Ingres d’après une correspondance inédite/IV

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IV
Florence, 2 janvier 1821.

Mon cher et cher ami, je t’embrasse du plus profond de mon cœur et te souhaite, aujourd’hui, pas plus particulièrement que les autres jours, le plus parfait bonheur dans ce monde. Vivre sagement, borner ses désirs et se croire heureux, c’est l’être véritablement. Vive la médiocrité ! C’est le plus heureux état de la vie, ce me semble. Une certaine aisance, avec laquelle on a, d’ailleurs, l’abondance juste des choses nécessaires et même très agréables de la vie, vous donne, d’abord une belle santé et vous laisse le temps de vous occuper, par le cœur, à des choses bonnes et honnêtes. Le luxe superflu et ruineux, en tout, corrompt les délicieuses qualités du cœur ; car il est malheureusement vrai que, plus on a et plus on est dur, plus on veut avoir et moins on croit posséder. Sans la stupide dissipation de ce qu’on appelle le monde et la société, on vit, avec un petit nombre d’amis que l’on s’est faits par l’expérience et l’inclination, et l’on exerce délicieusement les beaux-arts. Avec de l’esprit et du goût surtout, les lettres et connaissances humaines peuvent occuper tous vos instants et vous rendre un autre homme que le vulgaire. Les sources de ces jouissances, tu le sais, elles sont inaltérables et inépuisables. Voilà donc, selon moi, l’homme heureux, le vrai sage, la vraie philosophie et le vrai secret de se rendre heureux.

Donc, d’après tout ce que tu me dis de toi et ce que je sais, cher ami, de ta manière d’user de la vie, je crois te reconnaître dans ce portrait. Si cela n’était pas, je voudrais que cela fut pour ton bonheur et pour tout le bien que je te veux, mon unique ami ! Es-tu de mon avis ? Quand donc pourrai-je partager un peu ce beau château en Espagne, avec toi ? Car, Dieu merci ! quoique nous ayons déjà vécu, nous pouvons compter un bon nombre de beaux jours encore, selon les probabilités. Ah ! tu aimes mon griffonnage : eh bien, en voilà ! Je suis si heureux, d’ailleurs, de pouvoir te communiquer mes sensations ! Non seulement c’est un plaisir, mais un besoin impérieux de cœur et d’âme.

Mais venons à nos choses présentes. Ton avant-dernière m’avait beaucoup affligé, tout autant que toi-même. Cependant, je l’ai prise de toi, comme une nouvelle preuve de ton attachement. On ne se plaint pas ainsi aux indifférents.

Je te dirai, cher ami, que l’année commence pour moi sous de bons auspices. Ma mauvaise étoile paraît avoir un peu changé. Une excellente maison suisse, toute patriarcale, dont nous sommes devenus les amis les plus chers et les plus recherchés, nous en a fait connaître d’autres et surtout un Français, très riche et tout aussi bon et généreux et qui nous a épousés, au point de nous accabler de politesses et aussi de demandes de tableaux, portraits, etc. Je dois lui finir un tableau de Vénus naissante avec les Amours, grand comme nature, que j’ai commencé il y au moins treize ans à Rome [1]. Cette ébauche avancée a toujours, je puis le dire, fait l’admiration de tous. Mais jamais personne ne m’avait dit : « Finissez-la pour moi. » J’ai dû faire d’autres ouvrages ; moins de mon inclination, et beaucoup de petits et désagréables même, par nécessité ; tandis que j’étais plein de feu et d’inspiration pour ce qu’il y a de plus grand et de plus divin.

Mais ne rappelons pas ces temps malheureux où je fus jalousé ou peu senti, n’ayant jamais eu que le savoir et jamais le savoir-faire, chose bien différente et que l’on peut confondre facilement. Enfin, je l’ai trouvé, celui qui me rend à moi-même ; et ce qui me flatte le plus, c’est qu’il est Français. Le prix de ce tableau est fixé à six mille francs, dont trois sont déjà à ma disposition, et d’autant plus généreusement que cet homme parait faire autant de cas de mon bien-être que des intérêts de ma gloire. Il consent à ce que je ne m’occupe pour le présent que de notre tableau, que j’aille moi-même au Salon l’apporter et que je ne travaille pour lui qu’à mon retour à Florence. Est-on plus généreux, et suis je heureux de pouvoir te l’apprendre, cher ami ? À présent, je commence à espérer que je pourrai exécuter le projet que ton amitié nous a proposé, de mettre quelque chose de côté et de vouloir toi-même être notre administrateur. J’espère donc, dans le courant de l’année, pouvoir commencer à te remettre une somme. J’ai encore quelques petites rentrées et tout ira bien, j’espère.

Je ne perds pas un moment. Toutes mes heures sont comptées pour pouvoir arriver au Salon. Le tableau va tout seul ; je compte beaucoup sur lui. Tu me désespères de me dire que tu ne seras pas à Paris à cette époque. Il faudra alors que je fasse une petite apparition dans ma bonne patrie où le plaisir de t’y voir, cher ami, sera le plus grand.

Je reviens à ta dernière lettre. Ta modestie m’a presque donné de l’humeur ; mais si tu ne connais pas ce que tu vaux et ce que tu es, c’est assez que d’autres le sachent, sans parler de tes talents effectifs et de tout ce que je te connais, qui est meilleur. Avec qui, depuis quatorze ans, ai-je pu si bien causer, m’en tendre et si bien entrer, par la plus saine philosophie, dans le secret des arts ? À la vérité, les plus sages ont dit : « Je sais que je ne sais rien » ; mais il faut savoir beaucoup, pour dire ainsi. Rougis tant que tu voudras ; c’est une vérité et tes lettres sont des monuments, à l’appui de ce que je dis, et la vraie preuve de ton noble esprit et de ton excellent cœur.

Ayant encore fait quelques retouches à notre petit tableau d’Henri IV, qui sèchent difficilement parce qu’il est peint sur bois, je n’ai pu, jusqu’à ce jour, l’expédier. On est donc à faire sa petite caisse et on peut le regarder, comme parti. Pour ce qui concerne sa direction de voyage, je me consulte avec mon ami M. Gonin, ce négociant suisse dont je t’ai parlé. Si la voie que ta m’indiques est plus sûre, je la prendrai ; à moins que la sienne ne le soit encore davantage : car cela est bien important, en Italie. Adonc, dans trois ou quatre jours, le tableau part. Je t’apprendrai, de suite, par une lettre, quelle est sa vraie route et ne te parlerai que de lui. Quant à son prix, soisen le dépositaire et sers-t-en si tu en as besoin, je t’en prie.

Si mes sœurs ou bien mon frère inconnu qui est, je crois, à Toulouse, et dont j’ignore le sort, manquaient du nécessaire, (car, pour le reste, je ne suis point dans le cas de leur faire des cadeaux), aide-les, je te prie, selon qu’ils en auraient besoin, du seul côté de leur existence. Mais je dispose, cher ami, d’un bien qui ne m’appartient pas, puisque je suis moi-même ton débiteur, et quel débiteur plus effectif ! Enfin, nous compterons, un jour. En attendant, mon ami, s’il arrivait par hasard que le tableau n’eût pas rempli toute l’attente de M. Graves, bien entendu, il est à toi, en attendant qu’il soit remplacé par un autre qui pourrait te plaire encore davantage. Je me flatte, ou je crois que tu me tiendras compte de son petit mérite, pour le soin avec lequel il est fait et le sens dans lequel il est senti, comme geste, expression, recherches et costumes, pour la teinte de son siècle et de ses costumes.

Mais en voilà beaucoup trop, sur une bagatelle à comparer à notre grande page pour laquelle je veux développer tout le luxe de la grande peinture et sur laquelle j’espère acquérir, du moins j’en ai le vif désir, le contre-pied de ce qu’a pu dire ce méchant aboyeur de Landon. Qu’on soit bien persuadé qu’il en a menti de tout point, par sa bouche. Avant ce temps, je voudrais espérer que l’on commençât à voir à Montauban, d’après le petit tableau, combien il est le plus grand calomniateur et le plus ignorant. Cher ami, je sais combien les morsures de ce chien enragé te paraissent cruelles pour moi. Bartolini m’a dit quelque chose d’une de tes lettres, où tu paraissais t’occuper trop tôt de lui. Il n’en est pas temps encore. Bien entendu que mes ouvrages finis et vus nous vengeront, j’espère. Je ne refuse pas la voix de la vérité venant surtout de toi, mon meilleur ami, appuyée de mes compatriotes, pour venger, j’ose dire, de la manière la plus éclatante, non seulement moi, mais nous. Pour cela, il faut frapper sur, juste et fort, et je suis à forger les armes.

Je pense, cher ami, que je ne dois écrire à M. Graves que lorsque nous aurons contracté ; on est, comme cela, plus libre. Exprime-lui, en attendant, combien je suis flatté de la confiance qu’il parait avoir en moi, que je suis extrêmement sensible à ce qu’il ait désiré avoir un de mes ouvrages que je me fais honneur de placer en de si bonnes mains, que je suis extrêmement fâché du retard que j’ai mis à le servir, sans qu’il y ait cependant de ma faute ; et cela, avec toute l’expression de mon respectueux dévouement.

Quant à ce qui touche notre définitive réunion, bien sûre et bien vivement désirée pour ma part, nous en causerons, j’espère, bientôt de vive voix. Certes, la vérité est que, établi ici, j’y ai deux beaux ateliers presque pour rien. Je les trouverais difficilement à Paris, en les payant dix fois plus. Je m’y suis mis dans mes meubles, sans beaucoup d’argent, encore que sans aucune espèce de luxe. C’est un pays charmant, délicieux, abondant en tout et en travaux que forcément j’y dois faire pour profiter des sacrifices d’établissement et de toutes autres raisons d’économie, (car on peut compter ici de moitié, à comparer avec Paris). Toutes ces raisons, m’empêchant de m’établir dans la capitale ainsi que je le suis à Florence, me font presque adopter de séjourner encore ici jusqu’à l’époque de la prochaine Exposition. Ce projet n’est pas celui de mon désir, comme tu le peux penser, mais celui de la raison. Bien établi comme je suis ici, j’ai le temps, sans nouvelles dépenses, de produire une grande quantité d’ouvrages commandés qui me feront rond, alors, d’argent et peut-être de gloire. Alors, je quitterai l’Italie, dont j’ai assez, et nous voilà réunis. Qu’en dis-tu ? Et pourquoi ne puis-je espérer que tu ne viennes me rejoindre ? Rien n’est moins incroyable que cela. Bartolini, qui nous a laissés dans son appartement que nous pourrons conserver, j’espère, nous permet en même de t’y garder ton ancienne chambre que je t’offre, à mon tour, avec ton couvert, bien entendu.

Cher ami, voilà que je vais à présent t’entretenir, et tu sais si c’est de bon cœur. Que de moments heureux ! Ne t’y refuse pas. Le bon temps perdu ne se retrouve plus. J’espère que tu t’occupes toujours de musique : c’est une bonne amie que celle-là, point d’infidélité avec elle. Adorons toujours, avec la même ferveur et passion, Gluck, Mozart, Haydn et Beethoven. On a beau dire, mon ami, tout ce qui n’est pas ces hommes vraiment divins, cloche à leur côté. On y revient toujours. Leurs beautés sont tellement inépuisables qu’on croit encore les entendre pour la première fois, et la dernière est toujours la plus belle. J’ai à présent quelques occasions de m’occuper de ces hommes divins et, quoique je ne les joue pas bien, je ne les sens pas trop mal et je me fais quelquefois plaisir. Viens donc, cher ami, les lire ensemble et confondre nos sensations, comme nos deux cœurs dont l’harmonie et l’amitié est et sera éternelle. Je t’embrasse.

Ma bonne femme t’embrasse aussi, comme le meilleur ami de son petit homme, et croit à la possibilité de nos projets pour t’offrir les soins de l’amitié.

  1. M. de Pastoret, qui obtint pour Ingres, du Ministre des Beaux-Arts, la commande d’une Assomption transformée ensuite en Vœu de Louis XIII pour la cathédrale de Montauban. Ce même bienfaiteur commanda à l’artiste une Entrée de Charles V à Paris, avec Jean Pastourd, président du Parlement de Paris et présentant au roi les clefs de la ville.

    Ingres fut moins heureux avec la Vénus naissante ou Anadyomène qu’il devait achever pour M. de Pastoret. Dans les notes de M. Delaborde sur ce tableau, nous lisons : « Ce Français, si bien inspiré d’abord, ne put ou ne voulut pas poursuivre jusqu’au bout l’exécution de son projet. » Laissé dans l’atelier, ce tableau y attendit la visite de M. Benjamin Delessert qui ne le comprit guère mieux que M. de Pastoret. Finalement, M. Reiset se rendit acquéreur de cette belle œuvre, laissée pour compte, comme nous l’avons déjà noté.