Ingres d’après une correspondance inédite/V

La bibliothèque libre.
◄  IV.
VI.  ►
V
Florence, 20 avril 1821.

Si tu étais venu près de nous, mon très cher ami, je n’en serais pas toujours à demander grâce de mon horrible paresse pour écrire même à toi, le premier et le meilleur de mes amis. Je te promets cependant plus d’exactitude, à l’avenir, et de n’être pas plus de deux jours sans répondre à tes bonnes et généreuses lettres.

Il faut que je te dise pourtant, pour ma mauvaise cause, que j’ai été jusqu’ici bien tourmenté : des voyages, des indécisions, des emballages, des douanes, et tout ceci deux fois pour une. Arrivé et définitivement fixé ici, j’ai été trois mois sans atelier, obligé d’être chez l’un, chez l’autre. Les ayant trouvés, nouveaux tourments et tracasseries, procès avec des ouvriers vomis par l’enfer, je crois, pour faire enrager un honnête homme qu’ils ont fait payer un tiers de trop, n’ayant demandé les deux autres que pour avoir l’air de travailler deux jours, je devais en courir quatre pour presque les prier. Un peu malade avec cela, je te demande combien bilieux et nerveux surtout, combien j’étais content !

Mais heureusement que les peines finies sont oubliées, et que je me vois possesseur de deux superbes ateliers, au milieu de Florence où, à présent, rien ne me manque pour y opérer, que des modèles d’homme. Chose singulière, ils font défaut dans une ville où il y en a beaucoup de femme et de très beaux. Mais, le mois prochain, il nous en viendra un de Rome pour ne servir uniquement qu’à nous, à nous seuls. Les hommes étant partout les mêmes, nous aurons l’agrément ici de nous passer d’eux.

Voici comme nous vivons chez l’ami Bartolini. Levés à six heures, nous déjeunons de café, à sept, et nous nous séparons pour occuper toute notre journée au travail, dans notre atelier. On se revoit le soir à sept heures pour dîner, moment de repos et de conversation jusqu’à l’heure du théâtre, où Bartolini va tous les soirs de sa vie. On se retrouve le lendemain, à déjeuner, et ainsi tous les jours. Cette vie uniforme, à la vérité, est celle qui convient à des artistes uniquement occupés de leur art.

Nous avons seulement une maison française[1] amie où nous allons assez souvent passer la soirée, et voilà tout. Si tu avais voulu partager notre sort ici, ou si tu le pouvais, tu pourrais, vivant avec nous, occuper ton temps aux arts, à la musique, dont nous ferions, entre nous, bien souvent des quatuors, car notre ami travaille la quinte ; et nous serions, ainsi, véritablement bien heureux.

Ma bonne femme s’occupe tranquillement de son petit ménage et se trouve très heureuse toujours de moi, et moi d’elle. Mon atelier est fini d’arranger d’hier, prêt à y peindre, et je t’assure que je n’y dormirai pas. J’ai près de quarante ans et j’ai produit, jusqu’ici, beaucoup d’ouvrages ; la stricte économie et l’ordre ont toujours présidé à notre petit ménage que l’on cite, j’ose le dire. Cela aurait du me donner, sinon une fortune, du moins une honnête aisance et des épargnes, mes ouvrages étant, (j’ose te l’assurer et, avec toi, je n’ai pas besoin de faire le charlatan), au moins, bien au moins ce que sont ceux des autres, s’ils ne sont parfaits dans un meilleur sens. Eh bien ! je possède en tout bien, en tout meuble, en toute propriété, la simple somme de cent cinquante à cent soixante louis ; de plus, la rentrée des fonds d’un portrait que je viens de peindre d’un seigneur russe, ici. Tous les pourquoi, tu les sais. Ils sont expliqués dans ce que et parce que l’ardeur du gain ne m’a jamais « fait hâter les soins que je donne à mes ouvrages conçus et exécutés dans un sens étranger aux modernes ; car, après tout, leur plus grand défaut, aux yeux de mes ennemis, est de ne pas assez ressembler aux leurs. Je ne sais pas qui, d’eux ou de moi, aura raison à la fin. L’affaire n’est pas encore jugée. Il faut attendre la sentence de la tardive, mais équitable postérité. Toutefois, je veux bien que l’on sache que, depuis longtemps, mes ouvrages ne reconnaissent d’autre discipline que celle des anciens, c’est-à-dire des grands maîtres qui fleurissaient dans ce siècle de glorieuse mémoire où Raphaël posa les bornes éternelles et incontestables du sublime, dans l’art. Je crois avoir prouvé dans mes ouvrages que mon unique ambition est de leur ressembler et de continuer l’art en le reprenant où ils l’ont laissé. Je suis donc un conservateur des bonnes doctrines, et non un novateur. Je ne suis pas, non plus, comme le prétendent mes détracteurs, un servile imitateur des écoles du XIII e et du XIV e siècles, quoique je sache m’en servir avec plus de fruit qu’ils ne savent le voir. Virgile sut trouver des perles dans le fumier d’Ennius. Oui, dût-on m’accuser de fanatisme pour Raphaël et son siècle, je n’aurai jamais de modestie que devant la nature et leurs chefs-d’œuvre. Mes pas et mes progrès dans la carrière, je les dois uniquement à mes études constantes et approfondies des beautés classiques de ces législateurs de l’art. Leurs successeurs ne m’ont rien appris que de vicieux et que je n’aie dû oublier. »

Ceci est le fragment d’une très longue épître que j’ai écrite et que je voulais adresser à M. Portai, ministre et membre de la Commission, qui a demandé, pour moi, le tableau que je vais peindre pour notre cathédrale. Je la fis dans l’excès de ma sensibilité, lorsque, victime toujours de mes ennemis secrets et ouverts, on m’a alloué un tableau de trois mille francs, d’abord, et non un tableau de premier ordre dont un plus haut prix honore déjà l’artiste qui en est chargé. Et, pour mieux faire entendre et soutenir mes prétentions et sa protection vengeresse que je lui demandais en cette occasion, je lui présentais l’histoire de ma vie à l’époque de mon départ pour Rome, et le sort successif de tous les ouvrages que j’y ai produits ; ce que j’ai été, ce que je devais être et que je serais, si, au lieu de m’encourager honorablement plus tôt, on ne m’avait pas toujours écrasé. Je t’enverrais cette lettre tout entière, mais je crains de faire un trop gros paquet que je pourrais à la vérité affranchir, mais que je n’ose risquer, n’étant pas sûr qu’il t’arrive. Enfin, le tout est écrit, comme ce fragment. Dis-m’en ton sentiment et juge, par le caractère de celui à qui je voulais l’adresser, si je ferais bien de le faire encore, oui ou non. J’avais pensé qu’étant pour moi un compatriote et un illustre protecteur, je devais me faire connaître ainsi à M. Portai.

Quoiqu’il en soit, je suis très décidé à faire le tableau de l’Assomption. Fais la dernière démarche auprès du Préfet, à qui, par ton conseil, j’écris en lui exposant les observations que tu m’as conseillé de faire sur cette composition, pour ne peindre que la seule Assomption et lui rappeler combien est modique la somme de trois mille francs, dont les frais seuls emportent déjà le tiers. Mais, jaloux de me faire honneur dans le berceau natal, je n’ai garde de ne pas profiter de l’occasion ; et je suis décidé, malgré tout, à battre au Salon le fer tandis qu’il est chaud, et à combattre avec de beaux ouvrages jusques à la fin. J’espère avoir terminé pour le Salon prochain. Je donne au tableau la proportion que l’on m’a envoyée, 14 pieds sur 8. Il n’en sera que plus beau, et je compte dessus. Combien je regrette que tu ne sois pas ici, à le voir faire !

Parlons à présent de M. Graves, à qui je suis bien reconnaissant de ce qu’il veut de moi. Dislui, je te prie, tout de que tu peux trouver d’affectueux pour moi, en même temps que pour les deux tableaux de 3 pieds sur 2 1/2. Je ne pourrais les peindre qu’au prix de deux mille francs l’un, sans compter que d’autres ouvrages arriérés et notre grand tableau m’empêcheraient d’y mettre la main avant l’année prochaine.

Voici, à présent, d’autres propositions. Tu sais l’inclination que j’ai pour le sujet de Stratonice. J’ai ce tableau avancé au tiers. Il est d’environ six pieds de long, avec figures de la grandeur de celles du Poussin. Parce qu’il est commencé, son prix est de trois mille francs ; mais il ne sera pas achevé avant l’année prochaine et si M. Graves veut avoir quelque chose de moi ; en celle-ci, j’ai, à moitié fait, un tableau très fini sur bois dont le sujet est Don Pèdre de Tolède baisant l’épée d’Henri IV. Après cela, je te dirai, mon cher ami, que les petits tableaux sont plus longs et plus vétilleux que les grands et que, les faisant comme jusqu’ici, je n’y ai pas gagné de l’eau à boire, parce qu’étant petits ils n’ont jamais été assez payés. Je désirerais, de toi à moi, que M. Graves voulût s’accommoder de Stratonice. Le prix du petit serait de trente louis.

Adieu, mon cher philosophe. Ma lettre a l’air de celle d’un intéressé, et combien ton amitié est douce et précieuse pour moi. Ma prochaine te vengera de mon égoïsme. En attendant, crois à l’amitié la mieux sentie. L’ami Bartolini t’en voudrait-il ? Il est toujours ton meilleur ami et t’embrasse de tout cœur. Ma bonne femme, bien sensible à ton bon souvenir, t’embrasse et moi aussi. Tu es toujours si indulgent et si bon que nous osons espérer prompte réponse.

  1. L’atelier dont parle Ingres, devait se trouver Via delle Belle Donne où, depuis, un de ses élèves, M. Sturler, habita plusieurs années. Quant à la « maison française amie », n’était-elle pas celle dont parle, en ces termes, un autre élève d’Ingres, M. Amaury Du val, dans son Atelier d’Ingres ? « Notre journée de travail terminée, écrit-t-il au chapitre la Vie à Florence, nous nous réunissions vers six heures à la Trattoria dalla Luna, où nous avions l’habitude de dîner. Ce restaurant était situé dans la rue De Calzaioli, la plus commerçante, mais la plus étroite et la moins élégante des rues de Florence. Elle est devenue, aujourd’hui, une espèce de Rue de la Paix et a fait disparaître, dans son alignement nouveau, notre modeste restaurant. Une petite salle était réservée aux artistes français ; elle pouvait contenir dix à douze convives et, chaque soir, nous nous retrouvions là, tous peintres ou à peu près. Quelques Français, qui n’étaient pas artistes, parvenaient à s’y faire admettre, mais devaient forcément subir des conversations qui roulaient principalement sur les arts, et où les paradoxes les plus étranges étaient avancés avec une grande audace. On y était fort gai et ces dîners modestes, mais excellents, ne dépassaient pas une somme qui paraîtrait incroyable, aujourd’hui Ce que je puis dire, c’est que, si l’un de nous arrivait à dépasser quatre pauls, (le paul valait 55 centimes), on n’était pas loin de lui soupçonner des accointances avec Rothschild. »