Incidents du 14 juillet

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Assemblée nationale
Incidents du 14 juillet
Journal officiel de la République française58 (p. 3504-3515).

INCIDENTS DU 14 JUILLET

Fixation de la date de discussion d’interpellations.


M. le président. La conférence des présidents, d’accord avec le Gouvernement, propose à l’Assemblée de fixer immédiatement la date des discussions des interpellations :

De M. Vallon, sur les instructions données par le ministre de l’intérieur à la police parisienne en vue de la manifestation populaire du 14 juillet ; sur l’attitude prise par la police mise en présence de manifestants nord-africains, attitude témoignant d’un manque de sang-froid manifeste ;

De M. Dronne, sur : 1o les sanglantes bagarres qui se sont déroulées à Paris le 14 juillet ; 2o les mesures à prendre afin d’assurer la sécurité de la rue sans effusion de sang et de dissoudre les commandos de choc du parti communiste ; 3o la situation misérable de la plupart des Nord-Africains en France et l’impérieuse, nécessité d’améliorer leurs conditions matérielles et morales de vie ;

De M. Abdelkader Cadi, sur les tragiques incidents qui se sont déroulés le 14 juillet 1953 à Paris et qui ont abouti à la mort de plusieurs travailleurs français musulmans algériens et sur les mesures que compte prendre le Gouvernement pour punir les responsables de cette tuerie ;

De M. d’Astier de la Vigerie, sur : 1o les tragiques incidents qui ont ensanglanté le cortège populaire du 14 juillet au cours desquels la police a tué six Algériens et un Français ; 2o les mesures que le Gouvernement compte prendre contre les responsables de cette tuerie qui a eu lieu lors d’une manifestation autorisée, au cours de laquelle aucun règlement de police n’avait été enfreint et alors que la dislocation du cortège s’effectuait normalement ;

De M. Cogniot, sur : 1o les responsabilités du Gouvernement dans la provocation policière du 14 juillet 1953 qui a causé, place de la Nation, à Paris, sept morts et un grand nombre de blessés graves ; 2o les mesures qui s’imposent en vue : a) de révoquer le préfet de police de Paris ; b) d’assurer le respect des libertés démocratiques ; c) de faire cesser toute discrimination raciale de la part de la police et de l’ensemble des autorités ; d) d’indemniser les familles des victimes ;

De M. Fayet, sur : 1o les tragiques incidents provoqués par la police, le 14 juillet, au cours desquels sept personnes, dont six Algériens musulmans, ont été tués ; 2o les mesures que compte prendre le Gouvernement contre les policiers responsables et pour que cesse toute propagande et discrimination raciales chez la police et l’ensemble des autorités ;

De M. Rabier, sur les incidents sanglants qui se sont déroulés place de la Nation, le 14 juillet 1953, incidents au cours desquels sept personnes, dont cinq Algériens, ont trouvé la mort et sur les mesures que le Gouvernement compte prendre pour améliorer les conditions de vie des travailleurs musulmans dans la métropole ;

De M. Grousseaud, sur les mesures que le Gouvernement compte prendre à la suite des désordres sanglants de la place de la Nation pour remédier à l’actuelle situation morale et matérielle des Nord-Africains ;

De M. Guérard, sur les graves incidents auxquels a donné lieu le défilé communiste du 14 juillet et la nécessité d’empêcher le renouvellement par l’interdiction pure et simple, à l’avenir, de tels défilés tolérés à tort jusqu’à présent ;

De M. Liautey, sur les événements sanglants qui se sont déroulés à Paris le 14 juillet et sur les mesures que le Gouvernement compte prendre pour régler le problème des Nord-Africains en France.

Quel jour le Gouvernement propose-t-il pour la discussion de ces interpellations ?

M. Léon Martinaud-Déplat., ministre de l’intérieur. Le Gouvernement demande le renvoi à la suite.

M. le président. Je rappelle aux orateurs qu’aux termes de l’article 90 du règlement leurs interventions ne peuvent excéder cinq minutes.

Ils peuvent compter sur le libéralisme du président pour qu’il en soit à peu près ainsi. (Sourires.)

La parole est à M. Dronne.

Raymond Dronne. Mesdames, messieurs, des incidents sanglants se sont déroulés le 14 juillet à Paris, à l’occasion du défilé traditionnel de la place de la Bastille à la place de la Nation. Sept morts, de très nombreux blessés, plus de 150 : le bilan est tragique.

Gouverner, c’est prévoir. Il semble qu’en la circonstance le ministre de l’intérieur ait oublié cette règle élémentaire.

Je voudrais savoir, monsieur le ministre, si vous avez donné des instructions en prévision de cette manifestation et, dans l’affirmative, lesquelles.

Je voudrais savoir aussi pourquoi cette manifestation à été autorisée, alors que certains renseignements pouvaient légitimement susciter des craintes.

Le 14 juillet devrait être la fête de la liberté et de l’unité française. Elle ne devrait pas être l’occasion de manifestations partisanes.

Puisque la manifestation a été régulièrement autorisée, le rôle de la police aurait dû consister à en permettre le déroulement normal et pacifique.

Pour cela, il aurait fallu disposer des forces de police suffisantes le long du parcours, des forces de police dotées de moyens tels que les classiques et inoffensives grenades lacrymogènes pour s’opposer à toute menace de désordre sans effusion de sang. Il aurait fallu aussi que cette police pût s’opposer à ce que des éléments antagonistes se prennent à partie le long du défilé.

Les forces de police mises en place étaient — tout le monde le reconnaît — tout à fait insuffisantes. Le fait est que les agents débordés, isolés et menacés, ont fait usage de leurs armes sans sommation préalable.

Les forces de police ne devraient pas tirer ainsi sans sommation ; mais pour cela il aurait fallu qu’elles soient mieux étoffées, plus nombreuses et qu’elles soient plus conscientes de leur force.

Je sais bien que les gardiens de la paix ont un rôle extrêmement ingrat, difficile et dangereux. La plupart d’entre eux sont des gens très sympathiques. Mais il existe malheureusement parmi eux quelques éléments un peu trop nerveux.

Les manifestants de la place de la Nation étaient, pour la plupart, des Nord-Africains qui sont venus en France pour chercher du travail et qui y vivent, hélas ! misérablement.

Ces hommes déçus, pitoyables, mal logés, mal nourris — plus de 300.000, dit-on, en France — sont trop souvent séduits pour assurer leur existence à vivre en marge des règles normales et même des règles légales.

Leur misère en fait une proie idéale pour toutes les propagandes extrémistes. C’est parmi eux que les communistes recrutent leurs hommes de main, leurs commandos de choc.

Je vous apporterai, monsieur le ministre, un témoignage qui date de quelques semaines. À Paris, des colleurs d’affiches étaient suivis par une équipe adverse qui, immédiatement après leur passage déchirait les affiches ou les bariolait. Après un petit heurt habituel en cette matière, un Nord-Africain a reconnu avoir été recruté par les communistes, avoir été emmené sur place en camion, avoir reçu 1.000 francs, un casse-croûte et une arme pour faire ce travail.

L’existence de ce prolétariat nord-africain pitoyable crée un problème social qu’il faut absolument régler.

Ces Nord-Africains mieux traités, logés convenablement, assurés d’un travail et d’un gain réguliers, pourraient mener une existence plus heureuse. Ils seraient alors moins sensibles aux excitations des Messali Hadj et du parti communiste.

M. Gaston Palewski. Très bien !

M. Raymond Dronne. Monsieur le ministre, les incidents du 14 juillet soulignent l’ampleur et l’urgence du problème social et politique constitué par la présence de très nombreux Nord-Africains en France. Il vous appartient de vous y attaquer et de le résoudre rapidement, équitablement et humainement.

Il ne faut pas que la citoyenneté que nous avons généreusement accordée aux peuples d’outre-mer ne se traduise que par la misère d’un prolétariat nord-africain vivant en France et par l’alcoolisme pour les populations d’Afrique noire. Nos peuples d’outre-mer méritent mieux que cela. (Applaudissements à l’extrême droite et sur certains bancs au centre.)

M. le président. La parole est à M. Abdelkader Cadi.

M. Abdelkader Cadi. Mesdames, messieurs, au matin du 14 juillet 1953, le peuple de Paris ne ménageait pas ses applaudissements aux représentants de l’armée française. Ses vivats allaient indiscutablement tant aux soldats métropolitains qu’aux spahis algériens.

L’après-midi de ce jour de fête et de joie devait se terminer par des incidents sanglants. Sept jeunes Algériens étaient abattus par des coups de feu tirés par la police parisienne. Une centaines de manifestants étaient blessés.

Les journaux, suivant leur tendance politique, ont donné des versions contradictoires de l’origine de ces incidents. Les uns ont parlé de provocation policière, de racisme, les autres de commando communiste.

Le ministre de l’intérieur, dans un premier communiqué, a reconnu que les agents de police, submergés, avaient fait usage de leurs armes. Résultat, je l’ai dit : sept morts, cent blessés, tous Algériens.

De l’avis de tous, la manifestation s’était déroulée dans le calme. Les éléments européens, quelle que fût leur nationalité — j’insiste là-dessus — s’étaient déjà dispersés. C’est seulement au moment où la manifestation allait prendre fin que des bagarres éclatèrent entre le service d’ordre et les manifestants algériens, lesquels allaient se disperser à leur tour, en raison du violent orage survenu à ce moment.

La question se pose alors de savoir, monsieur le ministre de l’intérieur, qui a donné — et pourquoi — l’ordre à la police de se montrer plus rigoureuse à l’égard des manifestants algériens ?

Pourquoi la police perd-elle son sang-froid en présence d’Algériens ? Est-ce un mot d’ordre ?

Sinon, pourquoi cette différence de traitement ? Pourquoi une répression qui est allée jusqu’à la tuerie ?

La plupart de mes collègues algériens et moi-même sommes d’autant plus émus que, dans votre deuxième communiqué, celui d’hier, il est fait état de l’agression de deux paisibles citoyens par des éléments nord-africains, alors que des centaines de faits semblables, à travers la France, sont commis par des criminels européens.

N’est-ce pas là une tentative bien malhabile pour dresser l’opinion publique contre nos malheureux coreligionnaires ? Il me semble que certain article de la Constitution, qui nous est applicable à tous, interdit le racisme.

Depuis 1946, les Algériens sont citoyens français. Comme tels, ils ont droit, comme tous les autres citoyens, à la libre circulation, au travail et à la liberté d’expression. Originaires d’un pays où la misère est devenue un état normal pour la plus grande partie d’entre eux, ils viennent en France chercher du travail et non des balles meurtrières de vos agents de police.

Je développerai, à l’occasion de mon interpellation, la triste situation des travailleurs musulmans d’Algérie qui se trouvent en France ; mais, pour aujourd’hui, laissez-moi vous dire que les excès de votre police et nos morts ont marqué d’une pierre noire, pour tous les musulmans, la journée du 14 juillet 1953.

Ce sont, en réalité, les ennemis de la France qui sont les gagnants de cette tragique journée. (Applaudissements sur certains bancs à gauche et au centre.)

M. le président. La parole est à M. d’Astier de la Vigerie. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. J’évoquerai, d’abord, brièvement les faits.

Le cortège, traditionnel, du 14 juillet a toujours été autorisé, Il l’était cette année encore.

M. Antoine Guitton. Il est autorisé à condition qu’il soit français.

M. Pierre Cot. Les Nord-Africains ne sont pas Français ?

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. M. Dronne s’est plaint que le cortège fût un cortège de partisans.

Je crois aussi que le cortège du 14 juillet 1789 pouvait être qualifié de cortège de partisans. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Ce cortège du 14 juillet n’avait jamais donné lieu à des incidents sanglants, ni à des interventions policières, jamais, sauf une fois, en 1944, sous l’occupation. Déjà, alors, un jeune Français, Yves Toudic, avait été tué pour avoir voulu manifester le 14 juillet. Mais il avait été tué, cette fois-là, par des balles allemandes et non par des balles françaises.

M. Pierre Guérard. En 1951 aussi, il y a eu des incidents.

M. le président. Monsieur Guérard, vous êtes inscrit pour intervenir. Je vous demande de respecter l’ordre de la discussion.

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Le cortège s’était déroulé dans le calme.

Outre des adultes, il y avait là des enfants, des vieux et de nombreux mutilés. Aucune pancarte insultante.

Aucune pancarte ne faisant appel à la violence.

De plus, aucun règlement de police n’a été enfreint à aucun moment. La presse non plus que les communiqués du ministère de l’intérieur ne font état d’infraction aux règlements policiers.

Je voudrais dire aussi quelques mots des incidents eux-mêmes. À la différence des précédents orateurs, je parlerai, d’une part, comme membre du comité d’organisation de la manifestation, d’autre part, comme témoin oculaire de bout en bout.

À dix-sept heures, le quatrième groupe d’Algériens finissait de défiler. Je voyais passer les pancartes. C’étaient des portraits de Messali Hadj, des appels à la lutte contre le racisme et à la lutte pour les libertés. La dislocation était normale. Elle a été soudain hâtée par une averse extrêmement violente et c’est à ce moment-là, sous la poussée des manifestants refluant pour se protéger de la pluie, que les barrières ont été renversées.

C’est à ce moment-là aussi, dix-sept heures dix exactement, que sur un petit groupe d’environ trois cents Algériens a eu en la première charge de police. À 120 mètres à peu près des tribunes, les policiers ont chargé à la matraque pour essayer d’enlever un portrait de Messali Hadj et une pancarte qui était déjà à demi fermée.

Les Algériens ont reflué vers la place mais arrivait alors le cinquième groupe d’Algériens, environ 1.000 à 1.200 hommes. Devant cette masse, les policiers durent se replier, mais ils appelèrent des renforts et les premiers coups de feu furent tirés sur les manifestants. On tira dans le tas. Deux hommes, dès les premières minutes, furent tués. Les manifestants refluèrent vers les barrières renversées et c’est après avoir constaté, la rage au cœur, qu’ils avaient eu deux des leurs tués, qu’ils piétinèrent les barrières pour en arracher les barreaux et s’en faire des armes pour contre-attaquer.

À ce moment-là, les policiers ont reflué en désordre, un car et une voiture de police vides ont été renversés et brûlés, mais les policiers sont revenus et, cette deuxième fois, ont tiré au revolver et à la mitraillette.

Le bilan de l’opération a été de sept morts. Les balles ont été tirées dans la tête, au cœur et au ventre.

Je veux dire comment est mort Lurot Maurice, trésorier du syndicat des métaux du 18e arrondissement : une vingtaine d’hommes du service d’ordre étaient autour de la tribune. Ils furent envoyés pour demander aux Algériens, malgré les morts, de rompre et de se replier. C’est au cours de cette mission que Maurice Lurot a été tué par les policiers.

Maintenant, je voudrais faire quelques remarques.

D’abord, comme l’ont déjà signalé les orateurs précédents, il n’y a eu aucune sommation. Même le 6 février 1934, il y a eu des sommations.

Deuxièmement, on a pu voir ― je l’ai constaté moi-même — sur la place de la Nation, à l’entrée de l’avenue du Trône, des centaines de douilles par terre — je dis bien des centaines.

Malgré le communiqué tendancieux émanant de ses services, nous demandons encore que M. le ministre de l’intérieur, qui va sans doute nous répondre, nous prouve qu’un seul coup de feu a été tiré par les manifestants, qu’une seule arme a été saisie alors que, du côté des manifestants, il y a eu sept morts.

Troisième remarque : des témoins ont été interrogés, non pas des manifestants, mais des hommes qui n’appartiennent à aucune organisation politique et qui assistaient, de leur fenêtre, à la manifestation. Ces témoins ont accepté de donner leurs noms, notamment M. Payssé dont le témoignage est très clair ― la police pourra le recueillir ― et un Anglais, M. Ellen Schaffer, qui a dénoncé les méthodes policières et la véritable surexcitation des éléments policiers.

Enfin, quatrième remarque, le communiqué de M. Martinaud-Déplat évoque toujours l’argument de légitime défense. Je sais bien qu’un policier est toujours en état de légitime défense. Même quand on matraque un reporter-photographe à trente contre un, on invoque alors aussi la légitime défense. Probablement, le reporter du Parisien Libéré avait-il commis, en essayant de prendre une photographie, un outrage aux agents. Naturellement, nous savons la haine policière que, sur les ordres de leurs chefs, les agents de police portent aujourd’hui aux Algériens, aux progressistes, aux communistes et aux photographes. (Rires.)

Pourquoi ? Parce que les photographes sont des témoins et qu’ils ne veulent pas de témoins. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. le ministre de l’intérieur. Vous pourrez consulter les photographies que j’ai en main.

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Je serais très heureux que ces photographies puissent circuler dans toute l’Assemblée. Je les ai vues moi-même. Je vous ferai également, très volontiers, voir un lot de photographies qui ont été prises par les reporters de tous les journaux, même ceux de droite, et dont vous ne parlez pas.

Cinquième remarque : il semble bien que la police se laisse emporter maintenant par des vagues de racisme. Même votre premier communiqué, monsieur le ministre, nous a étonnés. Vous avez cherché à y opposer les éléments européens et les éléments nord-africains.

Quand il y a une vague de racisme dans une police, on est bien obligé d’en rendre les chefs responsables.

La première fois que des incidents graves se produisirent en France avec les Algériens, ce fut le 1er juillet 1951. C’était trois mois après la prise de pouvoirs de M. Baylot. Au cours de la manifestation, la police essaya de couper le cortège à la hauteur des Algériens pour séparer ces derniers de ceux que vous appelez les Européens.

Un communiqué officieux a d’ailleurs mensongèrement déclaré que la partie du cortège constituée par les Algériens n’était pas, cette fois-ci, séparée : les représentants de la banlieue étaient devant, les Algériens et les délégués des arrondissements derrière.

Ce racisme policier, nous en avons eu, depuis, trop d’exemples : 10.000 Algériens arrêtés le 8 décembre 1951, au moment de la manifestation du Vel’ d’Hiv, qui était autorisée ; trois tués à Montbéliard le 23 mai 1952, un tué à Paris le 28 mai 1952 ; 100 blessés à Valenciennes le 1er mai 1953, 6 tués hier.

Il s’agit là de choses atroces. On ne peut pas renvoyer de telles affaires sine die ; elles méritent une enquête sérieuse.

Mais il est difficile et nous ne serions pas, de ce fait, tranquilles — que M. Baylot enquête sur M. Baylot. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. Paul Coirre. L’honorabilité de M. Baylot ne saurait être mise en cause.

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. L’homme des pigeons pourrait, une fois de plus, altérer la vérité.

Je m’excuse d’évoquer à ce sujet une affaire personnelle. En novembre 1951, M. Baylot faisait envahir le journal Libération par 60 policiers. Je faisais paraître la nouvelle dans le journal Libération. M. Baylot m’accusait de mensonge et me poursuivait.

Je déposais plainte en diffamation. M. Perès, juge d’instruction, accepta une confrontation entre M. Baylot et moi-même. Mais, depuis deux ans, j’attends cette confrontation parce que M. Baylot, paraît-il, est au dessus des lois et qu’il ne veut pas être confronté, fût-ce avec un parlementaire.

En effet, nous avons pris plusieurs fois M. Baylot en flagrant délit de mensonge. Cette fois-ci, nous voudrions qu’il ne soit pas au dessus des lois.

D’ailleurs, pour conclure sur cette journée du 14 juillet, il faut rappeler les incidents de la soirée.

Déjà, au cours du défilé, des éléments parachutistes avaient collaboré avec la police.

Ces mêmes éléments se sont répandus le soir dans Paris pour faire des raids dans les bals populaires. Ils ont fait arrêter trois bals populaires dans le 6e arrondissement et deux bals populaires à la porte d’Aubervilliers.

Or, c’est un miracle, sans doute, mais on a arrêté beaucoup d’Algériens et pas un seul parachutiste !

En terminant, nous voudrions simplement poser deux questions au Gouvernement.

L’opération du 14 juillet est-elle une sorte d’opération Navarre à l’usage intérieur ? Veut-on faire croire aux Américains, par exemple, que la guerre d’Indochine est populaire ?

Deuxième question : voulait-on monter une petite émeute pour influer sur les décisions de la chambre des mises en accusation qui doit décider aujourd’hui même du sort des emprisonnés, en particulier de notre ami Alain Le Léap ?

Nous voudrions des réponses précises à toutes ces questions et nous demandons qu’une véritable discussion de mon interpellation permette de conclure à une enquête sérieuse car il ne suffit pas, comme l’ont écrit certains journaux, de dire que cette manifestation était d’origine communiste ; il ne suffit pas de dire que l’abbé Pierre, que M. Monod et moi-même sommes des crypto-communistes. Ce n’est pas une réponse aux morts.

Nous voulons savoir quels sont les coupables, si haut placés soient-ils, parce que, pour l’honneur du pays, il ne faut pas que cette tragique affaire soit « enterrée » clandestinement, comme vous voudriez sans doute que soient enterrés les premiers morts du 14 juillet. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. le président. La parole est à M. Cogniot. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. Georges Cogniot. Mesdames, messieurs, rarement l’Assemblée s’est trouvée devant une responsabilité morale et politique plus grave que celle sur laquelle j’attire son attention au nom du groupe communiste en lui demandant d’ordonner d’urgence la discussion de l’interpellation que j’ai déposée.

On l’a déjà dit : sept morts, des centaines de blessés, dont des dizaines dans un état très menaçant, tel est le tragique bilan de la fusillade ouverte par la police sur le pacifique cortège du 14 juillet à Paris.

Comme l’exposait M. d’Astier, c’est au moment où le groupe des travailleurs algériens inclus dans le cortège démocratique se disloquait, et cela au même endroit que les groupes précédents, qu’un peloton de policiers, sous les ordres d’un commissaire en uniforme, s’est lancé sur le cortège, faisant pleuvoir les coups de matraque.

Et, dès ce premier moment, bien qu’aucun des leurs ne fût encore blessé, les policiers se sont mis à tirer sur la foule.

Vous connaissez l’horrible résultat de ce qu’il faut bien appeler une provocation mûrement concertée.

Ce que cette provocation fait d’abord apparaître, c’est le fait que les défilés populaires, fussent-ils organisés dans l’ordre et la légalité, fussent-ils munis d’autorisations régulières, sont devenus insupportables aux milieux dirigeants, surtout quand ils ont lieu, comme le 14 juillet, en l’honneur de la liberté et de la démocratie. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Que l’on considère les mots d’ordre inscrits sur les banderoles, les cris et les chants des participants, les opinions si diverses des personnalités du comité d’organisation, tout le contenu du cortège de mardi après-midi était démocratique et antifasciste. Il s’agissait de la défense de la Constitution, de la libération des militants emprisonnés, du respect des immunités parlementaires et de rien d’autre. C’est précisément cette affirmation puissante de la démocratie qui a paru intolérable aux fabricateurs de complots. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Sur de nombreux bancs au centre, à droite et à l’extrême droite. Béria !

M. Roger de Saivre. Libérez Béria !

M. Georges Cogniot. … à la veille de la réunion de la chambre des mises en accusation, à la veille du débat souhaité par certains hommes sur les immunités parlementaires et, en tout cas, à la veille de la discussion de la révision de la Constitution dans un sens réactionnaire.

Le drapeau des libertés démocratiques, le drapeau du 14 juillet est en horreur aux hommes du Gouvernement et aux milieux dirigeants. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Mais il est encore un autre enseignement politique de la tragédie de mardi. Le matin, le Gouvernement s’était évertué à transformer la revue traditionnelle de façon à l’orienter vers l’exaltation du colonialisme, de l’impérialisme, de la guerre d’Indochine.

Ce sont des militaires de carrière qui ont été utilisés place de la Bastille, dès le début de l’après-midi, pour les premières provocations contre le cortège populaire, contre le défilé anti-impérialiste et anticolonialiste. Les mitraillettes de la police sont intervenues ensuite pour donner tout son sens raciste et colonialiste à la provocation.

M. Georges Gaillemin. Comme à Berlin !

M. Georges Cogniot. « Comme à Berlin ! »

Voyez ces beaux défenseurs des provocateurs fascistes, ces beaux défenseurs de la « chienne de Ravensbruck », d’Erna Dorn (Applaudissements à l’extrême gauche), qui ont pleuré sur le sang des chefs d’émeute nazis, mais qui se réjouissent du sang fraternellement mêlé des travailleurs algériens et des travailleurs français place de la Nation ! (Applaudissements à l’extrême gauche.)

En faisant ouvrir le feu sur les travailleurs algériens, les provocateurs se sont attaqués à ce qu’ils cru être le point le plus faible du front de la démocratie.

Pour justifier leur politique de guerre aux colonies, ils ont cru possible de faire revivre à Paris des préjugés racistes et colonialistes.

On s’est essayé à séparer les travailleurs dits « européens » de leurs frères africains.

On a calomnié les Algériens. On a parlé de leurs commandos, en reprenant d’ailleurs un mot d’abord lancé contre des grévistes français par certain ministre socialiste.

Il ne s’agit pas de commandos, il s’agit du droit démocratique de manifestation pacifique qui appartient aux Algériens comme aux autres. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Ce droit, les travailleurs français le défendront pour les Algériens et pour eux-mêmes, et les Algériens savent bien qu’ils ne peuvent défiler en France que dans des cortèges organisés par les démocrates, parmi lesquels se trouvent les communistes. (Applaudissements à l’extrême gauche. — Interruptions à droite.)

Vous vous trompez, messieurs les ministres, si vous croyez le moment venu de vous comporter à l’égard des travailleurs algériens en France comme vous le faites à l’égard des peuples coloniaux dans leurs pays. Vous vous trompez si vous croyez avoir découvert un point faible.

Ils payeront leur erreur, ceux qui ont négligé de calculer les inévitables répercussions de la fusillade de la place de la Nation, aussi bien à Paris et en France que dans les pauvres faubourgs des villes musulmanes et dans les campements les plus reculés. (Applaudissements à l’extrême gauche. — Exclamations à droite à l’extrême droite.)

À la suite de vos actes, nul doute, messieurs les ministres, que les peuples coloniaux verront plus clairement encore le fossé qui vous sépare du peuple de France et, bien loin de le confondre avec vous, ils s’uniront à lui pour assurer la défense commune de la liberté. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Par dessus tout, messieurs les ministres, craignez vos propres actes.

Le sang versé en commun montre que la solidarité se forge dans la souffrance et dans la lutte et c’est vous, les impérialistes, qui la forgez.

Les Français savent que la défense de leurs propres libertés démocratiques est inséparable de la solidarité et de l’amitié avec les travailleurs des pays coloniaux établis en France et avec les peuples coloniaux dans leur ensemble.

Tous les ouvriers, communistes, socialistes et autres, et tous les démocrates, incroyants et chrétiens, s’uniront pour imposer le châtiment des responsables, de tous les responsables, du massacre et pour mettre un terme aux crimes de ceux qui piétinent, avec la liberté, les véritables intérêts nationaux. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. le président. La parole est à M. Fayet. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. Pierre Fayet. Mesdames, messieurs, M. Emmanuel d’Astier a dit d’une façon précise et véridique comment se sont déroulés, le 14 juillet, les événements tragiques de la place de la Nation, au cours desquels ont été tués sept manifestants, dont six Algériens musulmans. Aussi, en raison du temps qui m’est imparti, je n’en referai pas le récit.

Je veux, au nom du peuple algérien, saluer la mémoire de tous nos frères, Français et Algériens, tombés place de la Nation sous les coups et les balles de la police et élever la plus véhémente protestation contre les actes de brutalité inouïe accomplis le 14 juillet par cette police dont, monsieur le ministre de l’intérieur, vous êtes le chef.

Les victimes, tuées ou blessées, l’on été, en effet, par des balles de la police et se trouvent essentiellement parmi les manifestants. Les policiers blessés sont peu nombreux et ne l’ont pas été par des armes.

Cependant, rien ne permettait à la police d’intervenir. Toutes les dispositions avaient été prises pour ne lui donner aucun prétexte à intervention. Le caractère de la manifestation était très digne.

Le groupe des Algériens, très acclamé à son passage faubourg Saint-Antoine par la population massée sur les trottoirs, s’était fait remarquer par son calme et sa discipline.

Les mots d’ordre concernaient uniquement la défense des libertés démocratiques. Il avait été tenu compte de tout ce que la police avait donné comme prétextes lors des précédents incidents, mais la police que ne manque jamais une occasion de manifester sa haine raciale contre les Algériens ne pouvait supporter, dans une manifestation très large, que des milliers de musulmans communient avec leurs frères de France.

À de multiples reprises, à cette tribune, nous avons montré par des faits concrets, les conditions abominables qui sont imposées, dans tous les domaines, aux 400.000 Algériens musulmans que le colonialisme a obligés à quitter leur pays, l’Algérie. (Exclamations à droite et à l’extrême droite.)

Nous avons dénoncé les brimades dont ils sont victimes chaque jour.

Nous donnerons sur toutes ces questions, une fois de plus, au moment de la discussion de l’interpellation, toutes les précisions. En attendant, je veux seulement dire que les tueries du 14 juillet s’inscrivent au compte de la politique de répression colonialiste que connaît le peuple algérien. Mais ceux qui ont essayé de porter un mauvais coup au mouvement qui unit de plus en plus les démocrates français et algériens contre l’arbitraire et l’injustice, pour le respect des libertés en France comme en Algérie, se trompent. Ils en seront pour leurs frais et leur honte.

Au contraire, l’union des démocrates français et algériens qui, le 14 juillet, a été baignée dans le sang d’honnêtes travailleurs français et algériens, sera scellée à jamais dans un même souvenir qui en fait des martyrs de la liberté. Leur suprême sacrifice ne sera pas vain, il est un exemple de plus qui montre la voie de l’amitié et de la fraternité des peuples.

Unis comme leurs fils tombés côte à côte place de la Nation, le peuple de France et le peuple algérien exigeront toutes les mesures de justice qui s’imposent à la suite de ces événements sanglants. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. le président. La parole est à M. Rabier. (Applaudissements à gauche.)

M. Maurice Rabier. Mesdames, messieurs, les événements sanglants qui se sont déroulés le 14 juillet, place de la Nation, ont également créé une grosse émotion en Algérie et, plus particulièrement, vous le comprenez bien, dans les milieux musulmans.

Cela s’explique d’autant plus facilement que les bruits les plus contradictoires y circulent, sans parler de l’utilisation que certains font, dans la presse et pour leur propagande, de ces incidents tragiques dont ils analysent le déroulement au mieux de leurs intérêts politiques, qu’ils soient communistes, séparatistes ou racistes impénitents.

Ces regrettables confusions ne serviront d’ailleurs ni les intérêts de la justice ni ceux des Algériens qui travaillent dans la métropole.

Je constate, d’ailleurs, que les dirigeants communistes qui avaient la direction et la responsabilité de la manifestation ont cru devoir laisser les Algériens en cohorte particulière et, qui mieux est, à la queue de leur manifestation. (Applaudissements à gauche et au centre. — Protestations à l’extrême gauche.)

M. Georges Cogniot. Ce n’est pas vrai !

M. André Pierrard. C’est inexact.

M. Maurice Rabier. Sur l’organisation de cette manifestation, je suis exactement de l’avis de Maurice Thorez, et vous le savez bien.

M. Jean Pronteau. Ils étaient au milieu du défilé.

M. Maurice Rabier. Cette disposition n’a rien de fraternel, si je puis dire. Elle est, par surcroît, le témoignage d’une témérité pour le moins étonnante.

Mais personne n’est dupe. Les manifestants algériens auraient dû être au moins mieux protégés puisqu’ils étaient, assure-t-on, particulièrement visés. Ils auraient dû se trouver mêlés par catégories professionnelles, ou politiques, ou culturelles, à la masse des manifestants, et non pas être laissés seuls et insuffisamment appuyés par des militants responsables. (Applaudissements à gauche.)

On est porté à croire que le parti communiste a été particulièrement séduit par l’avantage politique que pouvait lui offrir cet ordonnancement spectaculaire du défilé.

Mais, par ailleurs, monsieur le ministre de l’intérieur, nous ne pouvons oublier le fait essentiel que le service d’ordre a tiré sur les manifestants et qu’il a tiré sans sommations.

Cela est impardonnable. Quand je parle ainsi, je ne veux ni ne puis mettre en cause les agents ou les gardes qui ont pu, à certain moment de ces incidents, se trouver ou se croire en danger de mort. Je vise ceux qui les ont placés dans cette terrible situation, ceux qui sont leurs chefs, jusqu’au sommet. (Applaudissements à gauche.)

Une manifestation doit avoir suffisamment de place pour se détendre et se dissoudre. Il est inutile et, par surcroît, dangereux de mettre la police nez à nez avec des manifestants échauffés par la marche, par l’ambiance ou, pour cette fois, par surcroit, contrariés par la pluie.

Même si, en pareille circonstance, un choc se produit, n’y a-t-il pas moyen d’éviter le pire, le plomb pour l’homme, même si un provocateur quelconque — ce qui n’est pas du tout prouvé en l’occurrence — s’avise de tirer, par malheur, sur le service d’ordre ?

Monsieur le ministre, on a pêché chez vous par excès de vigilance en manquant totalement de vigilance ! Ce que je dis n’a rien de paradoxal. On s’est créé sa sécurité à soi, quelque peu rudimentaire, puérile même. On a cru à l’efficacité de la présence policière trop apparente, trop proche.

Le devoir de la police est de protéger les citoyens contre les excès des autres, et, ce faisant, contre ses propres excès de zèle.

Le bilan de cette tragique soirée laisse apparaître qu’on a stupidement placé le service d’ordre dans une situation difficile et que l’on a ainsi pu le contraindre à réagir comme il l’a fait. C’est en tout cas ce qu’il peut affirmer, même si cette affirmation peut, pour certains, cacher le zèle à réagir trop promptement, trop violemment ou sans tact à l’égard de gens enfreignant une consigne que j’ai déjà dénoncée comme étant trop étriquée, sans générosité.

Je voudrais ici, très rapidement, aborder le problème de votre stratégie politique qui est constamment faussée par la peur. Vous confondez manifestation avec révolution. Dès qu’une portion de peuple manifeste, vous lui placez le corset de force, vous la paralysez et vous l’excédez, Vous voudriez presque lui interdire de faire ses expériences, de penser ou d’agir. Vous voudriez même lui interdire l’occasion de pratiquer une politique et de la reconnaître fausse ensuite.

La véritable politique d’une nation libérale, démocratique, consiste, au contraire, à laisser la liberté de mouvement au peuple et à lui donner l’espace nécessaire pour ce mouvement. Cela, monsieur le ministre, ce n’est pas de l’anarchie, c’est la tolérance dans le respect de la loi.

Puis, il ne faut jamais commettre la tragique erreur de confondre les chefs et les foules. Plus particulièrement dans le cas qui nous préoccupe si douloureusement aujourd’hui, cela aussi devient de la stratégie à rebours.

En dépit des responsabilités que vous voudriez établir en partant d’une enquête sur le déroulement des incidents eux-mêmes, il demeure que l’on a trop souvent remarqué la promptitude avec laquelle on isole ou on maltraite les Nord-Africains.

Cela tient d’un désagréable préjugé qui procède lui-même d’un racisme qu’il nous faut démasquer et combattre avec énergie.

Pourtant, monsieur le ministre de l’intérieur, vous êtes placé devant un fait social grave que vous ne devriez pas ignorer. Aujourd’hui, nous lisons avec anxiété, dans une certaine presse, les regrets que l’on a de s’être montré trop généreux, il y a quelques années, en octroyant la citoyenneté française à l’ensemble des Algériens musulmans.

Ceux-là même qui tiennent ou écrivent ces propos sont les ennemis de l’Union française. Nous les voyons répudier tour à tour toutes les formules. Ils rêvent avec nostalgie au passé. Nous voulons les mettre en garde contre leur propre folie.

Pour ce qui est des Nord-Africains en général et des Algériens en particulier, le problème qui se pose est le suivant — il est très simple, monsieur le ministre de l’intérieur — : la France a besoin de travailleurs. Là-bas, les ressources demeurent stables, sans progrès important, la modernisation et l’industrialisation sont combattues par les cartels métropolitains, la misère est grande, les salaires sont bas, la jeunesse crève de désespoir ; alors, les plus entreprenants émigrent, Ils viennent ici.

Transplantés, dépaysés, quelquefois, souvent dirais-je, sans travail, leur vie est ici semée d’embûches. Ils sont logés dans des conditions tellement précaires que j’aurais peine à les évoquer ici.

Ces transplantés sont pourtant plus qu’utiles. Ils sont indispensables dans certaines industries, notamment dans celles où l’exercice du métier est le plus pénible. Mais on continue de faire croire qu’on se montre simplement généreux à leur égard.

Ils sont malheureux, aigris et souffrent aussi d’un terrible complexe d’infériorité quand ils constatent que la main-d’œuvre étrangère est mieux traitée qu’ils ne le sont eux-mêmes.

Pourtant, dans une industrie familiale, on embauche les fils avant d’embaucher un étranger. On reçoit ensuite l’étranger avec plaisir, quand il y a encore du travail pour lui. C’est ce que la métropole devrait faire et doit se mettre en mesure de faire rapidement. Il n’y a pas d’autre solution.

Nous répudions en tous cas celle des bricoleurs de la loi qui voudraient machiner je ne sais quel système nouveau.

On dit : « Que les Algériens restent chez eux ! » Pour y mourir de faim sans doute ! Le Gouvernement n’ignore pourtant pas la montée démographique en Algérie.

Ce qu’il faut, c’est fournir aux travailleurs algériens des conditions de vie décentes dans la métropole. Il faut loger et mieux connaître cette masse d’hommes, qui forme un sous-prolétariat plus exploité que ne l’est le prolétariat métropolitain lui-même.

Ces hommes sont comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Ne réglez pas leur sort avec un dispositif à la fois raciste et draconien, ou, ce qui est pire, ne les ignorez pas. Ayez, en tout cas, l’audace de penser le problème !

Pour faire une véritable Union française, il faut de l’argent que l’on doit dépenser en investissements pour créer les conditions de la vraie confiance et aussi du bien-être.

C’est d’ailleurs — notre propre expérience nous le prouve — la meilleure façon d’utiliser les finances de la Nation quand celle-ci veut avoir la noble tâche de rassembler des hommes des quatre coins du monde dans une même communauté.

Là seulement est le salut. Nous vous mettons en garde. Vous aurez d’autres 14 juillet sanglants si vous continuez à vous refuser de régler les grands problèmes que pose à vos initiatives la grande entreprise de la France.

Vous constaterez, monsieur le ministre de l’intérieur, et vous aussi, mes chers collègues, que je ne vous ai pas abasourdis de chiffres et de statistiques. Pourtant, le Gouvernement sait que j’aurais pu le faire. Je me suis limité à des considérations générales et humaines.

Je souhaite que notre Assemblée soit émue par le grand problème soulevé ce soir dans cette enceinte et qu’elle sache retenir la leçon que nous enseignent ces tragiques événements. Elle voudra bien aider ou pousser le Gouvernement à agir pour que cesse le regrettable spectacle qui nous est offert.

Alors seulement, si nous échouions dans cette entreprise, les timorés pourront prêter une oreille complaisante aux racistes qui croient toujours à l’esclavage. Le processus de liquidation de l’Union française en sera alors singulièrement accéléré !

Nous avons, quant à nous, la certitude que les Algériens, lorsqu’ils se sentiront mêlés à la grande famille française, auront moins l’occasion de crier leur ressentiment.

Nous attendons du Gouvernement une déclaration qui l’engage. Nous voterons contre tout renvoi et nous solliciterons de l’Assemblée son aide pour promouvoir une politique de paix et de justice sociale à l’égard de tous les citoyens de la République qui ont droit à une égale considération.

Mais avant de quitter cette tribune, monsieur le ministre de l’intérieur, j’ajoute que nous répudions votre communiqué d’hier dans lequel vous avez juxtaposé aux événements eux-mêmes, objets de ce communiqué, des incidents particuliers qui n’avaient rien à voir avec les précédents. Nous dénonçons ce procédé pour ce qu’il a de mesquin et de dangereux. Nous le trouvons indigne d’un Gouvernement qui voudrait voir régner la paix et la fraternité dans la nation. (Applaudissements à gauche et sur quelques bancs au centre.)

M. le président. La parole est à M. Grousseaud.

M. Jean Grousseaud. Mesdames, messieurs, monsieur le ministre, je tiens à exprimer ma profonde émotion ressentie par la population parisienne devant les sanglants événements du 14 juillet, place de la Nation.

Je veux tout d’abord m’incliner respectueusement devant les victimes appartenant au service d’ordre, car nous savons tous comment la police parisienne fait son devoir. Je m’incline aussi avec émotion, avec la population parisienne unanime, devant les victimes civiles de cette manifestation, entraînées, hélas ! par une propagande perfide.

Cela dit, je ne veux pas, avant vos explications, monsieur le ministre, commenter les événements. Les rapports qui vous sont parvenus vous permettront certainement de donner dans quelques instants à l’Assemblée les apaisements nécessaires sur le conduite du service d’ordre à qui certains ont adressé des reproches.

Mais je tiens à me faire l’interprète de la population de l’Est de Paris, en majorité anticommuniste, qui subit tous les ans ces manifestations assez désagréables pour ceux qui ne partagent pas les idées des communistes. Si elle est obligée de supporter ces défilés, encore faut-il qu’elle soit protégée contre certaines déprédations qui peuvent se produire à leur occasion.

C’est ainsi que le 14 juillet de paisibles commerçants furent pillés afin de munir les manifestants de moyens de riposter à la police. Vous admettrez tout de même, mesdames, messieurs, que les habitants et les commerçants de ces quartiers ont besoin d’être protégés. Si la voie publique devient normalement la chose d’une organisation politique quelconque, à aucun moment les lieux privés, les boutiques et les terrasses des cafés, en particulier, ne doivent être dégradés par les manifestants. Pourtant c’est ce que, grâce au désordre permis par le cortège communiste, on a pu constater dans la journée du 14 juillet.

Laissant de côté, si vous le voulez bien, les événements eux-mêmes de cette journée, je me permettrai d’attirer l’attention de M. le ministre de l’intérieur sur les mesures profondes qu’il convient de prendre pour éviter de semblables désordres et empêcher que les communistes ne se servent ainsi de la chair à manifestations que constituent pour eux les Nord-Africains qu’ils enrôlent.

Ce qu’il faut, monsieur le ministre, c’est, d’une part, renforcer le corps, si intelligemment créé par un de nos anciens collègues, conseiller municipal de Paris, M. le général Gross, des conseillers nord-africains auprès des mairies de Paris, corps qui rend de si grands services aux Nord-Africains. Il faut en augmenter immédiatement le nombre.

Il faut, d’autre part, permettre aux Nord-Africains qui viennent vivre dans la région parisienne de travailler, ou tout au moins d’être contrôlés et assistés par des organisations sociales. Il faut aussi, si vous ne voulez pas leur permettre d’être inscrits au fonds de chômage, leur donner des secours afin que, dans Paris, ils ne soient pas les errants d’une civilisation perdue dans un monde où, véritablement, ils apparaissent comme des déshérités et des malheureux. (Applaudissements à l’extrême droite.)

M. Gaston Palewski. Très bien !

M. Jean Grousseaud. Je vous demande de penser à ce problème, monsieur le ministre, et d’étudier les conditions de logement de cette population nord-africaine.

Il importe que les deux préfectures qui sont placées sous votre administration directe, la préfecture de la Seine et la préfecture de police, prennent les dispositions nécessaires pour que les Nord-Africains soient convenablement logés.

Ce serait, monsieur le ministre, une belle initiative attachée à votre nom que de créer au moins dans Paris un grand centre d’accueil pour ceux qui arrivent d’Afrique du Nord.

M. Jean Pronteau. Une caserne, peut-être ?

M. Jean Grousseaud. Sur la foi de promesses fallacieuses faites par des organisations politiques ou des correligionnaires, ils s’imaginent qu’ils trouveront la fortune à Paris, qu’ils y auront du travail et ils se rendent dans la capitale avec cet espoir, consacrant tout leur avoir pour payer leur voyage et, parvenus dans Paris, ils se trouvent désemparés et sans travail.

Voilà, monsieur le ministre, la situation que vous avez à régler.

Je ne voudrais pas abuser trop longtemps de la bienveillante attention de l’Assemblée ainsi que de la vôtre, monsieur le ministre, mais je dirai aussi qu’il est pour l’avenir un problème auquel vous devez penser : il importe de donner à votre service d’ordre des moyens efficaces, mais non meurtriers, pour résister aux assaillants éventuels. Il serait certainement possible, avec un peu d’imagination, de trouver des moyens autres que l’emploi d’armes à feu pour repousser les manifestants. Vous devez vous orienter vers la recherche de ces moyens dont il serait nécessaire de doter la police parisienne.

Si de telles mesures sont prises, les événements du 14 juillet dernier, si regrettables soient-ils, n’auront pas été sans portée et, sur le plan de la police elle-même comme sur le plan de l’humanité, vous aurez fait, monsieur le ministre, un grand geste. Vous aurez apporté un grand réconfort et renforcé les possibilités d’union entre la population nord-africaine et la population française que, pour sa part, le peuple de Paris ne divise ni dans son esprit ni dans son cœur. (Applaudissements à l’extrême droite.)

M. le président. La parole est à M. Guérard.

M. Pierre Guérard. Mesdames, messieurs, le 22 avril 1952, j’adressais au ministre de l’intérieur de l’époque la lettre suivante :

« Monsieur le ministre, les années passées, à l’occasion du 1er mai, un défilé avait lieu à Paris, de la Nation à la Bastille, organisé par le parti communiste.

Une telle manifestation, regrettable en soi, a pourtant été tolérée par les pouvoirs publics, qui justifiaient l’autorisation donnée en arguant du caractère traditionnel du défilé. »

Après avoir réfuté cet argument, j’ajoutais :

« Le trouble apporté par le défilé dans les voies du parcours, outre qu’il peut engendrer, comme l’an dernier… » — c’est-à-dire en 1951 — « des incidents graves, apparaît particulièrement inopportun au moment où de nombreux étrangers séjournent dans la capitale et en un temps où le Gouvernement fait un effort de redressement hautement apprécié par les Parisiens.

« C’est pourquoi je vous demande, monsieur le ministre, de bien vouloir reconsidérer, dans l’intérêt général, la question dont il s’agit. »

Cette lettre est du 22 avril 1952. Je regrette qu’elle n’ait pas alors été prise en considération. On aurait ainsi évité le renouvellement d’incidents qui, contrairement à ce que disait tout à l’heure M. d’Astier de la Vigerie s’étaient déjà produits en 1951, rue du Faubourg-Saint-Antoine, et auxquels je faisais allusion dans ma lettre.

Le renouvellement d’incidents aussi graves prouve bien que c’est le fait même du défilé qui est en cause. Un tel défilé en un tel jour est inadmissible.

On voudrait arguer de son caractère traditionnel. Cet argument, qui pouvait avoir sa valeur aux beaux jours où le parti communiste avait ses représentants au Gouvernement, n’en a plus aucune actuellement. Il n’y a pas, monsieur le ministre, de tradition du désordre, de la bagarre et de la fusillade, Paris n’est pas Berlin-Est.

Le maintien du défilé met en cause l’ordre public à une époque de l’année où les étrangers abondent dans notre capitale.

Je demande donc au Gouvernement qu’il reconsidère la question et qu’il envisage pour l’avenir l’interdiction pure et simple de tels défilés tolérés à tort jusqu’à présent et qui, malheureusement, ont déjà engendré à deux reprises des incidents sanglants qui ont endeuillé notre capitale. (Applaudissements à droite et sur quelques bancs au centre.)

M. le président. La parole est à M. Liautey.

M. André Liautey. Monsieur le ministre, les quelques questions que je vais avoir l’honneur de vous poser auront surtout pour but d’éviter le renouvellement d’incidents semblables à ceux que nous sommes unanimes à déplorer et de mettre fin à la passivité incroyable avec laquelle les pouvoirs publics ont laisser se développer à Paris, dans les grandes villes et sur un grand nombre de points du territoire, le danger que constitue l’agglomération de centaines de milliers d’indigènes nord-africains dont beaucoup sont réduits à vivre d’expédients, et dont un grand nombre sont fanatisés par la propagande intense des nationalistes arabes et des communistes internationaux.

Les événements du 14 juillet sont un avertissement dont il faut tirer au plus tôt la conclusion, à savoir qu’il n’est pas possible de tolérer qu’autour de Paris et dans Paris même soient rassemblés en permanence les éléments d’une armée antifrançaise et révolutionnaire comme ceux qui viennent de donner un échantillon de leur féroce combativité.

La seule présence de ces éléments troubles crée déjà un climat d’inquiétude et de révolution. En cas de grève, elle suffirait à envenimer les conflits sociaux et à faire couler le sang et, si les maîtres du communisme international en donnaient brusquement l’ordre, cette avant-garde de tueurs entraînés au combat se lancerait aussitôt à l’assaut.

L’existence du régime se trouve de ce fait gravement menacée, car les rouages essentiels de nos institutions ont leur siège dans une capitale qui est à la merci de bandes dressées et organisées pour le meurtre et pour le pillage.

La sécurité et le prestige de notre nation en sont d’ores et déjà amoindris aux yeux de nos alliés et ceux-ci se demandent avec inquiétude s’ils peuvent compter sur une France dont le cerveau politique et économique est laissé à la merci de fanatiques prêts à répondre au premier appel du nationalisme étranger dont ils sont les serviteurs.

M. Mostefa Benbhamed. Et d’abord de la misère : voilà ce qu’il faut dire.

M. André Liautey. Il ne s’agit pas de retirer les droits de citoyens français aux très nombreux Algériens qui méritent ces droits par leur loyalisme à l’égard de la France. Mais il s’agit de ne pas imposer à des hommes d’être des citoyens français malgré eux.

M. Mostefa Benbhamed. Ces droits, ils les ont gagnés.

M. André Liautey. Les Algériens qui veulent rompre les liens entre leur pays d’origine et la métropole, ceux qui suivent Messali Hadj et les autres agitateurs hostiles à l’appartenance française de l’Algérie ne doivent plus avoir la qualité de citoyen français.

M. Mostefa Benbhamed. Quelle qualité doivent-ils avoir alors ?

M. André Liautey. Nous attendons du Gouvernement un projet qui permette de prononcer cette déchéance au moyen d’une procédure applicable à tous ceux qui ne possèdent pas la citoyenneté française depuis dix ans au moins.

Cette déchéance pourrait d’ailleurs être étendue aux condamnés à certaines peines criminelles.

M. Amar Naroun. Ce sont ces propos qui sont criminels.

M. André Liautey. …ou correctionnelles ainsi qu’aux individus convaincus de se livrer au vagabondage spécial tels que ceux qui foisonnent de la place Clichy à la place de la Nation. (Vives protestations à gauche et à l’extrême gauche.)

M. Mostefa Benbhamed. Un pareil langage est une honte !

M. Amar Naroun. Vous êtes un provocateur, monsieur Liautey !

M. André Liautey. Personnellement, je serais d’avis d’aller plus loin encore et je souhaiterais que le maintien de la citoyenneté française accordée depuis la libération fut subordonnée à une demande souscrite par les intéressés.

M. Amar Naroun. Monsieur le président, va-t-on tolérer que le pauvre homme continue à tenir un pareil langage ?

M. André Liautey. Ceux qui refuseraient de faire cette demande seraient déchus d’office et la police disposerait à leur égard des mêmes moyens qu’à l’égard des étrangers.

M. Mostefa Benbhamed. Vous êtes un antifrançais !

M. Amar Naroun. Tous les orateurs ont parlé de ces événements avec émotion. Vous n’avez pas dit un mot pour les victimes.

M. André Liautey. En dehors de cette déchéance de la citoyenneté française, ne serait-il pas possible, sans transgresser des principes auxquels nous sommes attachés, de prendre d’habiles mesures pour renvoyer chez eux les Nord-Africains qui s’obstinent à rester des chômeurs professionnels. (Vives protestations à l’extrême gauche et à gauche.)

M. Georges Cogniot. Vous sabotez l’intérêt national.

M. Mostefa Benbhamed. Vous êtes un raciste !

M. le président. Je prie M. Liautey de mesurer ses paroles. Il s’agit d’un débat extrêmement délicat et triste et il conviendrait de ne pas heurter à peu près l’unanimité de l’Assemblée. (Applaudissements sur de nombreux bancs.)

M. Mostefa Benbhamed. Monsieur le président, cet homme, depuis qu’il a pris la parole, ne cesse d’insulter toute une collectivité.

M. Amar Naroun. On lui a fait son discours ; il le récite et mal.

M. André Liautey. Monsieur le président, je dirai ce que ma conscience m’ordonne de dire sans me préoccuper des réactions que mes paroles susciteront. Ce sont d’ailleurs des paroles empreintes d’affection pour tous les Algériens qui sont des citoyens français loyaux.

M. Mostefa Benbhamed. Il n’a pas un seul mot pour les morts.

M. André Liautey. … quant aux ennemis de mon pays, je n’ai pas à les ménager.

L’administration, qui fait preuve de tant d’ingéniosité lorsqu’il s’agit d’obtenir de l’argent des contribuables, devrait pouvoir mettre au point des textes capables d’éliminer les éléments indésirables tout en conservant l’intégralité de leurs droits aux Nord-Africains qui, en nombre très important, se sont montrés dignes de la qualité de citoyens français qui leur a été conférée.

Il serait inconcevable que des mesures ne fussent pas prises de toute urgence pour mettre fin à la carence gouvernementale en face de l’immense danger qui pèse sur la sécurité de Paris et sur celle du pays tout entier.

C’est pourquoi je vous demande, monsieur le ministre, quelles dispositions vous comptez prendre, dans les plus brefs délais, pour déjouer et réprimer le complot de ceux qui, serviteurs d’un nationalisme étranger, se préparent à lancer les Nord-Africains en avant comme une troupe de choc contre Les institutions républicaines, contre la population française et à en faire l’instrument sanglant de la révolution politique et sociale qu’ils ne cessent de fomenter tant qu’ils ne reçoivent pas d’instructions contraires.

Sur de nombreux bancs à l’extrême gauche. Fasciste ! fasciste !

M. Amar Naroun. C’est de la sale besogne, monsieur Liautey !

M. le président. La parole est à M. le ministre de l’intérieur. (Applaudissements sur certains bancs à gauche.)

M. Léon Martinaud-Déplat. ministre de l’intérieur. Je demande à l’Assemblée de prononcer le renvoi à la suite des interpellations, mais avant le scrutin je voudrais répondre à chacune des questions qui m’ont été posées.

Elles concernent d’une part le droit de manifestation, d’autre part le dispositif de sécurité qui avait été mis en place le 14 juillet, le déchainement des violences et le rétablissement de l’ordre, et enfin le problème politique créé par l’immigration nord-africaine, que plusieurs orateurs ont porté à cette tribune.

M. Dronne et M. Guérard m’ont demandé pourquoi je n’avais pas interdit la manifestation du 14 juillet et pourquoi je n’avais pas empêché le défilé de la Bastille à la Nation.

Je leur répondrai que depuis longtemps il est de tradition d’accorder le jour de la fête nationale l’autorisation d’un cortège qui va de la Bastille à la Nation.

La question se pose, évidemment, de savoir si ces défilés n’ont pas de graves inconvénients. Pour les maintenir, on peut s’appuyer sur une tradition de liberté, mais pour les interdire il y a un argument sérieux, c’est le danger, nous le constatons, qu’ils font courir à l’ordre public.

J’ai pour ma part, dès mon arrivée place Beauvau, été saisi de la question, et j’ai opté pour l’autorisation après avoir étudié et approuvé les instructions précises qui avaient été arrêtées par M. le préfet de police et qui avaient été communiquées aux organisateurs du défilé.

Je dois constater que sur un premier point elles ont été transgressées, car aucun panneau, aucun calicot ne devaient figurer dans le défilé. Ils étaient interdits.

Or, j’ai là, à côté de beaucoup d’autres photographies dont j’offrais tout à l’heure quelques échantillons à M. d’Astier de la Vigerie, qui a romancé les événements, celle d’un panneau portant l’inscription : « Nous voulons rester Français, des officiers et des sous-officiers français ». (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Vos applaudissements, mesdames, messieurs (l’orateur s’adresse à l’extrême gauche), seraient parfaitement justifiés si cette inscription, qui en soi ne peut être qu’approuvée, ne voisinait avec d’autres qui n’avaient rien à voir avec le rappel des droits de l’homme et du citoyen, la demande des libertés pour tous, l’égalité des droits de tous les citoyens, que tout le monde dans cette Assemblée ne peut qu’approuver, avec d’autres, dis-je, qui étaient de nature à déchaîner la haine et le désordre.

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Lesquelles ?

M. le ministre de l’intérieur. Je vais vous le dire. Elle voisinait notamment avec une pancarte qui, se déployant à deux pas d’un service d’ordre dont vous n’ignorez pas qu’il existait dans la coulisse s’il ne figurait sur la scène, disait : « À bas le racisme policier ! »

Je ne pense pas que vous puissiez appuyer sur aucun fait concret l’affirmation selon laquelle il existe dans la police un racisme quelconque. (Mouvements divers à l’extrême gauche et sur divers bancs.)

M. le président. Je vous en prie, mesdames, messieurs, écoutez en silence M. le ministre de l’intérieur.

Plusieurs de vos orateurs se sont exprimés à la tribune.

M. le ministre de l’intérieur. Elle voisinait encore avec d’autres pancartes hissées sur voitures automobiles et qui attestaient l’intervention du parti communiste italien et saluaient le succès de M. Togliatti au delà des Alpes.

Et laissez-moi dire que ce a était le plus pénible pour ceux qui avaient assisté, avec les 120.000 spectateurs, sur les Champs-Élysées, au magnifique défilé de nos troupes, le matin même, s’est que, dans ce cortège où voisinaient des slogans aussi injurieux pour la police et aussi peu en liaison avec le souci de l’ordre public, figuraient des officiers en uniforme, J’ai la les photographies qui ont été prises sur place. Ces officiers venaient apporter, avec leur uniforme, une sorte de caution à une manifestation dont on a beau dire qu’elle a tenté de rallier toute l’opinion républicaine, mais qui n’a groupé en réalité que des organisations communistes et paracommunistes plus le M. T. L. D. algérien. Elle n’a rien rassemblé de plus, et pour ma part je déplore que des officiers de réserve aient cru devoir revêtir leur uniforme pour figurer dans une pareille manifestation.

M. Alfred Malleret-Joinville. Ils le font traditionnellement. Ils l'ont toujours fait depuis l’origine, sauf sous Pétain et Hitler.

M. le ministre de l’intérieur. J’accorde donc, mesdames, messieurs, qu’il y a là un problème qui vaut autant pour ses répercussions sur l’opinion que l’étranger se fait de la France que sur le moral du pays.

Mais je pense que ni M. Dronne, ni M. Guérard, ne voudront enlever au ministre de l’intérieur le sens et le souci de ses responsabilités, et que c’est à moi, tant que je serai place Beauvau, qu’il appartiendra d’apprécier l’opportunité d’une autorisation à donner ou à refuser.

Sur un second point, je voudrais dire que les instructions ont encore été transgressées, et par là-même, j’aborde la question du dispositif de sécurité qui avait été mis en place.

Le cortège se formait à la Bastille et, en ce point qui pouvait être névralgique et qui l’a été d’ailleurs un peu, encadrés par leur état-major, il y avait 400 agents. Le cortège traversait le faubourg Saint-Antoine dans toute sa longueur, qui représente un peu plus de deux kilomètres. Répartis dans les artères latérales, se trouvaient en réserve, pour le cas de troubles, 800 hommes, plus leurs états-majors.

Enfin, les manifestants devaient arriver place de la Nation, défiler autour de cette place, se disloquer à la fin de leur circuit sur cette place et être évacués par les avenues de Bouvines et de Taillebourg, qui sont deux voies très larges.

M. Grousseaud, qui connaît certainement très bien cette partie de sa circonscription, ne contestera pas qu’il y a là, partant de la place de la Nation, deux très vastes avenues qui donnaient aux manifestants qui n’étaient en tout et pour tout que 10.000 la possibilité de se disperser sans que survienne aucun incident.

Néanmoins, un service d’ordre avait été également prévu à cette partie terminale. Il était composé de 260 gardiens répartis en trois groupes, l’un boulevard de Picpus, c’est-à-dire au delà de la place de la Nation ; le second, boulevard de Charonne, face au boulevard de Picpus, au delà de la place de la Nation ; enfin, le troisième, dans une voie latérale qui prend sur la place de la Nation du côté opposé à celui où l’évacuation devait être faite, avenue du Bel-Air.

Ces trois groupes étaient chargés d’assurer le respect des prescriptions prévues pour la dislocation.

J’ajoute que des voitures radio permettaient, en cas de nécessité, de faire appel à des renforts qui étaient tenus au delà en réserve, s’ils étaient jugés indispensables.

Je crois, mesdames, messieurs, pouvoir conclure que, si la manifestation était restée pacifique, ce dispositif de sécurité était largement suffisant. Il avait le mérite d’être discret en ne faisant apparaitre l’uniforme policier qu’au départ et à l’arrivée. Le souci de laisser au cortège son caractère pacifique a été tel que les pancartes interdites ont pu être déployées dans le faubourg Saint-Antoine sans que la police cherche à faire respecter l’interdiction, qui était cependant connue des organisateurs de la manifestation.

Alors se pose une question : Dans quel but, après la dislocation des éléments que je m’excuse d’appeler européens, comme mon communiqué l’a fait, mais puisque les organisateurs de la manifestation avaient fait un cortège composé des blancs métropolitains et un cortège composé des autres.

M. Joseph Denais. C’était du racisme !

M. le ministre de l’intérieur. il faut bien, pour ne pas avoir l’air de traiter les uns de Français et de donner aux autres une autre épithète, situer ceux qui sont de la métropole comme Européens et ceux qui sont nés en Algérie comme Nord-Africains, dans quel but, disais-je, après la dislocation des éléments européens, qui formaient la première moitié du cortège, la seconde partie, qui était composée des Nord-Africains, tenta-t-elle, contrairement aux instructions, de poursuivre la manifestation sur le cours de Vincennes ?

C’est mesdames, messieurs, ce que l’enquête judiciaire ouverte va tenter d’établir, mais ce que aujourd’hui, sans me livrer à des hypothèses qui pourraient être contestables et qui seraient dans tous les cas contestées, je ne saurais faire devant vous.

M. Baurès, juge d’instruction, a été chargé de plusieurs informations sur l’ensemble des événements qui se sont déroulés. Il entendra tous les témoins dont l’audition sera nécessaire. Tous les rapports de police qui m’ont été adressés seront, bien entendu, versés au dossier pour contribuer à la manifestation de la vérité.

Vous voudrez bien admettre qu’il convient de laisser à ceux qui ont la charge de rechercher la responsabilité de ces événements le soin, dans l’impartialité totale que la justice apporte toujours dans ces sortes d’enquêtes, d’établir qui peut être coupable et qui ne l’a pas été.

Mais le fait certain, celui que je veux apporter à l’Assemblée comme ayant existé, c’est que, en masse compacte, non pas tout le cortège des Nord-Africains mais à peu près la moitié, environ 2.000 hommes, encadrés par des hommes portant des brassards verts, qui ne paraissaient d’ailleurs pas maitriser ces éléments Nord-Africains, s’est avancée, pancarte déployées, au delà de la place de la Nation, sur le cours de Vincennes, jusqu’aux colonnes du Trône.

Le commissaire Bondais, qui avait la charge de ce secteur et dont les hommes se trouvaient dissimulés derrière le monument qui se trouve à l’entrée du boulevard de Picpus, s’avança alors, seul, sans mettre son casque, qui n’était prévu que comme dispositif de sécurité. Il s’est avancé, képi sur la tête, et devant les manifestants, s’adressant à l’un des responsables du service d’ordre, lui a demandé de bien vouloir respecter l’ordre de dislocation et d’en faire part à ses hommes.

Le désaccord n’existait vraiment pas entre le commissaire de police et le responsable auquel il s’adressait, car celui-ci se retournait aussitôt, faisait un signe aux manifestants, et il est parfaitement exact que les premiers rangs commençaient à s’écarter pour obéir à l’ordre de dislocation.

C’est alors que derrière, dans la partie du cortège qui se trouvait au cinquième on au sixième rang des manifestants, on vit tout à coup se précipiter des hommes dont les agents blessés que j’ai visités à la maison de santé des gardiens de la paix m’ont dit : « ils avaient la haine dans les yeux, et si leurs yeux avaient été des mitraillettes, nous aurions tous été tués ».

Quelques-uns avaient un couteau à la main — j’en ai la photographie que je pourrais vous montrer — ce qui évidemment n’était pas de nature à rassurer le service d’ordre. Néanmoins, alors que les agents, en pélerine, se trouvaient derrière le commissaire, sans contact encore avec les manifestants et ne faisant là que ce qui est habituel lorsqu’on pense que la vue de l’uniforme est suffisante pour faire respecter l’ordre, des hommes se sont précipités sur les agents. Ceux-ci n’ont pas réagi, comme M. d’Astier de la Vigerie l’a dit, en tirant avec des revolvers et encore moins avec des mitraillettes dont ils ne disposaient pas, mais par les moyens coutumiers lorsqu’un désordre se produit.

Je ne dis pas que quelques coups n’aient pas été échangés, mais cela ne dépassait pas le caractère d’une manifestation normale où la force publique essaye de faire respecter un ordre légitime, qui a été donné, et qui a été accepté, au surplus, par les organisateurs de la manifestation.

C’est alors que les barrières qui se trouvaient sur la place, que les siphons, les verres, les tables et les chaises qui se trouvaient à la terrasse des cafés environnants, étaient saisis par la foule des jeunes gens, j’ai là des photographies qui en montrent le genre. Ceux-ci se précipitaient sur le service d’ordre qui, débordé par une attaque d’environ deux milliers de manifestants, considérait qu’il n’était pas en mesure, sans risquer de provoquer des incidents graves, de résister à une poussée qui pouvait, sans danger, gagner quelque cinquante mètres.

Les deux groupes d’agents se replièrent rejoignant chacun leur point de départ, l’un le boulevard de Picpus et l’autre le boulevard de Charonne.

Mais la bagarre était commencée. L’ordre de repli, dans des cas semblables, s’exécute avec difficulté. Un certain nombre d’agents et de brigadiers restèrent aux prises avec les manifestants sans pouvoir opérer le repli qui avait été commandé.

C’est alors que des scènes dramatiques se produisirent. Elles furent, certes, dramatiques pour ceux qui sont morts et ceux qui, blessés, souffrent sur leur lit de douleur, mais elles furent dramatiques plus encore pour les agents du service d’ordre qui, coupés du gros de la troupe, se trouvaient isolés, frappés, désarmés — plusieurs témoignages l’établissent — et couraient le risque d’être lynchés par une foule déchainée, par une foule qui, prise de cette fièvre que le déclenchement d’une bagarre provoque toujours, était capable de mettre à mort les quelques policiers qui n’avaient pas pu rejoindre leurs camarades et leurs chefs.

C’est dans ces conditions que, vraisemblablement, quelques coups de feu ont été tirés qui ont provoqué des blessures dont certaines ont été mortelles. Mais si les faits se sont bien passés ainsi que je l’ai dit — et l’instruction judiciaire le révélera — je précise que la situation dans laquelle se trouvait l’agent qui a pu tirer porte un nom dans notre code pénal, cela s’appelle la légitime défense.

La mort mérite le respect en toute circonstance, mais quand elle à trouvé son expression dans le déchaînement d’une violence aveugle, elle ne peut excuser les atteintes qui sont portées à l’ordre public.

Sur 2.000 manifestants, le bilan des blessés s’établit à 60 et celui des morts à 7. Du côté des 260 agents qui ont été engagée, la proportion est bien différente : 82 sont soignés dont 20 ont dü être hospitalisés. L’un d’eux a été trépané hier. Vous pourrez voir la photo, que j’ai dans mon dossier, prise avant l’opération qu’il a subie. Un second est soigné à l’Hôtel-Dieu ; il risque, dit-on, de perdre la vue.

Parmi ces blessés, l’un a été atteint par une balle. Nombreux sont ceux qui ont été frappés de coups de couteau. Je l’ai personnellement vérifié sur la vareuse de mes hommes moins d’une heure après le moment où la bagarre s’est produite.

Je pense, mesdames, messieurs, être votre interprète pour, en élevant ma pensée vers ces loyaux serviteurs de l’État, rendre hommage à tous qui ont accompli leur devoir dans des conditions à la fois difficiles et dramatiques. (Applaudissements sur certains bancs à gauche, — Applaudissements au centre, à droite et à l’extrême droite.)

Mais sans doute, mesdames, messieurs, dans la foule qui manifestait, la misère a-t-elle été aussi mauvaise conseillère que ceux qui l’exploitent à des tins politiques et c’est sur ce sujet que certains orateurs m’ont interpellé pour poser le problème de l’immigration de nos compatriotes algériens vers la métropole.

Jusqu’en 1947, le nombre des Nord-Africains séjournant à Paris ne dépassait pas 50.000. Il est aujourd’hui de 132.000. Sur l’ensemble du territoire et pour les mêmes années 1947 et 1953, il est respectivement de 110.000 et de 308.000. C’est dire qu’un problème grave est posé.

Il est incontestable que c’est l’octroi de la citoyenneté qui, en supprimant les restrictions imposées à l’entrée dans la métropole, a détruit la relative stabilité qui existait autrefois. C’est la conséquence de la loi du progrès. Personne ne peut songer à contester à des hommes le droit de circuler sur la planète et moins encore à l’intérieur de leur commune patrie.

Nos compatriotes algériens viennent ici, attirés par l’appât du gain.

M. Maurice Rabier. Pas par l’appât du gain, mais par nécessité.

M. le ministre de l’intérieur. Les envois mensuels d’argent de leurs camarades qui sont déjà en France et que la famille reçoit, paraissent montrer une source d’aisance. À ce fait s’ajoutent certainement le goût de l’aventure (Exclamations à l’extrême gauche), le recrutement des marchands de voyages qui exploitent cyniquement des malheureux aux yeux desquels ils font miroiter des situations magnifiques que ceux-ci ne trouvent pas quand ils sont abandonnés sur le pavé, à leur arrivée à Paris. Enfin, il faut bien le dire, la propagande nationaliste, qui exploite, d’accord sur ce point tout au moins avec le parti communiste, pour les besoins de son action, vient ajouter de nouveaux voyageurs à d’autres voyageurs. Ce recrutement, d’ailleurs, se poursuit, parce que l’utilisation des Nord-Africains qu’on a fait venir, on la veut efficace et utile.

Sur l’un des malheureux morts on a trouvé cette note : « Je te prendrai en voiture demain matin à quatre heures pour rentrer à Saint-Dié ».

C’était un malheureux Nord-Africain qu’on avait amené jusqu’ici pour manifester, parte qu’il devait être considéré par les organisateurs comme digne de figurer dans les troupes de choc.

Mais quelle infime minorité de mauvais garçons cependant ! Sur les 132.000 Nord-Africains à Paris, ils étaient à peine 4.500 dans le cortège. Je vous ai dit que 2.000 seulement ont pris part aux incidents tragiques. Mais je reconnais que ce serait une erreur de se contenter de ce chiffre et de fermer les yeux sur la montée d’un mécontentement qui s’explique parfaitement.

Avant 1951, on ne dénombrait pas les hommes qui participaient à cette manifestation du 14 juillet, parce que les organisateurs ne voulaient pas alors s’en servir pour esquiver leurs responsabilités. Mais aujourd’hui les états-majors figurant dans la tribune d’honneur peuvent disparaître sans se montrer. C’est plus facile. (Rires et applaudissements à gauche, au centre, à droite et à l’extrême droite.)

Les Nord-Africains étaient 1.500 au défilé du 14 juillet 1951. On en a dénombré 4.000 en 1952 et je vous ai dit tout à l’heure que l’on en comptait 4.500 en 1953.

Le travail du M. T. L. D. qui a bureaux, téléphone, secrétaires et fichiers en plein Paris se révèle fructueux.

Le Gouvernement ne pourra pas tolérer plus longtemps une véritable organisation de guerre civile. (Applaudissements sur certains bancs à gauche, à droite et sur divers bancs à l’extrême droite.)

Pour la seule année 1952, on a dû déplorer plusieurs événements sanglants, vous en avez tous souvenir.

Si les forces de l’ordre doivent évidemment se pencher sur une situation chaque jour plus grave, nous avons le devoir de ne pas détourner notre attention d’un problème social qui, déjà, a justement préoccupé les pouvoirs publics. En liaison avec le ministre du travail et le ministre de la santé publique, mon département se préoccupe d’augmenter l’emploi des Nord-Africains, d’héberger les travailleurs, d’essayer de les adapter à la vie européenne, de préparer leur formation professionnelle, d’assurer leur protection sanitaire et leur rapatriement.

Le 1er janvier 1953, sur les 300.000 Nord-Africains qui sont à Paris, on a relevé 138.887 travailleurs salariés auxquels s’ajoutent environ 20.000 commerçants et de nombreux artisans qui se livrent souvent à un travail noir, ce qui rend difficile leur dénombrement.

Près de 40 p. 100 de ces 138.887 travailleurs sont logés avec l’aide et le concours des employeurs qui se sont dépensés, en général, sans ménager leurs efforts. (Rires à l’extrême gauche.)

M. Maurice Rabier. N’exagérons rien !

M. le ministre de l’intérieur. Malheureusement, les crédits dont nous disposons ne dépassent pas 164 millions de francs.

L’action exercée est encore très insuffisante. Elle n’a pu être étendue qu’avec un appoint, celui d’un crédit de 500 millions qui a été prélevé sur le fonds d’action-sanitaire sociale de la sécurité sociale.

Sept centres d’hébergement sont créés à Paris. À Lyon, dans le Nord, dans l’Est, à Marseille, le même effort a été fait, grâce d’ailleurs, souvent, à l’aide privée où au dévouement d’un certain nombre de personnes qui, connaissant bien nos pays d’Afrique du Nord, portent affection à nos frères musulmans et s’efforcent de les secourir quand ils sont dans la métropole,

La préfecture de la Seine a créé un corps de conseillers sociaux chargés d’aider et de renseigner dans leur langue tous les Nord-Africains. Cent onze centres de formation professionnelle, dont quarante-quatre seulement dans la Seine, sont animés par le ministre de l’éducation nationale. Mais je reconnais que l’effort ne serait pleinement efficace que si l’on disposait de plusieurs milliards de crédits.

Pour faire face au seul logement des arrivants excédentaires de 1951, au nombre de 50.000, il faudrait 50.000 lits supplémentaires. Or, le centre d’hébergement a établi qu’un lit revient à 150.000 francs. Il s’agirait donc, à ce seul titre, d’une dépense de 8 milliards.

Vous comprenez, mesdames, messieurs, que malgré la bonne volonté, l’effort des administrations, le dévouement des fonctionnaires qui, connaissant bien ce problème, se penchent sur lui avec sollicitude et la volonté qu’a le Gouvernement de le résoudre, il faut aussi demander un effort analogue à l’Algérie pour discipliner la migration, prévenir les candidats au départ contre les pièges d’échec et promouvoir une politique commune de l’emploi et de la formation professionnelle.

Je dois dire que, dans notre effort, nous sommes encore aidés par les collectivités locales. À Belfort et dans la ville de mon ami M. Chaban-Delmas, à Bordeaux, des emprunts communaux ont été émis en vue de porter remède à une situation que les maires, les conseils municipaux et les conseils généraux ne peuvent plus ignorer.

C’est, sous le voyez, un immense problème qui est posé, un immense problème qu’on a commencé à résoudre, qui à surgi rapidement et brutalement à partir de 1947, dont l’excédent de la population algérienne, d’environ 130.000 âmes par an, rend encore plus difficile la solution parce que l’émigration est d’autant plus tentante, comme l’a dit un orateur, que, les ressources restant les mêmes, la répartition entre ceux qui restent là-bas est plus difficile.

Tout n’est pas sombre cependant, mesdames, messieurs, dans ce tableau. Les résultats satisfaisants que j’ai énumérés viennent soutenir notre effort. Je ne donnerai qu’un exemple.

Le ministère du travail a pu établir, dans une statistique récente, que, sur 48.466 salariés répartis en 2.025 entreprises, après une période de formation professionnelle 31 p. 100 d’entre eux seulement sont restés manœuvres, tandis que 58 p. 100 sont maintenant des ouvriers spécialisés et 5 p, 100 comptent parmi les agents de maîtrise et de cadre.

Tel est l’effort qui est fait et qu’il faut continuer,

Vous m’avez demandé, monsieur Grousseaud, d’essayer d’attacher mon nom à la solution de ce problème. Je le ferai avec d’autant plus d’émotion que, vous le savez, cette Afrique du Nord, partie intégrante de la France, cette Algérie qu’on ne peut séparer de la métropole, sont proches de mon cœur.

M. Abdelkader Cadi a manifesté son émotion et sa crainte de voir instaurer un régime discriminatoire entre les Algériens et les autres citoyens. Je pense l’avoir convaincu qu’il n’en est rien, qu’il n’en a jamais rien été, que le ministre de l’intérieur, en tout cas, ne le veut pas. Si les problèmes se posent pour les uns et pour les autres parfois de façon légèrement différente — ce sont souvent des cas d’espèce, parfois des problèmes de groupe — les uns et les autres sont, je le dis à tous nos collègues d’Algérie pour qu’ils le répètent autour d’eux, les fils d’une même patrie réunis dans leur grande majorité autour de la France qui les aime d’un égal amour. (Applaudissements sur certains bancs à gauche, au centre, à droite et à l’extrême droite.)

M. le président. La parole est à M. Cogniot, pour répondre au Gouvernement.

M. Georges Cogniot. Mesdames, messieurs, je voudrais, en une matière aussi grave, faire appel à tous les hommes de sens droit et de cœur humain, de cœur généreux. Je le ferai ex quelques brèves paroles.

Je voudrais que tous ces hommes de sens droit dont je parle pèsent bien la valeur des explications et des arguments qui ont été apportés par le ministre de l’intérieur et qu’ils se demandent en conscience si ce que celui-ci a exposé longuement peut rendre compte du meurtre de sept manifestants mardi, place de la Nation. (Applaudissements à l’extrême gauche.) C’est la seule chose que je voudrais que chacun de vous posât dans sa conscience à l’instant du vote et je voudrais que la conclusion en fût qu’il n’est pas possible de clore un tel débat dans une telle matière après de telles explications que chacun de vous est obligé de reconnaître si faibles et si inconsistantes.

C’est à nos adversaires que je m’adresse. Comment pourraient-ils admettre que ce fût un seul panneau portant l’indication « À bas le racisme policier » qui pût justifier un tel crime ? Est-ce qu’une pancarte peut être une raison pour tuer des gens, mes chers collègues ? (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Est-ce que nous n’avons pas souffert en entendant des expressions racistes dans la bouche du ministre de l’intérieur lors qu’il parlait des blancs ? Est-ce qu’il ne sait pas que les Algériens appartiennent à la race blanche ? Et s’ils n’étaient pas des blancs, ces Algériens, s’ils étaient des noirs, il n’y aurait pas de déshonneur pour eux. Serait-ce une raison pour que la police se comportât avec eux comme elle l’a fait ? (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Le ministre nous a dit que le quatrième ou le cinquième rang des groupes d’Algériens n’avait pas obéi à l’ordre de dispersion donné aux dirigeants de ce groupe. Peut-être ont-ils dépassé de deux mètres, de trois mètres, de cinq mètres, l’alignement de la colonne du Trône. Le ministre de l’intérieur le dit, je l’admets.

Voyons ! Quand bien même auraient-ils dépassé de cinq mètres et sous la pluie battante qui tombait à ce moment, l’alignement de la colonne du Trône, cela était-il de nature à menacer le régime et la forme de l’État ? Quand bien même auraient-ils avancé de vingt mètres, de trente mètres en direction du château et du bois de Vincennes alors que ces emplacements étaient entièrement vides en raison de la pluie, — était-ce une raison pour que la police se comportât comme elle le fit ? Était-ce parce que des yeux brillaient menaçant comme des mitraillettes qu’il fallait faire parler les revolvers ?

Le ministre dit que ce sont les communistes ou des nationalistes qui portent la responsabilité de l’afflux des Algériens en France,

Sur plusieurs bancs à droite et à l’extrême droite. Parfaitement !

M. Georges Cogniot. Ce n’est pas nous qui avons besoin de créer toutes les tortures et tous les martyrs du régime capitaliste. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Sur plusieurs bancs au centre, à droite et à l’extrême droite. Béria ! Béria !

M. Georges Cogniot. Je vous supplie de considérer en votre conscience et de peser les arguments qui ont été apportés à cette tribune ainsi que la gravité des faits et de vous décider en conséquence. Je suis sur que si les députés présents se prononcent en considérant le seul fait qui reste, le seul fait certain, à savoir qu’il y a eu des tués et que ces tués sont tous du côté des manifestants, ils ne pourront pas accepter en conscience le renvoi à la suite des interpellations. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. Jean Pronteau. Nous demandons le scrutin.

M. le président. Le Gouvernement l’a demandé,

La parole est à M. d’Astier de la Vigerie.

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Je ne voudrais ajouter qu’un mot à ce qu’a dit M. Cogniot.

En effet, il y avait des pancartes condamnant le racisme policier. En France, il y a, hélas ! du racisme partout, Nous ne disons pas que toute la police est forcément raciste, mais nous constatons, notamment parmi les chefs policiers, qu’il y a du racisme. Nous le constatons d’autant mieux qu’un propos tenu par un ministre de l’intérieur français nous paraît singulièrement frappé de racisme : dire que les Algériens viennent en France attirés par l’appât du gain nous paraît un propos raciste. (Rires sur certains bancs à gauche, au centre, à droite et à l’extrême droite. — Applaudissements à l’extrême gauche.)

Quand un homme qui cherche un salaire ne peut pas trouver ce salaire dans son propre pays pour des raisons bien étrangères aux Algériens mêmes — elles intéressent les Français et le Gouvernement français — et que cet homme vient essayer de trouver son salaire sur le sol français, on ne peut dire que cela s’appelle l’appât du gain.

Monsieur Martinaud-Déplat, je ne dis pas que vous êtes avocat par appât du gain ! (Interruptions sur divers bancs.)

Vous avez déclaré, d’autre part, que des manifestants avaient voulu dépasser les colonnes du Trône. (Rires et exclamations sur certains bancs à gauche, au centre, à droite et à l’extrême droite.)

Je trouve assez triste que dans un débat où il s’agit de sept morts, certains aient le courage de rire. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Je voulais parler des colonnes qui sont placées à l’entrée de l’avenue du Trône, en bordure même de la place de la Nation. Ne valait-il pas mieux admettre qu’elles soient dépassées, que le dégagement se produise encore sur cinquante ou sur cent mètres plutôt que de sacrifier sept vies humaines au maintien d’un principe ?

Il est, enfin un troisième point sur lequel vous n’avez pas répondu, monsieur le ministre, et qui me paraît important.

IL y a une loi française. Cette loi est très simple. La police française est armée, à la différence, par exemple, de la police anglaise qui ne l’est pas.

M. Charles Viatte. Et les chars russes à Berlin ?

M. Emmamuel d’Astier de la Vigerie. Je suis heureux de cette interruption.

Vous évoquez les incidents de Berlin.

À droite. Oui !

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Je voudrais bien voir M. Martinaud-Dépat se rendre dans les foyers algériens et dans les usines où travaillent les Algériens pour discuter avec eux comme l’ont fait les ministres de la République allemande lors qu’ils se rendirent auprès des ouvriers après les incidents. (Applaudissements à l’extrême gauche. — Interruptions sur de nombreux bancs.)

M. Auguste Joubert. Cela ne ressuscite pas les victimes !

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Je disais que si la police française est armée, la loi a tout de même mis un frein à l’usage de ses armes. Ce frein consiste dans les sommations.

Vous avez évoqué la question de légitime défense et parlé de huit cents policiers. Je ne crois pas à voire chiffre parce que j’étais là, comme je ne peux pas croire ce que disait M. Rabier parce que j’ai vu les Algériens encadrés, d’une part, par une manifestation qui comprenait les représentants de la banlieue parisienne, d’autre part par une manifestation qui comprenait les représentants des arrondissements parisiens.

M. Maurice Rabier. Vous n’avez pas vu la fin du défilé.

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Je suis resté le dernier. (Rires et exclamations à droite, au centre et à l’extrême droite.)

Je reviens à ceci : Si l’on a admis que la police française soit armée, on a mis un frein à l’utilisation de ses armes : c’est l’usage des sommations. Vous n’avez pas dit pourquoi la police a tiré sans sommations. Vous n’avez pas dit quels sont les responsables, vous n’avez pas dit s’ils seront couverts, s’il y aura une enquête sérieuse.

Je le répète, nous ne pouvons pas croire que sur ce fait très grave d’avoir tiré sans sommations et tué sept hommes, l’enquête menée sur les seuls renseignements de M. Baylot vous paraisse suffisante.

À l’occasion du scrutin qui va avoir lieu certains voudront se laver les mains ; j’espère que d’autres demanderont l’enquête sans en préjuger les résultats, bien que l’on sache où sont les responsables. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. le président. La parole est à M. Abdelkader Cadi.

M. Abdelkader Cadi. Je veux simplement rappeler que si 300.000 Algériens se trouvent en France comme travailleurs, plus de 300.000 Algériens sont morts pendant les guerres de 1914-1918 et 1939-1945. Leurs noms figurent sur les monuments aux morts.

Je vous demande de respecter les sacrifices que les Algériens ont faits et de respecter les sept morts d’avant-hier. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. Dronne.

M. Raymond Dronne. Monsieur le ministre, vous avez revendiqué tout à l’heure la responsabilité d’avoir autorisé la manifestation.

Je voudrais savoir si vous avez eu connaissance, par vos services de renseignements, de l’ampleur inaccoutumée que cette manifestation allait prendre.

De deux choses l’une : si vous n’en avez pas eu connaissance, c’est la preuve que vos services de renseignements fonctionnent mal et qu’il faut mettre à leur tête d’autres personnes : si vous en avez eu connaissance, il aurait fallu que vous preniez des dispositions en conséquence : vous auriez dû mettre sur place un service d’ordre suffisamment étoffé et plus imposant.

J’ai noté que vous avez reconnu l’ampleur du problème social constitué par la présence en France de nombreux Nord-Africains qui sont malheureusement trop souvent misérables.

Il est essentiel de régler ce problème social et de donner à ces gens des conditions de travail et de vie décentes. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.)

M. le président. Je consulte l’Assemblée sur le renvoi à la suite des interpellations, demandé par le Gouvernement.

Le Gouvernement a demandé le scrutin.

Le scrutin est ouvert.

(Les votes sont recueillis.)

M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

(MM. les secrétaires font le dépouillement des votes.)

M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin :

Nombre des votants 591

Majorité absolue 296

Pour l’adoption 339

Contre 252

L’Assemblée nationale a adopté.