Impressions de voyage et d’art - Belgique et Hollande/01

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Impressions de voyage et d’art - Belgique et Hollande
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 956-980).
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IMPRESSIONS DE VOYAGE
ET D’ART.

Je rassemble ici quelques impressions et quelques souvenirs d’une excursion de six semaines en Belgique et en Hollande. La littérature de voyage est une des modes de notre temps, et nous devons à cette mode quelques chefs-d’œuvre et nombre de récits agréables; cependant il est un défaut que je voudrais rencontrer plus rarement dans les productions qu’elle enfante. Ce défaut, c’est le désir d’être trop complets, qui semble tourmenter outre mesure nos modernes voyageurs. Eh! qu’importe qu’ils soient incomplets, pourvu que leurs observations portent la marque de leur propre personnalité? A la vérité on peut bien, en quelques semaines, voir par les yeux du corps et même de l’intelligence tous les trésors que contient un pays; mais les sentir tous également bien est chose impossible, les forces de l’esprit et celles du corps n’y suffisent pas, car la contemplation est de tous les plaisirs le plus difficile à prolonger et le plus épuisant. Il est possible à toutes les heures de la journée de se rendre compte du sujet, de la composition, des qualités techniques et de métier d’une œuvre d’art, de rassembler et de grouper les circonstances historiques qui ont présidé à sa formation, ou au milieu desquelles elle s’est produite; mais plus rares sont les heureuses minutes où, sous l’influence de l’admiration et de la sympathie, nous découvrons qu’elle répond à quelque chose qui est en nous, où notre vie et la sienne s’associent, où en même temps que nous pénétrons dans ses profondeurs cachées, elle de son côté semble aussi pénétrer en nous et nous découvrir des sentimens que nous n’y soupçonnions pas. Voulez-vous savoir si vous avez vraiment compris une œuvre d’art, posez-vous toujours cette question : au moment où j’ai cru découvrir son secret, ai-je senti qu’elle m’arrachait quelqu’un des miens? Si vous pouvez répondre oui, vous l’avez comprise; si vous répondez non, son secret vous est resté fermé, ou bien elle correspond à quelque chose que la nature n’a pas mis en vous, ou que l’expérience ne vous a pas encore donné. Or je vous le demande, combien de ces heures bénies peut-on rencontrer dans un de nos rapides voyages modernes? Pour moi, j’avoue, sans faux respect humain, que ces heures sont toujours rares, et que je ne considère point comme conquises à mon intelligence toutes les choses sur lesquelles mes yeux se sont arrêtés. Combien j’envie le privilège de ceux qui n’ont pas à faire un aussi humiliant aveu, et qui peuvent oser dire : J’ai tout vu, et non pas tout regardé! Leur attention n’a donc jamais été lassée? Leurs yeux n’ont donc jamais été distraits? Le souvenir tout palpitant encore du chef-d’œuvre qu’ils venaient de quitter n’a donc jamais contrarié chez eux l’intelligence du nouveau chef-d’œuvre devant lequel ils venaient se placer? Il n’y a donc jamais eu en eux conflit de sentimens et d’admirations? Leur imagination est donc toujours prête, et lorsqu’ils l’ont appelée pour les aider dans quelque évocation morale ou quelque résurrection historique, ils ne l’ont jamais trouvée sortie? Voilà une imagination bien sédentaire et qui ne mérite guère son nom traditionnel de folle du logis. La mienne est plus rebelle, j’en conviens, ce qui est d’une bien grande ingratitude, car elle est de toutes nos conseillères intimes celle que j’aimerais le plus à consulter à toute heure, et dont j’aimerais le mieux écouter les leçons.

Cette courte préface a pour but de prévenir ceux de nos lecteurs qui arrêteront les yeux sur ces pages qu’ils ne doivent y chercher que des impressions d’une nature purement personnelle. Tant pis si les œuvres dont je les entretiendrai sont de nature diverse ou même si contraire qu’il serait impossible de les grouper systématiquement ensemble. J’ai toujours considéré que la première chose qu’un écrivain devait à son lecteur, c’était sa personnalité, et c’est pourquoi, me taisant sur les choses que j’ai vues seulement, je me bornerai à celles que j’ai senties plus ou moins vivement, et qui ont accru en moi à quelques rares minutes le plaisir d’exister.


I. — GASPARD DE CRAYER.

Le musée de Bruxelles est le premier que l’on visite quand on passe de France en Belgique, et cela est vraiment heureux pour lui, car il paraîtrait bien insignifiant et bien pâle, si on le visitait après le musée d’Anvers, l’église de Saint-Bavon de Gand et l’hôpital de Saint-Jean de Bruges. Cependant il mérite que le curieux lui consacre une longue demi-journée de son temps, car c’est là qu’il fera pour la première fois connaissance intime avec un artiste dont nous ne possédons que de trop rares échantillons, et qui est pour nous singulièrement attachant et sympathique, l’intelligent, le chaste Gaspard de Crayer.

Bien qu’il ait été contemporain de Rubens et de Van Dyck, et que sa mort ait précédé d’une dizaine d’années celle de Jordaens, on peut considérer Gaspard de Crayer comme le dernier représentant non-seulement de l’école d’Anvers, mais de la peinture flamande tout entière. Le sentiment pathétique qui avait soutenu toute la peinture des Flandres depuis son origine dit avec lui son dernier mot; avec lui, on touche à ces extrêmes frontières, après lesquelles l’inspiration change nécessairement de nature, comme le paysage change de physionomie lorsqu’on passe d’un pays dans un autre. La meilleure méthode pour dire ce qu’il fut, c’est de le mettre en contraste avec ces deux autres grands peintres issus de Rubens, qui furent ses émules et ses rivaux, et qui ont été plus heureux que lui devant la gloire et la postérité, et ici admirons combien universelle est l’inspiration du vrai génie, comme elle sait féconder les natures les plus diverses, les aptitudes les plus contraires, et, pour tout dire, les âmes les plus ennemies.

Van Dyck, Jordaens, Gaspard de Crayer, sont trois fleurs splendides écloses autour du tronc de Rubens; toutes trois ont bu la même sève puissante, mais que leurs couleurs, leurs formes et leurs parfums diffèrent! Quelle ressemblance y avait-il donc entre l’âme élégante de Van Dyck, l’âme robuste et vulgaire de Jordaens et l’âme laborieuse et chercheuse de Gaspard de Crayer, pour que la même inspiration pût donner l’essor à leurs talents? C’est que les hommes de génie souverain comme Rubens ont en eux un si riche mélange qu’ils sont semblables à la nature, qui, avec les mêmes élémens inégalement distribués, alimente la vie chez les tempéramens les plus opposés. Le charmant Van Dyck, d’une âme élégante comme son corps, a absorbé les élémens les plus nobles de Rubens, la magnificence et la puissance pathétique; mais comme cette âme avait, en vertu même de son essence, un besoin suprême d’élévation, comme elle était dominée avant tout par l’aspiration vers tout ce qui était haut, et trahissait ainsi une certaine faiblesse, — les hommes tout à fait supérieurs ne connaissent pas l’aspiration, car leur nature est en parfait équilibre, et ils ne peuvent monter plus haut qu’eux-mêmes, — il a féminisé, pour ainsi dire, cette puissance pathétique par crainte d’être vulgaire, et, à force de vouloir ne lui rien faire exprimer qui ne fût conforme à la noblesse, il l’a dépouillée d’une partie de sa vigueur. Certes il est bien touchant ce Stabat mater dolorosa qu’il a chanté avec l’instrument du pinceau et la gamme des couleurs; cette élégie peinte qu’il a refaite toute sa vie sans se lasser, vous la rencontrerez partout sur votre route, à Malines, à Anvers, à Gand, à Bruges, toujours attendrissante, et vous laissant dans un trouble délicieux, composé d’angoisse pour la douleur qu’elle vous exprime, et d’allégresse pour le ravissement qu’inspire toujours un noble spectacle; mais que nous sommes loin de la puissance pathétique de Rubens! Ce ne sont pas de douces larmes que ce dernier appelle au bord de vos yeux, et ce n’est pas un trouble délicieux qu’il vous fait ressentir; ce sont vos larmes les plus amères qu’il vous arrache, ce sont les puissances mêmes de la vie qu’il révolte en vous. Votre nature fait explosion, les sanglots montent du fond de votre poitrine et vous étreignent la gorge; vous faites effort pour ne pas éclater devant les inconnus qui sont à vos côtés et qui sont étrangers peut-être à ces émotions, et vous détournez la tête, incapable de supporter le degré d’angoisse qu’inspirent des spectacles comme la Descente de croix, le Christ entre les deux larrons et ce terrible Christ à la paille, dernier mot de la peinture comme expression, car au-delà commence le rôle de la parole et du drame. C’est au spectacle inverse que Jordaens nous fait assister; de même que Van Dyck n’a pu absorber que les atomes les plus nobles du riche mélange de Rubens, Jordaens n’a pu absorber que ses atomes les plus terrestres. Il lui a pris l’éclat, le mouvement, le sentiment populaire, la fougue physique, le sentiment de la réalité; mais, comme sa nature n’est que force, elle a pour ainsi dire vulgarisé tous ses emprunts. Cette réalité de Rubens, en passant chez lui, est devenue trivialité, cette fougue physique est devenue cynisme, ce sentiment populaire est devenu populacier. Tous ces élémens robustes, qui chez Rubens engendraient la parfaite santé, maintenaient l’équilibre de la nature et empêchaient les qualités plus hautes de s’affadir en mignardises ou; de s’évaporer en vaines aspirations, engendrent chez Jordaens une pléthore de vie qui est une véritable maladie, et qui étouffe sous son poids tout germe noble. Rubens vit de la réalité, Jordaens en crève. Fort différent de ces deux hommes remarquables est le bon et sage Gaspard de Crayer. Il est certains tempéramens délicats et débiles qui ne peuvent absorber les élémens les plus salubres qu’à doses homœopathiques, que les calmans pris en quantité ordinaire affaiblissent, que les toniques pris en quantité modérée enivrent. Gaspard de Crayer était de ceux-là. Élevé à une autre école que celle de Rubens, il a ressenti sa forte influence, et il lui a cédé avec une docilité et en même temps une modération qui témoignent d’une singulière intelligence. Il a pris de Rubens ce qu’il en pouvait prendre, ni plus ni moins, sans que sa personnalité dévoyât ou fût écrasée; éclectiquement, comme l’abeille compose son miel, il a extrait de toutes les qualités du maître juste ce qu’il en fallait pour servir de remède et de correctif à sa propre nature. C’est Rubens qui a réchauffé d’un feu doux ses conceptions, qui sans lui auraient été trop tièdes; c’est lui qui a donné du ton à ses pensées, qui dans leur délicatesse auraient paru souvent malingres; c’est Rubens, en un mot, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui a stimulé son sang pur, mais sans vivacité, et fait monter le vermillon à ses joues trop pâles. C’était un génie un peu valétudinaire que Gaspard de Crayer, et il est permis de croire que sans l’influence de Rubens, réduit à ses propres ressources et à l’influence de son maître Van Coxcie, l’élève des Italiens, il eût souvent manqué des moyens de mettre en saillie ses qualités fines et rares; mais jamais grand homme ne fut le médecin d’un plus intéressant malade.

Gaspard de Crayer se sépare de tous les autres peintres de l’école flamande de cette glorieuse période par le caractère propre de son inspiration. L’inspiration des peintres flamands de cette période est une inspiration toute de nature et de tempérament, que l’on pourrait appeler physique, si ce mot n’était pas une espèce de calomnie pour désigner une opération où l’être vivant de l’homme est tout entier engagé. Ils peignent de fougue, d’un jet spontané et libre, où les esprits de la chair ont autant de part que ceux de l’âme. Malgré sa constante noblesse. Van Dyck lui-même ne fait pas exception à cet égard, et, s’il fait à beaucoup l’illusion de chercher plus particulièrement que ses maîtres ou ses rivaux ses inspirations ailleurs que dans le bouillonnement intérieur de la vie, c’est tout simplement qu’il traduit une nature composée d’élémens plus exclusivement fins et nobles. Au fond il peint avec sa chair tout autant qu’un Jordaens; seulement sa chair, fine et belle, animée d’émotions qui correspondent à ses qualités, est une manière d’âme? tandis que la chair de Jordaens, lourde et brutale, est une manière de robuste limon. Mais le bon Gaspard de Crayer n’avait pas cette force de nature, et sa seule inspiratrice était la faculté abstraite de l’intelligence, qui sera toujours dans les arts une muse secondaire. Tout ce qu’il a peint porte le cachet d’une méditation patiente, d’un labeur curieux et prolongé, d’un choix arrêté après de longs tâtonnemens, d’un triage scrupuleux de pensées et de sentimens. Infinis sont les soins qu’il a pris pour varier les sujets traditionnels usés par tant de magnifiques peintures, pour en faire sortir des œuvres qui fussent bien réellement siennes, pour ne rappeler en rien ses rivaux et ses maîtres. À ces précautions et à ces soins, il a dépensé une intelligence tout à fait rare. Nul peintre n’a mis plus d’idées dans ses tableaux; on peut dire qu’il y en a mis une par chaque coup de pinceau. Il résulte de cette extrême abondance d’idées une conséquence des plus singulières : ses tableaux manquent d’inspiration centrale et se composent d’épisodes. C’est que l’inspiration centrale n’existe que dans les œuvres qui sont nées d’un jet spontané, parce qu’alors la force de la nature entraîne dans un Ilot général les idées accessoires, et les fait toutes converger vers le sentiment principal dont elles dépendent; mais, lorsque l’artiste a recours à la seule intelligence, faculté qui ne sait que diviser et dissoudre, chacune de ces idées accessoires prend une importance égoïste : la méditation ne peut s’en détacher qu’après les avoir successivement exprimées dans leur intégrité ; elle ne croit les avoir jamais exactement rendues, et au milieu de cet excès de scrupule l’artiste oublie son but principal, et l’unité de son œuvre est perdue.

Je veux prendre un exemple, un seul, pour montrer l’originalité propre à ce talent, et je choisirai pour cela un tableau qui n’est pas estimé parmi ses plus belles œuvres, mais qui, selon moi, a le mérite de découvrir plus clairement qu’aucun autre ses qualités et ses défauts. Parmi les treize toiles de Gaspard de Crayer que renferme le musée de Bruxelles, il en est une qui représente un martyre, celui de saint Blaise, je crois. Le simple bon sens indique que le personnage central du tableau doit être le martyr, et que c’est dans ce personnage qu’il faudra chercher l’unité de l’inspiration. Crayer y a incontestablement pensé, mais il s’est trouvé que par la faute de son intelligence curieuse et scrupuleuse il s’est arrêté trop longtemps à un de ses personnages secondaires, si bien que l’intérêt de son tableau a été déplacé, et doit être cherché non dans le saint, mais dans un de ses bourreaux. C’est une merveille d’intelligence que le personnage de ce bourreau: mais alors Gaspard de Crayer aurait dû débaptiser son tableau, et l’appeler non le Martyre de saint Blaise, mais un Miracle de la grâce, ou, pour prendre un titre plus purement philosophique, le Triomphe de la nature. Le saint est debout, attaché à une sorte de poteau, les yeux levés au ciel avec une expression de religieuse ferveur. Un des bourreaux est à genoux à ses pieds, qu’il a liés et qu’il martyrise; il fait son horrible besogne avec indifférence et impassibilité, car, ne voyant pas le visage du saint, rien ne le trouble et ne l’émeut. Il n’en est pas ainsi du bourreau qui est en train d’écorcher le bras gauche du saint. C’est une figure de Flamand roux qui en temps ordinaire doit être fort bestiale, mais que la circonstance fait rayonner des meilleures émotions de l’humanité. Ses regards sont tournés vers le martyr, il voit sa douceur, sa résignation, sa piété, et son cœur s’émeut. La bonté se lève sur ce visage à l’état d’aube; l’attendrissement n’a pas éclaté, il pointe seulement ; la sensibilité éveillée jette une faible lumière; les yeux ne pleurent pas, mais ils se revêtent de ce brillant voile humide qui est l’indice physique des émotions contenues. La grâce opère visiblement, mais elle n’est qu’au début de son aurore, car cette transformation de la nature n’est pas encore assez avancée pour lui faire abandonner son sinistre devoir. Il en résulte dans l’esprit du spectateur une sorte de point d’interrogation qui crée l’émotion la plus irritante qu’on puisse ressentir. Ce personnage se convertira-t-il? Dans tout autre tableau, on ne songerait pas à se poser une question aussi oiseuse; mais comme, par suite du soin avec lequel Crayer l’a étudié, le bourreau est devenu, à l’insu du peintre, le personnage principal, et que c’est sur lui que se porte notre sympathie, on se retire mécontent de l’émotion indéfinie, incomplète, qu’il donne. Tel est l’intérêt des toiles de Gaspard de Crayer, le peintre chez lequel on peut le mieux étudier peut-être le charme et la faiblesse des talens qui se composent d’intelligence.

Mais tous ceux qui ont une tendance au dilettantisme aiment Gaspard de Crayer malgré ses défauts et à cause même de ces défauts. Quand nous avons dépassé un certain degré de culture, ce qui nous charme dans les arts, ce sont moins les qualités saillantes et incontestables que les détails et les nuances, saisissables seulement pour ceux qui, dans les mystères de l’intelligence, se sont élevés au grade de rose-croix. En poésie par exemple, nous tirons notre plaisir de la coupe d’un poème plutôt que du sentiment qu’il exprime; en musique, nous faisons grâce à un morceau pour une demi-mesure qui s’y trouve enclavée, et que nous voudrions entendre répéter indéfiniment en dispensant le musicien de ce qui la précède et de ce qui la suit. Tel est le plaisir fin et rare que Gaspard de Crayer fait éprouver. Je ne puis lui trouver d’analogue dans le domaine des différens arts que le musicien Mendelssohn. Comme Mendelssohn, il demande son inspiration à l’intelligence; comme lui, il est tout en nuances, en intentions, en détails, en idées détachées; comme lui, il est sage, fin, scrupuleux, et, pour que la ressemblance soit plus étroite encore, leur situation d’artistes a été la même. Tous deux sont venus à la fin d’une grande période d’art, tous deux ont ressenti les mêmes difficultés et ont eu besoin des mêmes efforts.

Lorsque dans le cours d’un grand mouvement d’art on voit apparaître des hommes comme Gaspard de Crayer et Mendelssohn, on peut se tenir pour sûr que ce mouvement est achevé. Grands artistes venus quelques instans trop tard, leur rôle est celui de glaneurs sur un champ complètement moissonné. Studieusement ils ramassent les épis tombés inaperçus des moissonneurs qui ont précédé, ou dédaignés par eux dans la fougue de leur travail. Cependant ces épis appartenaient à la riche moisson qui a été récoltée; c’est la même paille, le même grain. Aussi celui qui contemple leur gerbe à distance peut-il aisément les confondre avec leurs prédécesseurs; mais ce n’est là qu’une illusion. Ce sont des puissances et des facultés autrement hautes que l’intelligence, qui donnent naissance aux grandes époques d’art; c’est le travail des siècles arrivé à maturité, c’est l’esprit universel qui, trop longtemps errant et muet, demande à se fixer et à parler, et qui s’abat sur d’innocens interprètes, heureuses victimes passives qui expriment des pensées plus grandes qu’elles-mêmes; c’est la vie générale contenue dans de nobles individualités qui arrive à faire explosion. Ame universelle des choses, souffle errant dans l’infini, instinct obscur et à l’insaisissable travail, voilà les véritables promoteurs des grands mouvemens d’art, et non la chétive intelligence aux combinaisons lentes et peu sûres. Cependant des hommes comme un Gaspard de Crayer ou un Mendelssohn sont encore de très grands artistes, parce que leur intelligence ne cherche pas ses ressources en elle seule, et qu’elle s’applique surtout à découvrir et à utiliser les miettes dédaignées du riche banquet dont ils voient la fin; mais quand enfin ces miettes ont disparu, quand l’intelligence est réduite à ses propres ressources, quand l’artiste se trouve en face de sa propre individualité, ah! quel isolement, quelle indigence, quels efforts! Alors commence le régime des académies, des écoles, des systèmes; bien de nobles personnalités apparaissent encore, mais elles n’ont d’autre loi qu’elles-mêmes et ne répondent qu’à elles-mêmes. L’âme universelle a trouvé satisfaction, et, passant d’un pays à un autre, elle laisse à l’état de nain le pauvre groupe d’hommes que par ses dons acceptés avec inconscience elle avait un moment rempli d’orgueil et exalté jusqu’à se croire un peuple de géans. Allah! Dieu seul est grand !

Des artistes comme Gaspard de Crayer marquent une transition en même temps qu’ils marquent un achèvement. Je disais en commençant qu’ils indiquent que l’inspiration change de nature, comme en voyage on est averti qu’on change de pays par la différence de plus en plus tranchée de la physionomie du paysage. Quand on regarde Crayer, quoiqu’on se sente bien en Flandre, il semble cependant que l’on approche de la France. Et en effet savez-vous bien qui l’on trouve en Gaspard de Crayer, quand, le dépouillant de la riche influence de Rubens, de sa douce couleur, des trouvailles pittoresques qu’il doit à l’émulation ou à l’imitation ingénieuse, de cet appétit plus ou moins vif de beauté que ne peut manquer de ressentir un artiste qui a vécu dans un tel milieu, on le réduit à sa propre individualité? Eh bien! on trouve un frère de Philippe de Champaigne, Flamand comme lui, mais nôtre par le génie. Par sa sagesse, son bon sens, son intelligence, son art de composition, son austérité, Gaspard de Crayer marque la transition de la Flandre à la France, à laquelle passe alors pour un temps trop court le sceptre du grand art.

Maintenant, si vous voulez vous dispenser d’étudier Gaspard de Crayer, et si vous voulez l’admirer d’emblée dans toute sa perfection, allez à Gand dans l’église de Saint-Michel, asseyez-vous dans la chapelle de Sainte-Catherine, qui se trouve juste en face de la chapelle où, de l’autre côté de la nef, est suspendu l’admirable Christ mourant de Van Dyck, et contemplez-y pendant une heure la charmante Assomption de cet intéressant artiste.


II. — JEAN STEEN.

Il y a dans notre nature plus de contrastes encore que Shakspeare lui-même n’en a noté. Vous est-il jamais arrivé par exemple de n’être préoccupé que de pensées nobles lorsque vous marchiez vers la satisfaction d’une curiosité qui n’avait rien de commun avec la noblesse? Notre visite à la riche galerie du duc d’Arenberg à Bruxelles nous a fait connaître un contraste de ce genre. Que de souvenirs nous assaillaient pendant notre voyage à cet hôtel d’aspect si grave et si imposant! Nous pensions au Sanglier des Ardennes, au Quentin Durward de Walter Scott, au Massacre de l’évêque de Liège de Delacroix, à notre chroniqueur Fleuranges; nous pensions surtout à l’homme noble de fait comme de nom qui forma cette galerie, et qui eut l’insigne honneur et l’insigne humanité de comprendre et d’aimer le grand Mirabeau insulté par ses pairs. Et pourquoi allions-nous visiter cette noble maison, s’il vous plaît? Pour contempler les Noces de Cana de Jean Steen, œuvre capitale du plus licencieux des peintres, car c’est surtout cette curiosité que nous tenions à satisfaire.

Cette galerie, composée avec un goût exquis, ne contient presque que des toiles de premier choix, et pourrait être regardée comme le véritable musée de Bruxelles, si elle n’était consacrée presque exclusivement aux peintres hollandais et aux petits Flamands. Cependant il s’y rencontre plus d’une œuvre faite pour éveiller des pensées plus grandes que celles qui naissent devant un Jean Steen ou ses émules, et dans le nombre nous ne devons pas oublier une petite toile qui nous intéresse particulièrement, nous Français. Nous voulons parler d’un portrait de la reine Marie-Antoinette à la veille de sa décapitation, peint par un brave peintre du nom de Kokarski. Il avait fait le portrait de la reine dans ses jours heureux, et bien des années après, pendant ses stations de garde national au Temple, il eut l’adresse de dérober au temps à la course vertigineuse l’image dernière de celle qui allait être emportée. — Après la révolution, l’existence de ce portrait vint à la connaissance du duc d’Arenberg, et l’homme qui avait fait le plus sérieux effort qu’on ait tenté pour sauver la monarchie française, par le rapprochement de Mirabeau et de Marie-Antoinette, voulut acquérir l’image dernière de celle qu’il avait essayé de sauver de l’orage alors qu’il portait encore le nom et le titre de comte de La Marck. Ce portrait a manqué à l’exposition des souvenirs de Marie-Antoinette organisée l’an dernier au Petit-Trianon, et c’est vraiment dommage : les organisateurs de cette exposition n’en avaient-ils donc pas connaissance, ou bien le détenteur actuel de ce portrait a-t-il eu la cruauté de nous le refuser pour quelques jours? Ce portrait vérifie et consacre plusieurs des détails que la tradition nous a transmis sur la personne de la reine à la veille de sa décapitation. Voilà bien en effet le costume sous lequel on nous a raconté qu’elle était allée à l’échafaud, le simple bonnet, le fichu de coton blanc, la robe de laine noire, voilà bien la chevelure prématurément blanchie; mais les ravages de la douleur n’ont pas poussé plus loin leur triomphe, et le portrait est curieux en ce qu’il constate que la tête que Marie-Antoinette livra au bourreau avait conservé sa beauté non moins que sa fierté. Ce visage est étonnamment grave et fort; il s’y lit de la tristesse, aucun accablement, aucune déchéance intérieure. L’âme auquel ce visage sert d’interprète porte le poids de la fatalité, mais elle le porte avec une noblesse où l’aisance s’allie à la vigueur... Nous devions saluer ce portrait au passage, puisque le hasard l’a mis sur notre chemin; mais un sujet plus bas nous réclame, et nous ne pouvons nous attarder.

Puisque me voilà devant une des toiles capitales de Jean Steen, je profiterai de cette occasion pour rassembler en un seul tout les impressions éparses que j’ai ressenties devant les tableaux de cet artiste tant en Flandre qu’en Hollande. Comme Jean Steen est peu connu chez nous, et que le vaste public n’a pas eu l’occasion de donner son verdict sur le mérite de ce peintre, sa renommée est encore livrée à la controverse parmi les rares personnes qui ont pu voir ses tableaux. Il a ses détracteurs et ses enthousiastes, et, chose curieuse, les uns et les autres ont également raison. Jean Steen est en même temps un très grand artiste et un peintre secondaire. Son coloris est sans grand caractère et la plupart du temps sans charme, sauf dans quelques parties de la Fête aux huîtres de La Haye, et dans le ravissant petit tableau de la Jeune fille malade du musée Van der Hoop; pour la vigueur du faire, la finesse du rendu, la conscience patiente de l’exécution, il est bien loin de tous ces petits grands maîtres qui s’appellent Van Ostade, Mieris, Metzu, Gérard Dow. Pour de l’esprit, il en a beaucoup, il n’en a pas plus néanmoins qu’un Adrien Brauwer par exemple, et surtout il l’a moins franc et moins naturel. Jean Steen manque absolument de simplicité, ce qui est étrange, étant donnés les sujets vulgaires qu’il traite; il est singulièrement compliqué, entortillé, quelquefois même alambiqué. Il sous-entend souvent des espèces de symboles et des idées d’une philosophie douteuse sous ses scènes de débauche et ses charges bouffonnes; cependant c’est un très grand artiste malgré tous ces défauts, car nul peintre hollandais ne possède à ce point la poésie des sujets qu’il traite, et n’a saisi à ce point, toute palpitante, toute chaude de ses basses émotions, l’âme vivante de la canaille dont il a transporté sur sa toile le bestial emportement.

A quoi pensait donc le pauvre Henri Heine, me suis-je écrié intérieurement, une fois devant un tableau de Steen, lorsque dans une de ses fantaisies il entonnait un hymne à cet artiste comme au peintre des joies de la vie et des brillantes sensualités? Lui, Jean Steen, un apôtre de cette fameuse réhabilitation de la chair dont il fut tant question après juillet 1830! Mais au contraire ses tableaux semblent faits exprès pour rendre à toute âme un peu délicate le même service que les aristocratiques Spartiates demandaient aux ilotes. Cependant, en réfléchissant un peu, on voit très bien ce qui a séduit et égaré Henri Heine : c’est précisément cette force poétique que nous indiquions tout à l’heure comme le grand mérite de Jean Steen. Eh quoi! direz-vous, il peut y avoir de la poésie dans ce qui est franchement ignoble? Eh! mon Dieu, oui, car la poésie est partout où la vie se rencontre avec intensité. Le troupeau de pourceaux que Jésus anima des démons qu’il avait tirés du corps du possédé fut certainement poétique un moment, pendant qu’il courait se précipiter dans la mer. Les voyez-vous, les immondes animaux, stimulés par l’éperon intérieur du diable, s’abandonnant à une course vertigineuse que n’égalèrent jamais les fantasias arabes les plus effrénées ? Entendez-vous la formidable musique de leurs grognemens? Voyez-vous ce suicide en masse qu’ils exécutent par le fait d’une force qui leur est inconnue, comme des victimes de la fatalité antique? C’est une semblable poésie qui distingue le troupeau de pourceaux humains que nous montre Jean Steen.

Tous ceux qui ont habité la Hollande s’accordent à déclarer que ce peuple d’apparence impassible et flegmatique, qui semble alourdi et assagi par l’excès de la lymphe, est de tous les peuples celui qui se rue au plaisir avec le plus brutal empressement. C’est cette frénésie que nous montre Jean Steen, mieux que Téniers, mieux que Van Ostade, mieux que Brauwer lui-même, car il met dans ses tableaux toute la fougue que ses rivaux ne connaissent pas, — sauf Brauwer, et encore chez Brauwer il y a plus de tapage que de fougue, — et il fait fi de la décence relative que les autres n’oublient jamais. Dans leurs scènes les plus basses en effet, les autres Hollandais ne perdent jamais une certaine réserve, soit qu’ils aient été retenus par une sorte de puritanisme imposé par la société générale, soit que la patience et la lenteur de leur art, amoureux du rendu à l’excès, ait glacé cette spontanéité qui peut seule exprimer la fougue : leur trivialité est inoffensive; ils peuvent offenser le bon goût, la délicatesse, le sentiment de l’élégance, ils n’offensent pas le sens moral. Prenez Téniers, par exemple, dans quelqu’une de ces fêtes de village qu’il a si souvent reproduites; c’est une basse idylle que vous contemplez, mais enfin ce n’est qu’une idylle. Téniers, il est vrai, peut paraître un exemple mal choisi, car de même que sa couleur et sa touche proviennent de Rubens, le peuple qu’il a montré buvant et chantant est le bon, le docile peuple flamand, et non le peuple hollandais, le plus carrément indépendant qu’il y ait peut-être sur ce globe. Prenez Van Ostade en ce cas, examinez-le dans ses scènes populaires si remarquables et comme perfection de peinture et comme réalité d’observation, par exemple dans ces deux perles inimitables du musée de La Haye, l’Extérieur et l’Intérieur d’une chaumière ; certes ce ne sont pas des mœurs bien relevées qu’on y contemple, mais rien n’y choque le sens moral : tout ce qu’on observe de plus mauvais sur les visages de ces paysans, c’est une certaine âme âpre, dure, calleuse, que ne peuvent voiler ni les fumées de l’ivresse, ni les joies de la sociabilité, l’âme d’un peuple tout entier à des pensées de gain, et qui épie les biens matériels de ce monde d’un regard plus attentif qu’aucun autre. Prenez encore ce vaurien si spirituel d’Adrien Brauwer; la galerie d’Arenberg contient un excellent spécimen des sujets qu’il affectionne. Deux vieux magots ayant bu trop de bière se sont pris aux cheveux en dépit de leur âge, et se cassent leurs brocs sur la tête avec une vivacité sénile des plus amusantes : ce sont des gens à mettre au violon et à renvoyer ensuite à leurs familles; mais le scandale qu’ils donnent n’est pas grand. Gaîtés de tapageurs, de buveurs, de fumeurs, Adrien Brauwer, le plus débraillé de tous ces peintres, ne sort pas de là; ce sont mœurs fort bruyantes, mais après tout inoffensives. Quant à ces autres maîtres exquis dans leur trivialité, un Gérard Dow, un Miéris, je n’ai pas besoin de dire combien ils sont honnêtes et réservés.

Jean Steen est bien autre chose. — Il peint avec cette même verve abondante en images avec laquelle les poissardes invectivent. Voyez-le par exemple dans ce petit tableau du musée d’Anvers, une Noce de village, où il a reproduit le cancan de l’ancienne canaille hollandaise avec une souplesse de vie vraiment admirable. C’est une noce de riches paysans ou plutôt de demi-bourgeois, et tous les serviteurs de la ferme s’en donnent à cœur-joie dans la cuisine où, selon l’antique coutume, le repas de noce a été servi. Pour laisser place à leurs ébats, on a relégué dans un coin la table des époux, où trône une blonde mariée d’une gentillesse insignifiante, mais la seule personne décente de cette société. Quel quadrille échevelé! Il faut aller au bal masqué de l’Opéra pour en trouver un pareil. Et cette frénésie ne respecte ni le sexe ni l’âge. Au milieu de ces personnages, il en est un qui se fait remarquer plus particulièrement par une certaine allure traînante, une manière d’étendre la jambe, de laisser pendre le bras, de plier la hanche, d’imprimer au corps une certaine molle attitude, qui font autant d’honneur à la souplesse du pinceau de Steen que peu d’honneur à son gai compère, car ce compère est un vieillard. Dans un coin de la salle, un mirliflore de village, placé au pied d’un escalier qu’il s’apprête à monter, cligne de l’œil à une servante à laquelle il a visiblement besoin de dire deux mots, et celle-ci, en fille bien apprise, s’empresse de dépêcher sa besogne afin de ne pas faire attendre ce si beau monsieur. Quelquefois on ne sait pourquoi ni comment cette verve atteint aux effets bouffons les plus puissans. Le musée de Bruxelles contient de cette verve un spécimen qu’on ne peut contempler sans un éclat de rire. Une grosse commère assise dans une cabane sourit à un jeune gars, pêcheur de son état sans doute, qui lui montre un beau poisson qu’il vient de prendre. Or cette capture rend le gars si fier qu’il en danse sur un pied en tirant à la bonne femme une langue longue de deux pouces. Ce qu’il y a d’esprit dans l’expression de cette jovialité saugrenue est incroyable. Cependant il y a un tiers dans cette scène, un personnage méphistophélique dont les traits rappellent ceux de notre romancier C..., — si C..., par parenthèse, a vu les tableaux de Jean Steen, il doit beaucoup les aimer, — et ce personnage, de sa main étendue en éventail sur la pointe de son nez prise comme base de sa grotesque opération, fait successivement la nique aux deux autres avec un sourire d’un machiavélisme dont la bêtise ne laisse rien à désirer. C’est évidemment un malin qui en pense plus long qu’il n’en dit; mais que diable pense-t-il? La réunion de ces trois variétés de la bêtise produit un effet comique dont il est fort difficile de se rendre compte, mais qui est incontestable.

Ce personnage méphistophélique du tableau de Bruxelles se rencontre fréquemment dans les toiles de Steen, et toujours avec le même visage, des traits maigres et allongés, un grand nez, un œil luisant, clignotant ou démesurément ouvert, et une sorte de sourire bêtement vicieux. Tel est le malin du tableau que nous venons de citer, le mirliflore de la noce d’Anvers, et un certain fantôme équivoque qui figure dans une des toiles de la Trippenhuys d’Amsterdam, la Fête de saint Nicolas, sujet qu’il affectionne, car il l’a varié plusieurs fois[1]. C’est le jour de la fête de saint Nicolas, et la mère de famille distribue à ses enfans les récompenses remises pour eux par le patron du jour. Dans le nombre, il se trouve un gentil marmot qui n’a pas été sage, et le saint n’a rien remis pour lui. Il pleure à chaudes larmes; mais qu’il se console, la Saint-Nicolas ne se passera peut-être pas sans apporter quelque cadeau, car dans le fond, tout près de l’alcôve, se dresse un grand diable de fantôme, de sexe indéfinissable, qui pourtant a forme féminine, et ce fantôme montre discrètement à l’enfant une belle pièce ronde. Qu’est-ce que ce fantôme qu’on n’ose pas trop interroger? Est-ce une grand’mère? Elle est d’aspect bien singulier. Est-ce Astaroth en personne? Il est bien déplacé dans cette scène de famille. Ce Méphistophélès est évidemment un symbole, car ce grotesque Steen a des prétentions à la satire morale. Il a une philosophie, et il l’a exprimée plusieurs fois, notamment dans un certain tableau qui se trouve au musée de La Haye et qui s’intitule, selon les livrets, soit la Fête aux huîtres, soit le Tableau de la vie. Cette philosophie est d’une portée médiocre, car voici l’image singulière sous laquelle Steen s’est représenté la vie humaine. Il paraît que chacun de nous a une huître à faire avaler et qu’il passe son temps à chercher qui l’avalera. La société est figurée dans ce tableau sous la forme d’une immense salle de taverne hollandaise, où compères et commères de toute condition, les uns en vêtemens populaires, les autres en beaux pourpoints et en robes d’étoffes précieuses, sont occupés à débattre les conditions de leur précieux marché. Eh bien! et quand l’huître est avalée, la vie est-elle close? En ce cas, elle est moins qu’une des bulles de savon que souffle ce jeune gars placé dans le grenier, bulles qui symbolisent sans doute le néant de notre existence. On voit que la philosophie de Jean Steen ne vaut pas sa verve.

On a comparé Steen à Hogarth. Il y a en effet quelques ressemblances entre eux; mais l’analogie n’est que superficielle. Hogarth est toujours moral, quelque sujet qu’il traite; Steen ne l’est jamais. Hogarth, esprit autrement profond que Steen, a toute la philosophie que celui-ci n’a pas; mais en revanche Hogarth, malgré son génie d’observation comique, reste toujours prosaïque, tandis que l’esprit de poésie circule constamment dans les ruisseaux de Steen, quelque boueux qu’ils soient. Non, Steen se rattache à une tout autre famille de talens, et, quand nous les aurons nommés, le lecteur comprendra tout de suite pourquoi nous insistons sur le don poétique de ce peintre, et quel est le genre de poésie que présentent ses ouvrages. Ses vrais confrères dans les arts, c’est Callot, c’est Goya; dans la littérature, ce sont les picaresques espagnols, et, chose qui surprendra peut-être un peu, Hoffmann. Qu’il possède le même genre de verve cynique, le même comique débraillé, le même pittoresque sans scrupule que nous admirons chez les picaresques espagnols, cela n’a pas besoin d’être démontré après l’analyse que nous avons faite de quelques-uns de ses tableaux. Ne tenez compte que de la ressemblance des formes d’esprit et de talent, établissez la différence naturelle qui doit exister entre la chaude Espagne et la blafarde Hollande, et vous qui avez vu Steen, dites si jamais picaresque espagnol a mis plus de franchise dans l’expression de l’ignoble que n’en a mis le peintre dans la scène d’ivresse que l’on voit au musée Van der Hoop. Une fille bestialement jolie est étendue ivre-morte sur le banc d’une échoppe ou d’un cabaret; dans la même auge, tout près d’elle, un vieillard vaincu par le même démon de l’orge et du houblon est couché tout de son long. C’est le dernier degré de l’ignominie, mais toute la lourdeur du sommeil de l’ivresse est dans ce morceau de boue animée que les trompettes du jugement ne réveilleraient pas.

Ce n’est pas seulement dans cette franchise et cette fougue cyniques que consiste la poésie de Jean Steen. Chez lui comme chez les artistes dont nous avons cité les noms, plus encore que chez eux peut-être, la réalité la plus basse conduit aux visions fantastiques les plus grimaçantes, et la vulgarité engendre l’hallucination. C’est que comme eux il a remarqué que nos actions les plus communes étaient déterminées par le jeu de secrets ressorts qui font partie de l’organisme même de notre être. Ce sont ces esprits vitaux qui circulent invisibles à travers les actes les plus repoussans de la vie humaine qu’il fait suinter pour ainsi dire des pores de ses personnages. Comme Goya et Hoffmann, il a remarqué avec quelle complaisance la réalité, loin de proscrire le rêve et la vision, leur ouvre au contraire la porte toute grande par le branle singulier que certains de ses détails impriment à l’imagination. Un nez d’une forme excentrique, l’aboiement d’un chien, le cri d’un perroquet, une paire de bras trop longs, une taille ramassée en boule ou allongée en peuplier, détails assez insignifians par eux-mêmes, deviennent facilement le point de départ d’une série de combinaisons fantasques et chimériques par la provocation qu’ils exercent sur l’imagination. Léonard de Vinci donnait à ses élèves le conseil singulier de chercher des élémens de figures et de paysages dans les taches de pluie des vieux murs, les salissures des plafonds, les formes des nuages. Un Goya, un Gallot, un Jean Steen, un Quevedo, un Hoffmann, nous disent de même : Voulez-vous peindre des tableaux ou écrire des contes fantasques, observez attentivement les nez bossus, les verrues excentriquement placées, les bouches mal fendues, que vous rencontrerez, et vous y trouverez le point de départ des combinaisons les plus comiques. Et voilà en quoi consiste la poésie de Jean Steen, c’est dans cet art d’utiliser la réalité au profit de l’imagination ; seul il possède ce caractère parmi les peintres hollandais, qui luttent au contraire de toute la puissance de leur art pour ne pas obéir à ces provocations de la réalité, même quand ils dessinent leurs caricatures les plus outrées. Je recommanderai volontiers à ceux qui voudraient se rendre compte de cet art particulier à Jean Steen l’examen d’un petit tableau du musée de La Haye où il a représenté un idiot bossu, bancroche, brèche-dent, qui porte des poulets entre ses bras dans une basse cour; ce n’est pas un de ses bons tableaux, mais c’est le meilleur exemple que l’on puisse donner pour faire comprendre le caractère de ce fantastique tiré directement de la réalité, car là il se laisse saisir nettement, tandis que dans tous les autres il est finement dissimulé.

Tel est Jean Steen, artiste vulgaire et vivant, esprit médiocre et vrai poète. Cependant la règle la plus générale souffre des exceptions, et Steen n’est point tout entier dans l’ignoble et le grotesque. Une ou deux fois il a eu du charme, entre autres dans le ravissant petit tableau du musée Van der Hoop où est représentée une jeune fille recevant la visite de son médecin. Quel est son mal? On ne sait, mais elle en guérira sans doute, car elle écoute de l’air de la personne la plus rassurée sur son sort. Plusieurs fois il a eu de la bonhomie et de la gaîté décente lorsqu’il s’est peint dans des repas de famille entouré de ses amis. Enfin une fois il a été sérieux autant qu’un homme comme lui pouvait l’être dans les Noces de Cana du musée d’Arenberg. Ce tableau a du mouvement et de la vie: mais il n’y faut point chercher, bien entendu, la suave austérité du Nouveau-Testament. Cela dit, nous ne pouvons partager l’avis de quelques critiques sur la bouffonnerie de ces Noces et l’anachronisme commis par Steen en plaçant la scène dans une taverne hollandaise. Steen a fait ce qu’avaient fait avant lui des hommes autrement grands, Rubens et Véronèse. Véronèse, vivant à Venise, a donné aux Noces de Cana le milieu splendide d’un palais de marbre, les convives les plus choisis et les plus magnifiquement vêtus; Steen, vivant en Hollande, leur a donné le milieu d’une salle de kermesse ornée de ces guirlandes de feuillage qui font d’ordinaire la parure de ces boutiques de gaufres drapées de blanc et de rouge que l’on rencontre dans les faubourgs des villes hollandaises; mais au fond les Noces de Cana ne sont pas plus mal placées dans une taverne hollandaise que dans un palais vénitien, elles y sont même mieux placées, car il est plus probable qu’elles se passèrent dans un logis modeste que dans une habitation somptueuse. Les convives aussi ne durent pas beaucoup différer par la condition de ceux de Jean Steen, et il n’y a rien de choquant ni de contraire à l’orthodoxie à penser que le miracle de l’eau changée en vin fut accueilli par des hourras d’enthousiasme pareils à ceux que peuvent pousser et que poussent en effet tous les braves gens sans belles manières qui se bousculent autour de Jésus. Ce tableau est l’œuvre capitale de Steen en ce sens qu’il est l’effort le plus réellement sérieux qu’il ait tenté; mais nous sommes souvent trahis par nos bonnes intentions, et cette œuvre très louable, qui ne peut soutenir la comparaison avec les scènes analogues sorties du pinceau des maîtres illustres, a moins fait pour la gloire de Jean Steen que ses drôleries si souvent révoltantes.


III. — MUSÉE WIERTZ.

Tous ceux qui s’intéressent à l’art, et surtout aux questions qu’il soulève, devront bien se garder de quitter Bruxelles sans rendre une longue visite à l’atelier du peintre Antoine Wiertz, aujourd’hui transformé en musée. C’est un spectacle plein d’enseignemens, et qui rappellera aux artistes les prodigieux efforts qui leur sont commandés, en même temps que les obstacles contre lesquels ils viendront se heurter, s’ils se trompent sur la vraie mission de leur art, et s’ils ont le noble, mais imprudent entêtement d’être. plus fidèles à la voie qu’ils se sont tracée qu’aux conditions de la nature, royale personne qui ne tient compte de la puissance toute républicaine de la volonté humaine qu’autant que cette volonté est conforme à ses lois.

Nous n’avons pas à apprendre à nos lecteurs quels furent la vie courageuse et les efforts d’Antoine Wiertz. Un savant professeur de l’université de Liège dont l’œil est ouvert sur bien des choses, M. Emile de Laveleye, s’est ici même chargé de ce soin, et il l’a fait avec la compétence naturelle d’un compatriote de Rubens et d’un homme qui vit dans le voisinage de tant de belles œuvres[2]. Nous partageons toute son estime pour le caractère dont une telle vie fait preuve, pour cette volonté constante de maintenir l’art à une grande hauteur; mais nous lui demanderons la permission de laisser notre admiration un peu en-deçà de la sienne. Le musée Wiertz est bien curieux et bien instructif, mais il est curieux et instructif surtout en ce qu’il enseigne ce qu’il faut éviter plutôt que ce qu’il faut imiter. Antoine Wiertz avait engagé un combat dans lequel il ne devait pas, il ne pouvait pas triompher. Grandes furent ses erreurs; heureusement pour sa mémoire, l’histoire des hérésies célèbres fait partie de l’histoire de la vérité, et pour cette raison Wiertz est certain d’occuper une place considérable dans l’art de son temps. Wiertz professait sur la nature et le but de l’art une opinion que nous avons vue trop souvent adoptée dans notre siècle, et qui a dévoyé plus ou moins bien des artistes éminens, mais jamais au point où elle l’a égaré. Cette opinion, très logique en apparence, très erronée en réalité, c’est que l’art est capable de servir de véhicule aux idées abstraites, et qu’il peut jouer le rôle d’initiateur philosophique. A première réflexion, rien de plus raisonnable que cette opinion; mais, dès qu’on insiste et qu’on la creuse, l’illusion se dissipe, et l’on découvre qu’elle est juste à l’opposé de la réalité. Cette opinion est cependant très difficile à détruire, car elle repose sur un sophisme involontaire engendré par la confusion presque inévitable que l’esprit de presque tous les hommes établit entre la vérité abstraite et la vérité réalisée, entre les idées qui sont encore à l’état métaphysique et les idées qui ont pris corps,

La plupart de ceux qui se sont aperçus des résultats désastreux pour l’artiste qu’engendrait cette opinion se sont placés à l’extrême opposé, et ont alors assigné pour but à l’art la seule beauté. Ils ont prêché à l’artiste l’évangile de l’indifférence morale; l’erreur est moindre, cependant c’est encore une erreur. Dans les conditions que la nature a faites aux arts plastiques, la vérité et la beauté se confondent nécessairement, parce que, si l’artiste obéit docilement à ces conditions, la vérité ne viendra le trouver que lorsqu’elle sera revêtue de beauté. Dire que la vérité n’est pas le but de l’art serait donc faux; mais quelle est cette vérité, et surtout a quel état la prenez-vous? Avez-vous compté tous les états que traversent les idées avant de devenir sensibles et de régir nos destinées? D’abord à l’état métaphysique pur, leur première incarnation est le verbe, la parole. Tant qu’elles sont dans cet état, elles n’ont point de corps saisissable, et, filles directes de la pensée, elles ne s’adressent qu’à la pensée. Un nouvel effort se produit, et les idées, s’imposant à ceux qui les ont conçues et acceptées deviennent la règle de conduite de leurs actions. Elles ne sont pas encore sensibles, mais elles sont déjà visibles aux yeux humains par leurs effets. Peu à peu par la contagion de l’exemple elles se propagent, et en se propageant elles acquièrent une puissance de durée qui leur permet de revêtir un nouveau corps, l’habitude, d’où naissent les mœurs. Lorsqu’une fois elles ont passé dans les mœurs, tout caractère abstrait a disparu d’elles, elles font partie désormais de la création extérieure. Eh bien! dans lequel de ces états les idées philosophiques se prêteront-elles le plus docilement aux désirs de l’artiste?

La vérité non incarnée, non encore connue et acceptée, la vérité à l’état métaphysique dans son essence pure, ne convient pas à l’artiste, et cela, on peut le démontrer par une sorte de truisme ou de vérité de M. de La Palisse qui est absolument irréfutable. L’artiste a besoin d’un corps pour réaliser sa pensée, il ne montre pas les choses en essence, il ne montre que leur enveloppe; s’il veut par exemple représenter la vérité, il devra de toute nécessité peindre une belle femme toute nue, en sorte que par suite de la fatalité de son art, au moment où il veut dire une chose, il est obligé d’en montrer une autre, sinon contraire, au moins fort différente. C’était la vérité qu’il voulait peindre, et ce qu’il a présenté fatalement, c’est d’abord la beauté. Les arts plastiques sont donc pour les idées pures le plus détestable des véhicules, car ils les laissent en chemin, absolument, — qu’on nous passe la vulgarité de cette comparaison, — comme un conducteur de diligence qui, au moment où il croirait emmener certains voyageurs, en emmènerait d’autres que ceux qui sont écrits sur sa feuille de route. La vérité a des véhicules pour chacun des états que nous avons nommés, et son véhicule, lorsqu’elle est encore à l’état abstrait, c’est la parole, corps immatériel parfaitement approprié à une abstraction, qui ne l’écrase, ne l’étouffé, ni ne la fausse, mais qui, sous son enveloppe aérienne, la laisse apparaître avec clarté, et qui, afin de modérer sa vitesse naturelle et de rendre cette fugitive visible un instant aux yeux humains, attache à ses ailes ce poids léger des mots qui assure à sa course au moins la lenteur relative de l’éclair.

Cette nécessité où ils sont de donner un corps à des choses qui n’en ont pas encore rend donc les arts plastiques absolument impuissans comme instrumens de propagande politique, philosophique, sociale. Ces idées nouvelles dont il s’agit de fonder l’empire, comment les représenter aux yeux, puisque les yeux ne les ont pas encore vues? Comment les rendre sensibles au cœur, puisqu’elles ne rappellent aucun souvenir et ne sont associées à aucune habitude? Alors il arrive de deux choses l’une, ou bien que l’artiste a recours à l’allégorie, dont l’expérience des siècles a montré la froide impuissance même entre les mains des plus grands hommes, même avec le secours de la parole, ou bien qu’il doit se résigner à exprimer ces idées encore à l’état de devenir au moyen des symboles consacrés de ce passé qu’elles prétendent remplacer. Ce dernier moyen est le plus raisonnable, mais il est encore bien incertain, et combien il est choquant! Par exemple, s’il s’agit d’exprimer la justice des modernes idées de liberté et d’égalité, l’artiste aura recours aux symboles chrétiens et à l’histoire du christianisme; c’est ce parti que Wiertz a suivi la plupart du temps. Ainsi, au moment même où il prétend exprimer des idées à leur naissance ou en voie de formation, l’artiste ne peut le faire qu’au moyen de cette vérité dès longtemps réalisée et familière aux cœurs des hommes. Rien ne prouve mieux que ce fait l’impuissance des arts plastiques comme instrumens de ce que nous nommons progrès.

Voilà pourquoi les arts plastiques, quand ils ne s’adressent pas directement à la nature extérieure ou au monde présent, c’est-à-dire quand ils ne se renferment pas exclusivement dans le paysage, les natures mortes, les peintures d’animaux ou la peinture de genre, sont forcément rétrospectifs. Ils ont besoin d’un corps pour exprimer des conceptions d’essence intellectuelle, et ce corps, la vérité réalisée, c’est-à-dire associée aux mœurs de l’homme et vivant de la même vie que lui, peut seule la leur donner. De là une nouvelle nécessité pour l’artiste : c’est qu’il faut qu’il y ait un rapport harmonique entre ses conceptions et la tradition, c’est que quelle que soit la hardiesse de ses pensées, il doit accepter dans une certaine mesure cette vérité réalisée, car elle ne peut se prêter également à l’expression de toutes les idées. C’est par une intelligence instinctive de l’opinion que nous émettons ici que nos artistes contemporains, fils d’un siècle de doute, se sont détournés de la peinture historique, c’est-à-dire de celle qui exprime des conceptions intellectuelles, et qu’ils se sont jetés de préférence dans la peinture de genre et le paysage : ils ont eu, et ils ont raison.

Un seul art peut dans une certaine mesure exprimer ces idées d’avenir, qui, pareilles à des esprits en peine, gémissent pour avoir un corps, infantum gemitus in limine primo. Cet art est la musique, parce qu’il lui est donné de satisfaire pleinement l’esprit par la suggestion non de ce qui est, mais de ce qui peut être. Le désir et la rêverie créent un état de bonheur parfaitement déterminé, et cependant ils ne s’adressent à rien de certain. C’est sur ces facultés d’aspiration qu’agit la musique : comme elles et par leur moyen, elle nous satisfait en nous donnant le sentiment de ce qui est possible, et elle n’a pas besoin de dénaturer les idées en les traduisant en actes, et en leur donnant un corps qui fut celui dont le temps revêtit d’autres idées.

C’est pour n’avoir pas compris ces limites nécessaires de son art que Wiertz a lutté toute sa vie afin de réaliser un but qui réclamait d’autres instrumens. On l’aurait probablement blessé, si on lui eût dit que les feuilles volantes de l’Indépendance belge ou de tout autre journal servaient beaucoup plus qu’il ne pourrait jamais la servir par ses toiles la cause de la démocratie et du progrès, et cependant rien n’eût été plus vrai. Une de ses toiles les plus absurdes comme conception est intitulée Rien n’est impossible à l’homme. Eh bien! cette toile est la réfutation la plus directe de ce qu’elle prétend prouver, et par suite du système de Wiertz tout entier. Eh ! si, il y a quelque chose d’impossible à l’homme, c’est de forcer la peinture à dire que rien ne lui est impossible d’une manière claire et immédiatement intelligible. Je défie qui que ce soit de comprendre ce sujet, y consacrât-il sa vie, sans avoir recours au livret. Regardez, et dites-moi ce que vous voyez. J’entends d’ici votre réponse; je vois des acrobates d’une habileté consommée qui font tourner en l’air des boules dorées, et qui tournent dans l’espace en même temps qu’elles. Grands dieux, quelle étrange fantaisie est-ce donc là? Fort heureusement, pendant que vous vous creusez la tête pour comprendre, vous avez pour vous consoler de vos peines la contemplation de ce joli corps de femme qui reporte votre imagination vers Rubens, et qui témoigne d’une étude intelligente et fructueuse de ce grand artiste; mais enfin cette contemplation a un terme, et vous continuez à ne pas savoir ce que l’artiste a voulu dire. Enfin vous avez recours au livret, et au moyen de l’explication qu’il vous donne vous arrivez à comprendre que ces acrobates sont les puissances de l’âme humaine, que ces boules sont les sphères célestes, et que le tout veut dire que l’homme va toucher les astres par la pensée, et n’est qu’une traduction humanitaire du sic ilur ad astra adressée comme encouragement aux générations de l’avenir.

Cette toile est bien l’expression de l’état d’esprit dans lequel Wiertz semble avoir passé toute sa vie, rêvant d’aller décrocher les sphères, et retombant à terre dès qu’il avait atteint les hauteurs d’un troisième étage faute de support. C’est là ce qui s’appelle partir de la rue Saint-Denis pour conquérir le monde et arriver aux Batignolles. La vérité est que le principe de ces erreurs est un immense entêtement, et qu’au fond de ces conceptions trop souvent confuses, fréquemment incertaines et toujours discutables, il se cache un orgueil de Titan. Sans s’en douter, Wiertz n’a fait autre chose dans ces toiles démesurées que tracer le portrait de cet orgueil, et écrire avec le pinceau une sorte d’interminable autobiographie.

Mais l’esprit de système a une tyrannie qui lui est propre, et quand on a le malheur de lui rester fidèle, son poids, loin de s’alléger avec les années, devient toujours plus accablant. Des natures autrement douées que Wiertz, un Goethe, un Beethoven, n’y ont pas pas résisté. L’esprit de système engage le talent dans une voie si particulière qu’au bout d’un certain temps on doit forcément perdre de vue la nature et dépasser le domaine de la vie. Le second Wilhem Meister est encore intelligible, comparez-le au premier cependant, et demandez-vous où Goethe serait allé, si, avançant toujours dans la même route, il en avait ajouté un troisième au second. Ainsi de Wiertz ; par une progression insensible, il était arrivé à dépasser non-seulement toutes les limites de son art, mais encore toutes les limites du sens commun. On peut conseiller la visite de cette galerie à ceux qui veulent savoir où peut mener un point de départ erroné. On commence par des œuvres comme la Mort de Patrocle, au milieu de la route on atteint pour point culminant des œuvres comme le Triomphe du Christ, et on arrive par pentes insensibles à des œuvres comme les Visions d’une tête coupée, et l’État de l’âme après la mort, véritables accès de délire d’un esprit qui a péché contre la vie et la nature, et que la vie et la nature punissent en se retirant de lui. Je veux dire un mot de ces toiles, dont M. de Laveleye n’a point parlé.

L’état d’orgueil est un état de fièvre, et doit produire nécessairement les mêmes effets que la fièvre, c’est-à-dire pervertir Ses sensations normales et les rendre douloureuses. C’est ce qui semble être arrivé à Wiertz. L’effort soutenu, la surexcitation morale qu’exigeait le but qu’il poursuivait avec cet entêtement, avaient fini par engendrer un état maladif habituel. On s’en aperçoit aux rêves désordonnés, sanglans, hystériques, véritables visions d’agonisant qui bat la campagne, dont les dernières années de sa vie ont été obsédées. Ces œuvres sont à la fois insensées et puériles. Voulez-vous savoir ce qu’est l’état de l’âme un quart d’heure après la mort ? Eh bien ! figurez-vous un bolide ou mieux une étoile filante qui remonte l’espace en ligne droite. Il faut entendre en un double sens ce mot d’étoile filante, car cette âme météorique file à mesure qu’elle monte une sorte de matière laiteuse, comme les vers à soie laissent des traînées de leur substance lorsqu’ils sont mûrs pour le cocon. Cette matière figure les atomes terrestres qui sont restés attachés à l’âme et qui tombent à mesure qu’elle s’éloigne du corps. Vous représentez-vous l’intéressant et intelligible tableau que cela compose ? Mais ce n’est rien à côté du tableau où il a voulu exprimer les diverses périodes qui s’écoulent entre le temps de la décapitation et la cessation définitive de la vie. Le tableau est divisé en trois compartimens : dans le premier, la vie est complète encore, et la tête coupée voit tout distinctement, l’échafaud et la foule. Dans le second, la vision du monde extérieur persiste, mais est devenue confuse, tout tourne comme dans le vertige ou le début de l’évanouissement ; enfin dans le troisième, la tête voit, quoi ? un immense feu d’artifice, des flammes du Bengale, des chandelles romaines, des fusées, des étoiles qui éclatent. C’est la vie qui en se retirant fait jaillir en éclaboussures fantasquement colorées les dernières sensations. Ces rêves lugubres et sanglans semblent indiquer un principe de folie sombre, et Wiertz en a d’autres encore, de nature fort contraire et qui se rapportent à l’état d’hystérie. La peinture de Wiertz a de grandes prétentions à la morale; mais il la fait défendre souvent par un certain cynisme flamand qui l’outrage au moment même où elle prétend la venger. Adrien Brauwer a peint autrefois la réception d’une sorcière; Wiertz a eu l’idée moins heureuse de nous représenter une sorcière expérimentée, qui a de nombreuses années de pratique, et dont les visites au sabbat ne se comptent plus. C’est pour le sabbat qu’elle s’apprête visiblement à partir, son inénarrable posture ne permet pas à cet égard le moindre doute. Bien plus inénarrable encore est le tableau qui porte pour titre l’Amorce de l’amour, et qui est bien la plus étrange bucolique qu’on ait jamais osé imaginer. Derrière un buisson, l’enfant Amour;... mais je laisse à qui le voudra prendre le soin difficile de faire comprendre ce tableau dont Wiertz a augmenté le nombre déjà si considérable des idylles où figure l’amour. Nous avions l’Amour malade, l’Amour piqué par une abeille, l’Amour blessé de ses propres flèches, l’Amour mouillé; mais sous quel titre ingénieux désigner l’amour inventé par Wiertz? Heureusement le peintre a une qualité qui sauve en partie toutes ces tristes inventions, c’est qu’il ne perd jamais de vue le sentiment de la beauté. Cette sorcière aux chairs molles, aux couleurs couperosées, si repoussante qu’elle soit, vient en droite ligne de Rubens; il en vient aussi directement, l’enfant de cette idylle que nous n’osons nommer. Dans un tableau énigmatiquement intitulé En famille, le peintre a représenté une jeune fille, le corps penché hors d’une fenêtre, et présentant à un personnage qu’on ne voit pas le sélam d’une rose; il y a de la grâce dans cette tête qui sourit d’une manière un peu banale. Le plus remarquable de ces tableaux qu’on pourrait appeler les tableaux de genre de Wiertz est celui que le livret nomme la Belle Rosine. Une jeune fille dans la fleur de l’adolescence, d’une taille svelte, d’une beauté fine et cependant un peu vulgaire, est debout devant une table, et sur cette table est placé un mignon squelette; ce sont les petits os qui servent de charpente à son frêle corps. Cette traduction du célèbre passage d’Hamlet : « dis-lui qu’il faudra qu’elle en vienne à ce visage-là, » rappelle par le caractère moral la fantaisie lugubre d’Hogarth. C’est de beaucoup la plus acceptable des toiles où Wiertz s’est posé en vengeur de la morale.

Wiertz avait-il du génie? A mon avis, il en a eu deux fois en sa vie, dans les deux tableaux qui s’intitulent un Grand de la terre et la Chair à canon. Un grand de la terre est une page digne de Rabelais, grand éloge, mais qui est l’expression la plus exacte de la vérité. Un immense géant, Polyphème ou Garguantua, qui pourrait prendre les aigles au vol, le corps plié en deux, écrase à ses pieds des légions d’ennemis comme nous écrasons une fourmilière, et de ses mains étendues atteint ses victimes en fuite. Un détail d’une heureuse invention sert à faire comprendre la puissance colossale du géant : deux hommes placés à l’ombre d’une de ses jambes, et qui n’atteignent pas jusqu’à son genou, lancent avec force d’énormes quartiers de roche qui n’iront pas frapper plus haut que sa cuisse. Or ces deux hommes sont de taille et de vigueur plus qu’ordinaires et pourraient eux-mêmes passer pour des géans dans un autre royaume que celui de Brobdingnac. Jamais on n’a exprimé avec une plus grande énergie ce que le pouvoir politique a de formidable et la force de fatalement malfaisant par le jeu naturel de ses organes. Voilà bien le pied qui mesure neuf arpens et qui, en se posant à terre, écrase, sans même le sentir, des victimes sans nombre, le bras qui, en s’étendant, peut surprendre dans l’ombre ceux qui, parce qu’ils sont loin de sa présence, se croient hors de sa portée, l’œil qui, du sommet de la tête peut, comme un baron féodal du haut de sa tour fortifiée, apercevoir les moindres mouvemens des myrmidons d’en bas qui s’agitent dans la plaine. Cette fois le symbole fait corps avec l’idée qu’il veut exprimer et n’en est pas aisément séparable comme dans ses autres tableaux. L’idée n’est pas née d’abord tout abstraite et grelottante en demandant un corps qu’elle a oublié d’apporter avec elle, et l’artiste n’est pas venu, après de longues combinaisons, la revêtir d’un symbole laborieusement cherché, qui, pouvant s’appliquer à beaucoup d’autres idées qu’elle-même, lui va comme un vêtement trop large ou trop étroit. C’est ce même mérite que nous admirons dans la Chair à canon, où il a représenté de beaux enfans nus jouant autour de l’instrument de mort. Cette pensée n’a pas été froidement combinée, elle s’est élancée du cerveau de l’artiste d’un jet franc, soudain, entraînant après elle sa forme, née à la même minute qu’elle, ce qui est la condition indispensable des heureux engendremens intellectuels. Cela est. simple, clair, fort, et va sans plus de lenteur que l’étincelle électrique frapper directement au cœur.

Wiertz était possédé de la monomanie du grandiose. Il semble avoir obéi toute sa vie à une idée enfantine qui ne se rencontre guère que dans la logique populaire, c’est que la grandeur se mesure à sa taille, qu’une grande pensée exige nécessairement de grandes dimensions. On aurait pu lui faire observer que le spectateur était en droit de tenir le même raisonnement, et de mesurer l’admiration qu’il devait éprouver aux dimensions de la toile offerte à ses regards. Puisque vous me présentez une toile qui a 20 pieds de haut sur 40 de large, pourquoi ne serais-je pas en droit d’exiger de vous six fois plus de génie que je n’en exige d’un tableau qui n’a que 3 pieds ? Je suis loin de méconnaître le talent de toiles comme le Triomphe du Christ et autres, et encore moins de méconnaître le prodigieux travail qu’elles ont exigé ; mais je ne puis m’empêcher de remarquer que le résultat obtenu n’est pas en proportion d’un tel effort, et j’en conclus que l’ambition du peintre n’était pas non plus en proportion avec son génie. Oh ! que le vrai génie est exempt de semblables ambitions ! Voyez Rembrandt. Celui-là fut un véritable novateur, non-seulement parce qu’il illumina ses toiles des magies encore inconnues avant lui du clair-obscur, mais parce qu’il réalisa pour son pays et son époque le projet que Wiertz avait rêvé de réaliser pour le sien, et cela, il le fit sans crier gare, sans prévenir ses contemporains, et beaucoup sans doute à son insu : toute l’interprétation démocratique du christianisme par la réforme a passé dans ses toiles. Hardiment il installe les scènes de l’Ancien et du Nouveau-Testament dans la basse-cour d’une ferme, dans la salle vulgaire d’une auberge de village, dans la chambre d’un moulin ou sur le seuil d’une pauvre chaumière. Voilà bien le Christ conçu par la réforme, le Christ redevenu fils de l’homme, qui abdique toute fierté royale, s’assied aux foyers populaires, et tout à coup, révélant son auréole, transforme les plus pauvres taudis en palais d’Orient, et laisse ses hôtes éblouis comme les pèlerins d’Emmaüs ou prosternés de reconnaissance comme le vieux Tobie devant l’ange qui s’envole. C’est bien là, ou je me trompe fort, ce qu’on peut appeler mettre la peinture au service de l’esprit nouveau de son temps. Rembrandt a fait plus, car il a mis prophétiquement dans ses toiles l’esprit du temps qui n’était pas encore et les idées à l’état de germes dans les limbes de l’avenir. Embrassant à la fois d’un seul regard de son génie intuitif la vie présente du protestantisme et ses plus lointaines conséquences, il a deviné ce christianisme rationaliste que le protestantisme devait enfanter comme un fruit tardif, et que nous avons vu mûrir de nos jours. Pour réaliser de si grandes pensées que lui a-t-il fallu ? Vous connaissez les dimensions de ces toiles merveilleuses, les Disciples d’Emmaüs, Tobie prosterné devant l’ange, la Présentation au temple, l’Adoration des Mages ; mais nous devons retrouver Rembrandt, et ce que nous venons de dire suffit et au-delà pour montrer la distance qui sépare un homme de génie véritable d’un esprit témérairement ambitieux.


EMILE MONTEGUT.

  1. Notamment dans une toile, cette fois irréprochable, qui se trouve au musée de Rotterdam.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre 1866.