Ingres d’après une correspondance inédite/Artistes français au Salon

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LES ARTISTES FRANÇAIS AU SALON
DU
« Vœu de Louis XIII »

I

Nous avons laissé Ingres au liminaire de cette ingrate Rome, à laquelle cet imitateur passionné des Antiques refuserait aussi ses os ; et nous l’avons accompagné au seuil de cette idéale Florence où la robuste foi de ce gestateur d’épopées, toujours défait et toujours invaincu, réaliserait peut-être enfin ses rêves. Les derniers sont toujours les plus beaux. Ce sont aussi, souvent, ceux que la Divinité implacable à l’Humanité qui rivaliserait de génie avec elle, permet seulement d’entrevoir dans le lointain d’une Terre-Promise, à tout Moïse expirant sur quelque Sinaï de l’avenir.

Pauvre prophète de l’art nouveau, en venant asseoir sa misère et son génie au foyer d’un charitable Florentin, Ingres n’avait-il pas confondu les pôles ou, en Janus Bifrons assez puissant pour observer les deux points extrêmes, n’avait-il pas pris le passé pour l’avenir et l’imitation des Antiques pour la seule norme des Arts, à laquelle il avait obstinément voué son impeccable éducation d’artiste. Sans doute, d’Homère à Raphaël, la Beauté, immuable en son essence avait fait de grands maîtres ; mais cette même Beauté, si changeante en ses accidents si divers, ne donnerait-elle pas le droit de vivre, de leurs génies originaux, à d’autres maîtres plus épris de la Nature même en son étude directe, que de son interprétation à travers le prisme lumineux, mais brisé, des Antiques ? Ces premiers maîtres de l’art ancien n’avaient-ils pas contemplé face à face cette première maîtresse de l’idéal toujours nouveau ; et les timides neveux, qui s’astreindraient à ne la voir qu’à travers les yeux de leurs ancêtres, ne renouvelleraient-ils pas simplement en Art ce qu’en Politique on appelle la théorie du miroir brisé ? Et puis, si les âges ont pu nous conserver les œuvres de la statuaire antique pour servir idéalement à notre éducation artistique, n’avons-nous pas à regretter que toutes celles de la peinture aient péri ? Mais, alors, que peut apprendre le pinceau moderne de l’ébauchoir ancien, pour l’expression de la beauté par ces deux arts dont la technique est si différente, si l’esthétique en est la même ; à moins que la roideur des formes sculpturales puisse s’harmoniser avec la souplesse des évocations picturales ? Quelque cruauté qu’on éprouve à détruire le rêve qu’un grand génie avait cru aussi éternel que ces règles de beauté chez les Antiques qui interprétèrent directement la Nature, alors que lui ne chercherait qu’à reproduire indirectement cette même Nature d’après ces mêmes Antiques ; il faut, semble-t-il, plaindre le sort de ce nouveau Prométhée s’enchaînant lui-même sur le rocher froid des Classiques, sans vouloir regarder le soleil de tous les âges et de toutes les inspirations qui se lève déjà, sur le champ si restreint jusqu’alors de la peinture moderne que ne régentera plus la froideur de la statuaire antique et qui, toute chaude de vie et toute éclatante de jeunesse, demande enfin sa place au grand jour. Ce Prométhée des Classiques, dont il fut le dernier, s’appelât-il Ingres ; et ce Lucifer des Romantiques, serait-il Delacroix, le premier en toute impartialité ; il ne nous appartient ici que de constater comment, à côté d’un beau génie qui allait naître au mouvement et à l’éclat de l’Art nouveau, un grand génie allait mourir en beauté des Antiques dont le correct peintre d’Œdipe s’appellera, non sans honneur, le dernier.

Vers 1820, en venant s’installer dans la cité des Médicis pour une nouvelle station de son génial martyre, Ingres, aux dents dures et aux ongles redoutables, ne se proposait pas précisément d’y renouveler la légende compatissante du bon lion de Florence. Il s’échappait, au contraire, des arènes romaines où cet autre lion blessé n’avait pas rencontré un autre Androclès. Cette Rome, si chère à David qui en avait voulu continuer l’école des types classiques sans caractères individuels, pouvait-elle être plus clémente à cet autre classique de l’idéale beauté dont il restait l’adorateur et l’esclave ; mais avec des révoltes secrètes d’amant et de copiste de la Nature, maîtresse de toutes les Ecoles, qui en eût fait aussi bien, si Ingres l’avait voulu, son Spartacus libérateur. Ils étaient trop, ceux qui lui faisaient écrire en hurlant de rage : « Ils m’ont trahi vilainement ! » Et il était assez, lui, qui ajoutait résolument devant « ces ouvrages que personne ne vient voir et encore moins acheter… Si j’éprouve de nouveaux tourments, j’irai de grand cœur me fixer et finir à Montauban ».

En attendant, notre lion blessé est à Florence, d’abord chez ce bon Bartolini, qui le soigne et qui va devenir aussi « un Gascon » comme les autres ; ensuite, dans cette Via delle belle Donne, où il restera à cet irréductible contempteur de tout ce qui n’est pas divin, dans la vie comme dans les arts, de s’enfermer dans sa misère avec sa femme qui lui confectionnera tout « entièrement de ses mains, excepté l’habit ». Est-ce sa faute, s’il s’est trop accoutumé à la beauté supérieure, de voir tout le reste en laideur, — son art même, dont il désespère ? « Plus je suis touché du, grand et de la perfection, plus je me trouve admis au désespérant avantage de mesurer toute l’étendue de ce qui me manque… Je détruis plus que je ne crée et je suis très long à combiner de beaux résultats, amant surtout du vrai et ne voyant le beau que dans le vrai. Ce vrai a fait Homère et Raphaël. »

Ces deux noms écrits, le 24 décembre 1822, dans ce pauvre atelier des Belle Donne connu seulement des étrangers de passage, qui y frappent pour avoir, avec moins de vingt francs quelquefois, leur portrait à la mine de plomb ; ces deux noms sont la clef de deux secrets que va nous révéler l’âme impénétrable de cet Ingres insensible, croirait-on, à toute autre influence que celle de sa volonté de fer. La vérité oblige à dire qu’Ingres, moins influençable que tout autre artiste, le fut pourtant à sa manière, qui fut celle d’être un homme et de subir, plus ou moins, les impressions fatales à toute nature mortelle. Comme il avait vécu, à Rome, dans l’art des Antiques, ses créations leur avaient naturellement emprunté alors le sujet d’un Œdipe ou d’une Anadyomène. Vivant aujourd’hui dans Florence, pouvait-il échapper à l’influence des Renaissants, qui en ont fait la capitale de leur royaume, avec Raphaël pour monarque ou pour dieu ? Et, de même qu’à son maître divin dont la Madonne de Foligno hantait Ingres plus impérieusement que toute autre œuvre de Raphaël, en raison même de la distance où les visions éloignées grandissent et en imposent davantage ; à l’âme tourmentée de cet élève supérieur, il fallut aussi sa Vierge à peindre.

Commencé avec un projet d’Assomption, le tableau rêvé se continua en un sujet d’histoire, pour se combiner finalement en un Louis XIII vouant à la Vierge son Royaume ; ouvrage de grand format que le Ministère des Beaux-Arts se décidait enfin à commander à ce peintre âgé de plus de 40 ans ? pour le prix de 3.000 francs ! quand il en donnait quatre fois plus pour des Capucins que rapportait de Rome un camarade de la Villa Médicis, Granet, rendu depuis célèbre par le portrait qu’Ingres en a fait : « La vogue et l’engouement le font regorger de biens, pour avoir fait un tableau de Capucins qui, pour moi, ne sont pas même des Capucins, comme il faut l’être, aujourd’hui, pour arriver. Il est un composé d’égoïsme et d’ambition telle qu’il m’a, avec ses Capucins, toujours mis de côté à Rome, sachant bien au fond de son âme que mes tableaux sont de beaux ouvrages historiques et, par conséquent, au-dessus de la qualité de tous les Capucins du monde. Et pourtant c’est à lui et à Forbin que je dois une partie de ma mauvaise fortune, par la poca cura qu’ils ont de mes ouvrages ». Mais qu’importe l’argent, pour un artiste véritable à qui la gloire doit suffire ! Et cette gloire tardigrade qu’Ingres attend depuis si lontemps déjà, il la forcera bien à lui appartenir par cette dernière œuvre, qui sera sa plus belle et à laquelle il sacrifiera, quatre ans durant, ses trop courtes journées et ses trop longues nuits, son talent le plus magistral et son argent le plus rare, (puisque celui de l’État ne suflira même pas à l’achat des couleurs et des modèles), ses spasmes alternatifs de découragement et d’espoir qui lui feront écrire, tantôt cette phrase : « L’avenir commence à m’effrayer, et mon découragement est presque total », et tantôt cette autre : « Je fais de la peinture, comme si j’avais dix mille livres de rente, et la partie des modèles est toujours très coûteuse ; surtout lorsqu’on recommence, comme moi, des figures entières… Je suis si long, à faire un tableau et, pour mieux dire, les autres en font trois lorsque j’en fais un ! » C’est le même artiste qui écrira d’un de ses tableaux, dans un de ses 9 cahiers de notes personnelles : « Commencé le… 1807, — fini le… 1855 » ?

Et de tout cela, qu’importe encore à ce Vœu de Louis XIII qu’il faut faire à tout prix, même au prix de la misère où le courageux artiste se débat, de 1821 à 1824 pendant ces années de labeur lumineux et d’infortune noire où ce vaillant et ce probe se rend pourtant cette justice « qu’il ne doit, Dieu merci ! rien à personne, encore qu’il ait très peu gagné ou, pour mieux dire, rien. » Les fonds du petit ménage des Belle Donne finissent ils par trop baisser et les modèles par devenir trop coûteux ? Qu’à cela ne tienne : pour lui poser l’Enfant divin, un bel enfant de cette riche Florence demandant trop de monnaie par séance, Ingres le remplacera par un pauvre petit estropié qu’il aura recueilli, pour quelques baïocs, dans les rues de la ville. Et même, si la Vierge — qui n’est autre que la femme du peintre — doit quitter la pose pour aller reprendre l’aiguille et pousser plus avant la confection ou le ravaudage des vêtements sans lesquels on ne pourrait plus sortir ; loin de se déconcerter pour si peu, Ingres montera à l’échafaud et y prenant la pose qu’il désire, avec un paquet de vieux linges dans les bras, en guise d’Enfant Jésus, il priera un ami de passage de fixer pour lui cette pose, en quelques coups de crayon sur une feuille. Cet ami de passage, Constantin de nom et céramiste sans travail, laissera deviner tant d’infortune que le brave ménage voudra associer la sienne à la leur. D’ailleurs, il s’y rendra utile en posant le personnage du roi, et l’on sait que ce n’est pas le malheur qui doit faire, le plus souvent, défaut à ces figures apparemment heureuses de l’Histoire. Quatre ans durant, l’infatigable peintre s’armant à l’aube, de la palette et des pinceaux qu’il n’abandonnera qu’au dernier rayon du jour toujours trop court, réalisa devant sa toile ce bon conseil qu’entre deux de ces séances il écrivait à Gilibert : « Dessine, peins, imite, surtout, fût-ce de la nature morte. Toute chose, imitée de la nature, est une œuvre. Dessine, dessine encore et dessine toujours ». Et il dessine, et il peint, et il efface ; il n’est jamais content du dernier trait, car le suivant sera peut-être meilleur. Il est, devant son chevalet, « comme un aveugle qui ne voit et même n’entend rien ». Il y a tellement suspendu, ces longs quatre ans, son âme haletante qu’il ne lui reste plus qu’à y pendre à la fin son corps épuisé. Heureusement, puisque « tout se fait avec le temps », comme dit Ingres qui n’est jamais pressé d’achever ses tableaux, le Vœu de Louis XIII est enfin terminé et, comme le maître l’a depuis raconté à Amaury Duval son élève, il l’accompagnera à Paris, pour assister lui-même à la haute lutte que le siècle de Raphaël, veut livrer au siècle de Delacroix : « Je crus devoir l’apporter moi-même, mais sans grande confiance dans le résultat. Aussi n’avais-je pris qu’un simple sac de nuit, bien persuadé que je m’en retournerais comme j’étais venu. J’eus le bonheur de trouver dans M. de Forbin, (qu’Ingres avait connu à l’atelier de David), un protecteur des plus chauds. Quand il vit mon tableau, que j’avais fait tendre dans une salle du Louvre, il me témoigna vivement son contentement et voulut qu’il ne fût montré au public que dans la dernière quinzaine de l’Exposition, et à une place d’honneur. J’étais fort heureux ; mais quand le Salon fut ouvert, quand j’y pénétrai, je fus ébloui par tout ce que je voyais, et je fus pris d’un vrai découragement. Il y avait vingt ans que je n’étais venu en France, je ne connaissais rien de ce qui s’y faisait ; et je fus tellement surpris du talent et de l’exécution si habile de mes confrères que, sans les encouragements que me donnait Forbin, sans l’assurance qu’il me paraissait avoir en mon succès, je n’aurais pas osé affronter ces comparaisons. Enfin, il fut fait comme il l’avait dit : quinze jours avant la fermeture, mon tableau fut exposé et les critiques ne me refusérent pas absolument tout ». Les critiques furent même unanimes à célébrer cette résurrection de Raphaël, en la personne du plus impeccable de ses élèves ; et si, dans un des précédents Salons, l’irascible Kératry avait « compté trois vertèbres à l’Odalisque de M. Ingres », il n’aurait pas suiïi à compter les éloges qui accueillirent le retour d’Ingres ou de Raphaël au Salon de 1824.

           Onorate l’altissimo poeta,
           L’ombra sua torria ch’era dipartita !

En cette vieille maison de la gloire française qu’est le Louvre, où la majesté des grands rois en exil a fait place à la dynastie des grands artistes toujours régnants parmi nous, vous connaissez ce mémorable Salon de 1824 par un tableau que le peintre Heim en a laissé et qui en représente la Distribution des récompenses. Dans ce même Salon carré ou d’honneur, où le Vœu de Louis XIII d’Ingres était exposé à côté de la Jeanne d’Arc de Paul Delaroche, — les deux seules œuvres entre tant d’autres, leurs voisines, que le temps a semées depuis à tous les vents de l’oubli, — l’élite des artistes alors vivants se groupe autour de Charles X et de sa Maison royale, répartissant les médailles aux vainqueurs. Voici, à la gauche du roi, le duc de Maillé aux mains pleines de croix et de rubans pour les élus ; et, dans les groupes épars des lauréats de la gauche, voici, presque tous en culotte courte et en habit de leurs ordres divers, les deux Vernet, le baron Gros, le baron Bosio, Regnault, Gérard, Guérin, Gherubini, Hersent et sa femme, Bertin, Richomme, combien d’autres. À la droite de Charles X, c’est le vicomte de La Rochefoucault et le comte de Forbin, complétant la maison royale ; et puis, c’est, dans le plus beau désordre de ces grandeurs individuelles groupées ici pour constituer la plus noble gloire de la France, — celle des Arts, — Rossini, Isabey, Cogniet, Girodet, Droliug, Schnetz, Gatteaux à côté de Heim, et, entre, Lethière l’ancien directeur de l’Ecole de Rome et Dupaty, qui en fut aussi l’élève, vous remarquez un curieux homme, court de taille, noir vêtu, regardant fixement et résolument vers le côté royal où la gloire lui semble apparaître pour la première fois, sous la forme de la croix de la Légion d’Honneur qui va lui être décernée enfin : — c’est Ingres.

Parmi tous les groupes de cette monarchique chambrée de chambellans appartenant à la Cour ou aux Arts, — ceux de la Cour travestis en jocrisses de parade, comme ce Larochefoucault se dandynant en bottes molles, ou ce Forbin faisant en escarpins à boucles des effets de mollets découverts. — au milieu de tant d’autres mollets découverts à jour et de tant d’autres fracs chamarrés d’or royal ou de vert académique, où l’on distingue, entr’autres, le baron Gros pour sa stature olympienne et sa sympathique beauté, et Horace Vernet pour son allure de jockey toujours prêt à monter un cheval de course : votre curiosité s’attache surtout à pénétrer, vers le groupe de droite, ce petit homme noir au profil glabre et césarien, qui regarde le roi et que ses voisins entourent déjà comme un maître. C’est Lethièire, déjà vieux et toujours beau dans sa taille et son allure de Romain, à côté de laquelle celle d’Ingres semble se rapetisser à la mesure de l’incorrigible élève qui n’a pas voulu écouter son maître et son inutile correcteur de l’Académie de Rome. C’est Dupaty, encore tout jeune et déjà académicien dans sa belle personne d’avocat récalcitrant et de peintre amateur, à qui Ingres ne jalouse pas son bagage artistique. Quel est même, dans ce Salon plein de ses exposants et de leurs œuvres, le rival que pourrait bien envier ce nouvel arrivant d Italie, qu’on n’avait pas rencontré ici depuis vingt ans d’absence et qui, seul sans décoration sur ce simple habit noir que lui confectionna sa femme, attend, une main au gilet et l’autre au chapeau poilu de voyage, que la cérémonie soit terminée pour se décider à repartir s’il est encore méconnu, ou à rester si ses contemporains lui font tant soit peu place ?

Celui qu’Ingres cherchait, dans ce Salon de 1824 qui fut un triomphe pour ce continuateur de Raphaël dont on a lu ce qu’il écrivait alors de lui-même : « A grands cris, ils conviennent que l’art est tombé en quenouille et que je suis celui et le seul qui peut le relever ! » cet autre absent, qu’Ingres semblait appréhender de rencontrer dans cette chambrée de grands hommes et de petits outrages, c’était un autre révolutionnaire de l’art des nouveaux Romantiques, comme il l’était, lui, de l’art des vieux Classiques, un jeune homme inconnu qui exposait, non loin de ce Vœu de Louis XIII tant célébré malgré sa couleur en gris (du nom de son maître), un Massacre de Scio déjà vanté pour sa violence des chairs palpitantes et du sang chaud qui semblait se répandre d’une première blessure.

Eugène Delacroix ?

En cet assaut lumineux d’étoile du matin qui se lève et d’étoile du soir qui se couche, qui va nous faire connaître intimement ce Lucifer ou ce Démon « qui court sur les toits » et dont les premiers pas tapageurs empêchent Ingres de goûter en silence ses premiers succès, si longuement attendus et si chèrement payés ?

II

Au voisinage des rues de Bourgogne et de Bellechasse, où le souvenir mélancolique d’Adrienne Lecouvreur dort dans sa tombe, encore inexplorée, — cette pauvre tragédienne enterrée, par d’Argental, au fond du terrain vague qui, depuis, sert au passage des profanes tramways du boulevard Saint-Germain, — de vieux amis de Delacroix m’avaient dit que je découvrirais là, peut-être encore, le plus intime de ces derniers, celui qui vécut quarante ans dans les confidences de son inséparable camarade d’atelier : le presque nonagénaire Chevanard. Quatre ans seulement l’avaient fait précéder dans la vie par son maître futur qui, né en 1798, ne s’autorisa que de la supériorité de son âge pour accepter les hommages de celui qui arriva, en 1804, à la lumière du jour et à la gloire commune de leur grand art. De 1804, où Delacroix naquit, à 1895, où les héritiers du maître ont publié son Journal [1], et à 1909 où l’on nous fait lire son Carnet du Maroc [2], que de berceaux et que de tombes ! Où trouver, en ce quartier, le nid du vieil artiste qui y vivrait encore ?… « Oui, mais dépêchez-vous, me dit-on. Chenavard fait ses malles et pourrait bien partir d’un instant à l’autre ». De fait, il nous a quittés, avant que pût être achevée la publication du Journal de Delacroix, qu’il avait tant connu. L’instinct me précédant et quelques indications aussi me guidant, j’avise, à l’endroit le plus silencieux de ce quartier Saint-Germain, le coin le plus ignoré des passants, où la maison vieillotte que je devine doit se cacher entre les arbres et sous les lierres que ma pensée lui prête. Le bruit indiscret de mes pas, dans le gravier de la cour, a suffi pour mettre aux fenêtres du rez-de-chaussée toutes les servantes de la maison, comme une compagnie de perdrix curieuses, hors des vignes. L’une d’elles vient à mon devant et m’écoute, souriante, dans la jeunesse de son visage que ce vieux cadre rajeunit plus encore et fait paraître tout charmant :

— Monsieur Chenavard est-il là ?… dites-vous presque hésitant, comme si vous demandiez des nouvelles d’un siècle à l’autre.

— Oui, Monsieur !… répond-elle, presqu’aussi étonnée que vous du souvenir que vous en gardez encore.

Et, sans vous inviter à faire antichambre sous l’orme, elle vous prie de monter aussitôt jusqu’au premier étage, où toutes les portes restent ouvertes. Vous traversez un étroit cabinet de toilette meublé de sa table et de son pot-à-eau seulement ; et, tout au fond, c’est l’unique chambrette du bon vieillard qui vous reçoit. Grand, fort, musclé, comme un de ces innombrables géants que son crayon michelangelesque s’opiniâtra toute sa vie à dessiner pour des cartons précieux que le Panthéon diffère d’utiliser encore, l’artiste, haut dans sa carrure herculéenne, attend aussi sans impatience et encore droit, au milieu de cette chambre où sa tête olympique, à peine blanchie de cheveux se déroulant en boucles, touche et étaye le plafond. Pour tous meubles autour de lui, un vieux fauteuil-bergère d’où il s’est relevé, un pouf moderne où il vous invite à vous asseoir près de lui, un bout de table ici pour le mouchoir du maître, là un lit de fer à rideaux de futaine où des fleurs rouges à trois sous le bouquet font ramage, plus loin une espèce de bibliothèque ou de commode basse où de vieux livres, — les anciens amis, — se reposent d’avoir tant vécu. Et partout, dans cette pièce à peu près nue, un air de malles faites et de voyageur prêt à partir, avec gaieté.

— C’est que, dit-il d’un ton joyeux que l’âge voile à peine et avec un langage choisi d’ancien temps qui laisse tant regretter la banalité d’expression de notre outrancier modernisme, c’est que je suis bien vieux ! Songez que je date du temps de Corot, de Charlet, de Barye, de Millet, de Flandrin, de Cogniet, de David d’Angers, de Géricault, de Gros, d’Ingres même et de mon inoubliable ami Eugène Delacroix.

Je suis peut-être le seul survivant de ces glorieux ancêtres. Est-il convenable, dites-moi, de s’attarder à vivre si longtemps, après eux ?

Avec une émotion mal contenue que la modestie de ce grand travailleur et sa sérénité de vieillard joyeux m’inspirent, je lui réponds que sa vieillesse encore robuste nous est précieuse, à l’heure où le Journal d’Eugène Delacroix est publié et où la mémoire du confident le plus fidèle de ce grand peintre nous en garantira peut-être l’authenticité.

— Oui, je savais que Delacroix écrivait ses impressions au jour le jour, depuis l’année 1822. Un soir, à Dieppe, comme la nuit était déjà fort avancée, il me demanda brusquement la permission de se retirer et d’aller… « Dormir comme moi ? ajoutai-je. — Non, me répondit-il, mais écrire. C’est une habitude que j’ai prise, de noter chaque soir les affaires du jour. Mon cher philosophe, ce sont surtout nos conversations que je marque dans ces cahiers, et je pourrais vous en faire relire de si vieilles que vous en avez certainement perdu le souvenir. » Mais si je n’ai plus mémoire de ces confidences que Delacroix se plaisait à noter, en revanche, — après la lecture de son Journal qui vient de m’être faite, car je n’y vois plus, — je peux dire que je me souviens très vivement encore de maints incidents de sa vie qu’il se plaisait à me conter, et sur lesquels ses cahiers gardent un bien étrange silence.

Pourquoi ce silence ? Delacroix prévoyait-il que ses amis, plus tard, au besoin, pourraient compléter ses papiers ; ou n’ordonna-t il à sa gouvernante Jenny de les brûler, au moment de mourir, que parce qu’il douta alors lui-même de sa propre mémoire et du peu de place qu’elle occuperait dans l’esprit de ses contemporains ? Heureusement, Jenny n’a rien brûlé du tout. D’autre part, un des vieux confidents du cher maître a survécu à la publication de ce Journal, pour le compléter par quelques anecdotes intimes que le grand peintre ne voulut pas confier à ses cahiers frivoles, préférant la mémoire fidèle d’un ami sur à l’indiscrétion facile de ces multiples carnets de ménage, — disons le mot, — de cuisine auxquels la plume taciturne de Delacroix a refusé de rapporter des histoires que Chenavard, son survivant, pourra seul raconter.

Le baron Gros et la « Barque de Dante »

Le Journal d’Eugène Delacroix, qui débute en l’année 1822 avec l’envoi de son premier tableau au Salon, ne dit pas un mot du plus délicieux roman d’art qu’à l’âge de 24 ans un peintre, inconnu jusqu’alors, put expérimenter pour son compte.

C’était, on s’en souvient, l’heure où une jeunesse romantique à outrance venait de naître d’une vieillesse classique à excès ; où David, dans son atelier de pompiers, comme Chateaubriand, dans son cabinet de bas-bleus, pressentirent que « les dieux s’en allaient » avec la dernière épopée renouvelée des Antiques et unissant par celle de Napoléon à Waterloo. Dans ce mouvement d’océan noir et de tempête houleuse où les galères de la Coalition firent voile du pays slave au pays latin, un jeune homme venait de concevoir le projet d’une barque où l’art ancien et l’art moderne, Virgile et Dante, se donneraient la main et transporteraient, à travers tant d’ombres conjurées, la fortune de l’art, moins périssable peut-être que celle de César. La Barque de Dante allait avoir pour interprète, au pied levé, un grand garçon au corps sec et nerveux, au visage brun et farouche, au caractère impénétrable ; un fils d’ambassadeur de la première République, à qui la deuxième Restauration ne laissait pas même un atelier où dresser son chevalet assez haut et suspendre ses rêves assez sublimes.

Delacroix demanda donc à sa sœur Henriette, — plus âgée que lui de vingt ans, plus riche aussi par son heureux mariage avec l’ambassadeur de Verninac Saint-Maur, — un coin de son grenier où installer sa toile. Celle-ci, commencée sous les toits qui empêchaient le peintre de la dresser de toute sa hauteur au jour avare d’une misérable lucarne, l’artiste se disloquant des genoux et du dos la termina à la belle saison, quand toute la maisonnée était partie pour la campagne et laissait Delacroix à ses maigres ressources de rapin. C’était l’heure où les peintres envoyaient leurs tableaux au jury du Salon et où, à l’insu des siens, ce débutant conçut la hardiesse de faire aussi l’expédition de son morceau.

Mais dans quel cadre, officiellement requis par les règlements de l’Exposition, emboîter cette toile dont les grandes dimensions n’étaient pas comparables avec la bourse de l’artiste ? Nouveau Marius sur de nouvelle ruines, Delacroix maudissait son insuffisante fortune quand il avisa l’atelier d’un menuisier, au rez-de-chaussée même de la maison dont il occupait les combles. Aux deux extrémités d’un même gîte, les infortunes semblent se rejoindre et s’entr’aider avec une ingéniosité plus habile et un désintéressement plus généreux. Ce fut du moins le cas pour le menuisier, qui conseilla au peintre de clouer simplement quatre planches en forme de cadre, d’enduire celles-ci de colle-à-poisson et de les saupoudrer de sable et de limaille, en guise de dorure. La toile, ainsi parée, s’en alla sur-le-champ au jury. Et Delacroix de s’enfuir à Lou roux, près Louhans, où il ne verra pas la honte du refus d’un tel ouvrage. Le menuisier prévenu sera encore assez bon pour recevoir et emmagasiner « l’ours » entre les rifles de rebut et les mauvaises caisses du magasin, raconte le Journal de l’artiste.

Et de la délicieuse histoire qu’il a, depuis, racontée si souvent à son vieux confident Ghenavard, pas un mot ! En vérité, voilà un début de sobriété et de parti-pris qui en promet bien d’autres, pour plus tard, de la part de celui qui pourra, sans sourciller, faire se battre et se dévorer des lions pour le plaisir de les peindre, vivants ou morts, qu’importe ! L’histoire vraie, dans toute sa simplicité et son émotion charmante, la voici. Delacroix, revenu de Louhans au moment du Salon, s’était rendu aussitôt au Louvre où, sans espoir d’y retrouver sa toile, il la cherchait pourtant. Il avait fiévreusement et sans résultat visité déjà toutes les salles, quand, tout à coup, il s’entendit appeler par son nom :

— C’est vous, le nommé Delacroix ?

— C’est moi, oui ? Que me voulez-vous ?

— Vous cherchez votre tableau, peut-être ?

— Moi ? Je ne cherche rien. Qui êtes-vous ? C’était le « placier » de l’époque. Il connaissait Delacroix, pour l’avoir déjà vu circuler dans les salles et l’avoir entendu appeler par ses camarades de l’atelier Guérin. Ah ! il en avait ce nouveau, de la chance ! Un tableau qui n’avait plus que trois planches sur quatre, en guise de baguette, quand, après s’être démanché en chemin, il était arrivé clopin-clopant « ainsi fichu » sous les yeux du jury. — « Quoi ?… Qu’est-ce ?… Un tableau sans cadre ? Le règlement du Salon n’en permet pas même l’inspection. — Voyons, Messieurs ! s’était écrié Gros en s’arrêtant à son tour devant cette toile et en l’examinant de très près. Cette peinture mérite votre attention. Revenez, je vous prie, sur vos pas. — Il est possible que la peinture soit passable ; mais elle n’a pas de cadre. Le règlement s’oppose à l’admission. — Et si l’artiste est pauvre ?… — Le règlement ! le règlement ! — Et si je me charge du cadre ? — Alors, c’est que la toile en vaut la peine ! dit le jury en admettant cette Barque de Dante et en donnant du « Monsieur le Baron » à Gros, qui n’en demandait pas autant et qui, d’une pichenette familière et élégante, rejetant d’une épaule à l’autre son long toupet de beaux cheveux formant perruque, ajouta : — Inscrivez reçu, à mon compte ! » Et le jury passa outre.

Et c’était ce tableau que Delacroix cherchait, dans les salles communes du Salon ? Voudrait-il seulement prendre la peine de pousser sa visite jusqu’au Salon Carré ! C’était la pièce rare, réservée aux maîtres exposants, et Delacroix ne l’avait naturellement pas comprise dans sa course à travers le Salon. Maintenant, que faire ? Ne remonter de si bas, que pour retomber de plus haut ? Et, l’œil froid, incrédule, il interroge encore son guide qui reprend :

— Allez-y voir vous-même ?

Eh ! pourquoi pas, puisque parfois un cauchemar s’achève par un rêve. Distrait par pose et flânant par tenue tout le long des cimaises, l’artiste repasse le Salon de pièce en pièce et arrive, en se moquant de lui, jusqu’au Salon Carré. Là, tout à coup, à portée de la main, à une place choisie, que voit-il avant tous les autres tableaux ? Le sien, dans le beau cadre d’or que l’aumône d’un maître lui a donné et où Dante et Virgile s’enfoncent dans l’orage qui souffle, s’éloignent sur la mer qui s’enfuit, entre la perspective lumineuse des larges baguettes qui l’enserrent et font à cette horrible chose se mouvant dans la nuit un entourage où le jour luit, comme un contraste, et où la gaie lumière arrête sa lampe pour y ajouter plus d’éclat. Et ces noirceurs d’enfer et de mystère, ces profondeurs sombres, sans disparaître jamais, s’enfuient toujours plus loin, à l’infini du temps, à la source des mers, à l’origine des tempêtes, à l’aire inaccessible d’où le vent part et la pluie tombe…

Sitôt sorti du Louvre où l’heureux Delacroix rêvait encore et doutait de la réalité, l’artiste courut frapper à l’atelier de Gros. Celui-ci était installé, rue de l’Ancienne-Comédie, en face du café Procope, dans le foyer même où jouèrent autrefois Molière, La Champmeslé et Adrienne Lecouvreur. Les souvenirs que le passé laissait encore aux murs de cette glorieuse maison, et surtout la pensée généreuse du maître illustre dont l’élève improvisé venait le remercier humblement, furent autant de sujets d’émotion qui frappèrent à la poitrine d’Eugène Delacroix, un peu plus fortement que la main de celui-ci ne fit à la porte du baron. Car cette porte, lente à s’ouvrir, s’entrebâillait à peine pour laisser sévèrement passer par l’embrasure une voix rauque et presque dure, qui disait :

— Qui est là ?

— C’est moi, Monsieur ! osa ajouter le visiteur, sans oser encore se nommer. Je venais vous remercier de…

— De quoi, voyons !

— D’avoir fait recevoir mon tableau au Salon.

— Votre tableau ! Quel tableau ? Il y a tant de tableaux !

— Monsieur, c’est celui pour lequel vous avez pris la peine de faire mettre un cadre.

— Possible !… Je ne m’en souviens plus. Votre nom ?…

— Eugène Delacroix !

Aussitôt, à ce nom, la porte s’ouvre toute grande, et, haut dans sa belle prestance d’officier supérieur en bourgeois, Gros d’apparaître tout entier sous le cadre superbe de l’immense atelier qui s’éclairait derrière lui. La Peste de Jaffa, la Bataille d’Eylau et tant d’autres pages merveilleuses de l’épopée napoléonienne que l’État, redevenu Bourbon, avait prié l’artiste d’emmagasiner chez lui jusqu’au retour d’un autre Bonaparte, étaient là. Et Gros, comme stupéfait à la vue de ce jeune homme du premier poil que l’émotion et la reconnaissance faisaient pâlir de visage et hésiter de la voix : — Vous ?… C’est vous qui avez peint cela ? Entrez, mon garçon !

À son tour ému, hésitant, balbutiant l’éloge, confondant le jeune Delacroix en une camaraderie charmante, tout ce Gros-là, si haut d’encolure et de geste, cassa vite son triple étage de cravate-major et amena sur son large plastron officiel le buste osseux du maigre rapin dont, en parlant, il continuait à caresser d’une main large et familière les noueuses épaules.

— Vraiment, cette Barque de Dante, c’est vous, Delacroix, son auteur ? Ah ! mon ami, comme je suis heureux de vous voir. C’est que voilà de la peinture, savez-vous ! Et, dans cette peinture, quel mouvement, mon garçon ! Moi, j’appelle cela du Rubens réformé ; et je m’y entends peut-être.

— Permettez-moi, Monsieur, de trouver le cadre plus remarquable que le reste, et de vous en remercier de tout mon cœur.

— Voulez-vous ne plus reparler de cela, je vous prie ? Refuser de pareille peinture, faute d’un cadre ? Ohé ! l’Institut, faudrait voir !… Enfin, vous allez continuer le métier, j’espère. Avez-vous assez de lumière et d’espace dans votre atelier ? Non ! Voulez-vous venir travailler chez moi ? On est bien ici, n’est-ce pas ?… bien au large, bien en vue. Vous regardez ces vieux tableaux ?… À votre fantaisie ! Vous êtes chez vous, mon garçon. Tenez ! restez là, à votre aise. Moi, il faut que je m’absente pour une petite course. Quand vous aurez fini de voir, vous laisserez en descendant la clef chez le concierge qui vous reconnaîtra ensuite et vous laissera remonter. Au revoir, mon ami ! Bien au revoir, n’est-ce pas ?…

En répétant ces derniers mots, le maître, qui se disposait à sortir, essayait de reprendre sa roideur militaire en même temps que son chapeau posé sur une table voisine. Comme il tendait la main, causant encore, les doigts heurtèrent le chapeau qui perdit l’équilibre et roula sous la table. Gros se baissant pour le reprendre, Delacroix fut plus tôt là dessous où la main du vieux maître rencontra celle de son nouvel émule et la serra dans l’ombre, comme si elle fût honteuse de l’amitié qu’un vétéran offrait si généreusement à un conscrit de la première levée.

De cette charmante scène d’atelier, Eugène Delacroix dans son Journal n’a même pas fait mention. C’est à peine si, dans un autre manuscrit de cette époque et rédigé plus secrètement par ce prétendu fils du prince Talleyrand qui ne voulait pas devoir son premier cadre à la générosité d’un petit baronnet de l’Empire, il écrit pour lui seul, à mots couverts : « Le hasard me fit rencontrer Gros, qui, apprenant que j’étais l’auteur du tableau en question (Dante et Virgile), me fit, avec une chaleur incroyable, des compliments qui, pour la vie, mont rendu insensible à toute flatterie. Il finit par me dire, après m’en avoir fait ressentir tous les mérites, que c’était du Rubens châtié ». Pour lui, qui adorait Rubens et qui avait été élevé à l’école sévère de David, c’était le plus grand des éloges.

Et de Gros, dans la suite du Journal de Delacroix, plus autre trace. Pourquoi cet air d’ingratitude, de la part d’un artiste féroce, trop séduit peut-être par la majesté du génie, pour se laisser jamais charmer par la bonté du cœur ? Je ne sais. Mais c’est avec de ces beaux airs de dieu indifférent à l’amitié des hommes, que les plus grands d’entre ces derniers se sont parfois blessés à mort. Cette ingratitude des grands maîtres entr’eux n’a pas d’âge. N’est-ce pas Lamartine qui s’accuse, lorsque Musset n’est déjà plus de ce monde, de n’avoir pas encore lu la Lettre immortelle que le jeune et alors à peu près inconnu poète des Nuits adressa au célèbre compositeur du Lac ?

— « Jeune homme, pardonne-moi : je ne t’avais pas lu ! »

C’est aussi à ce jeu dangereux de cœurs blessés que le sang, goutte à goutte, s’épuise et que la vie tarit enfin, à bout de sentiment, au fond des âmes tendres auxquelles le génie ne suffit point et qui voudraient aimer autant qu’elles admirent. On sait le dernier coup qui frappa le grand cœur de ce très grand artiste que fut Gros. Il exposait son Diomède, en 1835. La jalousie de ses contemporains avait tout à coup chargé en claie le char de gloire où s’étaient promenés si longtemps ses légitimes triomphes. Comprenant que le soir était venu, il quitta simplement la salle de café des environs du Palais-Royal où il avait pris l’habitude de venir, chaque après-dîner. Songeant tranquillement à ce qu’il allait faire, il longea la Seine jusqu’à un coin solitaire de Passy. Et ce fut là qu’au lendemain matin on retrouva son cadavre, le chapeau et la canne soigneusement posés sur la berge, à côté de ce grand corps de bel officier en retraite qui semblait s’être couché pour dormir là, tout au bord. Sa tête n’avait eu qu’à se pencher plus avant, vers l’eau, pour se noyer sereinement et aller chercher, vers les étoiles, des hommes moins atroces et des amitiés plus fidèles.

Les « Massacres de Scio » au Salon de 1824

— Mais, dis-je à M. Chenavard, que cette longue causerie semble faire revivre et ne fatigue nullement, mais il semble, par cet heureux début, qu’Eugène Delacroix n’eut pas trop à se plaindre des prétendues mauvaises guerres du Salon.

— Attendez la suite. Je crois, en effet, que le tempérament éminemment batailleur de mon génial camarade lui eût fait préférer la lutte, à tout triomphe facile et à toute médaille sans revers. Il eût fallu, comme moi, le voir peindre à son atelier pour deviner aux premiers pas l’homme qui, jusqu’aux derniers de la route solitaire et affranchie où il voulut marcher seul, resterait incomparable avec tout autre et bien identique à lui-même. Un corps long et nerveux, comme ses ambitions illimitées et soutenues, qui s’entretenait à l’ouvrage, du matin jusqu’au soir, avec deux sous de café dans le ventre et qui ne pouvait peindre qu’avec un diable-au-corps le repoussant à trois mètres loin de sa toile après chaque coup de pinceau jeté là, comme en passant, comme en courant, en vent d’orage. Un tranquille et un satisfait, Delacroix ? Jamais de la vie, par exemple ! Écoutez plutôt le commencement de ses déboires, au début même de sa carrière artistique et au lendemain de ce premier succès, qui lui semblait déjà insupportable.

Et l’aimable vieillard de poursuivre son récit avec cette éloquence et cette correction de phrases que j’ai beaucoup de peine à remplacer dans cette interprétation probablement insuffisante et dont le seul mérite tiendra dans son exactitude, pour les lacunes que le Journal d’Eugène Delacroix présente et que l’heureuse mémoire de ce providentiel survivant aura suffi peut-être à combler.

— C’est que, répondit-il, cette période artistique de 1824, que j’ai vécue intimement et presque toujours en compagnie de Delacroix, quel peintre l’aurait envisagée d’une âme froide et quel écrivain se fût assez possédé pour en décrire, sans défaillance, l’immense et lumineuse phase. Ne vous étonnez pas que Delacroix, dans son Journal naissant alors, n’y ait consigné d’une plume rapide que ses dépenses d’atelier et que ses réflexions d’artiste. Le reste eût demandé la froideur d’un esprit que l’ardeur de la lutte n’eût pas emporté trop loin, et l’art d’une parole aussi habile à peindre sur la page que le pinceau sur la toile, les merveilleux chefs-d’œuvre qu’une pléiade de géants, sortant d’une épopée récente, exposait à la face du monde élonné et de la glorieuse histoire.

En 1824, c’était l’époque où le Vœu de Louis XIII nous ramenait de Rome ce frère jumeau de Raphaël que la France ravie commençait enfin à connaître et à saluer, sous le nom d’Ingres. C’était le temps où Gros, Proud’hon, Gérard et toute la nouvelle école sortie de ces maîtres robustes de la couleur brillante et du dessin serré, inauguraient cette bataille gigantesque que le romantisme s’apprêtait à livrer à l’art classique, le mouvement à la plastique, l’emprunt, à l’invention, l’idée vivante des temps modernes à l’idée morte des temps passés. C’était l’heure où le plus audacieux de ces fiers Prométhées de la lumière nouvelle, Géricault, arrivait des mers les plus profondes et les plus orageuses de l’art, sur ce Radeau de la Méduse dont aucun œil contemporain n’oublierait, dorénavant la lumière mourante et si chaude pourtant, malgré la nuit qui descendait déjà sur les débris de cette voile que son jeune pilote ne déploierait donc pas toute grande. À 32 ans, Géricault, mûr pour la tombe, se mourait… On n’a jamais bien su, par exemple, — interrompit Chenavard, — pourquoi Géricault est mort, si l’on a pu se rendre compte de quoi il est mort. La cause fut tout autre que l’accident de cheval survenu à Montmartre, et le public l’apprendra, sans doute, pour la première fois, avec quelque intérêt. Racontez-la lui, de ma part. Elle a la garantie d’un témoin véridique.

— Parlez, maître !

Un soir de l’année 1823, le peintre Charlet devait diner avec Géricault chez des amis communs, et venir prendre son camarade à l’atelier. À l’heure convenue, il entrait donc chez Géricault qui, triste, abattu, désespéré presque, lui dit :

— Mon bon Charlet, va, je te prie, tout seul au rendez-vous, et dis à nos hôtes combien je regrette de ne t’avoir pas accompagne. C’est que je viens d’apprendre, sur mes affaires domestiques, une telle nouvelle que je n’aurais pas la force d’en surmonter la tristesse. Mon ami, l’homme que tu vois devant toi est un homme ruiné !

Charlet eut beau parler de jeunesse et de talent à son camarade découragé ; celui-ci, affalé sur un divan, ne l’écoutait même plus. L’heure sonnant, force fut à Charlet de laisser là son ami et de courir au dîner où les excuses de Géricault et le départ précipité de Charlet ne durent pas avoir grand’peine à se faire admettre. Car le souci de l’état désespéré dans lequel il venait de laisser son ami, avait fini par se changer en une anxiété telle que, même avant la fin du dîner, il prit congé de son monde et remonta en toute hâte à l’atelier. Arrivé devant la porte, il frappe. Géricault ne répond pas. Par la serrure, une odeur étrange s’exhale, comme du charbon s’oxygénant en liberté sur un réchaud. Charlet dirige son œil, applique son oreille, ne voit et n’entend rien. Mais à l’odeur persistante qui émane de là, une terrible appréhension prend l’ami aux entrailles, double aussitôt l’énergie de ses bras et lui permet, en quelques coups, de défoncer la porte.

Il n’était que temps. Géricault, déjà inerte à côté du brasier qu’il avait allumé, avait pris, devant ses propres études de la Méduse accrochées à la muraille, la couleur des cadavres que son génie y avait peints. Il ne fallut qu’un instant à Charlet pour ouvrir toutes grandes les baies de l’atelier, traîner le malheureux asphyxié au plein air du balcon, lui frotter les membres déjà froids avec une essence quelconque qu’il trouva sous sa main et, par petites tapes, rappeler peu à peu à la vie Géricault, qui ouvrant enfin les yeux et reconnaissant son ami : — Ah ! mon pauvre Charlet, dit-il, quel mauvais service tu me rends !

Aussi bien, la chute de cheval qui survint à Montmartre, quelques semaines plus tard, pour emporter l’artiste après un an de souffrances atroces, dans sa jeunesse et dans sa gloire, n’étonna— t-elle ni Charlet, ni aucun des amis de Géricault, lesquels sans connaître l’embarras momentané de ses affaires, ne purent s’expliquer une fin si désespérée chez un garçon dont l’âge et la valeur auraient suffi à relever vingt fortunes vingt fois plus compromises que la sienne.

— C’était du moins, ajoute Chenavard, le sentiment personnel de Delacroix qui, par égard pour la mémoire de Géricault, feint dans son Journal, d’ignorer cette histoire dont il m’a fait si souvent le récit. Son culte était extrême pour le jeune maître qui avait, à trente ans, peint le Radeau de la Méduse ; et il lui en donna certes une preuve le jour où, comme un vulgaire modèle, il voulut lui poser le buste et la tête d’un des héros meurtris de cette scène, à la ressemblance duquel vous avez déjà peut-être reconnu Delacroix… Mais revenons au peintre des Massacres de Scio.

Ce fut donc vers le mois de mars de cette féconde année 1824, que Delacroix envoya son deuxième tableau, encore peint sur les genoux et sous la toiture trop basse du grenier de Mme Henriette de Verninac. sa sœur. Fait et refait deux fois, quand il partit pour le Louvre il n’était pas encore terminé. Mais la bienveillance de Gros, qui se plaisait à suivre Delacroix dans ses débuts et à son insu même, fit accorder au jeune exposant la permission d’achever sur place son travail : faveur précieuse, qui permettait de peindre son tableau dans la lumière même où il serait exposé, et que n’obtenaient guère pour les leurs que les chefs d’atelier et les maîtres reconnus de l’école.

Sous ce jour franc de grande salle de palais, si différent du faux jour qui l’avait éclairé par une simple lucarne de grenier, Delacroix tout à coup prit en dégoût sa toile et résolut de la recommencer. Avec un diable-au-corps, qui déconcertait et gênait quelque peu les autres peintres admis à terminer dans cette même salle leurs envois, il allait et venait et, par coups de pinceau jetés comme en courant sur cette toile que l’artiste ne pouvait observer que de loin, il devenait l’étonnement et même la risée de ses calmes et honorables voisins. L’un d’entr’eux, grand dignitaire de la Légion d’Honneur qui brillait en grosse rosette rouge à son collet, s’était même approché de cet énergumène de la peinture en pâte et du mouvement en lugue. De ses beaux yeux de chaste membre de l’Institut, il regardait, perplexe, cette brutale violation de son art doucereux, quand il s’enhardit jusqu’à arrêter par la manche ce fou en mouvement et lui dire :

— Que peignez-vous donc là, Monsieur ?

— Monsieur, c’est un tableau. Le sujet représente une scène des…

— J’entends bien ! Mais quelle peinture est-ce ?

— Voulez-vous quelle s’appelle la peinture de l’avenir, puisque vous n’y reconnaissez pas celle de jadis qui vous préoccupe aujourd’hui encore ?

— Elle est ingénieuse, ajouta l’académicien se gaussant dans son col montant de légionnaire.. Eh ! dites-moi, Monsieur, cette petite ornementation rouge que vous faites traîner sur les babouches de votre houri d’Orient ?…

— Ça ?… c’est une rosette ! termina Delacroix perdant patience. Et il se remit à l’ouvrage sans regarder sur le visage de son interlocuteur illustre l’effet subit qu’y avait peint, en rouge aussi, son impertinente réponse.

Pour tant de hâte qu’il y employât, son tableau n’était pas encore terminé quand le Salon de 1824 s’ouvrit officiellement. Quelques pestiférés des Massacres de Scio n’y étaient pas assez verdis par la mort et il les laissa retomber, ça et là, dans l’ombre affreuse des pâles survivants qui ajoutaient un si sinistre aspect à cette horrible scène.

Mme Lancelot et les autres précieuses douairières du bas-bleuisme officiel de cette époque, passant par là le jour du vernissage, hésitèrent, entre se trouver mal tout simplement ou tomber dans les bras de Guérin, — le maître humilié de cet épouvantable élève. Ingres, qui triomphait assez justement dans ce même Salon avec son Vœu de Louis XIII, arriva aussi devant Scio et ne se gêna pas outre mesure. Faisant mine de s’asseoir sur un pot, il esquissa par cette expressive mimique l’idée que l’onomatopée de ce nom d’île (prononcez Chio) éveillait tout à coup dans ses petits souvenirs linguistiques. Il traduisit ainsi, par ce seul geste, toute la considération que ce maître du dessin au repos professerait longtemps pour le maître du mouvement en couleur. Quant à Gros, ce fut tout rouge que, séance tenante, appelant l’audacieux Delacroix devant son œuvre, il eut le courage de se fâcher :

— C’est vous, Monsieur, qui faites cela ? En plein Salon, de l’aveu même d’un grand maître, le traître était connu et dénoncé : Delacroix, embarquant la révolution des couleurs dans sa houleuse Barque de Dante, avait follement pensé l’introduire dans la mer plate de l’Académie du dessin, sous le manteau du bon Virgile qui ne pensait pas recouvrir sous ce chef-d’œuvre, un si perfide transfuge. Mais notre peintre d’enfer avait compté sans son Cerbère ; et l’Académie, réveillée par la voix fulminante de Gros, résolut de veiller dorénavant mieux aux portes. Et vous savez si, avec Delacroix, on en laissa depuis hors du Salon, après ces légendaires Massacres de Scio qui furent la levée des boucliers pour des artistes tels que Corot, Diaz, Troyon, Brascassat, Gigoux, Rousseau et jusqu’au timide Hippolyte Flandrin lui-même qui, dans ce groupe d’annuellement « refusés », dut porter, en son âme si religieuse et si classique, le redoutable honneur d’avoir été un des meilleurs élèves d’Ingres.

Un jour, ajoute Chenavard en repuisant au fond de ses inépuisables souvenirs, Delacroix et moi, nous nous acheminions vers l’Institut, pour une séance. Le hasard fit qu’Ingres nous y précéda, de quelques pas seulement. Comme nous étions arrivés devant la porte et que ces deux ennemis irréconciliables venaient de s’y rencontrer et de s’y toiser du regard, tout à coup Ingres tendit la main à Delacroix par un mouvement de sympathie secrète qui attirait depuis longtemps, l’une vers l’autre, ces deux natures de grands artistes, révolutionnaires à leur manière, et de braves hommes. En les voyant tous deux se prendre spontanément par le bras, comme ils entraient à l’Institut ensemble :

— C’est le dessin, au bras de la couleur ! murmurai-je, heureux d’une réconciliation si tardive. Je ne sais plus vous dire quelle joie m’envahit alors l’âme, à emboîter le pas de ces deux beaux athlètes dont l’école française avait contemplé la haute lutte ; à voir leurs deux drapeaux unis en une dernière étreinte d’amitié, et à évoquer le souvenir de tant de camarades tombés en route qui voyant là, comme moi, Ingres et Delacroix, — le trait irréprochable et son inséparable vie, — se rencontrant et se serrant la main sur le même palier de l’Institut de France, n’eussent pas, pour leurs yeux de vaincus, au moment de mourir, demandé davantage.

                       Les vaillants de dix-huit cent trente,
                       Je les vois, comme au temps jadis ;
                       Au temps des pirates d’Otrante,
                       Nous étions cent, nous sommes dix !

Delacroix et Chenavard

— Comment, Delacroix et vous, vous êtes-vous connus ? demandai-je encore à l’infatigable Ghenavard.

— Cette aventure ne date pas d’hier, répond-il en riant. Pourtant, si vieille qu’elle soit, tous les traits en sont restés forts nets dans ma mémoire. Un jour de l’année 1822, — Delacroix, qui avait quatre ans de plus que moi, était devenu le lion de l’école au lendemain de sa fameuse Barque de Dante, — j’étais au Louvre. Sous l’impression très forte encore du premier Salon de cet artiste, je m’étais pris d’un beau feu pour Rembrandt, son inspirateur sans doute ; et je copiais, ce matin-là, l’Ange quittant Tobie du maître hollandais. J’en étais aux derniers coups de pinceau de cette étude, quand je finis par remarquer autour de mon chevalet un grand diable d’homme, au corps sec, aux bras presque aussi longs que ses interminables jambes, aux cheveux bruns et abondants, à la moustache rare et à la barbiche drue de bouc rébarbatif, aux pommettes saillantes, à la face anguleuse, à l’œil d’un noir profond et vif, à l’ensemble très décidé et très artiste qui se dégageait de ce visage pâle, calciné, pétillant en dessous comme un feu de charbon recouvert par des cendres. il allait et venait, tantôt vers ma toile, tantôt loin d’elle, avec un tourbillon de redingote dont les basques, terriblement agitées, menaient un vent d’ouragan jusque sur mon visage. Perdant patience, je m’arrête de peindre et je relève la tête vers l’indiscret.

— Pardonnez-moi cette insistance, dit-il en s’accoudant à mon haut tabouret et d’une voix assez blanche, mais vous copiez si bien, Monsieur, que je pense à un travail dont vous vous chargeriez peut-être.

— Lequel ?

— Il s’agirait de copier une grande « machine » dont les dimensions ne permettent pas l’envoi à Londres, où elle est attendue pour y être gravée. C’est un Jésus aux Oliviers que je viens d’essayer pour l’église Saint-Paul et où, quoi qu’en aient dit les journalistes, M. Victor Hugo n’a pas pose pour le buste du Christ.

— C’est peut-être à M. Eugène Delacroix que j’ai l’honneur de parler ? ajoutai-je, assez flatté de la rencontre et devinant le peintre déjà célèbre à cet écho de journal qui était parvenu jusqu’à moi.

— Delacroix, oui ! Vous connaissez ce type ? C’est bien moi. Ma proposition vous plaît-elle ? C’est que vous êtes un rude copiste, savez-vous ! Mes compliments, mon cher ! Alors ça vous va, de recopier mon tableau ? J’ai l’atelier au n° 22, rue Blanche (aujourd’hui rue de Varenne). J’y suis tous les matins, depuis 7 heures. Y viendrez-vous ?

— Mais tout de suite, si vous voulez.

— Merci ! Alors vous repliez votre balluchon ? Mais, je vous en prie, si vous avez à travailler encore, je vous attendrai… Eh ! eh ! quelle charmante voisine de musée vous avez là ?

— Laquelle donc, Monsieur Delacroix ?

— Oh ! je vous en prie, dites Delacroix tout court ; comme vous me permettrez bien de vous appeler Chenavard, sans façon.

» C’est que j’étais assez confus, avec mes yeux, certes, plus clairs alors que ceux qui ne me laissent plus rien voir, aujourd’hui, de n’avoir pas encore pris carde à la belle personne dont me complimentait le jeune maître.

— Quelle voisine ? Où donc la voyez-vous ?

— Quoi ! vous n’apercevez pas votre fortune, à dix pas ? Oh ! la délicieuse enfant. Tenez ! elle vous a vu. Elle frissonne de plaisir dans sa mantille, à vous entendre. Bon ! voilà la mantille par terre. Allez donc la ramasser ?

— Ramasser la ?… Ramasser quoi ?… Que voulez-vous que je ramasse ?…

— La mantille, parbleu ! Mais dépêchez-vous donc. Vous n’avez pas vos gants ? Tenez ! les miens. Soyez galant, que diable !

» Ahuri par la tarabustade, n’y voyant goutte et ne sachant pas davantage où je courais, je roule en boule vers les pieds du chevalet où Delacroix m’a lancé, j’y prends d’un geste gauche l’étoffe qui s’y trouve et, sur un ton plus idiot encore, je la présente à la « belle personne » en question, qui n’est autre qu’une Anglaise très prude. Alors cette Albionne pudibonde de me rabrouer avec un tintamarre d’invectives, paroles françaises sur accent britannique : « Oh yes !… Quoi ?… Qu’est-ce ?… Vô parlez à moi ?… Je ne parle pas à vô !… Insolent, malappris ! shoking ?… » Aux clameurs de la nymphe surprise et indignée, les voûtes du Musée résonnent, comme l’écho dans une grotte. Tous les copistes des environs relèvent pinceau et baguette, pour venir faire cercle autour de nous. Les gardiens des salles sont déjà sur nos talons :

— Vite ! termine Delacroix. Il ne nous reste plus qu’à partir.

… Quand nous fûmes arrivés à son atelier, il m’en fit les honneurs. Ici, je trouverais les couleurs, là les pinceaux ; et plus loin, dans un tiroir secret dont il m’indiqua la clef, quelques caoutchoucs imperméables, de fabrication anglaise aussi, dont ma sagesse comprendrait et apprécierait l’usage, à l’occasion…

— Et vous savez, ajouta-t-il insolemment, lorsque Mélie viendra poser, si je ne suis pas à l’atelier, recevez-la pour votre compte. Vous êtes chez vous.

» Et voilà comment, Delacroix et moi, nous nous rencontrâmes un jour au Louvre, pour ne plus nous quitter qu’à la mort de mon galant viveur ! ajouta Chenavard en essuyant, de son grand mouchoir bleu, un joli petit brouillard de larmes mi-gaies et mi-tristes qui baignèrent, sans effort, les douces paupières du vieillard.

III

Qu’en 1824 ce Delacroix révolutionnaire fût un diable courant sur les toits du Louvre, ou seulement une étoile nouvelle se levant à l’horizon des Beaux-Arts, Ingres, son irréductible adversaire, devinant l’imminente bataille des Classiques et des Romantiques, n’avait plus à quitter Paris que la faveur publique assignait déjà en quartier général au chef élu pour une passe d’armes qui n’allait pas manquer de grandeur. Recoiffant donc son castor poilu de voyage, que le bicorne académique allait bientôt remplacer congrûment, il sortit du Salon et du Louvre pour écrire à sa femme, restée à Florence, que le sac de nuit n’était plus suflisant et qu’il l’invitait à le rejoindre à Paris, avec tous leurs bagages de la vie de bohème, enfin finie, pour une nouvelle vie de fortune probable.

Déjà ce même Vœu de Louis XIII, commandé par l’État pour 3.000 francs, trouvait amateur à 80.000 francs en M. de Villèle, qui ne put cependant l’obtenir à ce prix. Une simple esquisse de la Chapelle Sixtine, acquise précédemment par M. de Forbin lui-même « au prix de 25 louis », lui en faisait refuser maintenant quatorze fois plus (7.000 francs). Tous les amateurs de l’Art ancien voulaient une œuvre de ce Raphaël des temps nouveaux. « J’ai, écrit-il, une grande chapelle à peindre à fresques à Saint-Sulpice, deux grands tableaux de 6.000 francs chaque, l’un pour la maison du Roi, l’autre pour la cathédrale d’Autun, et puis une quantité de tableaux de chevalet, portraits, etc., et que je ne ferai pas, j’espère, tant que j’aurai autre chose, tu le temps que cela engloutit à obtenir des séances. Si je veux aussi, j’aurai une autre chapelle à Notre-Dame et, par suite, de grandes salles au Louvre ». Pour l’Institut, Ingres a fait « abnégation » de lui-même et laissé passer le premier son ami, M. Thévenin ; en attendant que M. Denon, son « anti-moi » meure, qu’il l’enterre et qu’il lui prenne son fauteuil. Horace Vernet, Abel de Pujol, Heim, Redouté, des quantités négligeables auprès de la sienne ! Ingres arrive, Ingres est arrivé ! Le lion blessé de Florence l’indigente est le lion exultant de Paris prodigue. Et vous croyez qu’au milieu des triomphes bien gagnés, après tout, de cette fastueuse capitale, l’humble pays natal sera oublié par ce cœur si bien né de Montauban l’inoubliable ?

Est-ce habileté, chez ce maître qui commandait à tous les sentiments en son âme capable de faire triompher les plus contraires et les moins attendus, encore que toujours les plus nobles ? Grâce à Ingres, les surprises seraient filles de Gascogne si elles ne se reconnaissaient des airs de famille chez toutes gens de tout pays. Et peut-être, en son malin plaisir d’augmenter la valeur de l’offrande par la difficulté de sa livraison, cet Ingres indéchiffrable, qui n’a fait ce Vœu de Louis XIII si beau que pour en honorer davantage sa ville natale, lui qui en a refusé des amateurs une fortune payée comptante, ne menace pas moins son œuvre du clou où on voudrait l’arrêter, au passage. À Notre-Dame, au Val-de-Grâce, au Luxembourg, où encore ? Il objecte cruellement et résout presqu’aussitôt avec bonhomie les difficultés du départ : « Rassure-toi, rassure tout le monde, si le tableau n’est pas encore arrivé. Il arrivera, il doit arriver, malgré les projets que l’on avait de l’exposer et de le garder ici, au Luxembourg. J’ai protesté et déclaré que je priais et désirais qu’il vous lut envoyé et que l’on ne me privât pas de ce qui me tient tant au cœur, l’amour de ma patrie et l’estime de mes concitoyens. » Assurément, Ingres est un homme sincère ; et il convient de le plaindre autant qu’il le fait lui-même, avec ces larmes d’ange ou de crocodile dont il mouillera ses lettres, deux ans que dureront les incertitudes de ce voyage à la « chère patrie » qui lui manque, depuis l’enfance, et qu’il ne reverra plus qu’une autre fois, en sa vie.

Cependant, sera-t-on injuste pour la mémoire d’Ingres, à rendre celui-ci responsable de ses hésitations ? Un résumé de la cara patria n’était-il pas précisément alors à Paris, auquel le maître aurait peut-être pu mieux prendre garde ? Ce même jeune Prosper Debia, de Montauban comme Ingres, et fréquentant, depuis 182^, l’atelier d’Horace Vernet [3], n’avait-il pu, pour se présenter au maître arrivant de Florence, s’autoriser de ces lignes aimables que le grand exilé avait écrites, le 24 décembre 1822, à l’ami Gilibert : « Je remercie de tout mon cœur M. Debia pour la trop bonne opinion qu’il a de moi. Je désire beaucoup connaître ses ouvrages. » Et voici que le délicat jeune homme, dont la correspondance témoigne de sentiments si élevés et d’une éducation de lettres et d’arts si complète, venait de frapper à la porte de son grand compatriote, à l’heure même du Salon où il aurait eu tant de plaisir à figurer avec quelques insignifiants petits tableautins. La jeunesse au Salon, quand les vieux dragons vigilants de cet autre Jardin d’Hespéride en défendaient l’entrée à tout ce qui n’était pas leurs œuvres personnelles, trop nombreuses déjà pour un public fatigué par tant d’insoutenables prétentions ! « Je ne puis vous donner des nouvelles positives au sujet de mes tableaux, écrit-il à ses parents, le 3 août 1824. J ai fait la démarche projetée auprès de Gros. Pleyel a fait remettre, par un de ses amis, une note avec recommandation à Girodet. Je ne sais vraiment plus à quel saint me vouer. C’est effrayant, que la quantité d’ouvrages qui sont présentés. Et, tous les ans, cela augmente. J’ai vu quelques paysages de Dulac ; ils sont mauvais, mais on a l’habitude de le recevoir, et il faut de grandes raisons pour refuser un homme qui a déjà été exposé et qui s’en fait une espèce de réputation. » À la date de cette lettre, Ingres, à la vérité, faisait route de Florence à Paris ; mais n’aurait-il pas assez de ses propres affaires, quand il serait arrivé dans la place où lui livraient bataille de si opiniâtres rivaux ?

Et puis, le Salon fut oublié, le Salon où Ingres ne savait pas s’il exposerait encore lui-même, le Salon, « temps perdu pour les artistes qui ont leurs intérêts et leur gloire à soigner ». Et, la saison du Salon étant passée et celle des « abordages à l’Institut » survenant, le jeune Prosper Debia fut noyé dans la grande mer des combinaisons parisiennes où Ingres ne repêcha son dévoué compatriote que lorsqu’il fallut, deux ans après, préparer au vainqueur une entrée digne de ses triomphes et que le petit Montalbanais put servir les intérêts du grand concitoyen, dans leur commune ville natale.

Le 12 novembre 1826, J. A. D. Ingres, chevalier de la Légion d’Honneur, membre de l’Institut et professeur des Beaux-Arts, fit son entrée triomphale dans Montauban, qu’il n’avait pas revu depuis sa plus tendre enfance et qu’il ne reverrait qu’en effigie après sa mort. Son tableau du Vœu de Louis XIII l’y avait précédé de quelques jours et l’attendait, selon sa recommandation formelle, « que l’on n’y touche que par mes mains ». Pour le tendre lui-même sur le châssis, il avait ajouté : « Serai-je obligé d’apporter des tenailles » ? La lecture des lettres d’Ingres à Gilibert a appris le reste de ce voyage qu’en Méridional fait aux exagérations classiques, il compare une fois à l’Iliade, — lui, célébré par un poète de Molières, et « rendu plus heureux qu’Alexandre enviant la gloire d’Achille qui fut chanté par Homère », — et, une autre fois, à l’Odyssée, lui encore qui, « comme Ulysse, et bien mieux », conservait précieusement la mémoire des honneurs inouïs qu’on lui avait rendus  [4].

B. d’A.
  1. Le Journal d’Eugène Delacroix, Pion, édit. (1895).
  2. Le Voyage d’Eugène Delacroix au Maroc, fac-similé de l’album du Musée du Louvre. André Marty, édit., (1909).
  3. Prosper Debia, né à Montauban, le 18 août 1791. écrit à son frère, le 25 juillet 1824 : « J’ai donc vu peindre plus d’une l’ois Horace, mon cher frère, et pu me faire une idée de sa manière. Il l’ait, autant qu’il peut, du premier coup et empâte fortement. Dans la seule croupe du cheval du Duc d’Angoulême, il a employé 20 vessies de blanc. Quant aux ombres, elles sont le plus souvent aussi empâtées que les clairs et les noirs. Sienne calcinée et bitume sont mêlés, selon l’idée du moment, et combinés avec du blanc ou toute autre couleur. Pourvu qu’il arrive à son effet ou à son ton, tout lui est égal. Il reprend sur les choses déjà sèches, à l’aide d’une pommade à retouche dont il fait grand usage et qu’il dit n’avoir aucun inconvénient. C’est, du reste, une chose très commode ; car on dirait que les retouches, faites ainsi, sont empâtées avec le fond… »
  4. D’une lettre que M. Monunéja m’écrivait en 1897, j’extrais la note suivante : « Après le Salon de 1824, Ingres ayant, dit-on, refusé 80.000 francs de sa toile à M. de Villèle, l’expédia à Montauban, où il arriva lui-même peu de temps après, le 12 novembre 1826. Pourquoi cette peinture resta t-elle ainsi deux ans à Paris ? Je l’ignore et ne me l’explique qu’en songeant à la splendide gravure qu’en fît alors Galamatta. L’artiste déballa lui-même sa peinture et, le 17 du même mois, elle fut exposée dans une salle de la Mairie. Il y eut un grand banquet de 80 couverts, des pièces de vers insipides, des concerts et des discours. Le pauvre naïf maître but cette gloire avec délices, ne se doutant pas de ses revers burlesques et navrants. Enfin, le 22 du même mois, il assista à une messe solennelle (la messe du Sacre de Cherubini) et partit de Montauban pour n’y plus revenir.

     » Cependant, après quelques jours d’exposition publique à l’Hôtel-de-Ville, il fallut songer à placer le tableau à la Cathédrale. Mais alors il se trouva un intelligent archiprêtre pour découvrir les innocentes nudités du divin Bambino et des deux anges, pour s’indigner, tonner et tempêter, au nom de la décence, et pour interdire l’entrée de la Cathédrale à une pareille obscénité. (Je ne brode pas, j’écris devant les preuves de tout cela). L’occurrence était inattendue, la conjecture épineuse. Que faire, pour contenter à la fois l’ombrageux artiste et le vétillard archiprêtre ? Un intelligent ami d’Ingres intervint alors. C’était probablement Gilibert ou Debia. Il découpa fort proprement trois feuilles de vigne, dans une feuille de papier doré, et les plaça aux bons endroits, moyennant quoi le tableau fut admis à la Cathédrale, mais placé dans la chapelle de la Vierge, en plein soleil.

    » Les amateurs, qui ne voyaient pas le danger, se consolèrent en attendant la chute des feuilles qui ne tarda pas à se produire, au grand scandale du pudibond archiprêtre. Que se passa-t-il alors ? Si étrange que cela paraisse, à l’Évêché et à la Fabrique on n’a pas voulu me le dire. C’était donc assez grave. Il résulte de la lettre d’Ingres à l’Évêque qu’on lira plus loin, que le soin de faire disparaître les trois malencontreuses pirrettes ait entraîné, sinon à une mutilation véritable, du moins à un barbouillage quelconque. Pourquoi, sans cela, Ingres eût-il ensuite désigné Gilibert et Debia pour remettre son œuvre dans l’état primitif ? Quoi qu’il en soit, ces mêmes amis dénoncèrent la chose à l’artiste, qui se fâcha très fort. Des lettres aigre-douces furent échangées, surtout quand les mêmes officieux eurent raconté le péril que le soleil faisait courir au tableau. C’est alors qu’Ingres exigea que celui-ci fût enlevé de la fatale place d’honneur qu’il occupait et relégué dans la sacristie où, du moins, une heure par jour, — à 1 heure de l’après-midi, — il jouirait d’un éclairage convenable, sans risquer à se cuire, comme il ne l’avait déjà que trop fait. Là, du moins, on pourrait le débarrasser des malencontreuses feuilles de vigne qui avaient tant scandalisé quelques prêtres fanatiques.

    » Ce fut alors qu’Ingres écrivit à l’évêque la lettre dont je vous ai transmis la copie (1). Malheureusement, la peinture avait eu déjà le temps de souffrir gravement de l’action directe d’un soleil trop souvent torride. Quels qu’aient été les soins de Gilibert et de Debia pour réparer le mal, les couleurs ont été désaccordées, des craquelures ont enlevé toute transparence à certaines parties, surtout aux glacis des robes des anges relevant les rideaux. »

    (1) Voir cette lettre, page 188.