Impressions de voyage et d’art - Belgique et Hollande/02

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IMPRESSIONS DE VOYAGE
ET D’ART.
II.
SOUVENIRS DE FLANDRE ET DE HOLLANDE.


I. — TROIS RÉSURRECTIONS DU PASSÉ. — BRUXELLES, GAND, DELPT.

Un des plus grands plaisirs des voyages, c’est de voir le passé se dresser subitement devant vous, de vous sentir ramené à l’improviste de plusieurs siècles en arrière, comme si vous aviez été porté par un tapis voyageur plus magique que celui du prince Noureddin et qui aurait le privilège de dévorer le temps aussi bien que l’espace ; mais ce plaisir est plus rare qu’on ne le pense, et il est même d’occurrence ordinaire que c’est là où on l’attend le plus qu’on le rencontre le moins. Je me rappellerai longtemps la déconvenue que j’éprouvai lorsque, il y a déjà bien des années, je visitai Aix-la-Chapelle après avoir visité Cologne. À Cologne, quelle fête pour l’imagination ! À peine a-t-on quitté le chemin de fer, qu’on se sent doucement poussé hors du présent par des mains invisibles, qui vous font reculer, reculer, jusqu’à ce qu’elles vous aient arrêté avec une précision admirable juste au XVe siècle, avant l’aube même de la réforme. Le moyen âge vous sourit par toutes ces fenêtres, hautes comme des portes et étroites comme des lucarnes, qui, sans souci de la symétrie, percent inégalement les façades des maisons ; il vous escorte pendant vos visites à ces si vieilles basiliques, Saint-Géréon, Sainte-Ursule, Saint-Cunibert, et avec la bonhomie d’un vieux chef d’état qui n’aurait jamais été inquiété dans la possession de son pouvoir, il vous parle de ses victoires d’autrefois, tout comme si ces victoires n’avaient pas été emportées par les siècles. Et de fait elles sont là bien visibles et bien authentiques. Nulle ville peut-être ne représente autant que celle-là le triomphe du moyen âge, car non-seulement les fleurs légendaires y ont encore aujourd’hui tout leur parfum mystique, mais le moyen âge même y apparaît vainqueur de la civilisation romaine, qu’il a donnée pour escabeau à ses pieds et dont il a pris les pierres pour bâtir ses basiliques. Saint George foulant aux pieds le dragon après l’avoir renversé revient au souvenir lorsqu’on cherche une comparaison pour ce complet triomphe de la civilisation chrétienne sur la civilisation païenne. Tout ému de ce spectacle, j’avais cru en rencontrer un au moins pareil à Aix-la-Chapelle, puisque ses souvenirs étaient plus grands encore que ceux de Cologne. Hélas! ville muette, lèvres closes et refusant obstinément de s’ouvrir. En vain mon imagination s’agitait; les noms de Charlemagne, d’Emma, d’Éginhard, restaient absolument sans pouvoir quelconque d’évocation. La seule impression que j’aie ressentie est celle d’un passé extrêmement lointain, et que je ne pouvais ressaisir qu’en sautant un fossé recouvert d’épais brouillards qui m’empêchaient d’en sonder la profondeur. Chose étrange, ce n’est pas toujours l’antiquité la plus reculée qui est pour nous la plus obscure, et j’éprouvai à Aix-la-Chapelle exactement le même sentiment pénible que j’ai invariablement éprouvé dans mes lectures historiques lorsque je me suis trouvé en face des IXe et Xe siècles. On remonte facilement le moyen âge jusqu’à Charlemagne; on le descend facilement jusqu’au Xe siècle. Dans le premier cas une obscurité lumineuse comme celle du crépuscule, dans le second une lumière qui va progressivement des teintes gaies du matin à la froide vapeur grise de l’aube, permettent aux yeux de l’esprit de distinguer exactement les combinaisons de la Providence et les coups de dés du sort; mais après Charlemagne et avant le Xe siècle il faut absolument s’arrêter, ou traverser sans y voir deux longs siècles de pleine nuit, la plus noire qui ait, je crois, jamais enveloppé l’humanité, si noire et si longue que les hommes de cette époque ne me paraissent avoir été que tout simplement judicieux avec leur terreur de l’an 1000, car, à la distance où nous sommes, l’imagination, pour peu qu’elle soit susceptible, éprouve encore exactement la même épouvante.

C’étaient des souvenirs historiques que j’étais venu chercher à Aix-la-Chapelle, mais les seuls que j’y aie rencontrés étaient de nature toute contemporaine. Après avoir visité l’hôtel de ville, ce mammouth des édifices municipaux, et son étroit escalier de pierre en colimaçon par où sont montés tant de césars du saint-empire, je me fis conduire au sommet de la Louisberg, non par amour pour la nature, mais par une sorte de curiosité archéologique, afin de découvrir une partie de ce pays de Juliers qui a servi de prétexte pour faire couler tant de sang. Je ne perdis pas mon voyage. Quel charmant édifice on rencontre à mi-route, bâti en briques rouges, d’une architecture élégante et modeste à la fois, précédé d’un grand parterre tout en fleurs ! C’est l’hôpital de Sainte-Marie, Saint-Maria Hof, le plus beau que j’aie encore vu, et certainement un des plus dans lieux de misère qui existent! La vue de cet édifice plaida subitement dans mon esprit en faveur du présent contre ce passé que j’étais venu chercher d’abord. L’esprit de notre siècle, pensai-je, parle pourtant par ce monument, il dit que lui aussi a droit à quelque respect. Plus heureux certes sont les malades qui souffrent et meurent bien chaudement entre ces jolies murailles que ceux qui souffraient et mouraient dans des tanières qu’auraient désertées les bêtes ! Plus heureux les convalescens qui viennent ressaisir la santé dans les allées de ce parterre que ceux qui allaient la demander au soleil des grandes routes! Ainsi j’étais venu dans l’espérance que la ville carlovingienne me parlerait de son grandiose passé, et je rencontrais le génie du présent qui me riait au nez, me rappelant son esprit d’humanité et la douceur relative de ses mœurs. Aimable et instructive mystification après tout, et qui me permit de m’éloigner d’Aix-la-Chapelle en répétant ces paroles du poète qu’elle avait littéralement réalisées :

Sæpe, premente deo, fert deus alter opem.

Le pouvoir d’évocation que je n’avais pas trouvé à Aix-la-Chapelle m’a manqué plus d’une fois dans mon excursion en Flandre et en Hollande, et cela aux lieux où j’aurais souvent cru qu’il me viendrait le plus facilement en aide; mais il est trois endroits au moins où le passé se dresse à vos côtés aussi vivant que s’il était encore le présent, et, chose curieuse, ces trois endroits sont trois places, la place de l’hôtel de ville à Bruxelles, le grand marché du vendredi à Gand, et la superbe place qui sépare l’hôtel de ville de la grande église de Delft. Partout les édifices m’ont donné la sensation de tombes renfermant une poussière illustre ou de logis déserts dont le maître est absent sans esprit de retour; mais là, dans ces trois espaces ouverts, il semble que la vie du passé qui s’y agita si tumultueuse ait imprégné l’air ambiant, le sol et les pierres mêmes de ses chaudes vapeurs, si bien qu’on donne immédiatement leurs noms aux spectacles que ces lieux ont vus, comme on nomme le parfum qui a été contenu dans une fiole longtemps après que la dernière goutte a été épuisée; ces spectacles, à Bruxelles, ce sont des fêtes et des exécutions, à Gand des émeutes populaires, à Delft des attroupemens pacifiques pleins de fièvre et d’anxiété.

« A l’hôtel de ville, puis à Sainte-Gudule, immédiatement, » dis-je au cocher chargé de me conduire à travers Bruxelles; mais il me parut que le respect du passé n’avait pas trouvé dans l’âme de ce cocher, je ne dirai pas un sanctuaire, mais même une simple mansarde, car il se mit à réclamer en faveur des droits du présent avec la même insistance radicale que s’il s’était agi d’élire feu M. Verhaegen. « Mais, monsieur, me dit-il d’un air où pointait un léger reproche, nous avons aussi la colonne de la Constitution. — Cela m’est égal, je la vois d’ici; menez-moi à l’hôtel de ville. — Mais, monsieur, nous avons le monument des Martyrs. — Fort bien, je le verrai plus tard; pour le quart d’heure, j’aime mieux que vous me meniez à Sainte-Gudule. — Mais non, monsieur, il vaut bien mieux que je vous fasse voir le marché couvert et les galeries Saint-Hubert. — Ah! ma foi, allez où vous voudrez et faites ce qui vous plaira. » Mon obstiné cocher eut raison cependant de ne me conduire à l’hôtel de ville qu’après m’avoir montré la ville moderne, car le contraste fut ainsi plus saisissant. Rien certes n’est étrange comme cette antithèse. Cette place de l’hôtel de ville éclate au milieu du Bruxelles moderne comme un chapitre de Walter Scott qui se trouverait relié au beau milieu d’un roman de Balzac, ou mieux encore comme une scène de Shakspeare qui serait intercalée au milieu d’une comédie de Scribe. Toute l’ancienne vie des Flandres est là, au moins dans ce qu’elle eut de joyeux, d’heureux et de noble. Dans ce ravissant édifice, les dons et les inclinations des vieux Flamands se laissent lire en caractères admirables, — somptuosité alliée à la bonhomie, magnificence cordiale, amour de l’ornement poussé volontiers jusqu’à l’étalage, une délicatesse inouie unie à une solidité réelle qui fait penser à un ouvrage de fées sorti d’une main noueuse de géant, ou à ce filet si subtil dont Vulcain enlaça Vénus et Mars, et qui était pourtant l’ouvrage des robustes cyclopes enfumés. Et de fait c’est la comparaison qui s’est présentée à notre esprit toutes les fois que nous avons contemplé quelques-uns des édifices municipaux des Flandres, le bijou gothique de Bruges, la partie non italienne de l’hôtel de ville de Gand. Contraste singulier et pourtant fort explicable ! Là où nous mettons le plus notre âme. c’est dans nos aspirations, et les qualités que nous préférons entre toutes sont celles qui sont contraires à notre nature. C’est ainsi que tous ces riches vendeurs et tisseurs de laine, fouleurs, tanneurs, élevèrent autrefois ces édifices qui sont comme des aspirations à la grâce, délicates comme le désir d’où elles sortirent, solides comme les mains qui les élevèrent. Nul peuple peut-être n’a su assouplir et rendre la pierre riante comme les Flamands. Ces charmans édifices n’ont aucune rigidité, rien qui rappelle la résistance de la matière qui les a formés ; on dirait que ces pierres furent une espèce de chair susceptible de prendre les mouvemens les plus délicats: de là l’aspect pittoresque des édifices flamands. Ceux qui aiment à rapporter à une faculté principale toutes les manifestations les plus éloignées de la vie d’un peuple trouveront ici une confirmation de leurs théories à laquelle ils n’ont pas songé peut-être. Les Flamands sont peintres avant tout, et ils ont porté dans leur architecture leurs qualités de coloristes. Leurs édifices rient à l’œil, qu’ils amusent, comme le plus éclatant de leurs tableaux. De tous les échantillons de ce pittoresque architectural, le plus achevé est certainement la place de l’hôtel de ville de Bruxelles.

C’est mieux que le décor d’un tableau, c’est un tableau tout fait. La place est disposée à souhait pour les jeux de l’ombre et de la lumière. Les maisons des métiers, délicatement ouvragées, appellent aux fenêtres et aux portes comme complément naturel ces riches costumes et ces couleurs variées que repoussent au contraire les édifices au style sévère et les demeures aux façades unies. On n’a aucune peine à se représenter le gai spectacle que pouvait offrir cette place les jours de fête et de tournois seigneuriaux, lorsqu’une foule bariolée la bordait et que les bustes des riches bourgeoises des métiers se penchaient aux fenêtres afin de contempler les simulacres d’exploits des grands de ce monde. Et quelle admirable arène de tournois, surtout quand on la compare à celle que d’autres villes accordaient à leurs princes et chevaliers! Certes lorsqu’un bourgeois de Bruxelles visitait Francfort, la ville impériale, et qu’il voyait cette étroite place, comprise entre le Rœmer et la cathédrale, où dans les jours solennels s’ébattaient les chevaliers, il devait se sentir fier et pouvait dire à quelqu’un de ses compères de la vieille ville libre : « Vraiment, c’est là tout l’espace que vous accordez à vos seigneurs, cette arène de combats de coqs où les deux adversaires n’ont pas de champ pour s’élancer l’un contre l’autre, et où il doit arriver de deux choses l’une, ou bien qu’ils s’embrochent du premier coup, ou bien que faute d’élan ils ne se font jamais aucun mal, sans compter que grâce à cet étroit champ clos l’éclat d’une lance d’un chevalier maladroit ou malheureux peut aller crever l’œil de quelqu’un de vos enfans ou de vos femmes aux fenêtres. Nous, nous faisons mieux les choses, et quand nos maîtres nous font l’honneur de nous visiter, nous avons à leur offrir une belle place, bien vaste, à leur grand plaisir et au nôtre aussi, car, comme ils ont toute latitude pour prendre leur élan, il est arrivé plusieurs fois que certains ont été désarçonnés, ce qui a donné plus de mouvement à la fête, et même que quelques-uns se sont tués, ce qui nous a fourni matière à conversation pendant un mois, et nous a donné une date pour fixer nos souvenirs. »

Mais les Bruxellois du temps présent peuvent être fiers de cet hôtel de ville non moins que leurs ancêtres, car il leur rend, s’ils savent bien observer, un service politique des plus signalés. Mieux qu’aucun édifice moderne, mieux que la colonne de la Constitution, mieux que le monument des Martyrs, cet hôtel de ville sacre Bruxelles capitale et établit l’authenticité de la nationalité belge. Quand on ne voit que la ville moderne, on peut vraiment douter de cette fameuse nationalité belge tant controversée. Est-ce une capitale qu’on vient de parcourir, ou bien n’est-ce qu’une belle ville de province française? Mais dès qu’on arrive sur cette superbe place, on ne doute plus. Oui, Bruxelles est bien une capitale, car une capitale seule peut contenir un pareil hôtel de ville, expression suprême de la vie municipale de tout un pays. Ce n’est pas là l’hôtel de ville d’une simple cité à franchises; il a un caractère plus général qui en fait le résumé, la synthèse de la vie éparse dans tout un pays, et qui partout ailleurs n’a donné d’elle-même que des expressions locales et particulières. Cet hôtel de ville est le véritable témoin de la nationalité belge; il s’appuie sur l’authenticité de l’histoire pour attester que ce peuple avait sa manière de vivre libre et indépendante longtemps avant 1830, et je m’étonne que quelque avocat patriote n’ait pas encore songé à employer cet argument. Le véritable monument des Martyrs, c’est cette place où furent décapités Horn et Egmont pour avoir soutenu, eux aussi, à la manière de leur temps, les droits de cette nationalité; la véritable colonne de la Constitution, c’est cet édifice où de longues générations de bourgmestres et d’échevins exercèrent les franchises municipales et les défendirent contre leurs voisins redoutables et leurs maîtres puissans, rois de France, ducs de Bourgogne, rois d’Espagne, césars d’Autriche. S’il suffit par hasard d’un sentiment durable pour former une nationalité, les Belges sont bien un peuple distinct. Dans la salle du conseil, on voit un plafond peint par Janssens représentant l’assemblée des dieux, dont les figures paraissent changer d’attitude selon le point de vue d’où on les regarde. Elles n’en ont pourtant qu’une seule, et c’est ainsi que sous les dominations diverses qu’elle a traversées, et qui ont paru la réduire au rang de province et lui enlever ainsi tout droit à se proclamer une nationalité, la Belgique a toujours au fond gardé le même caractère, la franchise de cet esprit municipal dont l’hôtel de ville de Bruxelles est la suprême expression.

Si toute la vie joyeuse et toutes les pompes officielles des anciennes Flandres ressuscitent sur la place de l’hôtel de ville de Bruxelles, toute leur vie orageuse et populaire ressuscite sur le grand marché du vendredi de Gand. Réduite comme elle l’est aujourd’hui, cette place est encore singulièrement imposante; mais au moyen âge, quand elle présentait une étendue double, elle dut avoir quelque chose de réellement formidable. Ceux qui aiment à appliquer à l’histoire un certain système de génération spontanée, qui croient que la vie des nations se crée d’elle-même ses organes, peuvent s’autoriser de l’existence de cette place pour affirmer la vérité de leurs théories. Étant donnée une population turbulente, dont la révolte était l’âme, un champ d’émeute admirablement choisi s’est créé presque de lui-même dans les meilleures conditions possibles pour faciliter la rébellion et assurer au peuple en un clin d’œil l’exécution de ses volontés. Il était assez vaste pour contenir toute la population de la ville; quand il était rempli, Gand devait nécessairement être vide, et il ne devait rester au logis que les octogénaires, les malades et les peureux. Situé au centre de la ville, la foule pouvait en quelques minutes s’y porter de tous les quartiers à la fois, et, ses résolutions prises, se retirer sans encombremens anarchiques par toutes ces artères d’où avait découlé son déluge. A un signal donné, tous ces gens de métiers, laissant leurs portes ouvertes derrière eux et leurs boutiques à la garde d’une fillette ou d’un apprenti, débouchaient sur la place, étroitement enlacés bras dessus bras dessous, ou se poussant avec ce robuste coup d’épaule qui fut célèbre à Rosebecque : là ils se pressaient autour de l’orateur populaire, Jacob d’Arteveld, Jean Lyon ou Pierre Dubois, donnaient aux soufflets de forge qui leur servaient de poumons l’hygiénique exercice d’une heure ou deux de vociférations flamandes, amnistiaient un meurtre, en accordaient un autre, déclaraient en danger les vieilles franchises de Gand, décrétaient la guerre contre Bruges ou Audenarde pour le lendemain, puis retournaient achever l’ouvrage commencé. C’est à peine si la vie sociale devait être suspendue quelques heures par ces attroupemens périodiques, et certes rarement jour d’émeute dut être complètement un jour de chômage, tant cet organe essentiel de la vie gantoise était merveilleusement approprié à ses fonctions. Le marché du vendredi est le témoin historique de la véritable démocratie gantoise, qui est comprise tout entière dans un seul siècle, le XIV, après lequel elle décline pour ne plus se relever que sous des formes affaiblies. Dès lors le marché célèbre voit diminuer les bruyantes visites; mais dans ce court espace de quatre-vingts ans, que de choses cette place n’at-elle pas vues ! Elle a vu les convocations de Jacob van Arteveld, un des plus remarquables organisateurs des forces populaires qui aient jamais été, le véritable créateur de cette démocratie gantoise, informe jusqu’à lui et qui ne put survivre à ses traditions. Elle a entendu les députés gantois revenus de leur ambassade auprès d’Edouard III insinuer la trahison de Jacob et le peuple partir courroucé en vociférant : « Nous voulons qu’on nous rende compte du trésor des Flandres. » Elle a vu Jean Lyon, ex-favori de Louis de Male, se soulever contre son seigneur, et déclarant que c’en était fait des franchises de Gand, si les gens de Bruges pouvaient détourner la Lys à leur profit, lancer la terreur sur la cité et la guerre sur les villes voisines. Puis elle a vu les quatre capitaines des chaperons blancs se partager le pouvoir militaire, et lorsqu’ils eurent tous été tués moins un seul, le dernier survivant, ému d’une pensée patriotique, renouer la tradition du grand Arteveld, et présenter Philippe son fils aux acclamations du peuple. Nul monument dans cette ville de Gand, qui en contient de si divers, n’égale en importance historique ce vaste espace ouvert, bien tranquille aujourd’hui, mais où circule encore le fantôme de la démocratie flamande, et que l’imagination peuple sans efforts de la fourmilière humaine à têtes blondes, à barbes rousses, qui s’y agitait autrefois en brandissant ses marteaux de forge et ses barres de tisserand.

De Gand à Delft, la distance est moins grande qu’il ne semble au premier abord, car bien mieux que Bruges, bien mieux qu’Anvers, Gand, quoique moins au nord, est la véritable transition de la Flandre à la Hollande. Un souffle de Hollande se fait sentir dès qu’on est à Gand; c’est la même lumière douce, un peu moins pâle, la même fraîche verdure, un peu moins mate seulement; l’air y est déjà humide, les eaux commencent à prendre quelque chose de cette transparence qu’elles ont en Hollande. Historiquement aussi, Gand fait la transition de la Flandre à la Hollande, la commune gantoise étant de toutes les communes flamandes celle dans laquelle se manifestent le plus fortement les qualités propres au caractère hollandais, une indépendance entière, un radicalisme d’opinions sans mélange, une allure démocratique toute d’une pièce, sans alliage d’aucune de ces hésitations, de ces mouvemens de déférence et d’obéissance qui se remarquent dans l’histoire des autres municipalités de Belgique.

Ce sont encore des attroupemens populaires qu’évoque cette magnifique place de Delft, comprise entre un hôtel de ville sans grande beauté, mais solide, cossu comme un bourgeois bien posé, et une église qui, sans avoir rien d’admirable, a de la masse et de l’élévation; seulement ces attroupemens ont un caractère bien différent de ceux de Gand. Ce n’est pas un peuple attroupé d’une manière menaçante pour défendre ses franchises ; c’est un peuple attroupé par curiosité patriotique pour apprendre des nouvelles de ses défenseurs. Le peintre qui voudrait représenter quelqu’une de ces foules si fréquentes dans les Pays-Bas du XVIe siècle ne pourrait choisir une meilleure scène que la place de l’hôtel de ville de Delft. On voit d’ici le tableau. Le peuple est accouru pour entendre la lecture de quelque proclamation ou les nouvelles de la guerre, celles du siège de Leyde ou de Harlem. Il se fait tard, le crépuscule tombe ou même la nuit est déjà venue; mais l’anxiété populaire demandait satisfaction immédiate. Des torches allumées éclairant çà et là fortement quelques groupes font d’autant mieux ressortir cette masse baignée d’ombres. Debout sur le perron de l’ancien hôtel, ou même familièrement mêlé au peuple, et s’en distinguant seulement par le cercle de torches qui l’entoure, le bourgmestre lit les nouvelles. Auprès de lui, on peut supposer quelque éminent personnage ; peut-être le grand Guillaume, dont Delft était la résidence, est-il là en personne, tel qu’on le voit sur le tombeau somptueux et tourmenté de l’église neuve, avec son petit bonnet de soie noire sous lequel nous ne l’avions jamais imaginé avant d’aller en Hollande, et son pauvre habillement militaire, dont ne voudrait pas le dernier de nos sous-lieutenans, et qui dépasse de beaucoup la simplicité très connue de la mise de Cromwell[1]. Telle fut sans doute la scène que présenta Delft le soir du 30 octobre 1574, quand les courriers de Leyde apportèrent la nouvelle que le siège avait été levé le matin même; tel le spectacle qu’il dut présenter presque tous les soirs pendant le cours de cette cruelle guerre, car par sa position Delft était admirablement choisi pour servir de centre de nouvelles, et les courriers devaient y arriver plusieurs fois par jour des grandes villes du nord et du sud avec une célérité à laquelle nos chemins de fer n’ajouteraient que peu de chose. En allant à franc étrier, un cavalier pouvait, en moins d’une heure, venir de Rotterdam avec les nouvelles de Flandre; en quatre heures, cinq heures au plus, il pouvait venir d’Amsterdam, apportant les nouvelles du nord et de la Frise. Delft fut le théâtre de longues heures de fièvre et d’attente, et ces heures, le voyageur les ressuscite sans peine quand il visite cette ville.

Cet éclat n’a duré qu’un moment, cette importance fut toute passagère, et, une fois la guerre terminée, Delft, cessant d’être le séjour de l’état-major de l’insurrection et son bureau central de nouvelles, passa rapidement de cette existence agitée à la paix profonde qui l’enveloppe aujourd’hui. Les Hollandais, ingrats pour cette ville, prétendent qu’on y meurt d’ennui. Elle est pourtant bien jolie avec sa grande place enfermée comme une île entre ses canaux, la belle rangée de demeures au caractère aristocratique qui part du Prinzenhof, et les riantes maisons en brique rouge vif de ses extrémités, particulièrement de la route qui mène à La Haye. Telle elle était vingt ans après la guerre, telle elle est encore aujourd’hui. On la reconnaît sans peine dans l’admirable petit tableau qu’un peintre à peu près inconnu parmi nous lui a consacré au XVIIe siècle, et qu’on peut voir au musée de La Haye : voici bien le canal qui va de Delft à La Haye, c’est bien toujours ainsi que les maisons baignent leur pied dans l’eau immobile, c’est bien toujours ainsi que la lumière frappe sur les murailles rouges.

Cette Vue de Delft, peinte par van der Meer, qui était lui-même né dans cette ville, n’a pas été remarquée comme elle le mérite, et parmi les rares connaisseurs qui l’ont signalée, nous ne voyons guère que Théophile Gautier qui lui ait attribué son importance réelle. C’est un des plus charmans bijoux de ce musée de La Haye, qui en contient tant. Tous les échantillons de van der Meer que nous avons eu le bonheur de voir nous ont donné des sensations que nous appellerons volontiers modernes, puisque nous ne les avons éprouvées que devant les toiles de peintres tout à fait contemporains, peut-être parce que les procédés qu’il employa sont ceux dont se sont servis de préférence certains artistes de nos jours. Croiriez-vous, par exemple, que cette Vue de Delft nous a donné la sensation d’un Decamps, à ce point qu’au premier aspect nous avons cru à un tableau de ce peintre égaré à La Haye? C’est le même coloris que Decamps, la même magie de réalité, le même relief, plus une transparence, particulièrement dans la manière dont les eaux sont traitées, que Decamps n’eut jamais à ce degré. Le musée van der Hoop contient de van der Meer un petit tableau de genre représentant une femme en robe bleue debout et lisant une lettre. Mon livret m’assure que ce tableau est un peu terne et froid. Mon livret est trop sévère; mais, si Alfred Steevens l’a vu, il me semble qu’il a pu dire : Voilà un tableau que je voudrais avoir signé. De cette œuvre s’échappe ce même sentiment de fine réalité que nous avons goûté si souvent dans les petites toiles où Steevens a transporté la vie bourgeoise de nos jours, et il est en outre comme parfumé d’une chasteté que Steevens ne connaît pas. Tout un monde intermédiaire hollandais, aussi loin du monde de van Ostade que du monde de Terburg, un monde bourgeois, sérieux, sédentaire, de mœurs pures, d’habitudes nettes, ayant la propreté pour élégance, la sensibilité contenue pour passion, ressuscite dans cette petite toile de van der Meer. Quant au ton un peu froid qui résulte des couleurs bleue et grise employées par l’artiste, il est en parfaite harmonie avec le caractère du type féminin représenté et avec le caractère plus général de la vie modeste, honnêtement ordonnée, que ce type révèle. Le bleu et le gris perle sont les couleurs des mœurs pures et des existences qui préfèrent la netteté à l’éclat, et la sévérité de mon livret n’a pas assez tenu compte de l’analogie des couleurs avec les sentimens humains. C’est sur cette note presque moderne amenée par un peintre ancien qu’il nous plaît d’arrêter cette promenade à travers le passé; mais le temps a-t-il une existence, et ce passé fut-il beaucoup plus différent du présent que le charmant van der Meer de nos modernes paysagistes et peintres de genre ?

II. — PIERRE-PAUL RUBENS.

Quiconque admire Rubens sur les seuls échantillons que nous possédons de lui risque fort de le calomnier. Ceux qui ne l’ont vu qu’à Paris connaissent exactement le grand coloriste, l’homme de métier, le maître-ouvrier, l’artiste qui posséda plus que personne au monde l’œil et la main du peintre; mais c’est à Anvers qu’il faut aller pour connaître l’homme de génie, et pour se rendre compte de sa portée d’âme et d’intelligence. Rubens n’est pas seulement le plus grand des peintres flamands; sans en avoir trop conscience et par le seul instinct du génie, il a renfermé dans ses toiles toute une philosophie religieuse. Il a donné par la peinture l’expression suprême du christianisme qui fut propre aux Flandres, et il a résumé toutes les interprétations que les autres artistes flamands avaient présentées de ce sentiment pathétique et puissant. Expliquons en quelques mots en quoi consiste ce sentiment.

Le christianisme des Flandres est un christianisme charnel et populaire, compris par une seule de nos facultés, celle qui est la plus rapprochée de notre nature physique, celle qui met notre chair en mouvement, la sensibilité. C’est le christianisme d’une race de plébéiens, non d’une race d’aristocrates et de lettrés. Il ne s’est pas associé comme en Italie à l’idée de beauté, il ne s’est pas raffiné comme en France jusqu’à perdre sa substance historique pour laisser seulement apparaître sa métaphysique et sa morale. Aussi ne faut-il chercher dans les productions de l’art flamand ni les conceptions idéales des artistes italiens, ni l’élévation morale chrétienne des grands artistes français, la noblesse sévère d’un Poussin, la pureté d’un Lesueur. Le sentiment qu’ont traduit les artistes flamands, c’est ce sentiment, fort différent de celui des docteurs et des lettrés, qui gagna dès. l’origine le petit peuple de tous les pays à la cause du christianisme, la pitié. Le peuple de tous pays en effet a été converti au christianisme par les yeux, non par les oreilles, par le cœur, non par l’intelligence; il a cru parce qu’il a pleuré, et il a joint les mains pour la prière parce qu’il les avait jointes pour la compassion. Une fleur divinement merveilleuse, type de toute perfection, avait éclos de son sein, un être souverainement bon, souverainement juste, souverainement aimable, et les puissans de ce monde avaient mis en croix, après l’avoir abreuvé d’outrages, celui dont ils n’étaient pas dignes de délier les sandales. Devant ce spectacle, une stupéfaction mille fois plus redoutable que la révolte de la justice outragée, une stupéfaction que le temps ne dissipa point, et que chaque génération, chaque peuple ressentit à son tour, s’empara de toutes les âmes naïves. Un immense est-il bien possible! fut le cri qui sortit d’âge en âge de la conscience populaire, et ce cri est encore aujourd’hui celui qui échappe à tout nouveau chrétien. La sympathie violentée, la vie atteinte jusque dans les profondeurs où la nature physique et la nature morale se confondent, voilà le fondement de ce christianisme populaire que nous nommons charnel, non pour lui attacher aucune idée d’infériorité, mais pour désigner son origine véritable, qui fut un mouvement de la sensibilité blessée pour l’éternité.

Voilà pourquoi ces images sanglantes qui excitent les répugnances de nos beaux esprits, et qui arrachent mainte fois la désapprobation de nos dilettanti des classes élevées en matière de religion et de philosophie, abondent dans les temples chrétiens. Ces images, c’est la sensibilité populaire qui les a voulues et créées. Ces mains et ces pieds percés de clous, ce flanc ouvert d’un coup de lance, ce corps déchiré par les verges, cette tête saignante sous la couronne d’épines, sont les véritables objets de la dévotion populaire, car ils ressuscitent ce sentiment de pitié d’où elle sortit. Plus terrible est l’image, et plus étroitement l’âme populaire est rappelée à ce qui est son intime religion, les souffrances et la mort du Christ, plus les interjections naïves qu’appelle cette contemplation sortent profondes et douloureuses du fond des entrailles. Le Christ roi couronné de gloire dans le royaume mystique de son père, le Christ juge du Jugement dernier de Michel-Ange, c’est là le Christ des théologiens et des philosophes ; mais le Christ saignant sur la croix, dont l’âme éminente n’a recueilli d’autre royauté que le supplice, voilà le Christ du peuple, qui a aimé et aimera toujours à pleurer devant ces images les douleurs, les dangers, les affronts, auxquels l’exposent en ce monde la pauvreté et la faiblesse. Le christianisme des classes lettrées est une idée, le christianisme des classes populaires est un fait : entre les deux interprétations, il y a aussi loin que de la terrestre vallée de larmes à la mystique Jérusalem.

Ce christianisme populaire a existé dans tous les pays, mais c’est dans la Flandre seule qu’il a trouvé des interprètes de génie. Les maîtres anciens des pays allemands exprimèrent aussi ce même sentiment, et, pour prendre les deux exemples les plus illustres, ce n’est pas un autre christianisme que traduisirent par le pinceau Holbein et Albert Durer; mais dans ces pays deux événemens vinrent couper court à cette interprétation, les leçons de beauté données par l’Italie et la réformation. Placée dans des conditions plus favorables, la Flandre resta fidèle au sentiment populaire, et les leçons de l’Italie ne servirent à ses artistes qu’à enrichir d’éclat et de lumière leurs traductions de ce poignant épisode devant lequel les deux se voilèrent, la Passion. Cet épisode est le véritable domaine des artistes flamands, celui où ils règnent en maîtres souverains.

Le Christ qu’ils ont peint à l’envi, ce n’est donc pas le Christ radieux de la Transfiguration, ce n’est pas le fils de Dieu, c’est le fils de l’homme. Des deux natures qui sont en Jésus, l’une s’est dissimulée, la nature divine; l’autre, la nature humaine, se montre seule avec tout ce qu’il lui a fallu subir de souffrances et d’outrages. Cependant une remarque importante doit être faite ici, c’est que ces peintures, quoiqu’elles ne laissent apparaître que la nature humaine du Christ, sont cependant strictement orthodoxes et conformes à la tradition catholique. Rien n’indique mieux que ce fait à quel point.de profondeur le catholicisme a jeté ses racines dans les cœurs du peuple flamand. Ce christianisme populaire qui s’attache surtout au Christ douloureux est de pente glissante, mais il n’est tombé ici dans aucune des hérésies qu’il est si apte à engendrer : rien ne rappelle dans l’art flamand le sentiment exclusivement rationaliste et démocratique de Rembrandt, ni l’espèce d’arianisme d’Albert Dürer et d’Holbein. Rien ne nous dit devant les peintures des artistes flamands, comme devant les tableaux de Durer et d’Holbein : Il n’était qu’homme quand il souffrit, et il s’était séparé de sa partie divine pour mieux ressentir toute l’amertume de la condition humaine; bien moins encore nous disons-nous comme devant Rembrandt: C’est simplement un homme pauvre et faible martyrisé par la puissance. Par une sorte de miracle dû à la foi naïve populaire, le Christ flamand n’a pas abdiqué son caractère surnaturel. Ce caractère surnaturel, il est jusque dans le corps mort de la Descente de croix de Rubens; mais c’est précisément par l’intensité des souffrances de la personne humaine, qui dépassent les forces de la commune humanité, que se révèle la nature divine.

Le christianisme populaire des Flandres s’exprime encore par la forme sous laquelle l’art flamand a de préférence représenté la personne la plus importante de la religion catholique après le Christ, la vierge Marie. La Vierge flamande, ce n’est pas la mystique jeune reine espagnole du miracle de la conception, ce n’est pas la madonna italienne, l’heureuse mère pressant dans ses bras un enfant aussi beau et aussi pur qu’elle, c’est la Mater dolorosa, la pauvre femme du peuple qui pleura toutes ses larmes au pied de la croix de son fils[2]. On la voit apparaître dès l’origine de l’art flamand, cette Mater dolorosa, avec son costume qui est en partie d’une paysanne, en partie d’une béguine, sa coiffe blanche, sa cape et son long manteau bleus. C’est ainsi qu’elle se présente dans la Descente de croix d’Hemling. Comme elle pleure dans cet admirable tableau! toute l’eau de son corps est montée à ses yeux, et c’est un tel déluge qu’il semble que les larmes ne s’arrêteront jamais, tant elles coulent d’un flot vigoureux. Cette Vierge d’Hemling est bien l’expression la plus sincère et la plus naturelle de la douleur que jamais artiste ait peinte. C’est ainsi qu’elle apparaît dans l’Ensevelissement du Christ de Quentin Matsys, éplorée, désespérée, se séparant du cher cadavre avec déchirement, comme si par une illusion de l’amour maternel elle croyait posséder encore son fils tant qu’elle possède son corps mort. C’est ainsi qu’on la voit enfin dans la Mise au tombeau de Van Dyck et dans les nombreuses toiles où le noble artiste l’a montrée au pied de la croix avec saint Jean.

Enfin ce christianisme populaire éclate dans l’art flamand par l’importance-toute particulière qu’il a donnée aux personnages des bourreaux : dans ses toiles, comme dans les mystères naïfs du moyen âge, les bourreaux représentent toute laideur, toute férocité, toute bestialité. Ainsi que la compassion pour le Christ, cette haine est de nature toute physique ; la sensibilité irritée met dans son aversion une force égale à son amour. On ferait la plus hideuse collection de types de bestialité et de méchanceté avec les bourreaux de l’art flamand; contentons-nous de nommer ceux d’un seul ouvrage, les exécuteurs de la célèbre Elévation en croix de Rubens à Notre-Dame d’Anvers. Certes cette grande toile, œuvre de la jeunesse de Rubens, n’est pas une de celles où son génie se montre dans sa pleine originalité, et, placée comme elle l’est à côté de la Descente de croix, on peut mesurer la distance qui la sépare des toiles de la maturité du peintre ; mais il est au moins une qualité par laquelle elle peut lutter avec ses plus grands chefs-d’œuvre, la furie du mouvement. Avec quelle vigueur tous ces goujats poussent la croix pour la planter droite! quel entrain ils mettent dans leur horrible besogne! C’est la réalité même dans toute sa brutalité; leurs muscles font saillie à croire qu’ils vont éclater, et l’on entend distinctement le hein ! qui s’échappe des poitrines de ces rustres pour aider leur robuste effort. Rubens avait trop de génie pour faire de ses bourreaux des caricatures grimaçantes à la façon d’un Jordaens ou de tel autre; mais il a fait mieux, car il en a fait la plus franche expression de la férocité humaine.

Ce n’est pas la beauté qui est le fruit naturel du sentiment que nous venons de décrire, c’est le pathétique : aussi le trait caractéristique de tous les maîtres flamands sans exception est-il une puissance dramatique dont nulle école n’a jamais approché. Ils ont été vaincus dans la représentation et la conception de la beauté, et quant à ces qualités d’éclat et de coloris, à cette magie de la lumière, à cette magnificence du spectacle pour lesquelles ils sont célèbres, ils ont trouvé dans les Vénitiens des rivaux après avoir trouvé en eux des maîtres et des initiateurs. Les spectacles les plus magnifiques de Rubens, — et Dieu sait s’il en est de riches ! — ne dépassent et même n’égalent pas les splendeurs des Noces de Cana de Véronèse, et en tout cas n’existeraient point sans les leçons des Vénitiens. Cet admirable volet gauche du triptyque de la Descente de croix représentant la visite à sainte Elisabeth, où l’on voit la Vierge, vêtue de velours rouge, dans tout l’éclat de la jeunesse, s’avancer du pas. élégant et majestueux de la princesse héréditaire du ciel, dont elle sera plus tard la reine douairière, vient en droite ligne de Venise. Il en vient aussi, le spectacle somptueux du fameux tableau à double disposition de Saint-Bavon de Gand, avec ses riches costumes et sa prodigalité de beaux visages; mais pour l’expression du pathétique les Flamands lurent leurs seuls maîtres, et parmi eux nul dans ses jours les plus fougueux n’égala jamais la puissance dramatique de Rubens. Il faut la voir, cette puissance, dans ce Christ entre les deux larrons qui se trouve au musée d’Anvers, et que l’on ne peut regarder sans pleurer. Le Christ rend son âme comme il l’a gardée pendant sa courte vie, avec douceur et inaltérable fidélité, spectacle touchant que font ressortir encore davantage les contorsions du mauvais larron, qui a, lui, paraît-il, une peine infinie à rendre la sienne. La Vierge et saint Jean sont comme enfouis dans une douleur muette; mais le principal personnage du tableau est la Madeleine. Elle s’est affaissée vaincue par la douleur au pied de la croix, et ses beaux cheveux blonds, qui naguère avaient essuyé les parfums sur les pieds du Christ, ruissellent à cette heure du sang qui en découle. C’est le moment où un soldat, dure et brune figure de cavalier des bandes espagnoles, lève la lance pour percer le flanc de Jésus. La Madeleine a vu le geste, et ce corps vaincu par la douleur se redresse avec une énergie désespérée, elle étend les bras, elle crie, et l’on entend distinctement encore cette fois l’exclamation de la jeune femme. Ce qu’il y a de tendresse, de furie d’amour, dans l’accent de cette douleur, ne se peut dire; mais là où cette puissance pathétique va jusqu’au bout d’elle-même, c’est dans le petit triptyque du Christ à la paille du musée d’Anvers, véritable pendant de la Flagellation frénétique de l’église de Saint-Paul. Dans ce triptyque, l’ignoble supplice a pris fin, et le Christ tout sanglant est étendu sur un lit de paille, couche traditionnelle de la misère et du crime. Ce qui augmente au plus haut point l’horreur du spectacle, c’est que ce corps du Christ ainsi déchiré est un beau corps blanc, le même corps que le peintre a montré dans sa Flagellation debout et recevant les coups. En contemplant ce beau corps, les suaves comparaisons de l’Écriture reviennent au souvenir, on pense au beau lis de Jessé, à la fleur sans tache, et cette mystique réminiscence, amollissant l’âme, change l’horreur en attendrissement; mais ce n’est encore là qu’un des degrés de ce pathétique. Jetez les yeux sur ce volet de gauche où Rubens a donné à son tableau central la plus douce, mais la plus terrible des antithèses, Jésus enfant sur les genoux de la jeune vierge. Quoi! ces deux épisodes appartiennent à la même histoire! Quoi! c’est à cette horreur sans nom du tableau central, c’est à cette litière sanglante que doit aboutir cet heureux enfant que nous voyons jouant debout sur les genoux de sa mère et dévoré de ses caresses! Ah! cette fois le cœur éclate, et les yeux se détournent pour chercher un autre spectacle qui permette de descendre aux larmes, accourues à l’appel du maître. Jamais artiste n’a obtenu un pareil degré d’émotion avec une telle simplicité de moyens.

Ce qui n’est pas moins extraordinaire que la puissance pathétique de Rubens, c’est sa prodigieuse intelligence, une intelligence qui dans le domaine entier des arts n’a d’analogue que celle de Shakspeare, tout imaginative, toute d’intuition et de jet, éclairant les objets d’une lueur subite comme l’éclair, et, rapide aussi comme l’éclair, disparaissant avec une promptitude à faire douter au spectateur qu’elle ait été présente. Cette intelligence, qui est de l’ordre le plus élevé, il la dissimule de manière à presque l’étouffer, humblement, modestement, derrière ses incomparables talens d’artiste amuseur des yeux, absolument comme Shakspeare dissimule la sienne sous ses qualités de dramaturge; il a l’air de vous dire : Je ne suis qu’un pauvre ouvrier, doué de quelque facilité, qui travaille à tant la toise et à 100 florins par jour; ne voyez dans tout cela que des formes, des couleurs et des groupes arrangés pour vous plaire un instant. — Mais sous cette modestie, ou plutôt sous cette indifférence, le contemplateur digne de la comprendre découvre bien vite une pensée qui est au niveau des plus grandes choses.

Contemplez-la, cette intelligence, dans l’incroyable Adoration des Mages du musée d’Anvers; là elle est digne de toute sorte d’admiration. Grands dieux! que de choses il y a dans ce tableau! Il y a d’abord les qualités matérielles de l’artiste, qui n’ont jamais eu plus d’éclat, la beauté du spectacle, la splendeur des étoffes, les pittoresques cassures des épais brocarts, les draperies vertes et rouges, l’éblouissement de la lumière; puis il y a la couleur locale de l’Orient, devinée deux cents ans passés avant nos modernes artistes, qui ont considéré cette couleur locale comme leur conquête et l’Orient comme le domaine qu’ils avaient découvert, ce qui par parenthèse est fait pour nous rendre modestes; puis au-dessus de cette couleur locale extérieure et matérielle il y a la couleur locale intrinsèque et morale : toute la sagesse, toute la gravité sentencieuse, toute la révérence religieuse et aussi toute la sensualité de l’Orient sont empreintes sur les visages des divers personnages de cette grande scène. Quand vous avez énuméré et épuisé ces qualités déjà si hautes, voici bien autre chose qui se révèle à votre admiration. Tranquillement, et déguisant, autant qu’il l’a pu, sa pensée sous la pompe extérieure du spectacle, Rubens a raconté dans cette scène de l’adoration de l’enfant divin toute la fortune future et toutes les destinées ultérieures du christianisme. Ces trois mages représentent les trois castes de la race humaine qui tour à tour viendront à Jésus, et qui viendront à lui précisément dans l’attitude où les a représentés Rubens. Le premier et le seul qui adore réellement est le mage agenouillé aux pieds de l’enfant. Celui-là est le mage de race sacerdotale, le mage selon l’ordre de Melchisédech ; on n’en peut douter à son blanc surplis et au petit enfant de chœur dissimulé sous la forme d’un page qui l’accompagne. Le second, celui qui se tient debout à l’angle du tableau dans une attitude si redoutable, recouvert d’un si beau manteau de brocart rouge, c’est le mage de race politique, le mage selon l’ordre de Nemrod et de César, le représentant de la puissance et de la force. Aristocratiquement il se tient à l’écart; son terrible visage, où se lit l’habitude du commandement, ne dit rien de bon; visiblement il se passe en son âme un terrible combat où l’orgueil joue le premier rôle. L’adoration lui coûte et lui coûtera, on le voit. Quoi! lui, Cyrus, Nabuchodonosor, être appelé de si loin par une force mystérieuse pour adorer cette créature? Quoi ! une destinée merveilleuse représentée par l’étoile conductrice plane sur cet enfant enveloppé dans ces humbles langes? Quoi! cette image de la faiblesse sera plus puissante que la puissance, et les rois devront rendre la justice en son nom? Il y viendra cependant, car sa science magique lui apprend qu’irrésistibles sont les ordres du destin; mais il y viendra le plus tard possible, et en attendant il rechigne et fronce son sévère sourcil. Le troisième mage est un jeune rajah indien ou un chef abyssin élégamment vêtu de vert, coiffé d’un joli turban surmonté d’une aigrette, au teint de moricaud, aux lèvres sensuelles, au visage réjoui, avec un petit ventre tout rondelet bien dessiné par son justaucorps. Celui-là ne se prosterne pas comme le premier, il ne se tient pas à l’écart comme le second; que fait-il, le jeune mécréant? Ce qu’il fait, il regarde obliquement la Vierge et l’enfant avec des yeux en coulisse; mais il y a dans ce regard tant de bonté, le sourire de l’humaine sympathie éclaire si gentiment ce sensuel visage, le personnage respire tellement la franchise, la cordialité, l’amour, que nul respect ne vaudrait cette irrévérence. Voilà la force puissante et inconstante par laquelle le christianisme marchera dans le monde en ouvrant les sources de la pitié et de la bonté. Ah ! ce jeune rajah, c’est l’image exacte de ce que le christianisme fera de la masse de l’humanité, faible de chair et riche seulement de bonne volonté, dont il ne convertira jamais entièrement la nature païenne, mais dans laquelle il déposera un levain d’attendrissement qui, à l’heure voulue, soulèvera toute la pâte de la chair. Oui, ce sont bien trois mages, car ils portent d’autres noms que ceux de Balthazar, Melchior et Gaspard; ils portent les noms des trois termes de la formule qui est la clé de voûte suprême de la magie; le premier s’appelle Doxé, le second Dunamis, le troisième Éros, science, puissance, amour, les trois forces dont la réunion forme la magie parfaite. Voilà les pensées qui apparaissent par derrière les spectacles merveilleux de Rubens avec la soudaineté de l’éclair dès qu’on arrête les yeux sur eux avec une attention suffisante. Qu’on ne considère point notre explication comme un jeu de notre imagination mise en mouvement par l’enthousiasme. Cette synthèse de la fortune du christianisme est contenue en toute réalité dans ce tableau, car elle est imposée à la réflexion par l’attitude, les vêtemens, les physionomies et la pantomime des personnages. On peut ne pas l’apercevoir; mais, une fois qu’on l’a aperçue, il est impossible de la nier[3].

Voulez-vous un autre exemple de cette étonnante intelligence ? Prenons la Pêche miraculeuse qui se voit à Notre-Dame de Malines. C’est un des tableaux que tous les artistes doivent étudier avec le plus de soin, car nulle part les qualités et les défauts du dessin de Rubens ne se sont aussi ouvertement et franchement accusés. Il y a là une série d’académies d’après le modèle vivant aussi instructives que variées. Ces dos ronds, ces épaules carrées, ces râbles solides empruntés par Rubens aux matelots du port d’Anvers ont été peints par l’artiste avec une franchise sans mièvrerie et une mâle fermeté égale à la vigueur de ses modèles; mais ce n’est point pour ces qualités de métier du souverain ouvrier, ni pour ses mérites d’exécution, que cette Pêche miraculeuse nous attire. Qualités techniques, mérites d’exécution, ce n’est point là ce qui fait de Rubens l’homme de génie qu’il est. Des mérites d’exécution, de la fougue, de l’éclat! mais il y en a aussi, et à un haut degré, dans cette autre Pêche miraculeuse de ce désagréable maître de Rubens, Adrien von Noort, mais il y en a au plus haut point chez le brutal et robuste Jordaens. Si vous voulez savoir ce que c’est que le génie, et en quoi il se sépare du simple talent, considérez le personnage de saint Pierre, qui est le principal du tableau. Certes ce n’est point par l’idéal que brille cette figure; elle a été prise dans la réalité la plus ordinaire : Saint Pierre n’est ni plus ni moins qu’un homme du port d’Anvers. Rubens n’est pas le premier peintre qui ait pris ses figures dans la réalité la plus crue. Deux hommes d’un talent hors ligne, Ribeira et Michel-Ange de Caravage, n’ont fait autre chose toute leur vie; d’où vient donc que leurs figures ne nous inspirent aucune émotion morale, tandis que les figures de Rubens, qui sont créées d’après le même système, nous touchent si profondément? Il me revient au souvenir certains Disciples d’Emmaüs du Caravage que l’on voit à la National Gallery de Londres. Caravage a imité le procédé qu’employait le clergé pour ses processions dramatiques, déguisant le chantre de la paroisse en saint Jean-Baptiste et l’étameur du quartier en saint Thomas ; il est allé dans un chantier, a pris trois maçons dont les traits lui ont paru s’accorder avec les qualités d’énergie de son pinceau, et puis il a intitulé le tout les Disciples d’Emmaüs, Si on n’était pas prévenu, on pourrait regarder indéfiniment cette peinture sans y voir autre chose que trois maçons qui soupent cordialement. Le saint Pierre de Rubens appartient à la même classe que les disciples du Caravage; voyons un peu ce qu’il va nous dire. Ses traits, dis-je, ne sont point ceux d’un Jupiter à la façon italienne, et ce n’est point non plus la vie intellectuelle qui illumine ce visage; mais alors qu’a donc ce personnage de si remarquable? Ce qu’il a? Il a quelque chose de plus haut que toute beauté physique, quelque chose de plus haut que l’intelligence, quelque chose qui en fait un des types souverains de l’humanité. Humblement il se tient devant Jésus, les yeux baissés, sa petite barrette à la main, et toute son attitude semble dire et dit en effet : « Seigneur, je vois bien à cette heure que vous êtes le fils de Dieu. » Rubens a merveilleusement compris et rendu le caractère de saint Pierre, tel qu’il nous est présente par l’histoire évangélique, et en le rendant il a rendu du même coup toute cette nombreuse fraction de l’humanité dont saint Pierre est le représentant accompli par ses qualités et ses défauts, l’homme du peuple. Dans cet humble visage, dans cette attitude soumise se lisent toutes ces vertus de nature, voisines de l’instinct, qui sont celles du peuple : l’obéissance spontanée, subite, volontaire, devant l’homme qui le frappe d’admiration, la confiance sans réserve qui le rend digne de représenter la foi parfaite, le dévoûment absolu et sans bornes, le trouble facile d’une chair sujette à l’excès à toutes les terreurs, en un mot toutes ces grandeurs et ces défaillances de l’âme des entrailles, par laquelle le peuple aime et hait sans réserve, se livre sans égoïsme, se trouble sans sagesse, et s’abandonne tout entier jusqu’au plus petit atome de lui-même à l’émotion qui le maîtrise. Si Rubens avait pensé à donner pour pendant à son saint Pierre de la Pêche miraculeuse un saint Pierre de la scène du reniement parmi les servantes et les soldats, à cette heure, si douloureusement regrettée plus tard, où, ressaisi des inexplicables terreurs de la nature populaire, il renia son maître par trois fois, nous aurions eu le revers de ce type dont le tableau de Malines nous offre seulement l’endroit.

Bien des choses sont admirables dans l’œuvre de Rubens; mais ce qu’elle a peut-être de plus extraordinaire, c’est son extrême variété. Quel que soit le sujet dont elle s’empare, son intelligence découvre comme d’un bond l’âme secrète de ce sujet, et la traîne pour ainsi dire devant l’admiration avec une fougue d’imagination sans égale. Un des plus beaux exemples que l’on puisse donner de cette intelligence prompte et fougueuse est la Dernière Communion de saint François d’Assise, du musée d’Anvers. Ce tableau est un drame digne de Shakspeare, et pour la couleur, et pour l’émotion dramatique, et, chose curieuse, pour la pénétration historique. C’est la scène suprême de Sainte-Marie-des-Anges d’Assise, telle que l’imagination peut se la représenter en ayant soin seulement d’échanger contre des types italiens les types flamands de Rubens. Le grand poverello di Cristo, épuisé de jeûnes, d’abstinences, de prières, des longs voyages accomplis pieds nus, du douloureux honneur des stigmates divins, touche à son heure dernière, et s’est fait porter devant la table sainte, nu comme il a vécu. Le corps et l’attitude du saint sont une réminiscence évidente du Saint Jérôme du Dominiquin, mais non pas son expression de ferveur austère et douce, si bien d’accord avec son caractère. Tous les fratelli bien-aimés sont là, — tous ceux qui à son exemple se sont déchaussés et ont lié l’humble capuchon entourent l’homme qu’ils ont suivi comme le père et le maître, pour employer les expressions de Dante L’attendrissement est au comble, il y a là autant de douleurs que peuvent en porter sans éclater les âmes qui savent être muettes. Nul ne sanglote, tous étouffent; nul ne pleure, tous fondent intérieurement. Toutes les variétés de l’attendrissement, diverses selon les âges, les tempéramens, les physionomies, ont été reproduites avec un sentiment des nuances si profond que chacune de ces touches différentes d’une même douleur a suffi pour créer un personnage et pour déterminer un caractère tout entier. Le prêtre qui offre la communion et qui visiblement n’appartient pas à l’ordre, étouffant une émotion de sympathie respectueuse, fait effort pour conserver l’impassible gravité que commande l’office sacerdotal qu’il accomplit à ce moment. Plus loin, un jeune moine, dominé par la sensibilité des natures que la vie n’a pas durcies, laisse éclater une douleur presque féminine; mais les âmes tendres sont faciles à l’émotion, et plus touchantes sont les larmes quand elles sillonnent de mâles visages. C’est ce que Rubens a exprimé merveilleusement dans le personnage du moine à moustaches qui prie si dévotement, figure de vieux sergent des bandes mendiantes, un Égidio, un Bernard di Quintavalle ou un frate Leone quelconque, qui succombe sous la pensée qu’il lui faut quitter le général avec lequel il fit jadis les premières campagnes de l’apostolat. Rubens sait que l’humanité est diverse; aussi a-t-il eu bien soin d’indiquer que cette douleur si générale a cependant ses cœurs tièdes. Ce moine si maigre qui est tout proche du jeune novice porte un visage bien austère; mais cette austérité est-elle celle de la religion? Ce moine a tout l’air d’être quelque frate Elia que les prières de saint François n’ont point réussi à sauver de la tentation, et les pensées qu’il roule pourraient bien être des pensées laïques d’ambition ou de désertion. Tout cela est étonnamment vivant, étonnamment profond, étonnamment sérieux. Cette toile est plus qu’une belle peinture, c’est un des poèmes religieux les plus sincères et les plus touchans qui existent. Ceux qui voient surtout dans Rubens un chercheur d’effets pittoresques indifférent à toute chose morale doivent aller contempler ce tableau pour s’assurer du degré d’élévation auquel atteint l’intelligence de ce grand homme : si après l’avoir vu ils persistent dans leur première opinion, c’est qu’aucune évidence ne peut les convaincre.

La grâce de Rubens est moins apparente que sa force, et elle se confond d’ailleurs avec son amour de la magnificence, qui après sa puissance pathétique est son principal caractère. Cependant il en a une dès qu’il le veut, très fine et très ingénieuse, bien que parfois un peu cherchée. L’exemple le plus heureux que l’on puisse citer de cette grâce ingénieuse est l’Éducation de la Vierge du musée d’Anvers. Quel charmant tableau! Le peintre a fait pour ainsi dire porter à la nature la livrée de la Vierge, car il a mis les couleurs de sa peinture en exacte harmonie avec les années de son personnage : rien que rose, lilas, bleu clair, vert tendre, nuances de printemps naissant, couleurs de jeune fille.

Je n’ai pas la prétention en quelques notes rapides d’épuiser tous les caractères de ce grand artiste, éternel honneur de la Flandre. Je n’ai rien dit et je ne dirai rien de sa magnificence, ni de son aptitude extraordinaire à saisir les phénomènes les plus accidentels de la beauté en quelque endroit qu’ils apparaissent, merveilleuse habileté de l’œil que j’ai cru pouvoir ici même, il y a bien des années, appeler le chic élevé à la hauteur du génie[4]. Tous ces caractères sont bien connus, et nul d’ailleurs ne songe à les contester. Ces qualités ne sont qu’une partie de Rubens, la plus matérielle, la moins noble. Là n’est point son véritable génie, et j’ai voulu montrer que cette prodigieuse habileté matérielle fut doublée d’une intelligence égale aux plus hautes pensées, que le grand peintre fut doublé d’un grand poète dramatique. Puissance pathétique et profondeur religieuse, voilà le vrai Rubens et non pas le matérialiste habile que le jugement de la routine recommande à notre admiration modérée. Que la Flandre reconnaissante lui élève une statue colossale comme son œuvre, où il sera représenté couronné par une autre muse que celle de son art, et sur le socle de laquelle on lira cette inscription : « A Pierre-Paul Rubens, qui fut la puissante synthèse des traditions de l’art flamand et l’expression souveraine de la religion du peuple des Flandres, la muse du drame décerne cette couronne comme à l’un de ses plus glorieux fils. »


EMILE MONTEGUT.

  1. Ce petit bonnet de soie noire avec lequel Guillaume est souvent représenté dans les portraits que l’on voit en Hollande a été pour nous une véritable surprise. Il modifie sans l’altérer le caractère de sa morose et sérieuse physionomie; il lui donne une bonhomie et une familiarité paternelle qu’il n’a pas du tout dans les images que nous avions vues de lui, ni dans les statues équestres et autres qui décorent les places publiques, celle de La Haye, par exemple, où le prince seul apparaît, figure bien campée d’ailleurs et non sans mérite. Ce bonnet en fait mieux que le défenseur des libertés néerlandaises, il en fait vraiment le père du peuple qu’il soutient. Quant aux vêtemens que portait Guillaume le jour de son assassinat, précieuse relique que l’on conserve au musée des curiosités de La Haye, ils plaident étonnamment en faveur de son esprit d’économie et du puritanisme de ses habitudes. Ni le roi Dagobert, ni le roi Etienne d’Angleterre, tous deux célèbres par la médiocrité de leur garde-robe, n’ont certes jamais porté de pareils vêtemens; mais cette pauvre guenille, pour celui qui sait voir, sacre le prince d’Orange politique accompli autant que grand patriote. Le chef des gueux a vraiment porté leur costume. Le seul objet de prix que l’on rencontre parmi ces loques est une montre en or avec deux miniatures, l’une sur le cadran, l’autre sur le côté intérieur du boîtier. Ces deux miniatures ont-elles une signification? L’une représente une cérémonie difficile à définir qui se passe dans un temple. Est-ce un mariage? Alors pourquoi l’enfant nu qui est aux pieds des personnages n’a-t-il pas les attributs de l’Hymen? Et que sont ces deux dames qui, dans la seconde miniature, appellent l’enfant? L’une se courbe pour le recevoir; l’autre observe une attitude plus réservée. Il n’est pas possible que cette montre soit très ancienne, et il est plus que probable qu’elle avait été achetée et commandée par Guillaume même. Quelque archéologue hollandais devrait bien prendre cette montre pour sujet d’une savante dissertation. Pour nous, nous avons fait en la regardant toute sorte d’hypothèses que nous exprimons, bien entendu, sous toutes réserves. Peut-être les deux dames sont-elles les deux femmes de Guillaume. Peut-être symbolisent-elles la Flandre et la Hollande, et l’enfant représente-t-il la religion réformée. »
  2. Il n’y a pas de règle, aussi générale qu’elle soit, qui n’ait des exceptions, et ces exceptions sont nombreuses dans l’art flamand. Quentin Matsys, Rubens, Van Dyck et d’autres ont peint plus d’une fois la Vierge à un autre âge et avec un autre caractère; mais enfin c’est la Mater dolorosa qui domine.
  3. Rubens a traité plusieurs fois le sujet de l’adoration des mages, et notamment dans une toile qui orne le maître-autel de l’église de Saint-Jean à Malines; mais avec la meilleure volonté du monde il m’a été impossible de voir à mon aise cette œuvre fort estimée de beaucoup de connaisseurs : aussi n’en dirai-je rien. Il en est de même de la fameuse Assomption du maître-autel de Notre-Dame d’Anvers. Puisque j’en trouve l’occasion, je demanderai pourquoi on laisse ces pages capitales placées dans des conditions si défavorables. Ne pourrait-on les remplacer par de bonnes copies, qui décoreraient tout aussi bien les maîtres-autels que les originaux, et placer ces derniers en lieu sûr, à l’abri de l’humidité, de la fumée des cierges, et à un endroit où l’on puisse les voir?
  4. Article sur l’illustration de l’Enfer de Dante, par M. Gustave Doré; voyez la Revue du 15 novembre 1861.