqu’à nous les dernières clartés de son crépuscule ; de même que ce château de La Bâtie n’est pas encore tombé à l’état de monument historique pur et simple. Honoré d’Urfé est encore mieux qu’un nom à placer à sa date dans la nomenclature d’une histoire littéraire, ou à inscrire à son numéro d’ordre dans un dictionnaire biographique ; mais rares sont aujourd’hui les curieux qui hasardent une excursion au travers de ses pages abondantes. Le temps manque, le siècle a d’autres soucis que ceux de la délicatesse des sentimens, et ce beau miroir d’amour et d’honnêteté, où si peu ont la fantaisie de venir se regarder, se ternit dans l’ombre. Pendant que j’étais à La Bâtie, j’ai vu poser les premières assises d’une féculerie que le propriétaire actuel se propose d’établir en ces lieux, et décharger dans les caves placées sous la merveilleuse chapelle du château les provisions de pommes de terre destinées à alimenter ladite féculerie. Le hasard a vraiment des traits de génie que tout l’esprit du monde ne rencontrerait pas ; cette féculerie, qui s’élève contre la demeure du père de l’Astrée comme une ironie agressive et peu voilée, n’est-ce pas toute notre époque en miniature ? Certainement on n’a pas eu l’intention de faire une épigramme, mais on l’aurait cherchée qu’on n’aurait pu la faire meilleure, et j’ajouterai plus délicate et plus gracieuse. N’est-ce pas comme si le génie du présent voulait dire au génie de ces lieux : « Voilà l’objet de nos modernes préoccupations, nous sommes obligés de tout utiliser, et c’est pourquoi nous nous voyons contraints d’établir une vile usine à vos côtés ; mais nous savons quel respect vous est dû, et nous avons eu soin que notre fabrication ne fût pas sans quelque analogie avec vos goûts et vos préférences. Oh ! certes nous n’aurions pas osé établir ici de grossières ou puantes manufactures, mais une féculerie n’a rien qui puisse vous choquer. « Courtoise attention ! les produits du génie d’Honoré d’Urfé ne sont pas en effet sans rapports avec ce genre de produits matériels. S’il est vrai que les livres nourrissent le corps, et s’ils peuvent être comparés, selon leur nature, aux divers alimens, qu’est-ce que les pages de l’Astrée sinon de succulentes et substantielles fécules morales admirablement propres à réconforter l’esprit sans le charger et l’alourdir ?

Nous nous arrêterons peu au château lui-même. Dans son état actuel, il se compose du corps de logis principal flanqué de deux longues ailes ; c’est assez dire qu’il est à peu près intact, sinon comme habitation, au moins comme édifice. L’intérieur n’existe plus, mais l’architecture extérieure reste dans toute son originalité première, et n’a subi ni dégradations considérables ni stupides reconstructions. Plusieurs des dispositions rappellent celles des palais italiens, et sont dues en effet à l’admiration de Claude d’Urfé pour les magnificences de cette contrée. Ainsi, en place d’escalier, on monte de la cour au premier étage du château par une rampe d’une inclinaison si bien ménagée pour les facilités de l’ascension que les carrosses la gravissaient autrefois. Cette rampe aboutit à une galerie ouverte et spacieuse, du genre de celles qu’on appelle en Italie loggie, qui traverse dans toute son étendue une des ailes du château. L’aile opposée, qui est réservée tout entière aux dépendances et services, est percée à une hauteur assez considérable du sol de petites ouvertures cintrées, étroites et gracieuses, auxquelles on arrive par de petits escaliers de pierre, hauts et raides, ayant juste la largeur de ces ouvertures. Elles offrent accès à un cellier ou office admirablement éclairé et voûté qui donne la sensation de la grande salle d’honneur d’un palais souterrain ; c’était en effet autrefois la salle des gardes. C’est tout, et notre description se trouverait complète avec ces quelques lignes, si par heureuse fortune la dévastation n’avait pas épargné deux des parties de ce château, les plus petites, mais les plus curieuses, la chapelle et la salle des bains, qui sont au nombre des raretés de la France, et constituent une page encore toute vivante de notre histoire morale au XVIe siècle.

Il est assez malaisé de faire comprendre la subtilité compliquée des pensées qui semblent avoir présidé à la disposition de cette partie du château ; essayons cependant. La première chose qui frappe, c’est que la place de cette chapelle est des plus singulières. Elle forme une des extrémités du corps de logis principal, et se trouve immédiatement contiguë à la salle des bains, de telle sorte que, pour y entrer et en sortir, il faut traverser cette dernière pièce. Il est bien vrai qu’au beau temps des d’Urfé cette chapelle s’ouvrait sur la cour, la place n’en reste pas moins fort bizarre, et cette bizarrerie ressort encore davantage par le contraste des décorations des deux pièces. Jamais les deux esprits qui, d’abord mêlés et amis, puis séparés et ennemis, composent toute l’histoire morale du XVIe siècle, la renaissance païenne et le christianisme théologique et disputeur, ne se sont trouvés plus étroitement en contact. Cette salle des bains est charmante ; disposée en forme de grotte, le pavé, les parois, la voûte, sont composés d’une marqueterie de petits cailloux et de fins graviers arrangés avec une négligence apparente ; contre la muraille principale, cette grotte se creuse en forme de niche, et aux côtés de cette niche des figures de naïades et de tritons formés de ces mêmes petits cailloux sortent de leur gaine de terre comme les divinités protectrices du lieu. Cela est d’une coquetterie et d’une élégance rustiques qui font penser à ces antres sacrés où les bergers de Daphnis et Chloé allaient, dans les derniers jours du paganisme, faire leurs dévotions aux nymphes locales ou appeler sur leurs amours la protection, du dieu Pan. Quatre grandes statues de marbre représentant les quatre saisons ajoutaient autrefois la richesse du grand art à la simplicité recherchée de cette décoration de ces statues, il ne reste que celle de l’Automne, représenté sous la forme d’un homme d’âge mûr, de corps maigre et musculeux, assis dans une attitude fière et presque agressive, foulant d’un pied dédaigneux les fruits qui s’échappent de sa corne d’abondance. Cette statue, par parenthèse, se présente avec un caractère quelque peu énigmatique ; est-elle bien réellement du XVIe siècle ? Il y a quelque quarante ans, un archéologue de la localité crut devoir l’attribuer à Coysevox ; on lui fit remarquer avec une justesse apparente qu’elle avait été décrite du temps même d’Anne d’Urfé par le franciscain Fodéré dans la relation historique qu’il a donnée des couvens de son ordre. Toutefois cette raison ne me semble pas sans réplique, et l’erreur de cet archéologue me paraît fort excusable, car cette statue porte tous les caractères de l’art français de la fin du XVIIe siècle. Rien ne prouve que cette statue soit la même que celle qui existait du temps d’Anne d’Urfé, car dans l’espace d’un siècle il peut arriver bien des aventures même à des effigies immobiles. Nous savons par exemple que, lorsqu’il était enfant, Louis, dernier des d’Urfé par droit d’aînesse et mort évêque de limoges, avait été pris d’une dévotion tellement ardente que, nouveau Polyeucte, il s’en allait traitant comme des idoles les statues du château et des Jardins. Qui nous dit que cette statue de l’Automne n’a pas été faite en remplacement d’une plus ancienne qui aurait été victime du zèle de Louis d’Urfé ou de quelque autre accident ? Enfin n’oublions pas dans cette décoration, d’un caractère emblématique, la grille de la fenêtre, ouvrage d’un travail exquis qui figure les frais et sobres aspects d’une jeune vigne au printemps, avec ses tendres pousses, ses vrilles fantasques et ses feuilles naissantes.

Avant même de franchir le seuil de la chapelle, nous pouvons assez bien commencer à comprendre dans cette salle des bains la philosophie morale qui fut particulière à Claude d’Urfé. L’homme est composé de deux substances, un corps et une âme, dont chacune requiert ses médecins et son hygiène propre. La nature est le médecin du corps, Dieu est le médecin de l’âme ; le moyen d’hygiène du corps est le bain, le moyen d’hygiène de l’âme est la prière et le sacrifice. Voilà pourquoi la salle des bains est contiguë à la chapelle, c’est qu’elle est le lieu de purification du corps, comme la chapelle est le lieu de purification de l’âme. La salle des bains est le vrai vestibule de la chapelle, que dis-je ? c’est aussi une chapelle, quoique d’un ordre inférieur, car nul ne saurait porter à Dieu une âme digne de lui, si cette âme est la prisonnière languissante d’un cachot souillé au lieu d’être la radieuse habitante d’un joyeux logis. Le respect que la morale nous enjoint d’avoir pour notre corps constitue un véritable culte ; aussi, bien que nous ne soyons plus païens, devons-nous honorer la bonne nature dont les forces réparatrices effacent les souillures matérielles du péché et expulsent les germes ennemis qui pourraient altérer la vigueur native de notre âme. Ce n’est donc pas par fantaisie que cette salle présente l’aspect d’un petit sanctuaire païen ; on a voulu qu’elle eût ce caractère. Voyez plutôt : est-ce que la décoration de cette salle ne raconte pas les miracles permanens par lesquels la nature entretient en nos corps la santé ? Que veulent dire ces deux allégories en rocaille représentant, l’une un jeune arbrisseau qui se transforme en homme, l’autre un vieillard qui se retient à la terre par de robustes racines, sinon que l’hygiène, qui fait épanouir la jeunesse avec un luxe de beauté et une splendeur de pureté qu’elle ne connaîtrait pas sans ce respect de la nature, prolonge les jours du vieillard et le conserve à la terre bien après le terme ordinaire de la vie ? Et ces statues des saisons, qui marquaient allégoriquement les quatre périodes de la vie de l’homme, que voulaient-elles dire, sinon que la nature accompagne l’homme à travers toutes les étapes de son pèlerinage, et que c’est elle qui lui fournit également des attraits pour le plaisir, des forces pour l’activité et des langueurs pour le repos ? Et les grilles charmantes qui représentent les jeunes pousses de la vigne, à quoi font-elles allusion, sinon au miracle de révivification que le vin accomplit en nous, miracle que la théologie païenne exprima en faisant de Bacchus un symbole de résurrection ?

Nous avons dit comment le corps se purifie et s’entretient, voyons maintenant comment l’âme se blanchit et se nourrit. La chapelle est une glorification sous vingt formes différentes de la doctrine de la transsubstantiation formulée par le concile de Trente, et une glorification presque matérielle à force d’être précise, à force de vouloir démontrer, de faire toucher la réalité du mystère. On voit que Claude d’Urfé n’avait pas perdu son temps au concile, et qu’il avait suivi ses discussions en auditeur recueilli. Comme le corps se nourrit de la substance de la nature, l’âme se nourrit de la substance de Dieu, et c’est là ce que dit l’inscription latine quelque peu bizarre qui se déroule autour de la chapelle : Majorem hac dilectione nemo habet amoris enim impetus enascens dedit socium convesci îgitur o Christe gloria regnans in prœmium tibi hanc mensam hoc sacrificium viventes ac mortui ens in œdilium moriens in P., inscription qui doit se traduire probablement ainsi : « nul ne possède une volupté plus grande que celle-là, car l’élan de l’amour à sa naissance nous donna par elle un compagnon à absorber en nous ; c’est pourquoi, ô Christ régnant dans la gloire, les vivans et les morts t’ont consacré en offrande cette table et ce sacrifice, le vivant dans la chapelle, le mourant au sein de la paix. » Par cette nutrition de l’âme, il faut entendre non pas un symbole théologique exprimant les rapports du créateur et de la créature, mais une réalité qui, d’origine métaphysique comme l’âme même, a passé, comme elle aussi, dans la nature, un fait décrété à la naissance des choses par le premier mouvement de l’amour créateur, et qui a reçu son accomplissement dans le temps par le plus auguste des sacrifices dont le sacrement de l’eucharistie est non-seulement la commémoration pieuse, mais le renouvellement incessant. La décoration entière de cette chapelle, peintures, sculptures, marqueteries, raconte le développement de ce fait à travers le temps, comment il a été prédit et figuré par l’histoire de l’ancienne loi, et enfin institué par la divine victime elle-même. Au-dessus de l’autel, un superbe ouvrage en marqueterie représente la cène ; sur la face principale de la table de marbre de ce même autel, un charmant bas-relief représente le premier sacrifice de Noé après le déluge. A la voûte de la chapelle, voici la manne qui tombe en flocons épais sur les Israélites affamés ; à la voûte de l’oratoire, séparé de la chapelle par une boiserie sculptée, voici Moïse faisant jaillir l’eau du rocher, l’eau et la manne, double symbole des deux espèces du sacrement de l’eucharistie. Sur se murailles, des fresques de style sévère et de bonne exécution rappellent les faits figuratifs du grand mystère chrétien, le sacrifice d’Isaac, Melchisédech présentant les pains de propitiation, le sacrifice mosaïque de l’agneau, Samson déchirant le lion dans lequel il trouvera le lendemain le rayon de miel nourrissant, Élie nourri par l’ange, le repas pascal. Avais-je tort de dire que cette chapelle était une page encore toute vivante de l’histoire du XVIe siècle ? La doctrine eucharistique est là écrite dans sa rigueur la plus littérale.

À cette précision rigide, qui n’a voulu laisser aucune prise à l’esprit de dispute, aucun sens vague dont la subtilité de l’hérésie pût s’emparer, on reconnaît l’acharnement et l’ardeur des luttes théologiques de l’époque. Toutes les précautions ont été calculées pour qu’aucune équivoque ne fût possible et que le spectateur ne pût prendre le change ; le mystère qu’on adore et qui s’accomplit ici, disent ces peintures, ces sculptures, ces marqueteries, est tel que nous le représentons, et non pas tel que le proposent les hérétiques, qui le détruisent sous le prétexte de le simplifier. Ce n’est pas à cette seule rigidité littérale des doctrines qu’on sent dans cette chapelle la préoccupation de l’hérésie, car ces réfutations imagées ne sont pas toutes purement théologiques, et dans plus d’une on peut remarquer une expression de haine ou de menace. N’est-ce pas ces sentimens qu’il faut lire dans les bas-reliefs sculptés sur les deux faces latérales de l’autel, et dont l’un représente David coupant la tête à Goliath, et l’autre Pharaon enseveli avec son armée dans la Mer-Rouge ? Les impies périront comme Goliath, ils seront engloutis comme Pharaon, et par le même moyen, la force du divin mystère. Lorsque David marcha contre Goliath, ne portait-il pas avec lui pour ses frères la mesure de froment et les dix pains, présent de son père Isaï ? Ainsi triompheront ceux qui marchent au combat avec les armes de l’eucharistie. Lorsque les Israélites sortirent d’Égypte, n’échappèrent-ils pas sous la protection de la pâque qu’ils venaient de célébrer ? Ainsi échapperont au danger les croyans qui porteront en eux le corps et le sang du Christ. Très probablement aussi la fresque qui représente Samson déchirant le lion enveloppe quelque chose de ces menaces subtiles et voilées. Samson déchira de ses mains un lion qui s’élançait pour le dévorer, et le lendemain, repassant à l’endroit où il avait abandonné les lambeaux de la bête, il vit que les abeilles y avaient déposé un rayon de miel succulent. Ainsi l’hérésie s’est élancée sur l’église ; mais elle sera déchirée comme le lion, et lorsqu’on recherchera son corps, on trouvera dans ses entrailles le miel de l’eucharistie triomphante. C’est l’âme du concile de Trente en images non-seulement dans ses doctrines, mais encore dans ses passions. « L’esprit humain est comme un paysan ivre à cheval ; quand on le redresse d’un côté, il retombe de l’autre, » disait Luther, l’auteur premier de ces longues disputes ; la chapelle de La Bâtie en est une preuve assez singulière. On ne peut s’empêcher de remarquer qu’à force d’être précisé, le mystère finit par perdre tout caractère mystique, surnaturel et miraculeux, et par se matérialiser, pour ainsi dire. D’autre part, l’insistance extrême avec laquelle les artistes l’ont rattaché à l’antique sacrifice de chair et de sang lui enlève son caractère d’éternité et le transforme en un fait historique traditionnel qui est allé se développant et s’épurant à travers les âges. Ajoutez un certain effet très positivement matériel qui est produit par la multiplicité des images de substances propres à la nutrition ; il y a là tant de pains de propitiation, tant d’agneaux pascals, tant de rayons de miel, tant de manne et d’eau de rocher, que l’essor de l’imagination en est cloué à la terre, et qu’elle est conduite à assimiler la loi mystérieuse aux lois des fonctions les plus naturellement conservatrices de la vie. Claude d’Urfé cachait-il par hasard un rationalisme d’un genre particulier sous l’orthodoxie stricte dont témoigne cette chapelle ? Nous avons déjà dit que la contiguïté de la salle des bains laisse supposer qu’il considérait la religion comme l’hygiène de l’âme, opinion qui n’a rien d’hétérodoxe, pourvu qu’elle soit complétée par quelque chose de plus grand. Autre remarque que ne manquera pas de faire un visiteur attentif et subtil : au centre de la voûte est dessiné un triangle, et dans ce triangle sont inscrites les lettres initiales d’une devise à la louange de Dieu : D. M. O. S. (Deo maximo, optimo, sempiterno). Est-ce par l’effet d’un simple hasard que la disposition de ces initiales donne le mot mos, coutume ? Faut-il croire que l’orthodoxie de Claude d’Urfé reposait sur cette glorification de la tradition que nous venons de signaler ? Cela s’accorderait assez, il en faut convenir, avec cette insistance à rattacher le mystère à la chaîne des faits matériels et historiques qui peuvent en être considérés comme les figures. Je me hâte d’ajouter que ce n’est là qu’une conjecture toute personnelle, et que je ne la présente qu’à ce titre, le devoir d’un observateur philosophique étant de ne rien taire de ce qu’il voit ou croit apercevoir. Tout ce que j’ai voulu par la série de remarques qui précèdent, c’est montrer combien il est malaisé à l’esprit humain de se tenir ferme à un point donné, puisque, au moment même où le créateur de cette chapelle cherche à préciser le dogme de l’eucharistie avec une rigueur qui ne laisse aucune prise à l’hérésie, l’insistance de ses moyens de défense le pousse légèrement en dehors du cercle de sévère orthodoxie où il a voulu se renfermer.

Cette orthodoxie reste cependant très entière : la foi de Claude d’Urfé ne peut être mise en soupçon, mais elle a besoin d’être expliquée. De germes d’hétérodoxie, il n’y en ici d’aucune sorte, même en admettant, comme ayant appartenu au maître du logis, ces deux opinions, dont l’une est certaine et l’autre conjecturale, la religion est l’hygiène de l’âme, la coutume rend les choses sacrées, car ces deux opinions n’ont rien que n’admette le catholicisme, où cette hygiène de l’âme a été précisément réglementée avec un soin infini, et dont la tradition constitue une des bases les plus solides et les plus sûres ; seulement ces opinions sont communes également au catholicisme et à la simple philosophie morale. Une alliance discrète et éclairée entre la doctrine traditionnelle de l’église et le courant philosophique de la renaissance, tel me paraît avoir été le secret de Claude d’Urfé ; ce fut celui de bien, d’autres illustres esprits du XVIe siècle, même au sein de l’église. On se figure souvent fort légèrement aujourd’hui que, dans ces luttes du XVIe siècle, le catholicisme représentait l’élément ennemi de la raison, c’est tout le contraire qui est la vérité. L’élément vraiment mystique, par conséquent antirationaliste, fut le protestantisme : c’est là ce que sentirent à merveille tant d’esprits éclairés de cette époque, qui restèrent catholiques précisément par philosophie, comme notre sage et prudent Montaigne. Je crois fort que Claude d’Urfé fut du nombre de ces esprits ; mais alors demanderez-vous peut-être pourquoi cette rigidité théologique et cette animosité contre l’hérésie ? Précisément parce que l’hérésie se présentait comme le contraire de ses opinions rationnelles. A celui qui considérait la religion comme l’hygiène de l’âme, le protestantisme, qui apportait avec lui la guerre, par conséquent la maladie, devait paraître le contraire même de la religion ; à celui qui regardait la tradition comme chose sacrée, Je protestantisme, qui l’interrompait et la niait, apparaissait nécessairement comme une profanation sacrilège.

Il n’y a pas que les doctrines du concile de Trente dans cette chapelle ; l’Italie de la renaissance y a mis tout le luxe de ses arts et toute l’habileté de ses artistes, car cette décoration fut l’œuvre d’Italiens appelés par Claude d’Urfé ou venus avec lui. Deux d’entre eux seulement ont signé leur œuvre ; l’auteur du tableau en marqueterie représentant la cène qui forme la porte du tabernacle s’appelait le frère Damien de Bergame, convers de l’ordre des frères prêcheurs, l’auteur des marqueteries de l’oratoire se nommait François Roland de Vérone ; nous regrettons d’ignorer les noms du sculpteur des charmans bas-reliefs de l’autel et du peintre des fresques. Le système général de cette décoration ne laisse pas que d’être quelque peu étrange dans sa magnificence ; elle se compose de carrés dont les ornemens se correspondent, sur le payé, sur la voûte, sur la boiserie sculptée qui sépare la chapelle proprement dite de l’oratoire. Il est inutile d’essayer de décrire ce luxe de marqueteries et de sculptures au milieu desquelles apparaissent cent fois répétées les initiales de Claude d’Urfé et de sa femme Jeanne de Balzac ainsi disposées, DIC, disposition que nous notons parce qu’elle donne à ce simple chiffré une valeur d’ornement exceptionnelle ; disons seulement que cette décoration riche et vigoureusement délicate est après tout, quoi qu’on en ait voulu dire, plus logiquement conçue et ordonnée que capricieusement variée. A chaque instant, l’œil est sollicité par l’attrait d’un détail nouveau, mais ce détail après examen se trouve le même que celui qu’il vient de quitter ; cette variété n’est qu’une illusion produite par une habile alternance entre les sujets des divers compartimens. Ce qu’il y a ici de très exceptionnel, c’est ce que l’Italie présente avec tant de magnificence, la richesse des matières employées, les marbres de choix, les bois précieux, le concours des arts divers appelés à se faire valoir les uns les autres et à produire une harmonie pleine d’éclat, le pavé de cette chapelle mérite une mention particulière à cause du grand nom dont il réveille le souvenir ; il est en carreaux de briques vernissées et peintes, dont les figures légères entourées d’ornemens déliés rappellent le système de décorations de Raphaël aux loges du Vatican, et celles des thermes de Titus qui servirent peut-être de modèle au grand artiste.

En outre de sa valeur d’art, en outre de son importance morale comme expression des doctrines théologiques du XVIe siècle, cette chapelle possède encore un intérêt littéraire qui achève d’en faire un document historique de premier ordre. Jusqu’à l’automne dernier, j’avais été persuadé avec tout le monde que c’était à l’influence de la littérature régnante en Italie et en Espagne à la fin du XVIe siècle, aux drames pastoraux du Tasse et de Guarini, à la Diane de Montemayor, qu’Honoré d’Urfé devait la forme particulière de son imagination ; l’excursion au château de La Bâtie m’a révélé qu’il la devait à des influences plus directes et plus vivantes. Le drame et le roman pastoral ne lui ont fourni que des cadres ; quant au tour de son imagination, aux associations des choses qu’elle préfère, aux combinaisons qu’elle recherche, c’est à cette salle des bains et à cette chapelle qu’il faut en demander le secret. Chacun de nous sait combien son être moral doit aux bizarres et fines impressions de l’enfance ; mais de toutes nos facultés aucune ne leur doit autant que notre imagination. Enfant, Honoré d’Urfé a été baigné dans cette salle mythologique, et là plus d’une fois sans doute pendant qu’il barbotait dans sa cuve de marbre comme un jeune triton, il a fait rejaillir l’eau aux visages des nymphes en riant aux éclats avec l’heureux entrain de l’innocence lorsqu’il les avait inondées ; il a suivi de ses petits doigts les figures des mosaïques de cailloux comme il suivait les lettres dans son alphabet, il a caressé et tapoté familièrement les allégories et les dieux. On l’a fait prier dans la chapelle, et là ses jeunes regards se sont promenés avec une curiosité chercheuse sur les images peintes et sculptées qui la remplissent. Une surtout a dû particulièrement occuper ses yeux, le sacrifice de Noé, sculpté sur la face de l’autel, devant lequel on le faisait agenouiller, et l’idée de bêtes offertes en sacrifice, d’holocaustes de chair et de sang, s’est associée à l’idée de culte dans sa tendre imagination. Puis toutes ces figures qui rattachent le mystère chrétien aux histoires de l’ancienne loi le poussaient doucement vers une antiquité religieuse toute patriarcale, toute rustique, où les prêtres étaient pâtres, où les victimes étaient tirées d’entre les bêtes des troupeaux chéris, où les campagnes rendaient des oracles divins. Les images de ce double spectacle s’associaient et se confondaient sans effort, car il était aussi près des unes que des autres, et dans ses jeunes rêves le sacrifice du bœuf et de l’agneau fut sans doute plus d’une fois présidé par les nymphes, tandis que la grotte de la salle des bains servit plus d’une fois de temple aux patriarches et aux prophètes de la chapelle. Voilà le secret de l’imagination de d’Urfé, de ses grottes qui sont des sanctuaires, de ses berceaux de verdure qui sont des temples, de ses bergers pieux comme des ermites, de ses nymphes et de ses vestales, de son druidisme à la doctrine pure comme le christianisme et à la liturgie innocemment sanglante comme l’antique religion patriarcale. Son druide Adamas, en sortant de cette chapelle, a traversé la grotte des bains, voilà pourquoi il est si familier avec les secrets des riantes allégories, pourquoi sa parole est aussi abondante en images heureuses, pourquoi il connaît si bien le langage des nymphes et des grâces ; le berger Céladon, en sortant de cette grotte, où il a bercé ses rêveries amoureuses, est entré dans cette chapelle, voilà pourquoi son amour a la ferveur de la religion, et pourquoi l’être aimé inspire à son cœur la timidité et la crainte que la Divinité inspire aux fidèles. Tels des tableaux de l’Astrée sont de véritables calques de ces lieux-ci. Lorsque le chevalier Alcidon raconte comment, errant une nuit dans les campagnes de Provence, il a vu les dieux des eaux tenant conseil dans la Sorgue, la décoration de la grotte des bains revient aussitôt au souvenir, et lorsque les eubages, vêtus de blanc, présidés par le druide Adamas, procèdent à l’immolation des victimes, on revoit le bas-relief de la chapelle qui représente le sacrifice de Noé.

Sphingem hahe domi, garde ton secret chez toi, dit une inscription placée au-dessous du sphinx qui garde la rampe de la cour d’honneur ; le secret que gardent ces lieux, nous croyons l’avoir découvert et expliqué, c’est l’alliance tacite de l’esprit de la renaissance et de la religion traditionnelle ; s’ils en connurent d’autres, le temps les a effacés et emportés, mais celui-là suffit amplement pour faire de ce château une page d’histoire qu’aucun document écrit ne saurait égaler. C’est ce que nous avons vu de plus complet en ce genre parmi les anciennes résidences particulières après le château de Bussy-Rabutin. Ce que le château de Bussy est pour l’histoire du XVIIe siècle, le château de La Bâtie l’est pour l’histoire du XVIe. Aussi voulons-nous émettre de nouveau à son sujet le vœu que nous avions énoncé jadis à propos du château de Bussy : c’est qu’il soit créé une classe mixte de monumens historiques qui, tout en respectant les droits de la propriété particulière, protège contre la brutalité ou l’ignorance ce qui est en définitive la propriété de tous. De telles pages ne peuvent être abandonnées à la merci du hasard, et, lorsque le passé a réussi à se conserver vivant à un pareil degré, le devoir du présent est de le transmettre intact à l’avenir.


III. — L’ASTREE.

L’Astrée a été écrite en beaucoup de lieux, au château de Virieu en Bresse, à la cour de Savoie, mais le paysage qu’elle décrit est celui de La Bâtie et des environs, les personnages qu’elle met en scène eurent pour la plupart leurs originaux dans les familles de cette région du Forez, les aventures qu’elle raconte se déroulèrent pour la plupart sur ces rives du petit Lignon ; le souvenir de ce livre reste donc associé aussi étroitement que possible à cette demeure, puisque c’est d’ici qu’en sortit l’inspiration.

Comme il est un peu d’habitude aujourd’hui de parler de l’Astrée avec un demi-dédain, je commence par condenser nettement en trois mots ce que je vais en dire : l’Astrée est un beau livre, un livre de haute portée, presque un grand livre, et en bonne foi il serait invraisemblable qu’il en fût autrement. Fades églogues, bucoliques artificielles, mièvreries sentimentales, voilà qui est bientôt dit ; cependant il nous semble que, pour avertir et retenir le jugement, il suffirait de se rappeler la fortune de cet ouvrage. C’est une des plus prodigieuses qu’il y ait jamais eu ; le succès même d’Orphée aux enfers de M. Offenbach n’a eu rien de plus universel. La vogue en fut si grande, qu’elle entraîna l’imitation directe des personnages mis en scène ; on sait l’histoire de cette société de seigneurs et dames d’Allemagne qui s’était formée en académie champêtre à l’instar des bergers de d’Urfé, et j’ai à peine besoin de rappeler que l’hôtel de Rambouillet, sanctuaire de beau langage et de nobles mœurs, fut chez nous une académie d’un genre analogue. Notons en outre que ce succès fut obtenu sur un des publics les plus lettrés, les plus raffinés, les plus autorisés à être dédaigneux qu’il y ait eu au monde, car il était tout fraîchement sorti de ce XVIe siècle si bien fait par l’abondance et la force de ses œuvres pour former des connaisseurs difficiles, et c’était celui-là même qui à ce moment faisait la fortune du Don Quichotte en Espagne, applaudissait les dernières œuvres de Shakspeare en Angleterre, avait vu mourir le Tasse en Italie, et allait demain acclamer Corneille en France. L’engouement passa, la célébrité persista ; pendant deux siècles, l’Astrée n’a rien perdu de son renom. Les esprits les plus divers et les plus opposés ont également aimé ce roman ; Pélisson et Huet, l’évêque d’Avranches, en étaient enthousiastes (l’exemplaire dont je me sers pour composer ces pages est, par parenthèse, un de ceux qui ont appartenu au docte évêque), La Fontaine et Mme de Sévigné en raffolaient, Racine, sans en trop rien dire, l’a lue avec amour et profit, car sa diction ressemble par plus d’un point à celle de l’Astrée, surtout par une certaine molle fluidité et une certaine continuité de douceur, Marivaux l’a lue et en a profité plus certainement encore que Racine, car il se pourrait bien que ce fût là qu’il eût pris quelques-uns des secrets de sa subtile analyse et surtout ces mascarades et travestissemens de conditions qu’il aime à mettre en scène. Enfin Jean-Jacques Rousseau l’admirait tellement qu’il avouait l’avoir relue une fois chaque année pendant une grande partie de sa vie ; or, comme l’influence de Jean-Jacques sur les destinées de notre moderne littérature d’imagination a été prépondérante, il s’ensuit que le succès de l’Astrée s’est indirectement prolongé jusqu’à nos jours, et que Mme Sand par exemple, sans trop s’en douter probablement, dérive quelque peu de d’Urfé. Ce ne peut être une œuvre sans valeur sérieuse, le bon sens le dit assez, que celle qui sut plaire à un pareil public de grands et beaux esprits, de si diverses conditions et séparés par de si longs intervalles de temps.

L’origine du livre va nous en révéler d’abord la portée la plus directe. Dans toutes ces régions du Lyonnais et du Forez, du Velay et de l’Auvergne, la ligue n’eut pas de défenseurs plus énergiques que les d’Urfé ; mais de tous le plus ardent fut Honoré. Son frère aîné, Anne, s’était depuis longtemps remis en l’obéissance du roi, qu’Honoré tenait encore sous les drapeaux du jeune Nemours ; il fut un des acteurs principaux dans la résistance désespérée de Montbrison, une des dernières places qui se soient rendues à Henri IV. Lorsqu’il fallut enfin déposer les armes, Honoré eut à réfléchir assez tristement sur les conséquences de son énergie. Après l’ardeur qu’il avait dépensée au service de la ligue, il lui était difficile de rentrer en grâce auprès de Henri IV ; il n’essaya pas de conquérir la faveur royale, et se retira à la cour du duc de Savoie, dont il était par sa mère assez proche parent, ainsi que nous l’avons expliqué en résumant l’histoire de la famille. Quelques années plus tard, son frère Jacques, étant devenu le représentant de la maison d’Urfé, le mit en possession d’une partie des biens qu’ils tenaient du fait de leur mère dans la Bresse, alors province du duc de Savoie ? mais voilà que peu après la Bresse devient province française, et qu’Honoré se trouve, bon gré mal gré, sujet de Henri IV. Il est assez vraisemblable, bien que rien ne l’établisse d’une manière certaine, que cette circonstance eut une influence décisive sur sa conduite ultérieure, et qu’il songea dès lors sérieusement à effacer les souvenirs du passé. Le moyen qu’il employa fut aussi ingénieux que noble ; il rassembla et fondit au feu d’une imagination sensée, sereine et douce les souvenirs des lieux où il avait passé son enfance et sa jeunesse, les combina avec les histoires des vicissitudes de destinée que la fortune de la guerre et la tyrannie des passions avaient fait éprouver à tant de gens de sa connaissance, à commencer par lui-même, réunit le tout autour d’une héroïne au nom royalement emblématique, et le dédia à Henri IV. Jamais livre n’alla plus directement à son adresse. L’Astrée fut comme la première églogue de Virgile étendue en trois mille pages en l’honneur du règne réparateur d’Henri IV. Assis sous les hêtres de son château de Bresse, Honoré se prit à décrire, par le moyen d’une société rustique imaginaire, les douceurs de la paix, le bonheur de la vie cachée, les mélancolies des exilés, les erreurs de l’amour malavisé, les repentirs des ardeurs téméraires, le règne d’Astrée en un mot, déesse de clémence et de justice. Sur mille tons divers, ses bergers, ses nymphes et ses druides répétèrent et varièrent le fameux vers du poète :

O Melibee, Deus nobis hæc otia fecit ;


ils dirent combien Astrée est aimable et combien il est amer d’en vivre séparé, combien sa défaveur est fatale, mais comment cependant par constance d’amour son âme divine peut toujours être fléchie.

Astrée, c’est la monarchie de Henri IV, Céladon, c’est Honoré d’Urfé lui-même, les bergers qui entourent les deux amans, ce sont ses alliés, ses proches, ses amis, ses égaux de rang et de condition. Céladon, par désespoir d’avoir offensé Astrée, s’est jeté dans le Lignon, comme d’Urfé, par regret d’avoir offensé la monarchie, s’est exilé ; sauvé miraculeusement, il n’ose pas plus que d’Urfé solliciter son pardon, il rumine ses tristes rêveries dans des grottes sauvages, comme d’Urfé les siennes dans ses montagnes de Savoie, et quand il veut rentrer en grâce, il lui faut se rapprocher sous des travestissemens comme d’Urfé sous les déguisemens emblématiques du roman. Oh ! la lente et la longue, mais la noble, mais la délicate allégorie où l’âme élevée d’un gentilhomme s’exprime avec la diction irréprochable d’un lettré accompli ! Et cependant tandis que Céladon d’Urfé se morfond ainsi au sein d’une tristesse timide, ses amis et ses frères chantent les joies de leur condition ; ce n’est pas qu’eux aussi ils n’aient eu bien des peines, mais ils ne se les rappellent maintenant que pour s’en faire une joie en les racontant ; jour après jour, Céladon voit se dénouer des difficultés cruelles, se fermer des plaies cuisantes, lui seul reste empêtré dans ses obstacles et en proie à son mal. Si l’historien célèbre du Consulat et de l’empire a pu dire justement du Génie du christianisme de Chateaubriand qu’il restait attaché à l’œuvre religieuse du premier consul comme une frise sculptée à un monument, on peut bien plus justement encore dire que l’Astrée est indissolublement unie au règne réparateur de Henri IV, dont elle est l’apologie allégorique. En dehors de sa valeur littéraire, et à quelque rang que veuille le placer un goût injuste, le livre possède une importance historique de premier ordre qui défie tous les dédains, et que lui reconnaîtront à jamais tous les chercheurs intelligens des choses passées. D’Urfé n’y a pas exprimé seulement ses désirs et ses regrets, il y a peint en charmantes couleurs l’état moral de ses contemporains. Là revivent les dispositions et les vœux de la noblesse provinciale française au sortir du sanglant XVIe siècle. Ces bergers de l’Astrée qu’on a tant plaisantes sont en effet bergers plus qu’on ne le croit, car ce sont les gentilshommes campagnards de France revenus de la gloire et des magnificences des cours. Ils marquent cette soif du repos, ce dégoût de la lutte et des horreurs de la guerre, qui s’emparèrent alors de tout ce qui était modéré d’ambition et humain de cœur. Foin du métier de courtisan, disent-ils, et qu’il est plus économique d’obéir aux lois somptuaires du roi Henri, et de porter de modestes parures ; foin du métier de soldat, et qu’il vaut bien mieux être berger, traire avec Sully ces deux mamelles de la France, pâturage et labourage, et planter des mûriers avec Olivier de Serres !

Nul livre n’était mieux fait pour servir la politique de Henri IV, car nul n’était mieux conçu pour déconseiller les cœurs des fureurs de la guerre civile ; mais ce qu’il y a de très particulièrement piquant ici, c’est qu’il servait Henri IV par le moyen même de l’esprit qui lui avait été, qui lui était encore si contraire. Plus tard, sous Louis XIII, il vint un moment où le duc de Rohan, désespérant de la fortune de son parti et comprenant que le temps de l’ordre monarchique était arrivé, mit la main des protestans de France dans la main de Richelieu ; on peut dire d’Honoré d’Urfé qu’il fit le même raisonnement pour son parti, et que par l’Astrée il mettait la main des vieux ligueurs dans la main de Henri IV, et faisait sa soumission dans le langage même des ennemis du roi. Quel est en effet l’esprit du livre ? C’est celui même qui régnait alors dans les régions où il fut écrit. Bien que forésien de paysage et de souvenirs, il est savoisien et bressan d’inspiration et de talent, j’entends bien entendu savoisien du temps de saint François de Sales et bressan du temps de Camus, évêque de Belley. Avec sa sagacité imaginative si souvent admirable, Michelet, dans un chapitre trop écourté de son histoire de France, a rapproché naguère saint François de Sales et d’Urfé ; mais le rapprochement est beaucoup plus étroit qu’il ne l’a cru : il n’y a pas seulement analogie, il y a presque identité d’inspiration et de nature de talent entre l’Introduction à la vie dévote et l’Astrée. Le roman de d’Urfé est au fond un véritable manuel, ou, comme on aurait dit autrefois, un trésor de spiritualité politique à l’usage des courtisans, gentilshommes et gens de parti, comme l’introduction à la vie dévote est un trésor de spiritualité religieuse à l’usage des mondaines. « Croyez, Philotée, dit saint François de Sales, qu’une âme vigoureuse et constante peut vivre au monde sans recevoir aucune humeur mondaine. » — « Croyez, gentilshommes mes frères, dit Honoré d’Urfé, qu’une âme vigoureuse et constante peut vivre libre et indépendante sans révolte ni insubordination. » Tous deux présentent et recommandent l’amour comme principe, la constance comme moyen et l’ordre comme but. Les mêmes vertus qui font de Céladon l’amant parfait font le citoyen parfaitement honnête. Silence désormais à ces âmes altières qui ne veulent être libres que par la révolte, indépendantes que par l’orgueil, qui ne croient pouvoir faire preuve d’énergie qu’à force de férocité ! la plus véritable liberté est la volontaire obéissance, la plus sûre indépendance est celle qui résulte de la loyale soumission, la plus complète énergie est celle de la fidélité gardée avec une inébranlable constance. Céladon, Céladon, voilà quel est en tout et toujours le type de la perfection désirable. N’est-il pas en effet plus désirable d’être Céladon à la ferme modestie et à la vertueuse fidélité que d’être un Polémas à la férocité orgueilleuse ou un Hylas à l’immorale inconstance ? L’amour est le fondement des états, comme il est celui des familles, puisque nous avons vu par la sanglante expérience du siècle d’où nous échappons que le contraire de l’amour, qui est la haine, est la ruine des peuples : c’est donc à l’amour qu’il faut revenir en employant pour nous y ramener autant de constance que nous avons mis d’obstination à nous en tenir écartés et à suivre notre haine » car l’amour est te principe et la fin des choses, il engendre la justice, qui engendre la paix, qui engendre l’ordre, d’où naît le bonheur, lequel se résout en amour, et ainsi par constance à son principe l’âme se ramène à ce même principe, et parcourt un cercle ineffable où l’amour est la récompense des efforts aimans opérés par obéissance au moteur amour. Voilà la portée morale de l’Astrée, rarement on prêcha la paix sociale avec plus de finesse et de douceur.

Les contemporains écoutèrent avec ravissement, comprirent à peu près, et furent à demi convertis ; cette demi-conversion suffit à changer les mœurs. On le vit bien plus tard au refroidissement graduel des passions de guerre civile, qui est si sensible d’année en année entre le règne de Henri IV et la majorité, de Louis XIV. Quelle différence de chaleur entre les luttes de la ligue et celles de la minorité de Louis XIII, et entre ces dernières et la fronde ! Une coïncidence très curieuse à observer, c’est qu’à partir de l’apparition de l’Astrée l’anarchie se présenta sans principes moraux, comme pour justifier sans réserve la réprobation que lui infligeait la doctrine à demi platonicienne, à demi mystique de d’Urfé. La ligue avait eu au milieu de ses violences sauvages des principes moraux qui lui avaient servi d’excuse ; mais qu’est-ce que les troubles de la minorité de Louis XIII, sinon une anarchie capricieuse et décousue ? Cette absence absolue de principes fut très sensible lorsque, dans les années qui suivirent la mort d’Henri IV, on vit Polémas et Lygdamon, Clidamant et Alcidon reprendre les armes, qui à Sedan, qui à Poitiers, qui à Angers, qui en Dauphiné ou en Saintonge, coups de tête téméraires aboutissant à une série d’avortemens par l’absence de parti-pris, le défaut de concert et l’inconstance naturelle là où ne règne pas une forte passion : elle fut bien plus sensible plus tard encore sous la fronde, anarchie composée d’égoïsmes cherchant à se duper les uns les autres, et conduits par les seuls mobiles de l’intérêt. L’Astrée ne fut pas étrangère à ce résultat, car le succès, qui en fut de près d’un demi-siècle, eut cette qualité de lenteur qui fait les influences souveraines, et ce succès fut renouvelé et ravivé jusqu’à la mort de d’Urfé, arrivée en 1625, par les publications des parties ultérieures, qui parurent à longs intervalles de la première, l’une en 1616, l’autre en 1619. La partie de 1619 est curieuse par sa dédicace à Louis XIII, qui dans ces années qui suivirent la mort de Concini semblait vouloir prendre possession de lui-même. Dans cette dédicace, d’Urfé se plaît à remarquer que le nom de Loys s’écrit comme le mot lois, calembour significatif qui, rapproché du titre d’Astrée, suffirait à donner la clé du livre et à dévoiler la pensée de l’auteur. Cette pensée est bien toujours la même qu’il laissait transparaître dans la première partie, le règne nécessaire d’Astrée, c’est-à-dire de la justice appuyée sur les lois. Ici d’Urfé, parle à voix basse presque comme Richelieu va parler tout à l’heure à haute voix. Le règne d’Astrée a pu être arrêté, il peut être entravé encore, il ne peut-être empêché ; Céladon finira par se rapprocher de sa déesse, le berger n’en est pas à se rebuter pour quelques lenteurs de plus ou de moins. De fait l’Astrée, tant par son long succès que par la substance de sa doctrine et surtout par la manière rusée dont d’Urfé la présenta, fut un des plus admirables instrumens de l’établissement de l’ordre monarchique. Un instrument d’ordre monarchique ! certes ce n’était pas précisément ainsi que l’entendaient ses contemporains, car plus d’un seigneur et plus d’une héroïne parmi ceux et celles qui s’en laissèrent charmer n’avaient aucune répugnance à la guerre civile et à la révolte. Aussi est-il probable que, si d’Urfé leur eût prêché l’obéissance aussi ouvertement qu’il leur prêchait l’amour et la vie honnête, son livre n’aurait jamais obtenu un aussi long succès sur cet ombrageux et altier public ; mais l’auteur savait son monde, et c’est par l’amour qu’il les conquit à l’ordre. Tout fut gagné quand il eut réussi à leur prouver que la fidélité est une grâce, la constance une bravoure, et que la politesse exclut violence et orgueil. S’ils ne tenaient pas à être sujets fidèles, ils tenaient passionnément à être gracieux, braves et polis, et, en voulant n’être qu’aimables, ils apprirent à être soumis. Une vertu les fit glisser dans une autre, et, si tout à l’heure Louis XIV va trouver dans sa noblesse tant de serviteurs respectueux et dévoués, il les devra en partie au doux traquenard où d’Urfé sut si adroitement prendre les cœurs. D’ailleurs, lorsque le règne d’un livre est aussi long, il a le temps de changer les dispositions morales d’une société ; c’est ce qui arriva pour l’Astrée : au bout de trente ans, le roman avait acquis l’autorité d’une doctrine d’orthodoxie sociale, et cette orthodoxie avait créé son église, qui s’appela l’hôtel de Rambouillet, avait engendré ses docteurs de la loi, ses scribes commentateurs, ses prophétesses enthousiastes. Il n’y a pas de livre chez aucune nation qui démontre d’une manière plus certaine l’influence de la littérature sur les mœurs, car il n’y en a pas dont on suive aussi bien à découvert l’action et l’influence.

Cette doctrine de l’amour, dont d’Urfé donna leçon à ses contemporains, est très particulière et n’a pas été encore, que nous sachions, démêlée selon son importance. l’Astrée est un livre infiniment curieux en ce qu’il est la jonction de deux grands courans de doctrines, l’un descendant et ? à sa fin, l’autre montant et encore près de sa source. Là se trouvent condensés trois siècles de culture platonicienne combinés avec cinquante ans de ce mysticisme né au XVIe siècle, dans le sein du catholicisme, de l’appel à la réforme de la vie intérieure : c’est un livre que l’on peut dire à la fois platonicien et quiétiste ; sorti de la source lointaine de Pétrarque, il s’achemine vers les torrens de Mme Guyon. Ici encore la ressemblance avec saint François de Sales est tellement étroite que je suis porté à me demander si le grand druide Adamas, à la parole abondante et ornée, n’a pas été peint à l’image de l’aimable évêque de Genève lui-même. Toutefois il faut ici faire une réserve qui a son importance : dans ce mélange de platonisme et de mysticisme, la place du platonisme est la plus forte ; somme toute, et une fois toutes nuances notées (il y entre même encore quelque peu d’astrologie judiciaire), l’Astrée est un livre platonicien. L’amour est le tout de l’âme, car les âmes ont été faites à la ressemblance de Dieu, dont l’essence est amour ; l’amour est donc le principe de toute activité, de toute science et de toute vertu. La religion n’est qu’amour, puisqu’elle se rapporte à Dieu, et même lorsqu’il s’adresse à un être de chair et de sang, l’amour est encore une religion, tant il rapproche l’âme de sa perfection. En vérité, celui qui sait parfaitement aimer sait toute chose bonne et belle, ose toute chose bonne et belle, et se détourne du contraire par la vertu même de son amour. Contemplez Céladon : ce n’est qu’un berger mélancolique et timide ; mais parce qu’il est parfaitement amoureux, tous les dons de l’intelligence et toutes les vertus du cœur lui viennent par surcroît. Il courbe en berceaux les branches d’arbres pour élever à sa divinité un temple frais comme son cœur, il taille le bois et la pierre pour que ses yeux de chair puissent aussi contempler cette image qui leur est refusée et que son âme seule contemple, il dresse des autels, établit un culte, rédige un rituel d’amoureuse liturgie ; le voilà pour l’amour d’Astrée artiste, poète et prêtre. L’amour qui peut produire de tels miracles est le seul véritable, mais combien il est rare ! L’amour est un, et c’est pourquoi toutes les âmes vont vers lui d’une pente naturelle, comme les fleuves vers la mer ; mais, comme elles furent créées diverses, il s’en faut bien que leur cours soit toujours égal et direct. Jetées dans ce monde opaque, ignorantes du patron céleste sur lequel elles furent formées, et sans moyens certains de le reconnaître, elles vont à l’aventure, cherchant leur semblable, croient souvent la rencontrer et s’y attachent passionnément, mais cessent bientôt d’aimer lorsque leur erreur leur devient sensible, ou bien la rencontrent en réalité, mais ne sont pas aimées cependant, parce que le patron divin qu’elles recherchent par divine sympathie se trouve en elles trop imparfaitement taillé pour que l’âme sœur le reconnaisse d’emblée. De là toutes ces variétés imparfaites de l’amour, qui donnent quelquefois le change pendant un certain temps, mais dont aucune ne connaît la durée et qui laissent toutes subsister l’égoïsme des amans. L’amour véritable se reconnaît à deux signes authentiques, la constance et l’oubli de soi. Lorsque l’âme a trouvé sa semblable, la révélation d’aucune erreur n’étant possible, l’amour ne peut prendre fin, et l’âme s’absorbe et se confond en cette semblable au point de ne pouvoir démêler sa vie propre de la sienne. Voulez-vous savoir à quel point l’amour porte l’âme hors d’elle-même, allez au pays de Forez consulter la fontaine de la Vérité d’amour. Lorsqu’un amant veut savoir s’il est aimé, il va se mirer dans la fontaine, et la première image qu’il y voit n’est pas la sienne, c’est celle de la personne qu’il aime, ce qui s’explique, puisque l’âme de l’amant est changée par l’amour en l’âme de celle qu’il aime. Ainsi Clidamant en se regardant dans la fontaine y voit Silvie, parce que son âme est changée en Silvie, et n’est plus en lui par conséquent, mais il ne s’y voit pas parce que Silvie n’est pas changée en Clidamant. L’amour véritable est celui de Céladon pour Astrée, parce que sa soumission profonde indique que le don de soi et l’oubli de soi sont aussi complets que possible ; il veut ce que veut Astrée, parce qu’il n’a de vie que par elle, il ne se dispense pas d’aimer à cause de ses rigueurs pas plus que le chrétien ne se dispense d’implorer Dieu parce qu’il éprouve sa sévérité, ou qu’il ne sent pas en lui la grâce divine. L’amour n’est donc qu’obéissance et abandon de soi, et nous voilà tout doucement poussés vers la doctrine quiétiste de l’absorption de l’âme en la substance de l’être aimé.

En somme, l’amour parfait tel que d’Urfé le représente en Céladon ressemble singulièrement à une dévotion ; aussi n’est-on point surpris d’apprendre que parmi les si nombreuses actions qu’exerça son influence, une des plus immédiates fut la création du roman dévot. Les bouquets de fleurs mêlées que lia en bottes si énormes le bon Camus, évêque de Belley, pour l’agrément des âmes dévotes, ont été cueillis dans les prés des bergers de l’Astrée bien plutôt que dans ces jardins du Saint-Esprit d’où saint François de Sales lira la matière de ses bouquets spirituels, composés à l’instar de la bouquetière Glycera. Nous avons sur ce point le témoignage formel de l’évêque Camus ; il nous apprend que ce fut sur le conseil même d’Honoré d’Urfé qu’il ouvrit les écluses de cette abondance que trois cents volumes ne suffirent pas à tarir.

Quant à toutes ces variétés, soit moins parfaites, soit même défectueuses de l’amour, avec quelle vigueur et quelle souplesse à la fois d’Urfé a su les saisir et les peindre, imitant avec une adresse souvent incomparable le tour propre à chacune d’elles, subtil avec l’amour de Sylvandre, noblement platonicien avec l’amour de Tircis, orageux et violent avec l’amour de Damon et de Madonthe, véhément et énergique avec l’amour italien de Chryséide et d’Arimant, brutalement sensuel et presque bestial avec l’amour de Valentinian et d’Eudoxie, gai et spirituellement cynique avec les amours volages et inconstans d’Hylas ! il y a dans ce livre, qu’on lit si peu aujourd’hui, telles nouvelles qui sont de purs chefs-d’œuvre, et valent les romans les plus renommés des époques qui ont suivi, celle de Damon et de Madonthe par exemple, ou celle de Chryséide et d’Arimant. La réputation de mignardise et de bel esprit quintessencié qu’on a faite à d’Urfé est aussi légère qu’injuste, il suffit pour s’en convaincre de lire quelques-unes de ses nouvelles. Quel romancier a jamais été plus énergique que d’Urfé lorsqu’il peignit la ténébreuse figure de Lériane, et qui mit jamais mieux en relief les noirs artifices du monde ? Quelle plume réaliste a jamais osé un personnage plus brutal que l’eunuque Héracle ? Quel maître en l’art de conter a su jamais conduire un récit avec plus de plaisante humeur et d’ironique enjouement qu’il ne s’en trouve dans l’histoire d’Hylas ? Très divers et très énergique à l’occasion dans la peinture des caractères, d’Urfé n’est pas davantage quintessencié et précieux dans son style. C’est un style d’une bonne venue et d’un courant toujours égal, limpide, un peu lent sans doute, mais sans tortuosités ni obscurités, sans recherches laborieuses d’expression ni raffinement mièvre. Il n’y a pas de livre plus clair ; et plus coulant, et ce mérite de clarté est d’autant plus grand que le sujet porte sur les choses les plus obscures et les plus fuyantes qu’il y ait au monde, à savoir les secrets mouvemens de l’âme dans la passion profonde et fine entre toutes, celle de l’amour. D’Urfé dit simplement des choses fort subtiles, et souvent, pendant mes lectures de l’Astrée, il m’a rappelé ces accoucheurs adroits qui devinent la position de l’enfant, vont le chercher avec une agilité de doigts admirable, et le tirent au jour avec une délicatesse de toucher qui n’offense pas ses faibles membres.

Que de choses nous aurions à dire encore, si nous pouvions examiner plus, longuement et plus minutieusement ce livre ! Qu’il nous suffise d’en avoir montré l’esprit et l’importance historique, et résumons-nous d’un mot en disant que, si notre littérature des derniers siècles nous a transmis des livres d’une composition plus parfaite, elle ne nous en a transmis aucun qui ait joué un rôle plus considérable, et auquel se rattache une rénovation sociale et littéraire plus complète.


ÉMILE MONTÉGUT.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Antoine de La Mure, Généalogie de la maison d’Urfé.
  3. Jacques était le second des frères par ordre de primogéniture, et Honoré n’était que le cinquième.
  4. Ce berceau féodal était le château d’Urfé, près de Saint-Just en Chevalet, dont les ruines sont célèbres.