Inauguration du monument élevé à Mlle Nancy Fleury par ses élèves et ses amis

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Présentation anonyme suivie d'un discours de
Inauguration du monument élevé à Mlle Nancy Fleury par ses élèves et ses amis
Revue pédagogique, premier semestre 189220 (p. 279-281).

INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ À Mlle  NANCY FLEURY PAR SES ÉLÈVES ET SES AMIS

Dimanche 28 février une simple et touchante cérémonie réunissait au cimetière Montparnasse les amis de Mlle  Nancy Fleury et ses anciennes élèves, pour l’inauguration du modeste monument qu’ils ont voulu consacrer au souvenir de cette femme d’élite[1]. La signification de cet hommage public rendu à une mémoire aimée et respectée a été exprimée, au nom des amis présents et absents, par M. Jules Steeg, inspecteur général de l’instruction publique, en quelques paroles que nous reproduisons ci-après :

«  D’autres voix que la mienne auraient dû se faire entendre ici. On m’a demandé de dire quelques mots pour l’inauguration de ce monument de regrets et de souvenirs. Je ne serai qu’un faible écho des amis qui se sont associés pour rendre à Mlle  Nancy Fleury ce témoignage, pour ériger cette pierre sur sa tombe.

Ce monument nous parle du passé, il nous parle aussi de l’avenir.

Le passé ! mais c’est toute l’histoire de cette seconde moitié du siècle, l’histoire d’espérances déçues, de douleurs héroïquement supportées, de tragédies nationales, de relèvement par le travail et la liberté.

Je me reporte d’abord à ces années d’enfance, dans ces verdoyantes campagnes de l’Indre, illustrées par la plume magique d’une femme : le père était populaire, représentait ses concitoyens ; la vie privée et la vie publique s’ouvraient sous les plus heureux auspices : c’était le bonheur familial, et c’était l’espérance républicaine. Puis les mauvais jours sont venus, la trahison, le crime, l’égorgement de la République, l’exil, la misère.

C’est, à distance, une belle page. Il est beau de voir ces protestataires du droit, hommes, femmes, enfants, emportant leur patrie dans l’exil, le respect de la loi et de la justice, l’amour de la liberté, le deuil de tant d’espérances mortes, et la foi invincible dans l’avenir. Comme ils montrent avec éclat que l’homme ne vit pas de pain seulement ; qu’il ne peut pas se passer de l’honneur ! Douloureux exode. Dur temps d’épreuves, où les âmes se sont trempées, où les grands cours se rencontraient. Puis le retour dans la France morne, étouffée, les vieux liens brisés, la vie à refaire : c’est ici que se manifeste le caractère si ferme, si viril sous sa réserve et sa modestie, de cette femme au noble cœur. Les petits commencements ne lui font pas peur, ni les petites tâches, petites en apparence. Cet esprit vigoureux ne craint pas d’appeler quelques enfants, des jeunes filles, pour leur enseigner les éléments. Et elle fonde son cours, qui lentement grandit et prospère.

Il est interrompu par la guerre, par ce cruel désastre et ce généreux effort, où la patrie sombre, et où elle se reprend par un noble désespoir. Toutes ces tragédies avaient laissé leur trace dans l’âme si élevée de Mlle Fleury. Quand elle reprit sa tâche, elle était marquée pour travailler, dans la voie la plus sûre, au relèvement du pays et à la réparation de ses maux passés.

Quelle haute idée elle avait de l’enseignement, de l’éducation des femmes ! Comme elle était préoccupée de former des esprits droits, ouverts, ne se payant pas de mots, ne se leurrant pas d’apparences, des esprits réglés, instruits de l’essentiel ! Et comme elle avait soin de ne pas séparer l’instruction de l’éducation, l’ornement de l’esprit de la fermeté de la raison, le savoir de la conscience ! Elle avait horreur du superficiel, du clinquant, et aussi de l’amas indigeste et du bourrage mnémotechnique. Penser juste, voir clair, savoir avec précision, aimer ce qui est simple et vrai, écrire sans embarras et sans faste, viser au développement intellectuel et moral et non à des succès passagers, telle était la règle de son enseignement.

C’est à cette œuvre qu’elle a consacré le meilleur de ses forces, qu’elle a donné son temps et son cœur.

Je me la rappelle autour de la table d’un jury d’examen où je siégeais auprès d’elle, ne la connaissant pas encore. J’étais frappé de son air attentif, de ses questions pénétrantes, de ses jugements à la fois si bienveillants et si sûrs. L’impression qu’elle me fit alors et que des rapports plus suivis ont confirmée, c’est que j’avais devant moi une femme réellement supérieure, une véritable éducatrice, habile à juger et à conduire les esprits et à pénétrer le fond des choses.

Faut-il ajouter ici ses qualités sociales et aimables, ses relations si pleines d’agrément et de sûreté avec ses amis de choix, sa vie de famille, sa tendresse pour les siens, et leur deuil profond lors de la brusque séparation, si inattendue ?

Tous ces souvenirs, ce poétique monument où reposent ses restes nous les rappelle, les fait repasser devant nos yeux.

Mais il ne parle pas seulement d’un passé cher et regretté, il nous dit aussi quelques mots d’avenir. L’œuvre de Mlle Fleury n’est pas de celles qui durent un jour, elle est de celles qui vivent, car c’est dans les âmes qu’elle est fondée. Ses nombreuses élèves ont emporté dans la vie les germes de la haute et saine éducation qu’elles ont reçue ; et ces germes sont destinés à se répandre d’une génération à l’autre, sans jamais périr.

Dans sa condition de femme, sans rien perdre de sa délicatesse, de sa modestie silencieuse, sans sortir du devoir régulier, journalier, de la tâche absorbante, elle a travaillé, de manière efficace, à la grande œuvre du siècle ; elle a pour sa part contribué à l’émancipation et au rapprochement des esprits, au progrès moral, à l’avènement de l’avenir. C’est par les conquêtes individuelles que s’obtient la victoire finale ; c’est par le concours intelligent, dévoué et courageux de la femme que l’homme réussira à fonder la démocratie vraiment libérale, triomphe de la vérité sur la superstition, de la liberté morale, de la justice et de la vertu sur les bassesses et les férocités de l’égoïsme. Et c’est par l’enfant que cette œuvre commence ; c’est dans son âme que l’institutrice digne de ce nom en jette les premiers et les plus solides fondements.

Voilà pourquoi ce monument élevé à Mlle Fleury par ses amis et ses élèves reconnaissants nous permet, en nous souvenant d’elle, de regarder avec confiance vers l’avenir pour lequel elle a vécu. »


  1. Voir la Revue pédagogique du 15 mai 1890.